Chapitre XIV118. La littérature et la science
La littérature et la science poursuivent deux buts différents : l’une cherche à plaire, l’autre à instruire ; l’une vise à la beauté, l’autre à la vérité. Cela ne veut pas dire que la littérature, en tâchant avant tout d’exciter ce plaisir particulier qu’on appelle le plaisir esthétique, néglige ou dédaigne les données fournies par la réalité et les résultats acquis par le savoir humain ; elle est obligée d’en tenir compte, et suivant les temps, les genres littéraires, les goûts des individus, elle fait une part plus ou moins large au vrai et au vraisemblable. Cela ne veut pas dire non plus que la science, en s’efforçant de débrouiller le mystère qui nous enveloppe, fasse fi de l’ordre, de l’élégance, du bien dire, de tous les attraits que l’art prête à l’exposé des idées et des faits ; elle aussi, suivant les temps, les matières traitées et les goûts individuels, elle aspire plus ou moins à charmer, ne fût-ce que pour les tenir en éveil, les intelligences qu’elle veut avant tout éclairer.
Il peut y avoir des ouvrages qui relèvent uniquement de l’une ou de l’autre ; un traité de géométrie ou d’algèbre ne se pique guère d’avoir des qualités littéraires ; un conte de fées ou un poème fantastique n’a le plus souvent rien à démêler avec la science. Mais il y a aussi quantité d’œuvres qui sont mixtes, qui ont un caractère double. C’est le cas, par exemple, pour les écrits qui traitent des sciences concrètes et sont appelés à tracer des descriptions du monde extérieur ou bien pour ceux qui exposent quelque vaste théorie. C’est le cas encore pour ce qui rentre dans le cadre des sciences dites morales et politiques, par exemple pour l’histoire et la philosophie.
Presque à toute époque, dans cette espèce de domaine indivis, la science et la littérature se livrent un combat acharné. La question de frontière n’a jamais été vidée. Chacune empiète tour à tour sur sa rivale. Chacune tour à tour prédomine, et il est assez aisé d’indiquer comment alternent leurs victoires successives. Dans les périodes réalistes, la science, qui constate, accumule et ordonne des faits réels, triomphe et fait invasion sur le territoire de sa voisine ; dans les périodes idéalistes, la littérature, qui ne peut créer la beauté sans avoir devant les yeux un idéal, prend sa revanche et ressaisit une partie du terrain conquis. A considérer l’ensemble des siècles, il semble bien que la science ait eu, en somme, l’avantage et obtenu des agrandissements définitifs ; mais ce n’est pas sans des reculs momentanés, sans des défaites partielles sur des points où elle s’était indûment avancée et où elle ne pourra jamais s’établir. Duel utile, qui stimule, fortifie, développe les deux adversaires ! Duel intermittent d’ailleurs, qui n’empêche pas entre elles un échange de bons offices, quand elles savent rester chacune à la place qui lui appartient en propre ! Elles peuvent, à l’occasion, se prêter mutuelle assistance ; et c’est pourquoi il importe de noter avec soin, aux divers moments de l’existence d’un peuple, la nature des relations qu’elles ont ensemble.
§ 1. — Comment la littérature peut-elle exercer sur la science une action heureuse et légitime ? C’est d’abord et surtout en lui donnant des leçons de beau langage.
On le vit bien en France au xviiie siècle. Alors coexistent en beaucoup d’hommes des préoccupations scientifiques et des visées littéraires. C’est un des traits saillants de l’époque en même temps qu’un fait gros de conséquences. Montesquieu dissèque des grenouilles, étudie le gui au microscope et songera plus tard à mettre une Invocation aux Muses en tête de l’Esprit des lois. A l’Académie des sciences, Fontenelle, auteur de tragédies et de pastorales, débite avec compétence des éloges de savants. Voltaire y présente des mémoires sur le feu. A l’Académie française, d’Alembert, géomètre et mathématicien, lit des Éloges de littérateurs ; Buffon y prononce son fameux discours sur le style. Diderot, encyclopédie vivante, est le précurseur à la fois du drame romantique et de la théorie de l’évolution.
