Nicolas Gogol : Nouvelles russes,
traduites par M. Louis Viardot.
Voilà bien des années que les traductions des écrivains et poëtes étrangers, autrefois si fréquentes et si en vogue, se sont ralenties. Le grand mouvement qui animait les littératures étrangères durant les trente premières années du siècle, et qui se fit si vivement sentir en France sous la Restauration, s’est graduellement calmé, comme tant de choses, et il ne présente plus à l’intérêt qu’une surface immense que sillonnent en tous sens des voiles empressées, mais où ne se signale de loin aucune escadre imposante, aucun pavillon bien glorieux. Il se peut faire qu’un puissant travail général s’accomplisse, et que le niveau des idées, des connaissances et de la civilisation elle-même monte partout insensiblement ; mais, en fait d’art, les maîtres les plus en renom ont disparu ; s’il en survit quelques-uns, ils achèvent de vieillir, et ne sont point remplacés par des autorités équivalentes. Pour l’Angleterre, pour l’Allemagne, pour l’Italie, le fait est évident ; l’Espagne essaie d’une sorte de renaissance et voudrait faire parler d’elle. Quant à la Russie, nous n’avons jamais eu le loisir (et c’est notre tort) d’en être très-informés, même lorsqu’elle possédait ses poëtes Pouchkine et Lermontoff. Aujourd’hui il s’agit d’un romancier, d’un conteur, dont le nom, fort en estime dans son pays, n’avait guère encore percé en France. Avant la traduction que publie M. Viardot, il est douteux qu’aucun Français eût jamais lu quelqu’une des productions originales de M. Gogol ; j’étais dans ce cas comme tout le monde ; j’avais un avantage pourtant que je réclame, c’était d’avoir rencontré autrefois, sur un bateau à vapeur, dans une traversée de Rome à Marseille, l’auteur en personne, et là j’avais pu, d’après sa conversation forte, précise, et riche d’observations de mœurs prises sur le fait, saisir un avant-goût de ce que devaient contenir d’original et de réel ses œuvres elles-mêmes. M. Gogol, en effet, paraît se rattacher avant tout à la fidélité des mœurs, à la reproduction du vrai, du naturel, soit dans le temps présent, soit dans un passé historique ; le génie populaire le préoccupe, et quelque part que son regard se porte, il se plaît à le découvrir et à l’étudier4. Je craindrais de trop généraliser les caractères d’un talent que je n’ai pu juger que par échantillons ; M. Viardot, dans le choix qu’il a fait, a dû songer surtout à la variété ; les cinq nouvelles qu’il nous offre ont chacune un caractère à part, et appartiennent à un genre différent ; ce qui peut être plus agréable pour le lecteur, mais ce qui ne laisse pas d’embarrasser le critique. J’ai entendu dire à des Russes spirituels qu’il y a dans M. Gogol quelque chose de M. Mérimée ; ces sortes de comparaisons sont toujours assez hasardeuses et ne peuvent se donner que pour de lointains à peu près ; ce qui est certain, c’est que M. Gogol s’inquiète moins d’idéaliser que d’observer, qu’il ne recule pas devant le côté rude et nu des choses, et qu’il ne fait nulle difficulté d’enfoncer le trait ; il se soucie avant tout de la nature, et il a dû beaucoup lire Shakspeare.
