MM. Jules et Edmond de Goncourt
La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs.
I
Puisqu’il n’y a pas de livres nouveaux, et que l’anémie littéraire continue, il faut bien se replier vers les réimpressions… En voici une toute récente d’un livre publié en 1870 par les deux Goncourt, et que celui qui reste des deux frères a remanié avec l’ambition d’atteindre aux qualités les plus solides de l’historien, après en avoir eu les plus brillantes… Et il faut lui savoir gré de ce noble effort ! Il a assez triomphé par ses défauts même, voilés sous d’éblouissantes qualités, pour avoir, comme beaucoup de triomphateurs, l’aveuglement de son triomphe. Chose
inattendue ! il ne l’a pas… La réflexion de son esprit est plus haute que le succès de ses œuvres, puisqu’il sait si bien se juger. Dans la préface de l’édition d’aujourd’hui, il y a, à propos des livres d’histoire publiés par lui et son frère, un jugement très ferme et très impersonnel sur le talent et sur ces livres, à tous les deux… Aucun critique par la plume de qui ces livres, qui embrassent tout le xviiie
siècle, ont passé, n’a mieux dit. Il leur reproche, à ces livres : « trop de jolie rhétorique, trop de morceaux de littérature, trop d’airs de bravoure »
. Il s’accuse de sacrifier trop « au tableau, à l’accumulation du tableau, à la rapidité du récit, au vol d’oiseau, à la passion de l’inédit »
, partagée par son frère, qui, comme lui, voulait faire de l’histoire neuve comme de l’invention (ce qui est impossible). Et ce sont ces choses, nous dit-il, qu’il a essayé de corriger dans la réimpression de ce volume intitulé : La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs.
Jusque-là, tout est bien… Mais, au moment où l’on fait si virilement sa confession d’un système, il ne faut pas faire profession d’un autre et ajouter : « Je me suis efforcé, en cette nouvelle édition, d’introduire, dans la résurrection de mes personnages, la réalité cruelle que moi et mon frère nous avions introduite dans le roman, m’appliquant à les dépouiller de cette couleur épique que l’Histoire leur donne, même dans les époques les plus
décadentes… »
Assurément, si l’Histoire donne de la couleur épique à des événements ou à des personnages qui n’en ont pas ou qui ont peut-être tout le contraire, l’Histoire a tort. Elle n’y voit pas clair. Elle est mal conçue et elle est mal écrite. Et l’Histoire, ne nous y trompons pas ! c’est-à-dire les histoires. Mais s’appliquer, délibérément et de parti-pris, à ôter la couleur épique dans l’Histoire, à n’y voir que la réalité cruelle, qui n’est pas cruelle, quand elle est la réalité juste, — c’est se maintenir dans une erreur qui n’est pas d’hier en MM. de Goncourt, et qui les a faits (malheureusement !) populaires en littérature ; — car c’est toujours un malheur que d’être populaire. La popularité, surtout dans les choses de l’esprit, est toujours plus ou moins un encanaillement. On n’est jamais populaire qu’en s’abaissant.
Or, ils le sont, MM. de Goncourt, malgré le fond d’un talent à cent mille lieues de la popularité par la distinction dont il brille… Mais aussi ce n’est point à ce talent, que personne ne goûte plus que moi, qu’ils doivent la faveur dont ils jouissent dans la littérature contemporaine. Lisez les journaux ! Ils ont tout le monde pour eux ; — personne contre eux. Et cette charmante et tranquille situation dans la renommée, ils la doivent au parti-pris de la réalité cruelle, qui leur a fait donner, à eux, les premiers, le nom de réalistes, — la sottise du temps ! — devenu une injure, depuis qu’il a traîné si bas. La haine ou la
peur de la couleur épique a tout rapetissé. C’est elle qui a conduit, en peu de temps, à ce système bête et grossier qu’on appelle, en ce moment, « le Naturalisme »
, et qui passera dans le rire et dans le mépris, comme tous les systèmes littéraires. La réalité cruelle, comme dit M. de Goncourt, est devenue, en un rien, la réalité dégoûtante, et un jour, un jour néfaste, La Fille Élisa ne l’a que trop prouvé… Puisque les œuvres de M. Edmond de Goncourt ne sont pas, pour lui, le ruisseau de Narcisse, et qu’il a l’esprit de se juger et la courageuse volonté de se corriger, la correction devrait aller jusqu’au retranchement absolu d’un système qu’il a tant de peine à s’arracher de la pensée. Certainement, MM. de Goncourt sont infiniment au-dessus de ceux-là qui se réclament d’eux, à cette heure, comme de leurs initiateurs et de leurs chefs littéraires. Mais, encore une fois, puisque le seul qui nous reste des de Goncourt se reprend en sous-œuvre et se remanie, j’aurais voulu qu’il effaçât de ses livres comme de son esprit toute trace d’accointance avec ces pieds-plats de romanciers qui se vantent de les avoir, lui et son frère, pour précurseurs.