Or, en s’unissant ainsi à la science, la littérature lui rend des services signalés. Elle met à la portée de tout le monde ce qui risquait de rester enfermé dans un petit cercle d’initiés. Elle donne des ailes aux trouvailles qui ont vu le jour dans les gros livres techniques ou dans les creusets des laboratoires. Elle répand l’agrément, la grâce sur les notions les plus abstruses. Elle ôte à sa sœur, laborieuse, mais trop souvent pédante, sa mine rébarbative ; elle fait d’elle une personne, non seulement accessible aux profanes, mais avenante, aimable, séduisante.
Ce fut et c’est encore une des gloires de la littérature française d’être la grande vulgarisatrice. Elle a par là bien mérité de la civilisation humaine. Vérité inutile et comme non avenue, celle qui demeure au fond d’un puits, fût-ce un puits de science ! Il est nécessaire de l’en tirer, de la vêtir, de la parer pour l’introduire dans les salons, dans les familles, dans les écoles. Non seulement on lui donne ainsi le rayonnement auquel elle a droit, mais on fait davantage ; en augmentant le nombre de ceux qui la connaissent, on éveille parmi eux des vocations dormantes, on incite les générations nouvelles au labeur ardu d’accroître la somme de nos connaissances ; on fait germer une moisson plus abondante de savants, parce que la sélection des génies à venir s’opère sur un milieu plus large et de niveau moyen plus élevé. La littérature, en répandant la science, lui prépare une légion d’amoureux et des lendemains triomphants.
Oh ! sans doute, il y a une condition indispensable pour qu’elle ne fasse pas de mal en croyant faire du bien. C’est de savoir se subordonner à celle qu’elle veut aider ; c’est de ne pas satisfaire, aux dépens de la vérité, sa prédilection pour la beauté ! Si elle prétend faire passer au premier rang le désir de plaire ou d’amuser qui est sa principale raison d’être, [si elle devient de la sorte une servante-maîtresse, une alliée qui commande, adieu le profit de son intervention ! La science attifée, pomponnée, enrubannée ne perd pas seulement le charme austère et viril qui lui convient ; elle est sujette à perdre du même coup la précision, qui est sa qualité essentielle. A force d’être embellie et efféminée, elle peut être faussée. Fontenelle, quand il fait de l’astronomie galante à l’usage des marquises, roule sur une pente dangereuse qui mènerait vite à l’astronomie romanesque. Buffon, quand il décrit les animaux en termes d’une noblesse impeccable, est tenté de sacrifier un détail d’apparence grossière à l’élégance d’une phrase académique.
Ce péril se fait déjà sentir dans les ouvrages essentiellement scientifiques ; mais il est plus sensible et plus grave encore dans les genres d’écrits qui sont mitoyens entre la littérature et la science, tels que l’histoire et la philosophie. Dans les moments où l’esprit littéraire prédomine et prend plus que sa part, l’exactitude est victime de la rhétorique et des effets de style. On a des philosophes qui remplacent les raisonnements serrés par des effusions sentimentales, les arguments solides par des tirades oratoires. On a des historiens qui glissent vers la fiction, qui prêtent à leurs personnages des mots superbes et des harangues sonores, qui refusent des documents gênants en disant : Mon siège est fait ―, qui seraient presque capables, comme Paul-Louis Courier le reproche à Plutarque, de faire gagner par Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir leur période. Heureusement, à mesure qu’on avance, les méthodes deviennent plus sévères et le départ se fait plus nettement entre les deux collaboratrices qui travaillent côte à côte dans ces sortes d’écrits. A la science revient de plus en plus la constatation des faits particuliers et généraux, la recherche des effets et des causes, la critique des textes, des dates, des documents ; à la littérature le souci de l’arrangement, des proportions, du style. La philosophie, si expérimentale, si scientifique qu’elle puisse être un jour, fie sera jamais dispensée de mettre toute la lumière et toute l’harmonie possibles dans l’exposé des systèmes de plus en plus vastes auxquels elle aboutit ; l’histoire si érudite, si prudente qu’elle veuille être, n’échappe pas à la nécessité d’être une résurrection et par là même une œuvre de vie, une œuvre d’art.
Et ceci nous amène à un second service que la littérature rend parfois à la science. Il lui arrive en certains cas de la devancer, de lui frayer la route, tout au moins de lui ouvrir des échappées, de lui indiquer des directions.
Dans le domaine de la science pure, la chose est assez rare. Il ne faut pas s’attendre▶
à trouver de grandes et nombreuses découvertes suggérées par des écrivains. Cependant
une imagination lancée à l’aventure peut rencontrer sur sa route quelque idée féconde.
