(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Béranger, 1833. Chansons nouvelles et dernières »
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(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Béranger, 1833. Chansons nouvelles et dernières »

Béranger, 1833. Chansons nouvelles et dernières

Il est dans l’histoire de l’humanité un premier âge où les poëtes ont exercé une fonction publique, sacrée, un sacerdoce populaire. La poésie alors, orale, vivante, forme naturelle et souveraine, support et enveloppe de tout, de la science, de l’histoire, de la morale, du culte, tenait au fond même de l’existence d’une race, et enserrait, comme en un tissu merveilleux, mœurs, exploits, souvenirs, les dieux et les héros d’une nation. C’était le règne du chant ; le chant qui vole à l’oreille saisie, en s’échappant de la bouche des hommes divins qu’avait doués la Muse, courait sur les masses assemblées, et tendait en mille sens une chaîne ailée, invisible, qui suspendait les âmes. Chaque génération savait et redisait par le chant la tradition du passé, l’augmentant, la variant sans cesse, ignorant l’auteur ou les auteurs de ces poëmes, et les attribuant à des personnages fabuleux. En Grèce, en Arabie, dans l’Inde, ainsi se perpétuèrent et grossirent, durant des siècles, des trésors de récits et de chants qui sont le plus complet réservoir comme la plus pure essence de la vie de ces peuples aux époques primitives. Avec l’écriture, avec l’observation et l’analyse naissantes, commença un autre âge pour la société. La religion, désertant peu à peu son immense et vague domaine, se replia dans les cérémonies du culte ; la science fit effort, se détacha et subsista d’une vie propre ; la philosophie fonda ses écoles ; l’histoire établit des registres plus ou moins scrupuleux. Par suite de ce démembrement et de ce développement sur tous les points, le poëte cessa d’être un organe indispensable et permanent, un précepteur social, un guide ; son individualité dut se creuser une place à part et se restreindre à un emploi plus spécial du talent ; il aborda, la plupart du temps, des genres curieux et délicats, qui réussirent auprès des lettrés, des oisifs ou des princes. Au théâtre pourtant, il y eut encore pour lui une chance ouverte de popularité et d’action vaste, immédiate, dont plus d’un génie s’empara ; mais cette ressource même du théâtre paraîtra bien bornée pour le poëte, si on la compare à l’influence première.

Il est vrai que chez nous, nations modernes, nations d’Occident, les choses se passèrent, à l’origine, d’une façon moins simple et moins grandiose que dans l’antiquité ou dans l’Orient. L’empire du chant, de la poésie naïve et primitive, n’eut jamais l’étendue et l’importance que jadis il obtint là-bas ; la vieille société antérieure y mettait obstacle ; la théologie, la grammaire, l’histoire, toute grossière qu’elle était, intervinrent au berceau, et entravèrent mainte fois les couplets de poésie par où s’essayaient les modernes instincts populaires. Dans notre France surtout, de ce côté-ci de la Loire, au sein des provinces centrales et passablement prosaïques de Picardie, Berry et Champagne, il n’y eut guère, à aucune époque, de poésie populaire proprement dite, de poésie vivante et chantée ; seulement la malice des fabliaux circula ; la moquerie, la jovialité de certains mystères, répondirent au bon sens railleur et matois des populations. Une disposition invincible à narguer et à chansonner les gens de loi, les gens d’église, les puissants, le beau sexe et les maris, devint un des traits persistants du caractère national. Rabelais, Molière, La Fontaine, Beaumarchais, puisèrent abondamment dans cette humeur indigène. Au-dessous d’eux, elle eut assez de quoi s’entretenir et s’égayer sur l’orgue de Barbarie, la vielle et l’épinette, aux parades de la foire Saint-Laurent, loin, bien loin du concert adouci et pompeux de la littérature plus noble, qui charmait l’écho des terrasses royales ou les salons des Mécènes.