II
Il ne s’agit pas, d’ailleurs, aujourd’hui, dans ce chapitre, des romans de MM. de Goncourt, mais d’une de leurs biographies ; car ces historiens, qui ont bien le droit de s’appeler « les historiens du xviiie
siècle »
, n’ont écrit l’histoire qu’à coups de biographies, et, pour ma part, j’aime cette manière individuelle de l’écrire. Elle va très avant, et, selon la plume qui l’écrit, elle peut aller très haut. MM. de Goncourt étaient très capables d’élévation et de profondeur. Ils avaient l’aptitude historique… Mais ils aimaient peut-être trop le siècle qu’ils ont raconté. Pour peindre ressemblant, il ne faut pas que les peintres soient amoureux de leurs modèles, et MM. de Goncourt étaient positivement amoureux du xviiie
siècle. Ils l’aimaient, hommes et choses, dans toutes ses manifestations. Ils avaient reçu le coup de soleil du xviiie
siècle. Ils en avaient plus que l’amour : ils en avaient l’engouement. Cela a été, du reste, le mal de la Jeunesse de leur jeunesse. Après les guerres de l’Empire, le xixe
siècle, qui s’ennuyait, a eu naturellement le goût d’un siècle qui s’amusait. Sa corruption même, à
ce siècle, ne nous était pas désagréable… Dans les vaudevilles écrits pour les éternels Béotiens des parterres, les oncles, imbéciles et charmés, ont des faiblesses de cœur pour leurs coquins de neveux. Nous ressemblions à ces oncles-là ; mais nos faiblesses de cœur, à nous, étaient pour nos coquins de pères ! MM. de Goncourt ont senti cela comme tous les hommes de leur temps, et cette passion pour le xviiie
siècle a faussé quelquefois et souvent leur histoire, en y mettant par trop de rayons. Eh bien, dans cette réimpression que nous a donnée M. Edmond de Goncourt de sa Duchesse de Châteauroux et ses sœurs, je ne sens plus ce trop de rayons… et voilà le progrès ! Je vois que l’historien a tenu compte des ombres. Je vois que le juge est par-dessous le chroniqueur étincelant, — non pas comme je l’y mettrais, moi, mais cependant, il y est ! La plume s’est abattue enfin une fois sans ivresse sur le siècle, brillamment scélérat, dont nous sommes sortis. Le fils de Don Juan s’est assez mûri et froidi pour juger son père…
Il n’est pas, en effet, de siècle plus scélérat parmi tous les siècles. Avec la connaissance, qui en est acquise et qui ne peut plus augmenter, il ne s’agit plus maintenant d’aller par quatre chemins et de dire : « Il eut cela de bon, le xviiie
siècle, et il eut cela de mauvais ! »
et de peser le mal et le bien dans cette balance, qui est une balançoire, et qui plaît tant à notre éclectisme corrompu. Il n’y a plus à dire
indulgemment : « Oui ! c’est vrai, le nombre des petites choses de ce siècle l’emporta sur les grandes »
; car il n’y eut point de petites choses au xviiie
siècle : il n’y en eut que de grandes, — mais de grandes dans le mal. Et tant qu’on ne l’aura pas montré avec une évidence, si claire que sa scélératesse soit une opinion à laquelle personne n’ose plus toucher ni contredire, on n’en aura jamais fini avec le xviiie
siècle. Il y aura toujours quelque chose à faire avec lui. Et ce n’est pas demain qu’on n’en parlera plus ! Le xviiie
siècle a préparé et il a fini par accomplir la Révolution française et quand nous n’aurions pas d’autre raison que ce beau chef-d’œuvre, cette raison suffirait pour nous faire mépriser ce siècle vil, malgré l’éclat de ses talents et de ses vices, et dont on peut demander s’il fut plus criminel que lâche, ou plus lâche encore que criminel.