On sait généralement que Cyrano de Bergerac, dans son Histoire comique des
Etats et Empires de la Lune, indique parmi les moyens pour y monter un globe
rempli de fumée : voilà le principe de la Montgolfière plus d’un siècle avant
Montgolfier ! Ce qu’on sait moins peut-être, c’est que le même Cyrano dans le même
ouvrage prévoit le phonographe. Voyez plutôt la description d’un livre singulier usité
chez les habitants de la Lune : « C’est un livre miraculeux…, où pour apprendre
les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un souhaite
lire, il bande, avec une grande quantité de toutes sortes de petits nerfs, cette
machine ; puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il veut écouter, et en même
temps, il en sort, comme de la bouche d’un homme ou d’un instrument de musique, tous
les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à
l’expression du langage. »
On pourrait dire de même que de nos jours tel roman
de Jules Verne, telle fantaisie d’un poète, de Victor Hugo, par exemple, dans Plein ciel, présagent l’invention des bateaux sous-marins ou des
nacelles ailées qui opéreront la traversée effrayante d’un astre à un autre. Le malheur
est que cette prescience n’a de valeur qu’une fois les choses trouvées, parce qu’elle
est le plus souvent trop vague pour servir de guide aux chercheurs.
Mais, dans les branches du savoir humain qui se partagent à proportions presque égales entre la science et la littérature, plus fréquent et plus utile est le rôle de ces vives intuitions qui précèdent les investigations méthodiques et lentes. On a connu des voyants de l’histoire qui par une sorte d’instinct ont su deviner des faits oubliés ou cachés, dont ils auraient été parfois bien embarrassés de démontrer la réalité que l’avenir cependant a mise hors de doute. Il y a eu des philosophes-poètes qui, envolés sur les ailes du rêve, ont pénétré jusqu’à des vérités que la raison a plus tard atteintes par une marche plus prudente et plus sûre. Dans les sciences dites sociales et qui jusqu’ici sont si peu sciences, l’utopie, qui esquisse la figure de l’avenir, a eu et aura toujours sa fonction nécessaire à côté des enquêtes sur le présent et le passé. Il ne suffit pas en effet de savoir ce qui est ou ce qui a été pour dire ce qui sera ; si l’on reconnaît à l’homme le pouvoir de modifier par une conduite raisonnée, soit sa propre destinée, soit celle du groupe auquel il appartient, il faut bien admettre, au-delà et au-dessus de la science, se dégageant d’elle et la dépassant, un idéal qui tend à se réaliser par cela seul qu’il est conçu, qui est ainsi de la réalité en puissance, ou pour mieux dire encore, en voie de formation.
Cette projection hardie des vues de l’esprit peut, c’est trop évident, n’être qu’une équipée aventureuse de la fantaisie ; elle peut aboutir au chimérique, à l’impossible, si elle est en contradiction avec des vérités dûment éprouvées. Mais aussi, ce qu’on oublie trop, elle peut être un prolongement logique du réel, une construction ayant ses fondations dans un terrain solide en même temps que son faîte dans les nuages. Elle est souvent une protestation légitime et utile contre la prudence excessive de certains savants enclins à mettre au bout de ce qu’ils savent : Limite de ce qu’on peut savoir. L’imagination ne se laisse pas arrêter par cette défense d’aller plus loin ; elle se rit des barrières qu’on lui oppose et pénètre dans des régions où la science n’ose pas s’engager, mais finit un jour ou l’autre par la suivre. Or, ce déploiement de la faculté inventive et poétique, qu’est-ce autre chose souvent qu’une réaction de l’esprit littéraire contre les timidités et même contre les prétentions exorbitantes de l’esprit scientifique ?
§ 2. — Mais il faut regarder la contrepartie : l’action de la science sur la littérature. Elle est multiple et longue à détailler.