Des nouvelles aujourd’hui publiées, et que M. Viardot a rendues avec un relief, avec un
cachet de style qui porte en lui la garantie de sa propre fidélité, la plus considérable
et la plus intéressante est la première intitulée : Tarass Boulba. C’est le nom d’un chef
cosaque zaporogue, et, dans ce caractère sauvage, féroce, grandiose et par instants
sublime, le romancier a voulu nous offrir un portrait de ce qu’étaient encore quelques-uns
de ces chefs indépendants des bords du Dnieper durant la première moitié du xviie
siècle, date approximative à laquelle se rapportent les
circonstances du récit : « C’était, dit-il, un de ces caractères qui ne pouvaient
se développer qu’au xvie
siècle, dans un coin sauvage de
l’Europe, quand toute la Russie méridionale, abandonnée de ses princes, fut ravagée par
les incursions irrésistibles des Mongols ; quand, après avoir perdu son toit et tout
abri, l’homme se réfugia dans le courage du désespoir ; quand sur les ruines fumantes de
sa demeure, en présence d’ennemis voisins et implacables, il osa se rebâtir une maison,
connaissant le danger, mais s’habituant à le regarder en face ; quand enfin le génie
pacifique des Slaves s’enflamma d’une ardeur guerrière, et donna naissance à cet élan
désordonné de la nature russe qui fut la société cosaque (kasatchestvo). Alors tous les abords des rivières, tous les gués, tous les défilés
dans les marais, se couvrirent de Cosaques que personne n’eût pu compter, et leurs
hardis envoyés purent répondre au sultan qui désirait connaître leur nombre : « Qui le
sait ? Chez nous, dans la steppe, à chaque bout de champ, un Cosaque. » Ce fut une
explosion de la force russe que firent jaillir de la poitrine du peuple les coups
répétés du malheur. »
— Tarass Boulba est un des chefs de polk ou des colonels
de cette société cosaque qui offrait une organisation militaire très-simple, permanente,
et dont M. Gogol nous fait toucher au doigt les ressorts. Placés entre les Tatars et les
Turcs qu’ils abhorrent comme païens, et les Polonais presque aussi détestés d’eux à titre
de catholiques, les Zaporogues, fidèles à la pure religion grecque, apparaissent comme une
tribu et une république de chevaliers grossiers et indomptables, en croisade perpétuelle,
campés dans leurs steppes, et prêts à se lever au moindre signal. Leur principal
établissement, appelé la setch, ou quartier général de la tribu, avait d’ordinaire pour
siège une île du Dnieper. En été, pendant les travaux de la campagne, il restait peu de
monde à la setch ; mais l’hiver y ramenait une garde nombreuse ; et c’est là qu’au premier
danger, au premier cri d’appel, accouraient tous les chefs répandus dans les pays
d’alentour ; c’est là, comme dans un champ de mai, que se décidaient tumultuairement les
grandes entreprises, soit les courses de piraterie par mer sur les rivages de la mer
Noire, soit les formidables invasions en Turquie et en Pologne. La nouvelle dont il s’agit
débute d’une manière très-originale. Nous sommes au moment où les deux fils de Tarass
Boulba, qui sont allés faire leurs études au séminaire de Kiew, selon l’usage, reviennent
au logis paternel pleins de force, de santé, comme de jeunes grands Cosaques qui
promettent beaucoup, mais affublés encore de leurs longues robes d’étudiants. La façon
dont Tarass accueille ses fils, dont il les houspille et les raille, dont il force presque
l’aîné à faire, pour premier bonjour, le coup de poing avec lui, nous transporte aussitôt
dans ce monde de sauvagerie et de rudesse ; la mère silencieuse, émue et navrée, qui ose
jouir à peine du retour de ses fils, est touchée avec un sentiment profond et délicat : on
assiste à la misérable condition de la femme en ces mœurs et en ces âges barbares. Il
s’agit bien vite pour le vieux Tarass, tout fier des jeunes recrues qui lui arrivent,
d’initier les deux écoliers émancipés à la vie cosaque, aux travaux guerriers, et, au
sortir d’un festin copieux comme on en verra tant, il est décidé que lui-même les conduira
dès le lendemain vers la setch. Le voyage à travers les steppes, l’arrivée au quartier
général, les groupes divers qui s’y dessinent, les provocations belliqueuses de Tarass
Boulba qu’ennuie l’inaction et qui veut donner carrière à ses fils, la déposition du
kochevoï ou chef supérieur qui ne se prête pas à la guerre, et l’élection d’un nouveau
kochevoï plus docile, toutes ces scènes sont retracées avec un talent ferme et franc ; le
discours du kochevoï nouvellement élu, lorsqu’il prend brusquement en main l’autorité et