III
La corruption lui ôta toutes ses forces de peuple, et le livre que voici l’atteste avec une grande éloquence. Je dois à M. Edmond de Goncourt et à sa réédition de La Duchesse de Châteauroux et de ses sœurs, une idée plus profonde que celle que j’avais
déjà (et Dieu sait pourtant qu’elle l’était !) de la putréfaction universelle de ce temps, qui n’était pas uniquement la putréfaction des hautes classes, comme l’a tant dit la basse classe des écrivains, si insolemment et si faussement moralisateurs. On trouve dans l’histoire d’aujourd’hui de charmants détails, qui font rêver, sur la pureté du peuple français à cette époque de perdition. M. de Goncourt a la mâle franchise des faits et des aveux. Il nous apprend que ce peuple, vanté pour ses vertus par des philosophes qui n’en avaient pas, fut peut-être autant que les Richelieu, les de Gesvres et les d’Épernon, tous ces abominables pourrisseurs du Roi, dans les vices de ce jeune souverain qui commença son règne de débauche par la timidité avec les femmes, comme Néron commença le sien par la clémence… Dans ce temps, qui ne fut pas long, il est vrai, d’une sagesse qui n’était que de l’embarras rougissant et honteux, le peuple tout entier de la France d’alors s’impatientait et se moquait de cette sagesse. Louis XV, dégoûté de Marie Lecsinska, aimée (si on peut prostituer ce mot sacré) comme la femelle l’est, une minute, de son mâle, et laissée là, sans que cette vertueuse Maladroite de l’amour conjugal ait eu la puissance de le retenir et de le captiver, Louis XV, — il faut bien dire le mot, — l’empêtré Louis XV, malgré sa beauté et la royauté qui s’ajoutait à cette beauté pour la rendre irrésistible, fit attendre un moment le règne des maîtresses, et
c’est alors qu’on vit la France tout entière lutter presque de proxénétisme empressé avec les grands seigneurs et les valets de cour qui le poussaient à l’adultère ! « Et ce n’était pas seulement à Versailles, — dit M. Edmond de Goncourt, — c’était, ce qu’on n’a pas dit ! son peuple même qui entourait le roi de sa complicité, qui lui souriait, l’encourageait, comme si, habituée par les Bourbons à la jolie gloire de la galanterie, la France ne pouvait comprendre un jeune souverain sans une Gabrielle, et comme si, dans l’amour de ses maîtres, elle trouvait une flatterie et une satisfaction de son orgueil national ! »
Mais VOILÀ QUI EST DIT, maintenant ! Et, certes ! je ne crois pas qu’aucun historien du règne de Louis XV ait ouvert jamais une perspective plus terrible sur une corruption qui était partout à cette heure, en haut, en bas, et au milieu ! Je ne crois pas qu’à ceux qui, par haine de la Royauté, accusent le misérable Louis XV de ce dont il était vraiment coupable, mais pas seul ! et qui gémissent hypocritement sur le malheur d’un noble pays d’appartenir à un tel roi, il y ait une réponse à faire plus écrasante que celle-là… La France ne valait pas mieux que son maître. Ils faisaient équation d’infamie, et même si, comme l’a dit Démosthènes, le corrupteur est au-dessous du corrompu, c’est la France qui est au-dessous de Louis XV ! Il n’est que le produit du temps ; il est sorti de son fumier… Il est vrai que quand Louis XV, sous la pression universelle, fut allé du premier bond à l’inceste et passa successivement par les bras prostitués des quatre sœurs, cette France, livrée de toute éternité à ce que nous appelons à présent en politique : le centre gauche, c’est-à-dire à la modération bourgeoise dans le mal, trouva trop de Gabrielles comme cela à la clef et se prit à crier contre un sardanapalisme si effroyablement exaspéré, non par vertu, mais par inconséquence de tête changeante et frivole, et pour que l’Histoire eût deux fois à la mépriser. Seulement, la frivolité française ne change pas la nature de son crime pour l’abominable siècle qui a corrompu le cœur d’un roi avant de couper le cou à un autre. Et, à présent qu’on le sait, ceux qui ne le comprenaient pas comprendront, sans doute, que la guillotine d’une révolution expiatrice ait abattu, relativement, en plus grand nombre que des têtes de nobles, des têtes de bourgeois !