C’est en notre siècle surtout qu’elle s’est exercée. Pas n’est besoin d’être savant pour savoir quels progrès immenses les sciences physiques et naturelles ont accomplis à la fin du siècle dernier. Ce fut une éclosion subite, presque une éruption de sciences jusqu’alors inconnues. Ce fut aussi une transformation merveilleuse des sciences déjà existantes par l’application de méthodes nouvelles. La botanique et la zoologie apprennent à classer les plantes et les animaux dans un ordre indiqué par leur structure même, et voilà des parentés inattendues qui se révèlent, une échelle des êtres qui s’ébauche, une série régulière de formes qui va de l’infiniment petit jusqu’à l’homme. Les alchimistes d’autrefois cherchaient dans leurs alambics le moyen de faire de l’or ; Lavoisier y trouve, y crée mieux que cela : une science, riche de jeunesse et d’avenir, qui s’appelle la chimie. Un autre jour, Buffon a fouillé du regard les entrailles de notre globe ; il a demandé aux métaux, aux rochers, aux couches du terrain comment s’est formée la planète dont nous peuplons la surface, et la géologie vient à son tour prendre rang parmi ses sœurs plus anciennes. Faut-il énumérer les forces de la nature qui sont alors asservies, disciplinées, utilisées par le génie humain ? La vapeur contrainte pour la première fois à mouvoir des bateaux et des voitures ; la conquête de l’air entreprise par d’audacieux aérostats ; la foudre obligée de dire son secret et de suivre la route qu’on lui trace ; le magnétisme dévoilant quelques-uns de ses mystères, qui font l’étonnement de la foule et la fortune des charlatans : voilà, non le tableau complet, mais une esquisse rapide des fruits que fait naître une observation plus attentive du monde extérieur. Et ces résultats ne restent pas emprisonnés dans les livres spéciaux. Non, les hommes de science se font hommes de lettres pour répandre leurs idées, pour les rendre accessibles, aimables, attrayantes ; et les hommes de lettres, à leur tour, se laissant tenter par la gloire du physicien ou du naturaliste, poussent des pointes dans un domaine qui trop souvent leur est étranger. Il n’est pas jusqu’aux gens du monde dont la frivolité ne se pique de goût pour les sciences naturelles, et les grands amphithéâtres où l’on enseigne la physique et la chimie, devenus trop petits pour la foule qui s’y presse, voient avec surprise s’asseoir sur leurs bancs peu rembourrés l’élite de l’aristocratie féminine. Et encore ce qu’on sait n’est-il rien auprès de ce qu’on espère savoir ! Les esprits, ivres d’enthousiasme, ne croient plus à l’impossible. Un ministre d’Etat, le marquis d’Argenson, prévoit le temps où l’on ira en Californie aussi aisément que de Paris à Versailles ; il croit fermement que l’homme pourra un jour fendre l’air et disputer la victoire aux oiseaux dans leur propre élément. Il y a même des téméraires, qui, à l’exemple de Franklin, cette incarnation du bon sens pourtant, prédisent aux hommes des âges futurs la longévité de Mathusalem.
Si notre siècle n’a pas réalisé toutes ces espérances, il n’a certes pas été indigne de ce prodigieux essor. Toutes les sciences se donnant la main, fraternellement unies, se poussant mutuellement en avant, ont marché à pas de géant vers une interprétation plus profonde de l’univers. L’histoire ne saurait citer aucun autre siècle qui ait avancé aussi vite dans cette voie. Les hommes qui ont vécu il y a deux cents ans seulement seraient stupéfaits, s’ils pouvaient revenir au monde, de voir dépassés quelques-uns de leurs rêves les plus audacieux. Les plus savants d’entre eux seraient ravis autant qu’étonnés de voir courant les Revues et même les rues des centaines de mots dont ils ne comprendraient pas le sens : mots désignant tantôt des matières récemment découvertes (gallium, sodium, gaz acétylène, etc.), tantôt des machines créées par l’industrie (locomotives, microphones, cinématographes, etc.), tantôt même des sciences dont ils n’avaient aucune idée (biologie, météorologie, sociologie, que sais-je encore). Un simple collégien a sur mille choses, sur la composition du soleil, sur la respiration des plantes, sur la formation des montagnes, des notions plus claires et plus exactes que les plus grands esprits du temps de Louis XIV. Comment ne pas s’émerveiller du formidable espace conquis en si peu d’années sur l’inconnu ?
Aussi n’est-il pas surprenant que la littérature ait subi jusqu’en ses mœlles l’influence de cet énorme développement scientifique ? La langue d’abord en porte la marque indélébile.