Toutes les fois que cette littérature noble n’avait pas dédaigné l’autre source réelle et naturelle du fonds national, et qu’elle s’y était franchement trempée, elle y avait acquis une vie et comme une allégresse singulière, et s’était sauvée de l’affadissement. Les quatre grands noms que nous venons de citer sont une preuve de ce que le génie cultivé gagnait à cette alliance. Mais, jusqu’à nos jours, l’esprit national, en ce qu’il a de plus vif et de plus essentiellement poétique, n’avait pas fait irruption encore dans la littérature que j’appellerai d’étude et d’art, ou, si l’on veut, cette littérature, sur le point essentiel et le plus saillant, n’était pas descendue à lui ; elle n’avait pas atteint juste à l’endroit le plus sonore ; la disposition chantante, l’humeur chansonnière n’avait jamais été grandement ni délicatement mise en jeu ; on l’avait laissée fredonner au hasard, courir par les goguettes ou sous le balcon du Mazarin, et s’abandonner, satirique ou bachique, à une irrégularité et à une bassesse qui, littérairement, semblaient sans conséquence. Collé et Panard, tout au plus, avaient un peu relevé la chanson quant au rhythme, mais en la laissant, du reste, dans une sphère d’idées bien inférieure. Jean Passerat, l’un des auteurs de la Satyre Ménippée, était encore le seul, avant Béranger, qui eût imprimé au couplet, au quatrain politique, une véritable perfection littéraire.

Béranger est venu, et il a résolu la question pour les esprits cultivés d’une part, et pour le peuple de l’autre. Écrivain exquis et consommé, il s’est mêlé aux instincts, aux ironies, à la malice et aux émotions de tous, et, s’emparant de cette faculté chantante qui avait longtemps détonné, il en a tiré un parti plein d’à-propos, de finesse et de grandeur. En demeurant le plus individuel des poëtes, aussi bien que le plus accompli des artistes, le chansonnier a su devenir le plus populaire, le seul même qui réellement l’ait été en France, depuis des siècles, en ce sens que, durant quinze années, ses œuvres, partout retentissantes, auraient pu, à la lettre, vivre et se transmettre sans l’impression. L’état moral où il a trouvé la population française prêtait beaucoup, il est vrai, à cette inoculation soudaine d’une poésie qu’aiguiserait le chant. Ce n’était plus une aveugle exaspération suivie de lassitude et de repentir, comme sous la Ligue ; ce n’était plus l’étourderie émoustillée de la Fronde : de graves événements avaient illustré, mûri, moralisé ce peuple sur lequel Gargantua s’était permis autrefois de si inconcevables licences ; 89 et Napoléon avaient enseigné, inculqué à tout jamais au tiers état la dignité de l’homme, l’énergie civilisatrice, et lui avaient fait un besoin des plus mâles et inviolables sentiments. Mais en même temps, par un fonds d’ancienne humeur franche, ce bon peuple avait gardé ses facultés légères et pénétrantes, sa grâce amoureuse, son rire prompt et subtil, et ses retours épicuriens jusqu’au sein des publiques douleurs. Jean de Paris, en un mot, pour prendre le type le plus reconnaissable entre tant de figures picardes, beauceronnes ou champenoises, entre les autres Jean de Chartres, Reims ou Noyon, Jean de Paris, que Béranger a chansonné dans son dernier volume, est resté vrai après 89 comme devant, après Waterloo comme après les trois jours, du temps de Charlet comme du temps de Rabelais. Le grand art de Béranger, son coup de maître et à la fois de citoyen, a été de rallier tant de fines, d’éternelles observations, héritage de Molière et de La Fontaine, autour des sentiments actuels les plus enflammés, d’appeler les qualités permanentes de la nation au foyer des émotions nouvelles, de lier les unes et les autres en faisceau indissoluble, de grouper les Gueux, même Frétillon, ou Madame Grégoire, sous les plis du glorieux Drapeau, la Sainte Alliance des Peuples formant la chaîne aux collines d’alentour, et le Dieu des Bonnes Gens bénissant le tout.