qu’il donne ses ordres absolus pour l’entrée en campagne, me paraît, pour le piquant et la
réalité, tel que M. Mérimée en pareil cas l’aurait pu faire. On entre donc en Pologne,
brûlant, saccageant châteaux et abbayes : les deux fils de Tarass Boulba marchent partout
en tête, et le cœur de leur père s’applaudit. Les caractères de ces deux jeunes gens
diffèrent : l’aîné, Ostap (ou Eustache), Cosaque accompli, est calme, plein de sang-froid
et de coup d’œil autant qu’intrépide dans le danger ; il annonce dès l’âge de vingt-deux
ans les hautes qualités d’un chef futur. Le cadet, Andry, se montre plus brillant
peut-être, mais plus inconsidéré aussi et plus faible jusque dans son héroïsme ; il a en
lui du Polonais, et il n’est pas fait pour sa race. L’armée des Zaporogues, après avoir
bien ravagé le pays, va mettre le siège devant la ville de Doubno. Peu habiles à l’attaque
régulière des places, ils s’attachent à réduire celle-ci par la famine. Un épisode
romanesque vient rompre le sanglant récit : Andry, étant encore au séminaire de Kiew, a eu
occasion de voir une belle jeune fille, une Polonaise, la fille d’un vaïvode, il l’aime ;
or, elle est dans la place avec son père ; elle a reconnu Andry du haut du parapet, elle
le lui fait dire. Andry est tendre ; il ne peut résister à l’idée de cette céleste beauté
qui se meurt en proie aux angoisses de la faim. Une nuit, il manque à son devoir de
Cosaque, et s’introduit dans la place assiégée avec des vivres. Dès ce moment il est perdu
pour sa religion, pour sa race, pour son père. Le moment où le vieux Tarass apprend d’un
Juif qu’Andry est dans la place et qu’il figure dans les rangs des seigneurs polonais, sa
stupéfaction à cette nouvelle, ses questions réitérées, toujours les mêmes, toujours
empreintes d’une opiniâtre incrédulité, ce sont là des traits naturels, profonds, et tels
qu’on est accoutumé à en admirer dans les scènes de Shakspeare. Ainsi dans Macbeth, quand
on annonce à Macduff le massacre de sa femme et de ses enfants, et qu’il répond :
« Tous mes jolis enfants ! — Avez-vous dit tous ? — Ô vautour d’Enfer ! tous !
— Quoi ! tous mes charmants petits et leur mère… »
Le premier mouvement de
Tarass rappelle celui-là. Toute la tendresse et l’espoir du vieux Cosaque se concentrent
dès ce moment sur son noble fils Ostap. Le siège continue, mais avec des alternatives de
succès et de revers. On apprend que les Tatars, profitant du départ des guerriers
zaporogues, ont pillé la setch et emporté le trésor. L’armée des assiégeants se partage :
une partie, sous la conduite du kockevoï, s’en retourne au pays de l’est pour tirer
vengeance des Tatars ; une partie demeure devant la place, sous les ordres de Tarass
Boulba lui-même, élu ataman pour la circonstance. Le vieux Tarass, resté avec une troupe
affaiblie, se dispose à relever les courages. Ce moment qui suit la séparation est
très-bien peint, et les couleurs qu’y a employées l’écrivain devenu poëte nous font entrer
dans le génie de la race : « Tarass voyait bien que, dans les rangs mornes de ses
Cosaques, la tristesse, peu convenable aux braves, commençait à incliner doucement
toutes les têtes. Mais il se taisait : il voulait leur donner le temps de s’accoutumer à
la peine que leur causaient les adieux de leurs compagnons ; et cependant il se
préparait en silence à les éveiller tout à coup par le hourra du
Cosaque, pour rallumer avec une nouvelle puissance le courage dans leur âme. C’est une
qualité propre à la race slave, race grande et forte, qui est aux autres races ce que la
mer profonde est aux humbles rivières. Quand l’orage éclate, elle devient tonnerre et
rugissements, elle soulève et fait tourbillonner les flots, comme ne le peuvent les
faibles rivières ; mais, quand il fait doux et calme, plus sereine que les rivières au
cours rapide, elle étend son incommensurable nappe de verre, éternelle volupté des
yeux. »
Ici commence une série de combats qui nous paraissent extrêmement prolongés ; nous sommes, malgré tout, trop peu Cosaques pour nous intéresser jusqu’au bout à tant d’épisodes successifs de cette iliade zaporogue. On dirait que l’auteur a eu sous les yeux, dans cette partie de sa nouvelle, des chants populaires dont il a voulu faire usage ; le ton devient purement épique, et les comparaisons homériques abondent. Bref, la victoire demeure aux Polonais, et Tarass, grièvement blessé, ne reprend un peu de connaissance que durant la fuite en Ukraine, où l’emporte un de ses braves compagnons. Qu’est devenu Ostap ? C’est la première pensée de Tarass en revenant à lui. Son noble fils est