Des mots nouveaux y ont fait invasion par milliers. Mots bizarres parfois : mots formés du grec qui seraient des énigmes pour les grecs anciens (hypnotisme, électrothérapie, téléphone, etc.) ; mots à terminaison latine qui jetteraient Cicéron ou Virgile dans des abîmes de perplexité (aluminium, fuchsia, eucalyptus, etc.). Mots qui à force d’être savants deviennent barbares et sont en certains cas de vrais monstres ; tel le mot potassium, qui, semi-germanique et semi-romain, ressemble aux fabuleux centaures ; tel le mot centimètre, qui est le résultat d’un alliage imprévu entre Rome et la Grèce ; tels les mots kilomètre et myriamètre, enfants mal venus, estropiés en naissant par des accoucheurs maladroits. Assurément le français s’est ainsi enrichi, mais combien alourdi ! Il traine désormais dans ses bagages quantité de vocables hétérogènes et hétéroclites qui ralentissent son allure. Car, si beaucoup de ces termes forgés par la science ne se hasardent pas dans le langage ordinaire, beaucoup aussi sont entrés dans l’usage courant avec les choses qu’ils représentent et les plus délicats des puristes n’oseraient affronter le ridicule de s’en passer.
Mais ce n’est là qu’une modification de mince importance. Le changement grave, profond, essentiel, le voici : c’est une orientation spéciale des intelligences. L’esprit scientifique, partout où il pénètre, apporte avec lui l’habitude de rechercher le comment et le pourquoi des choses, l’effort pour établir un enchaînement serré de causes et d’effets, le dessein de condenser une quantité de faits particuliers dans une formule générale, le désir de découvrir des lois constantes dans la suite des phénomènes.
Au siècle dernier, dès que la préoccupation scientifique envahit les écrivains, leurs ouvrages prennent des titres significatifs. C’est Montesquieu qui écrit ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. C’est Voltaire qui compose son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Vers le même temps, Duclos lance ses Considérations sur les mœurs de ce siècle et Diderot publie son Essai sur le mérite et la vertu. Dans tous ces livres, comme dans l’Esprit des lois, se décèle la volonté de percer l’écorce des choses et de chercher sous l’apparence ce qui peut les expliquer. En notre siècle, la même préoccupation se traduit dans tous les domaines par la prédominance de deux conceptions intimement unies : d’une part, l’idée d’un déterminisme universel reliant entre eux par un fil de plus en plus visible tous les phénomènes qui se succèdent dans le temps où se côtoient dans l’espace ; d’autre part, l’idée d’un perpétuel devenir, d’une évolution régulière et continue. Il n’en faut pas davantage pour renouveler les méthodes appliquées à des branches d’études qui passaient autrefois pour être presque exclusivement littéraires.
Nul ne songerait aujourd’hui à étudier les langues comme on faisait jadis. Nul ne voudrait, ne pourrait en réduire l’enseignement à une collection de recettes empiriques consacrées par l’usage. On ne se borne plus à constater une règle de grammaire : on en cherche patiemment la genèse à travers les âges ; on remonte à son origine, à son principe. On relève les transformations microscopiques par où ont passé les mots, les lettres, les sons ; on analyse à la loupe les métamorphoses incessantes de la vie linguistique d’une nation. Voltaire avait le droit de railler les audaces naïves de ceux qui s’aventuraient au hasard dans les mystères de l’étymologie. Science étrange, pouvait-il dire, où les consonnes comptent pour peu de chose et les voyelles pour rien du tout. On comprend ces moqueries) quand on entend, cinquante ans après Voltaire, le bon Nodier déclarer que le mot luron vient sans doute de tra deri dera, ◀attendu qu’on dit un joyeux luron et qu’un homme joyeux fredonne volontiers un refrain. Cet homme a dû chanter tra deri dera, puis tra leri lera, puis luri, lura, comme le prouve le refrain connu de turlurette. Il ne restait plus après cela qu’un pas à franchir et on le franchissait gaillardement. C’en est fait à présent de ces exercices de voltige. Philologie, étymologie sont devenues des sciences précises, soumises à des préceptes rigoureux, accoutumées à une marche prudente, et s’il se produit d’aventure quelque réminiscence attardée des fantaisies d’antan, elle tombe bien vite sous les éclats de rire.