Ce qui caractérise Béranger entre ceux de nos poëtes contemporains les plus justement célèbres, c’est d’avoir tous les traits purs du génie poétique français, de reproduire en plein ce génie dans tous les sens, d’y atteindre naturellement par tous les bouts : bon sens, esprit, âme, il réunit en lui ces qualités éminentes dans une mesure complète, auparavant inconnue, mais qui ne pouvait se rencontrer que chez nous. À lire nos autres poëtes vivants, on sent toujours, même chez les plus instinctifs, quelque chose qui transporte ailleurs, qui nous jette en d’autres contrées, en d’autres souvenirs, qui rappelle que Pétrarque et le Tasse ont gémi, que Goethe et Byron sont venus. Chez Béranger, rien de tel : et toutefois il est autant contemporain du siècle, autant avancé dans l’avenir, qu’aucun. Il n’a guère fait dans sa vie, je crois, de plus long voyage que celui de la rue Montorgueil à Péronne ou peut-être à Dieppe, et en vérité il n’a pas eu besoin d’en voir davantage. La Fontaine n’en a pas plus fait ; Boileau était allé, au plus loin, jusqu’à Namur, et Racine jusqu’à Uzès. Béranger tient au terroir ; la nature qu’il peint à la dérobée et qu’il aime, ce sont nos cantons fleuris, notre joli paysage entrecoupé, des vignes, des bois, de petites maisons blanches, Passy, même Surène. Son amour inconstant et un peu sensuel dans sa tendresse en est resté à la bonne vieille mode de nos aïeux, à la mode de ma Mie et du bon roi Henri, avant la nouvelle Héloïse et Werther. Je reconnais, dans sa Lisette, la petite-fille de Manon, ou de cette Claudine que courtisa La Fontaine . Quant au dieu de Béranger, c’est un dieu indulgent, facile, laissant beaucoup dire, souriant aux treilles de l’abbaye de Thélème , n’excommuniant pas l’abbé Mathurin Regnier, pardonnant à l’auteur de Joconde, même avant son cilice ; c’est un dieu comme Franklin est venu s’en faire un en France, comme Voltaire le rêvait en ses meilleurs moments, lorsque, d’une âme émue, il écrivait : Si vous voulez que j’aime encore… Théologie, sensibilité, peinture extérieure, on voit donc que chez Béranger tout est vraiment marqué au coin gaulois : qu’on ajoute à cela un bon sens aussi net, aussi sûr, mais plus délié que dans Boileau, et l’on sentira quel poëte de pure race nous possédons, dans un temps où nos plus beaux génies ont inévitablement, ce semble, quelque teinte germanique ou espagnole, quelque réminiscence byronienne ou dantesque.

Pour achever le contraste, tandis que les génies poétiques de ce temps trahissent, presque tous, en leurs vers une allure plus ou moins aristocratique, soit par culte de l’art, soit par prédilection du passé féodal, soit par mystérieuse chasteté d’idéal dans les sentiments du cœur, Béranger est le seul poëte qui, indépendamment même du choix des sujets, ait gardé la rondeur bourgeoise, l’accent familier, la tournure d’idées ouverte et plébéienne ; par où encore il semble descendre en droite ligne de cette forte lignée à tempérament républicain, qu’on suit, sans hésiter, dans les trois derniers siècles, et de laquelle étaient Étienne de La Boëtie, les auteurs de la Ménippèe, Gassendi, Guy Patin, Alceste un peu je le crois, et beaucoup d’autres.

Le dernier volume que Béranger vient de publier comme adieux achève de nous dessiner le poëte. C’est une magnifique et inespérée terminaison d’une œuvre qui paraissait close. La circonstance la plus apparente dans la carrière du chansonnier, l’occasion politique, qui avait décidé du cours de sa verve, venait de manquer brusquement, après quinze ans d’escarmouches et de combats : il semblait qu’il fût désarmé par le triomphe. Le côté individuel de son talent, les sentiments capricieux ou tendres qu’il avait si heureusement entrelacés mainte fois, comme des myrtes autour de l’épée, lui restaient sans doute ; il pouvait s’y récréer à l’aise : mais s’en tenir là, après la vaste action publique qu’il avait exercée, c’était déchoir. Quant à continuer contre toutes sortes de survenants nouveaux la même guerre exactement qu’il avait faite à leurs devanciers, j’avoue que, quelque tentante à certains égards qu’eût été l’entreprise, il y avait des difficultés presque insurmontables, et que les chances de poésie et de succès populaire avaient un peu changé. La Restauration, en effet, provoquait haine, risée par contraste, indignation guerrière, accord passionné en vue d’un prochain espoir. La déception, dont de nobles vœux ont été récemment l’objet, provoque avant tout une épaisse amertume, un dégoût abattu qui ne laisse guère de place à l’alerte moquerie, un sentiment pensif et sérieux, qui se relèvera peut-être dans la patience, mais qui n’a pas pour la chanson l’entrain de la colère. Outre ces difficultés générales, qu’on pourrait indiquer plus au long, il y en avait de particulières à Béranger ; pour mille raisons, ce qu’il avait fait la première fois n’était pas à recommencer de plus belle. On attendait pourtant de toutes parts, on réclamait de lui quelque accent de réveil. Qu’a-t-il donc imaginé, le poëte ? par où s’est-il racheté ? par quelle combinaison toute neuve de sujets et de chants a-t-il trouvé moyen de satisfaire aux convenances morales de l’âge, des rapports privés, à l’attente du pays et à sa propre gloire ?