IV
Et en disant cela, qui n’avait pas été dit, l’auteur de La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs n’a pas prétendu décharger Louis XV de son affreuse
immoralité par l’immoralité de toute la France. L’historien n’a pour Louis XV ni cette flatterie, ni cette pitié. Il n’est pas séduit par les grâces de cet homme qui fut longtemps le Bien-Aimé, et qui l’est encore assez aux regards de certains esprits pour qu’ils soient tentés de l’excuser, quand il est sans excuse et sans atténuation devant l’Histoire. Le portrait qu’il en trace n’est pas du xviiie
siècle… On n’y a jamais peint dans cette manière juste, méprisante, inflexible : « Un singulier homme, ce jeune mari, — dit-il, — ce jeune souverain, que, hors la chasse et les chiens, rien n’intéressait, n’amusait, ne fixait, et que le cardinal — (le cardinal de Fleury) — promenait vainement d’un goût à un autre, de la culture des laitues à la collection d’antiques du maréchal d’Estrées, du travail du tour aux minuties de l’étiquette et du tour à la tapisserie, sans pouvoir attacher son âme à quelque chose, sans pouvoir donner à sa pensée et à son temps un emploi… Imaginez un roi de France, l’héritier de la régence, tout glacé et tout enveloppé des ombres et des soupçons d’un Escurial, un jeune homme, à la fleur de la vie et à l’aube de son règne, ennuyé, las, dégoûté, et, au milieu de toutes les vieillesses de son cœur, traversé des peurs de l’enfer qu’avouait, par échappées, sa parole alarmée et tremblante. Sans amitié, sans préférence, sans chaleur, sans passion, indifférent à tout, et ne faisant acte de pouvoir, et d’un pouvoir
jaloux, que dans la liste des invités de ses soupers, Louis XV apparaissait, dans le fond des petits appartements de Versailles, comme un grand et maussade et triste enfant, avec quelque chose dans l’esprit de sec, de méchant, de sarcastique, qui était comme la vengeance des malaises de son humeur… Un sentiment de vide, de solitude, un grand embarras de la volonté et de la liberté, joint à des besoins physiques impérieux et dont l’emportementrappelait les premiers Bourbons, c’est là Louis XV à vingt ans, c’est là le souverain en lequel existait une vague aspiration au plaisir et le désir et l’attente inquiète de la domination d’une femme passionnée, ou intelligente, ou amusante… Il appelait, sans se l’avouer à lui-même une liaison qui l’enlevât à la persistance de ses tristesses, à la paresse de ses caprices, qui réveillât ou étourdît sa vie en lui apportant les violences de la passion ou le tapage de la gaieté. L’oubli de son personnage de roi, la délivrance de lui-même, toutes choses que ne lui donnait pas la reine, voilà ce que Louis XV demandait à l’adultère, voilà ce que, toute sa vie, il devait y chercher… »
Tel il est, ce portrait que je n’ai pas voulu abréger et que je trouve, presque à ma surprise, dans cette histoire de Madame de Châteauroux, dans le récit des amours de madame de Mailly, de ce premier de tous les adultères qui vont suivre ! Telle est, implacablement détaillée, l’analyse de ce voluptueux
spleenétique, qui n’eut pas l’énergie d’être un monstre à la romaine, avec tout ce qu’il y avait, cependant, en lui et en dehors de lui, pour être cela ! Il avorta lâchement dans la monstruosité… En traçant ce portrait, le peintre qui tenait le pinceau ne l’a pas laissé mollir une seule fois. L’homme y est complet, cet étrange Fatal de l’adultère, de l’adultère perpétuel qui ne s’interrompit jamais dans sa vie, mais qui y fut coupé, sans y être interrompu, par les plus horribles libertinages ! J’ai quelquefois reproché à MM. de Goncourt de nous velouter leur xviiie
siècle, mais, enfin, voilà une peinture qui nous venge de bien des pastels.