resté prisonnier aux mains des vainqueurs. Dès ce moment, le père n’a plus qu’une idée, qu’un deuil fixe, opiniâtre, où luit un désir inextinguible : délivrer son Ostap, s’il se peut, ou, sinon, le revoir du moins et puis le venger ; car aux mains de tels ennemis, s’il ne s’échappe, on sait trop quels tourments l’attendent. La douleur du père, son indifférence aux bruyantes orgies de la setch qu’il entend à peine gronder autour de lui, ses courses solitaires à la chasse, où il oublie de décharger son arme et où il passe des heures assis près de la mer, sont décrites avec une énergique vérité. Enfin il prend un parti ; il va trouver, lui si altier, un vieux Juif auquel il a eu affaire plus d’une fois. Les Juifs en ces pays peuvent tout et viennent à bout de tout moyennant de l’or : Tarass en promet beaucoup, beaucoup au Juif Yankel, et celui-ci se charge de le conduire déguisé à Varsovie même, où Ostap et ses compagnons d’infortune sont gardés en prison pour être bientôt exécutés. Le voyage, l’arrivée dans le quartier juif, les tentatives pour pénétrer dans la prison, sont semés d’incidents qui, involontairement, font sourire à travers les transes. Bref, malgré tous les efforts, toutes les audaces, toutes les ruses de ses auxiliaires juifs, Tarass Boulba n’a pu arriver jusqu’à Ostap, et ce n’est que le jour marqué pour l’exécution même qu’il le voit du sein de la foule où il a voulu se placer comme spectateur. Il a le costume d’un seigneur allemand ; le juif Yankel, son guide, se tient à quelques places de distance devant lui. La scène est admirablement posée, et l’auteur a su y trouver des accents d’un pathétique sublime. D’abord la foule est là comme toutes les foules, fanatique, curieuse, avide, légère ; mais tout d’un coup un grand mouvement se fait, et de toutes parts retentissent les cris : Les voilà, les voilà ! Ce sont les Cosaques !
« Ils marchaient la tête découverte, leurs longues tresses pendantes ; tous avaient laissé pousser leur barbe. Ils s’avançaient sans crainte et sans tristesse, avec une certaine tranquillité fière. Leurs vêtements, de drap précieux, s’étaient usés et flottaient autour d’eux en lambeaux ; ils ne regardaient ni ne saluaient le peuple. Le premier de tous marchait Ostap.
« Que sentit le vieux Tarass, lorsqu’il vit son Ostap ? Que se passa-t-il alors dans son cœur ?… Il le contemplait du milieu de la foule sans perdre un seul de ses mouvements. Les Cosaques étaient déjà parvenus au lieu du supplice. Ostap s’arrêta. A lui le premier appartenait de vider cet amer calice. Il jeta un regard sur les siens leva une de ses mains au ciel, et dit à haute voix :
« — Fasse Dieu que tous les hérétiques qui sont ici rassemblés n’entendent pas, les infidèles, de quelle manière est torturé un chrétien ! Qu’aucun de nous ne prononce une parole !
« Cela dit, il s’approcha de l’échafaud.
« — Bien, fils, bien ! dit Boulba doucement ; et il inclina vers la terre sa tête grise. »
C’est ici que le bourreau commence son œuvre de torture ; l’auteur a le bon goût de nous en épargner les atroces détails successifs ; il ne peut cependant tout nous supprimer, et c’est graduellement qu’il nous amène au cri final qui arrache une larme ; toute cette page est à citer :
« Ostap, nous dit-il, supportait les tourments et les tortures avec un courage de géant. L’on n’entendait pas un cri, pas une plainte, même lorsque les bourreaux commencèrent à lui briser les os des pieds et des mains, lorsque leur terrible broiement fut entendu au milieu de cette foule muette par les spectateurs les plus éloignés, lorsque les jeunes filles détournèrent les yeux avec effroi. Rien de pareil à un gémissement ne sortit de sa bouche ; son visage ne trahit pas la moindre émotion. Tarass se tenait dans la foule, la tête inclinée, et, levant de temps en temps les yeux avec fierté, il disait seulement d’un ton approbateur :
« — Bien, fils, bien !…
« Mais, quand on l’eut approché des dernières tortures et de la mort, sa force d’âme parut faiblir. Il tourna les regards autour de lui : Dieu ! rien que des visages inconnus, étrangers ! Si du moins quelqu’un de ses proches eût assisté à sa fin ! Il n’aurait pas voulu entendre les sanglots et la désolation d’une faible mère, ou les cris insensés d’une épouse, s’arrachant les cheveux et meurtrissant sa blanche poitrine ; mais il aurait voulu voir un homme ferme, qui le rafraîchit par une parole sensée et le consolât à sa dernière heure. Sa constance succomba, et il s’écria dans l’abattement de son âme :
« — Père ! où es-tu ? entends-tu tout cela ?