D’abord, bien que la couleur politique, à proprement parler, ne soit pas celle qui domine dans le volume, Béranger, en quatre ou cinq places mémorables, a fermement marqué sa pensée, sa sympathie et ses pressentiments prophétiques dans le duel qui se continue ; par son éloge de Manuel, par son Conseil aux Belges. par la Restauration de la Chanson, et surtout par sa Prédiction de Nostradamus, il a fait acte de présence dans les rangs de la pure démocratie ; il a d’avance (bien qu’à une date inconnue) signé de son nom imposant les registres de la Constitution future. Sans entamer une guerre de personnes aussi active et aussi acérée qu’autrefois, il a atteint les hommes sous les choses ; aux environs d’un trône noirci qu’on  rebadigeonne, parmi les affamés de ces miettes de l’Ogre, dont il nous faut payer la carte, plusieurs ont dû se sentir peu agréablement chatouillés. Ces quatre ou cinq pièces politiques, jointes à tant de délicieuses chansons personnelles, d’une inspiration et d’une fantaisie intimes, telles que Mon Tombeau ; Passez, jeunes Filles ; le Bonheur ; Laideur et Beauté ; la Fille du Peuple, et ce sémillant Colibri, qui est le lutin familier du maître et la personnification éthérée de sa muse comme est la Cigale pour Anacréon ; toutes ces pièces ensemble auraient suffi à composer un charmant recueil final, digne assurément de ses aînés, et la dernière couronne eût brillé verdoyante encore, pour bien des saisons, au front du citoyen et du poëte. Mais, si le volume n’avait contenu que ces deux ordres de pièces, les plus neuves et originales beautés qui illustrent celui-ci y auraient manqué.

Béranger avait déjà tenté précédemment d’élever la chanson jusqu’à un genre de grande ballade historique ou philosophique dont on n’avait pas idée en France auparavant. Les Souvenirs du Peuple et les Bohémiens avaient fait entrevoir tout ce qui pourrait sortir de ce magnifique développement poussé à son terme. Il était seulement à craindre qu’un progrès si tardif, qui transportait et concentrait sur des sujets vastes, presque désintéressés, et dans une atmosphère plus calme, les facultés du poëte, n’allât pas assez loin en richesse abondante et en fertilité majestueuse. Béranger, dans ce dernier volume, en donnant le rôle principal aux chansons et ballades de cette espèce, a su triompher de toutes les difficultés nouvelles qu’il se créait. La variété, la couleur et l’émotion y circulent comme dans ses autres produits des saisons antérieures et des régions plus embrasées. Quelques-unes de ces pièces, telles que le Juif errant, sont purement poétiques, artistiques ; l’inspiration de cette admirable ballade, en effet, c’est la perpétuité de la course maudite, la folle rage du tourbillon : la moralité n’y vient que d’une façon détournée et secondaire ; on n’a pas le temps de l’entendre. Ailleurs, comme dans Jeanne la Rousse, la poésie, éludant le côté sévère et périlleux du sujet, c’est-à-dire le braconnier, tourne au sentiment, à la complainte gracieuse et touchante. Mais dans les Contrebandiers, le poëte n’élude rien ; il accepte la question sociale dans son énormité, il la tranche avec audace ; l’air pur du sommet des monts l’a enivré, et sa voix, que redit et renfle l’écho des hautes cimes, ne nous est jamais venue si sonore. Les Contrebandiers ne sont pas seulement, comme les Bohémiens, un délirant caprice de vie aventurière, de liberté sans frein et de migration sans but ; les Contrebandiers ne sont pas les enfants perdus et incorrigibles des races dispersées ; ce sont, comme Béranger le conçoit, les sentinelles avancées, les éclaireurs hasardeux d’une civilisation qui s’approche :

Nos gouvernants, pris de vertige,
Des biens du ciel triplant le taux,
Font mourir le fruit sur sa tige,
Du travail brisent les marteaux,
Pour qu’au loin il abreuve

Le sol et l’habitant,
Le bon Dieu crée un fleuve ;
Ils en font un étang.

Et plus loin : 

À la frontière où l’oiseau vole,
Rien ne lui dit : Suis d’autres lois.
L’été vient tarir la rigole
Qui sert de limite à deux rois.
Prix du sang qu’ils répandent. 
Là, leurs droits sont perçus. 
Ces bornes qu’ils défendent. 
Nous sautons par-dessus. 