Et c’est ainsi partout. Dans ce livre de La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs, dans cette histoire où la virilité a poussé à l’historien, Richelieu est peint avec autant de détachement et de sévérité indépendante que Louis XV. Mais ce qui est plus étonnant encore, c’est que la duchesse de Châteauroux et ses sœurs, qui sont le sujet même du livre, n’aient pas fait trembler une minute le pinceau dans la main qui le tenait. Pour des imaginations comme MM. de Goncourt, dont la nature poétique a toujours résisté au prosaïsme de leur système quand ils ont voulu faire de cette prétendue réalité, qu’ils appellent cruelle et que j’appelle simplement crue, les femmes sont, en effet, ce que je sais de plus dangereux et de plus mortel pour la supériorité d’un homme, — pour son sang-froid, sa justice et son impartialité. Elles emportent tout cela dans le tourbillon enlevant de ce charme qui fait tourner la tête aux vivants, même quand elles sont mortes. Il faut se défier de leurs fantômes quand on est obligé de les évoquer dans une histoire. Ulysse se bouchait les oreilles au chant des sirènes ; mais avec quoi se boucher l’imagination tout entière, l’imagination qui les voit et qui les entend quand elles ne sont plus et qu’il faut les peindre, et, après les avoir peintes, les juger et les condamner ?…
V
Eh bien, c’est ce presque impossible, c’est ce difficile de leur tâche que M. de Goncourt a réalisé, et cette fois avec une gravité, une autorité et une raison que les incestueuses sorcières de beauté, d’esprit et de manèges qui commencèrent les affolements adultères de Louis XV, n’ont pu lui faire perdre ou troubler. Entre elles toutes, la plus belle, la plus terrible, la plus diabolique, — car il y a du diable en elle et du pire diable : de celui de l’enfer de glace, — c’est cette duchesse de Châteauroux dont le nom timbre le volume, c’est cette ambitieuse conseillée par Richelieu et qui aurait conseillé Richelieu ; car elle était, dans la coquetterie sans limites, dans l’allumement froid et combiné des tentations, dans l’art enragé de toutes les roueries, bien autrement forte que lui. Le sans-cœur Richelieu n’est qu’un petit garçon à côté de cette femme sans cœur. Rien d’humain ne battait… sous son corset de soie, à celle-là ! Le Roi, ce Jupiter qui brûlait toutes les Sémélés du temps, qui ne demandaient qu’à être brûlées, ne tiédit même pas cette incombustible, qui, avant d’être maîtresse en titre, exigea avec une inflexibilité moqueusement féroce qu’on la fît duchesse de Châteauroux et qui le fut, et qui aurait été on ne sait plus quoi si elle avait vécu, tant son ambition — une ambition à profondeurs infinies ! — doublait son impérieuse et séduisante beauté d’Armide. De toutes les sœurs, qui ne furent que des femmes, celle-là fut un démon que l’enfer reprit à Louis XV, et elle l’aurait foulé, si elle n’était pas morte, à ses pieds hautains, comme jamais la Pompadour, cette bourgeoise, et la Dubarry, cette fille du peuple, ne le foulèrent aux leurs ! Elle fut la pire de ces incestueuses, comme madame de Mailly, l’aînée, en fut la meilleure. Pauvre bacchante, elle, que cette Mailly, chez qui, un jour, l’amour monta des sens profanés jusqu’au cœur ! Pauvre peinture de la Force, qui se faisait peindre le casque en tête, l’épée à la main, un lion à ses pieds, et qui n’était que la Faiblesse ! Nattier aimait à la peindre aussi avec une peau de tigre autour des reins, — tandis que sa sœur, la duchesse de Châteauroux, était le tigre, sans la peau ! Quand son infernale sœur eut pris sa place dans ce lit de roi qui allait devenir une place publique, madame de Mailly mourut, ce cilice ensanglanté de la pénitente pour toute peau de tigre, embaumant et purifiant sa mémoire souillée dans le mot sublime d’humilité qu’elle dit, un jour, sous l’atroce injure qui la nommait : « Si vous la connaissez, priez Dieu pour elle ! »
C’est particulièrement de ces deux femmes que MM. de Goncourt ont dû écrire l’histoire. Séduction de la pitié, de la pitié céleste ! Séduction de la perversité humaine arrivée à l’idéal de la perversité absolue dans une femme divine de beauté et d’esprit, et séduction, peut-être, hélas ! plus grande encore pour de malheureux cœurs tombés comme nous, les fils d’Ève ! MM. de Goncourt, qu’on aurait cru si aisément séductibles, ont échappé à ces deux séductions. Ils ont écrit leur histoire sans défaillance, sans égarement, sans indulgent entrainement, sans la fascination de ces fascinatrices du xviiie siècle, assez maîtres d’eux (la première fois, peut-être !) pour étouffer en eux l’imagination des romanciers qui pourraient admirer de tels types, et pour n’être plus qu’historiens !
Que la Critique leur paye aujourd’hui ce qu’elle leur doit. Quant à moi, je sais ce qu’à présent leur doit l’Histoire.