Tout ce qui a un caractère historique a bénéficié du grand courant scientifique qui s’est si puissamment épandu travers notre siècle. L’histoire, qui est et sera toujours science et art, a renversé l’ordre jusqu’alors accepté dans la proportion de ces deux éléments. Elle a compris que son premier devoir est d’être vraie et elle a mis son point d’honneur à devenir exacte jusqu’au scrupule. Adieu dès lors le surnaturel, venant briser la suite logique des événements ; adieu le commode recours aux insondables desseins de la Providence, que chaque historien sondait avec désinvolture et accommodait au gré de ses convictions personnelles ! L’étude des textes, des inscriptions, des médailles, des documents de toute sorte, a été entourée des précautions les plus sévères. Les témoignages divers ont été pesés, comparés, contrôlés. Et en même temps qu’on s’efforçait de mettre hors de conteste les faits, matière primordiale de toute histoire, on s’attachait à les grouper, à les coordonner, aies subordonner, à les réunir en systèmes. Certes, l’édifice du passé, qui se construit ainsi laborieusement, présente encore de nombreuses lacunes et il y a apparence qu’il en présentera toujours ; ça et là se dressent des arches colossales qui ne se rejoignent pas ; tel pilier façonné, sculpté, demeure isolé ; mais peu à peu, parmi les matériaux gisant à terre ou enfouis dans le sol, il s’en trouve qui comblent les vides et viennent se placer sur les pierres d’attente ; les substructions acquièrent de jour en jour une solidité à toute épreuve ; certaines parties sont assises, selon le vœu de Thucydide, pour toujours.
Ce que nous disons là de l’histoire, il faut l’étendre à la critique. L’appréciation des œuvres littéraires ou artistiques, qui est affaire de goût personnel, varie et ne peut cesser de varier d’un individu à un autre ; mais ce qui est affaire de science, pure question de fait, je veux dire l’analyse des caractères qui distinguent un ouvrage, le relevé des rapports qui l’unissent aux choses du même temps, voire même la connaissance des causes qui font varier d’une époque à l’autre le genre de beauté à la mode, tout cela s’élève lentement au-dessus de la discussion. Cela revient à dire que la critique, appliquée aux œuvres d’autrefois, rentre de plus en plus dans l’histoire, en devient partie intégrante et gagne par là même en certitude. On commence à pouvoir parler, dans les limites que je viens de tracer, de critique scientifique.
La philosophie, elle aussi, s’est transformée sous la même influence. Au lieu de se cantonner, comme elle l’a fait à certains moments, dans l’étude de l’homme et de ses destinées, elle s’est assigné un domaine plus large. Elle a fait rentrer l’homme dans la nature et elle s’est donné pour tâche d’expliquer, sans les séparer, la partie et le tout. Si une science, suivant la définition de Spencer, est du savoir partiellement unifié, la philosophie, ainsi élargie, aspire à être le savoir totalement unifié ; elle rêve de résumer par des lois identiques ou analogues la formation et le développement de l’astre, de la plante, de l’animal, de l’homme, de la société. En se fixant ce but lointain, cet idéal perdu dans les brumes de l’avenir, elle a dû changer de méthode. Il ne lui a plus suffi d’interroger la conscience ; elle a senti la nécessité de connaître les résultats où chaque science particulière aboutit, de relier les phénomènes physiques aux phénomènes moraux, de rattacher par exemple la psychologie à la physiologie. Qui donc aujourd’hui prétendrait étudier le mécanisme de la sensibilité ou de la volonté humaine sans se tenir au courant des travaux de ceux qui pèsent, dissèquent, analysent les cerveaux des hommes et des bêtes ? Qui s’aviserait, sous prétexte que l’observation directe de l’esprit par l’esprit fut le procédé de Socrate ou de Platon, de négliger l’aide que le médecin ou le chimiste peuvent apporter aux investigations mentales ? Il existe des laboratoires comme des Revues de philosophie expérimentale, et cela seul suffirait à démontrer que le nombre des faits acquis augmente incessamment en ce domaine comme dans tous ceux que nous venons de parcourir.
La littérature pure n’a pas non plus échappé à cette féconde invasion de la science.
Le théâtre s’en est assez peu ressenti. On peut en relever cependant quelques traces dans l’effort qui s’y est dépensé pour détruire certaines conventions et serrer de plus près la vérité, dans le souci de donner une exactitude rigoureuse au costume, au décor, à la mise en scène, de rétablir ainsi quelques-uns des fils mystérieux qui rattachent les acteurs d’un drame au milieu où ils vivent. Je pourrais noter encore le rôle important dévolu souvent aux inventeurs, aux savants, aux médecins, les tirades sur les vibrions ou sur la liquéfaction de l’oxygène, et même l’emploi, en qualité de ressorts dramatiques, de certains engins nouveaux tels que le télégraphe et le téléphone : ressorts qui, pour le dire en passant, auraient été bien précieux au temps où régnait la règle des trois unités, puisqu’ils permettent de faire parler et prendre part à l’action les personnages absents. C’est à peu près tout, et c’est en somme peu de chose.