Toute cette fantaisie rapide d’une allégresse indisciplinée, cette flamme voltigeante de poésie, qui, dans les Bohémiens, s’évapore en quelque sorte à travers l’air et n’aboutit pas, vient donc, dans les Contrebandiers, se rejoindre à un fonds de pensées lointaines, mais réalisables, auxquelles elle jette un merveilleux éclair. C’est à ce même fonds social, humain, d’une civilisation plus équitable et vraiment universelle, opposée aux misères de la nôtre, que sont puisées les inspirations si amèrement belles du Pauvre Jacques et du Vieux Vagabond. On ferait preuve d’un esprit bien superficiel en n’y voyant que des accidents particuliers auxquels se serait pris le poëte : Béranger a dramatisé, sous ces figures populaires, toute une économie politique impuissante, tout un système d’impôts écrasants ; il a touché en plein la question d’égalité réelle, du droit de chacun à travailler, à posséder, à vivre, la question, en un mot, du prolétaire. Les Quatre Âges abordent le même sujet sous forme directe, sur un ton de lyrisme grave et didactique : c’est l’hymne auguste du philosophe, ce sont les vers dorés de la science nouvelle.

Nous voilà, en apparence, bien loin de la chanson, et réellement nous avons atteint et passé les dernières limites ; le champ est parcouru dans tous les sens, toutes les collines à l’horizon sont gravies. Une fois à cette hauteur, on peut tirer l’échelle ; il n’y a plus un coin de chanson vacante où mettre le pied. Et, en effet, il est à remarquer que, tandis que d’autres éminents poètes de nos jours, MM. de Lamartine et Hugo, par exemple, ont engendré de si nombreux imitateurs, Béranger n’en a eu, à vrai dire, aucun, quoiqu’il soit le plus populaire. Il a clos, après lui, le genre qu’il avait ouvert le premier. En sa spirituelle préface, le chansonnier semble regretter qu’aucun de nos jeunes talents ne se soit essayé dans une voie qu’il croit fertile encore ; ce conseil et ce regret, j’ose le dire, tombent à faux. Sans doute on chante, on chantera longtemps et toujours en France. L’esprit gaulois, nous l’avons remarqué déjà, est imprescriptible, et il se perpétue par une veine facile, même sous les nouvelles qualités sérieuses qu’il a acquises. Aussi comptons-nous bien que quelque grand poëte succédera assez tôt pour ne pas laisser s’interrompre la postérité directe et si française de Rabelais, Régnier, Molière, La Fontaine et Béranger. Mais sous la forme particulière dont Béranger a fait usage, la mise en œuvre de cet esprit national nous semble pour longtemps interdite. Un tel à-propos et un tel bonheur, exploités par un génie qui a su si complètement s’en rendre compte, sont un coup unique dans une littérature .

J’ai peu à dire de la préface dont tout le monde aura admiré le ton simple, l’aisance délicate, et cette clarté vive et continue qui caractérise la prose de Voltaire. Mais il est deux autres prosateurs que cette préface de Béranger m’a fortement rappelés par la multitude de traits fins, de pensées sous forme d’images sensibles, et de comparaisons brèves dont elle est comme tissue. J’ai noté un petit paragraphe, à la page 32, qui, à l’archaïsme près, est écrit tout à fait dans le procédé de métaphores courantes de Montaigne. Quand Béranger dit que « le pouvoir est une cloche qui empêche ceux qui la mettent en branle d’entendre aucun son ; » et ailleurs « qu’il est des instants, pour une nation, où la meilleure musique est celle du tambour qui bat la charge ; » et encore, lorsqu’il compare les prétendus faiseurs de la révolution de Juillet à ces « greffiers de mairie qui se croiraient les pères des enfants dont ils n’ont que dressé l’acte de naissance ; » cela me paraît étonnamment rentrer dans le goût des locutions familières à Franklin. Ainsi, pour exprimer que trop souvent la pauvreté ôte à l’homme le sentiment de fierté et de dignité personnelle, Franklin disait : « Il est difficile à un sac vide de se tenir debout ; » ainsi, dans le Bonhomme Richard :« Un laboureur sur ses pieds est plus haut qu’un gentilhomme à genoux. » Comme Franklin, dont jeune il apprenait le métier à Péronne, dont plus vieux il renouvelle l’ermitage à Passy, Béranger a l’imagination du bon sens. — Un art ingénieux et délicat règne insensiblement dans la distribution du recueil, dans l’ordonnance et le mélange des matières, dans ces petits couplets personnels jetés comme des sonnets entre des pièces d’un autre ton, et surtout dans ce soin scrupuleux de faire revenir tous les noms des amis et anciens bienfaiteurs comme on ramène les noms des héros au dernier chant d’un poëme. Il y a là une noble recherche d’égards, et aussi une douce science de composer, d’assortir son œuvre et sa vie comme un bouquet odorant, non moins suave qu’impérissable. 

4 mars 1833.