(1874) Premiers lundis. Tome II « Étienne Jay. Réception à l’Académie française. »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Étienne Jay. Réception à l’Académie française. »

Étienne Jay.
Réception à l’Académie française.

Pendant que les destinées du pays, sa stabilité comme sa gloire, se trouvent plus que jamais remises en question par l’aveuglement d’une coterie triomphante ; pendant que les violences succèdent aux fautes, que les leçons de quarante années de révolution se perdent en un jour, et que les constitutions naissantes auxquelles on croyait quelque vie reçoivent, de la main de leurs auteurs, d’irréparables ébranlements ; pendant, en un mot, que la capitale de la France est en état de siège, et que les conseils de guerre prononcent peut-être quelque nouvelle condamnation à mort, aujourd’hui mardi, l’Académie française tenait sa séance solennelle, et M. Arnault recevait M. Jay.

L’assemblée était assez nombreuse, quoique médiocrement empressée : on ne s’attendait pas à quelque chose de bien vif, évidemment ; mais, désœuvrement et habitude, peu à peu la portion de la salle destinée au public s’est remplie. Quant aux bancs des académiciens, les honorables membres y étaient fort irrégulièrement semés ; on cherchait beaucoup de fronts illustres qu’on n’y trouvera plus : la mort, depuis quelques mois, a cruellement sévi. — M. de Chateaubriand n’y était pas.

Il s’agissait de remplacer et de louer M. l’abbé de Montesquiou, ancien membre de l’Assemblée constituante et ministre de Louis XVIII, rédacteur, pour toute littérature, de quelques discours sur les affaires du clergé en 89 et du préambule de la Charte de 1814, académicien du reste en vertu de l’ordonnance Vaublanc.

M. Jay n’a nullement reculé devant la tâche obligatoire : il a pris M. de Montesquiou depuis son entrée sur la scène politique jusqu’à sa mort ; il a encadré, entre l’apparition et le décès de M. de Montesquiou, toute notre révolution, se rejetant, quand la vie du héros faisait faute, sur Castor et Pollux, sur la Convention et sur l’Empire, lançant son petit trait au passage contre les passions sinistres et contre la manie des conquêtes, manie qui n’est guère contagieuse apparemment. De ce qu’a dit M. Jay et de ce qu’a ajouté de son côté M. Arnault à l’éloge du défunt, il est résulté que M. l’abbé de Montesquiou avait de l’éloquence, qu’il possédait une finesse d’esprit et un piquant de conversation qui auraient pu, dans l’application à la littérature, se réaliser en œuvres délicates, ingénieuses, surtout en œuvres d’un excellent goût, et certainement contraires à la barbarie du jargon moderne. On a trouvé cela de bon en lui qu’il n’était ni tout à fait homme d’église, ni entièrement homme de cour. Enfin on a beaucoup agité la question de savoir s’il était, ou du moins s’il se croyait véritablement académicien : car, interrogé un jour sur un fait ou sur un vote relatif à l’Académie, M. de Montesquiou avait répondu avec ce tact exquis, particulier, comme on sait, aux gens de sa qualité, et dont la tradition se perd de jour en jour, il avait répondu, dis-je : « Suis-je donc académicien ? » Le que sais-je ? de Montaigne et le peut-être de Rabelais, ne valent pas ce doute sublime qui suffisait presque pour mériter le fauteuil et en justifier la possession à l’abbé gentilhomme. Ce mot de M. de Montesquiou a paru au public le trait le plus piquant peut-être du discours de M. Jay.

Toujours, sur cette question de savoir si M. l’abbé de Montesquiou s’estimait dûment académicien, on a produit des révélations importantes. Il a été constaté que pas une seule fois, depuis sa nomination par ordonnance, M. de Montesquiou n’avait mis les pieds dans la salle, des séances de l’illustre compagnie. Mais comme ç’aurait pu être par dédain de grand seigneur autant que par scrupule de conscience honnête, il a été constaté en outre que M. l’abbé de Montesquiou ne faisait pas fi des jetons, non pas des jetons de présence, puisqu’il ne venait pas, mais de la modique rétribution attachée foncièrement au fauteuil, même où l’on ne s’est jamais assis. Par cette espèce de juste milieu, l’abbé ex-ministre ne blessait ni Louis XVIII, ni sa conscience, ni l’Académie. MM. Arnault et Jay, dans la séance d’aujourd’hui, ont tiré fort au clair ce problème.

Indépendamment de l’éloge de M. l’abbé de Montesquiou, M. Arnault avait à faire celui de M. Jay, et il s’en est acquitté avec une magnifique bienveillance. M. Jay a composé autrefois une Histoire du cardinal de Richelieu, en deux volumes, assez exacte quant aux faits, nette, mais peu approfondie, sans vues, sans énergie, sans couleur. Cette coïncidence heureuse entre la réception de l’historien de Richelieu et l’éloge indispensable du cardinal fondateur de l’Académie n’a pas échappé à la sagacité du président-directeur, et il a terminé sa harangue par une péroraison laborieuse, où s’entrelaçaient le panégyrique du cardinal et celui de son historien, le tout couronné d’une irrésistible invective contre un ministre funeste, qui n’est autre que M. de Vaublanc.