« — Oui, j’entends5 !
« Ce mot retentit au milieu du silence universel, et tout un million d’âmes frémirent à la fois. Une partie des gardes à cheval s’élancèrent pour examiner scrupuleusement les groupes du peuple. Yankel (le Juif) devint pâle comme un mort, et, lorsque les cavaliers se furent un peu éloignés de lui, il se retourna avec terreur pour regarder Boulba ; mais Boulba n’était plus à son côté. Il avait disparu sans laisser de trace. »
Le petit roman historique de Tarass Boulba se termine véritablement ici ; le chapitre
suivant n’est qu’une conclusion horrible et sanguinaire. La trace de Boulba se retrouve
bientôt en effet : il est retourné parmi les siens ; il les a soulevés sans peine au récit
de ses douleurs, et cent mille Cosaques reparaissent en armes sur les frontières de
l’Ukraine. La dévastation, le massacre, l’incendie, ne cessent plus, jusqu’à la mort du
vieux Tarass qui s’obstine, à la tête de son polk, à ne point reconnaître le traité de
paix offert par les Polonais, et accepté par le reste de sa tribu. Il continue, jusqu’à
son dernier soupir, de brûler et de ravager : « Ce sont là, s’écriait-il, les
messes funèbres d’Ostap ! »
On comprend mieux, après la lecture de cette nouvelle, les inimitiés profondes de religion et de nationqui séparent, depuis des siècles, certaines branches de la famille slave. Le vieux Tarass se croit un bon chrétien à sa manière ; il est fidèle à la religion grecque orthodoxe dont il considère les Polonais catholiques comme des apostats. Il y a là, derrière la Pologne catholique, un fanatisme héréditaire dont nous n’avons pas assez idée, et qui pourtant n’éclate que trop encore de nos jours par des scènes dignes du siècle de Tarass. Cette simple nouvelle de M. Gogol, en ne faisant que peindre un coin du passé, ouvre là-dessus des jours historiques qui expliquent jusqu’à un certain point le présent.
Les autres nouvelles du volume nous offrent moins d’intérêt que celle de Tarass Boulba ; elles montrent la variété du talent de M. Gogol, mais je regrette que, pour un premier recueil, on n’ait pas pu choisir une suite plus homogène et plus capable de fixer tout d’abord sur les caractères généraux de l’auteur : le critique se trouve un peu en peine devant cette diversité de sujets et d’applications. La petite histoire intitulée un Ménage d’autrefois, et qui peint la vie monotone et heureuse de deux époux dans la Petite-Russie, est pourtant d’un contraste heureux avec les scènes dures et sauvages de Boulba : rien de plus calme, de plus reposé, de plus uni ; on ne se figure pas d’ordinaire que la Russie renferme de telles idylles à la Philémon et Baucis, de ces existences qui semblent réaliser l’idéal du home anglais et où le feeling respire dans toute sa douceur continue : Charles Lamb aurait pu écrire ce charmant et minutieux récit ; mais vers la fin, lorsque le vieillard a perdu son inséparable compagne, lorsque le voyageur, qui l’a quitté cinq années auparavant, le revoit veuf, infirme, paralytique et presque tombé en enfance, lorsqu’à un certain moment du repas un mets favori de friandise rappelle au pauvre homme la défunte et le fait éclater en sanglots, l’auteur retrouve cette profondeur d’accent dont il a déjà fait preuve dans Boulba, et il y a là des pages que j’aimerais à citer encore, s’il ne fallait se borner dans une analyse, et laisser au lecteur quelque chose à désirer. — En homme, le nom de M. Gogol va devoir à cette publication de M. Viardot d’être connu en France comme celui d’un homme d’un vrai talent, observateur sagace et inexorable de la nature humaine6.