C’était l’occasion sans doute de revenir sur cet arbitraire mesquin qui s’acharnait à des titres littéraires et à des droits consacrés. Il convenait surtout à M. Arnault, victime de ce procédé odieux, de le qualifier avec une sévérité de juge ; mais, osons le dire, le goût, dont il a tant été question dans cette séance, ne lui commandait-il pas plus de mesure et de brièveté dans une cause qui est personnellement la sienne ? N’était-ce pas d’ailleurs, puisqu’on y insistait, le lieu de se souvenir de quelques noms célèbres, écartés encore aujourd’hui presque aux mêmes titres, et sur lesquels l’injustice de M. de Vaublanc pèse toujours ? En enfin, cette convenance qui prescrivait à M. Arnault d’être court sur un sel sujet, qui lui prescrivait pourtant de ne pas omettre quelques noms rayés en même temps que le sien et restés jusqu’ici absents, lui interdisait-elle donc, à lui naguère proscrit, de sortir un moment du cadre étroit de cette enceinte, de se rappeler à l’esprit ce qu te passe autour de nous, ce qui s’y accomplit d’arbitraire, ce qui y règne de violent et d’inusité ? D’où vient cette chaleur d’invectives contre les Vaublanc d’autrefois, qui s’attaquaient à des fauteuils d’académiciens ? d’où vient ce silence absolu sur nos faiseur d’arbitraire d’aujourd’hui, qui s’attaquent, non pas à des titres littéraires, à des fauteuils, mais aux garanties les plus inviolables du citoyen, qui jugent prévôtalement, et qui, avant peu de jours, si une clameur équitable ne s’élève, fusilleront ? Hommes de l’opposition des quinze ans, dites, n’avez-vous plus de puissance d’indignation que contre des souvenirs ?

Nous nous permettrons aussi de trouver que la chaleur de parole et l’emportement exemplaire avec lesquels on a remis sur le tapis, à propos de M. Jay, des questions déjà bien vieilles de goût et de genres en littérature, ne sont plus en rapport avec la préoccupation du public, ni même avec l’atmosphère de l’Académie. Sans doute il est trop vrai de dire que la langue, dans ce qu’elle avait d’excellent, se déforme, se perd de jour en jour ; qu’elle est à la merci de tous, tiraillée, gonflée, bigarrée en cent façons, et qu’au train dont on la mène, on ne peut savoir, d’ici à cinquante ans, ou seulement à vingt-cinq, ce qui en arrivera. Sans doute les genres se confondent et se heurtent horriblement ; le mauvais déborde ; l’ignoble nous repousse et envahit la scène de toutes parts. Mais est-ce une raison de méconnaître les nobles efforts qui se tentent, et de jeter la pierre aux œuvres infatigables par lesquelles des esprits puissants essaient de surmonter la décadence qui nous presse ? Il est fâcheux surtout que l’exemple du bon goût et du bon style n’accompagne pas toujours la satire qu’on fait du mauvais. Nous avons cru remarquer dans le discours de M. Arnault, et aux endroits les plus fulminants par l’intention, des taches de langage qu’assurément M. Jay, puriste autrement rigoureux, n’eût pas laissé subsister. Quant à M. Jay lui-même, quels obstacles, je vous le demande, de tels écrivains opposent-ils à la décadence d’une littérature et d’une langue ? par quelles œuvres, par quels échantillons, du moins, protestent-ils contre le goût de leurs contemporains ? Disciples amoindris des Suard et des Morellet, ils glanent çà et là dans Addison, dans Franklin, dans Voltaire ; ils ont une manière qui louvoie entre toutes les qualités, qui se ménage entre tous les défauts ; ce sont les modèles du style négatif. Ils disent des banalités avec un air de finesse qui semble promettre ; on cherche, on attend, et rien n’arrive. Ils peuvent avoir eu à certains moments, et pour la vulgarisation de certaines idées justes, leur genre d’utilité, qu’il nous appartient moins qu’à personne de leur dénier ; mais, comme écrivains, comme personnages littéraires distincts, ils ne sont pas.

Nous n’en voudrions pour preuve que le discours de réception prononcé aujourd’hui par M. Jay : M. Viennet, placé à droite, malgré la foudre qu’il tâchait de mettre dans ses regards et la pose toute martiale qu’il affectait, n’a pu communiquer à ce discours la moindre apparence de vie, le moindre éclair.

La séance s’est terminée par un rapport de M. Andrieux, secrétaire perpétuel, sur le concours déjà ouvert depuis plusieurs années, et dont le sujet est la charité considérée dans son principe, ses applications et son influence, relativement à la société : il y a eu trois mentions et pas de prix. M. Lemercier a fini par la lecture d’une ode contre la dégradation de la morale publique et des beaux-arts.

Dans la situation toute secondaire où est descendue l’Académie française et d’où il est difficile qu’elle se relève, n’ayant ni action directe, ni but propre, elle paraît décidée à se recruter en grande partie parmi les hommes politiques, comme autrefois elle faisait parmi les grands seigneurs, et elle aura raison, pourvu que, de temps à autre, elle ne dédaigne pas d’ouvrir ses invalides à quelque littérateur pur et simple qui aura la témérité de se mettre sur les rangs. Mais, même entre les hommes politiques, il y a une sorte de choix littéraire, et jusqu’ici l’Académie n’a pas eu toujours la main heureuse. On parle pour la prochaine fois d’un homme politique encore, rien de mieux ; quelques-uns désignent M. Dupin aîné, beaucoup prétendent qu’on nommera M. de Salvandy.