En revanche, le roman, ce cadre élastique, s’il en fut, a admis beaucoup plus d’éléments empruntés à la science. Mentionnerai-je à ce propos ces œuvres qui ont pour but d’amuser en instruisant ou d’instruire en amusant et qui ont pour point de départ quelque vérité scientifique dont l’auteur tire hardiment des conséquences extraordinaires ? Les romans de Jules Verne sont les modèles du genre. Je crains que ces ouvrages, où le vrai et le faux, le réel et le chimérique s’enchevêtrent d’une façon inextricable, ne satisfassent guère, passé un certain âge, ni la raison ni l’imagination. Mais je ne voudrais pas contrister ceux qui leur ont dû quelques vives impressions d’enfance et leur gardent dès lors un souvenir reconnaissant. Il ne faut pas être trop sévère pour des livres, d’ailleurs si magnifiquement dorés et reliés, dont l’apparition fut une fête dans la vie d’une multitude de petits hommes et de futures femmes. Mieux vaut signaler chez de nombreux écrivains qui ont devancé ou suivi Edgar Poe l’existence d’un fantastique particulier, lucide, méthodique, où les idées s’enchaînent avec une logique si serrée qu’il est presque impossible de marquer le point précis où l’on passe de ce qui est à ce qui peut être et du possible à l’impossible. Mieux vaut rappeler encore les sujets nouveaux que telle découverte de la veille a fournis aux auteurs en quête d’histoires émouvantes. On sait quel parti les romanciers, depuis Alexandre Dumas père jusqu’aux feuilletonistes de journaux à un sou, ont tiré du sommeil provoqué et de la suggestion, et je n’énumérerai pas les innombrables écrivains-carabins qui ont puisé dans des traités de médecine des descriptions de maladies à faire frémir ou à faire vomir.
Toutefois nous restons jusqu’ici à la surface du roman : c’est dans sa constitution
intime qu’il a été modifié par la science. On me pardonnera d’être bref sur ce point :
j’ai, voici déjà bien longtemps119, développé les raisons que le
naturalisme a eues de se définir lui-même « la science appliquée à la
littérature. »
Il me suffira de les résumer.
Le roman naturaliste a été scientifique par le but qu’il s’est proposé : toute la vérité, rien que la vérité, telle fut sa devise ambitieuse. Il à été scientifique par la méthode qu’il a dû suivre pour approcher de ce but : accumulation de notes et de documents, réduction au minimum de la part laissée à l’imagination, remplacement de l’intrigue, habilement nouée et dénouée, par « une tranche de vie » donnée telle quelle, analyse patiente pour entasser les faits, théories savantes servant de fil conducteur pour les ordonner. Il a été scientifique par l’effort des auteurs pour arriver à l’impassibilité, pour éliminer l’émotion personnelle, pour reproduire la réalité tout entière avec l’implacable fidélité d’un miroir, pour substituer à tout parti pris moral la leçon de choses qui se dégage de l’enchaînement des causes et des effets. Il a été scientifique par l’obligation où il s’est mis de travailler sur le modèle vivant, de peindre d’après nature, de choisir ses sujets dans le monde contemporain ; il a prétendu même recourir non seulement à l’observation, mais à l’expérience ; il s’est intitulé roman expérimental. Il a été scientifique en appliquant le déterminisme au tracé des caractères, en rattachant les pensées, les sentiments et les actes des personnages à leurs antécédents, en remontant pour les expliquer aux trois milieux qui façonnent l’individu : milieu physique, milieu social, milieu psycho-physiologique. M. Zola a groupé sous ce titre : Histoire naturelle, d’une famille toute une série d’œuvres dont les acteurs forment les rameaux d’un grand arbre généalogique et il a pu croire ou faire croire qu’il se fondait, pour dérouler leurs aventures, sur les lois mystérieuses de l’hérédité. Scientifique, il l’a été encore et enfin par sa volonté de tout dire, par son intrépide emploi soit des vocabulaires techniques soit des nudités et des crudités de style, par la précision et l’ampleur de ses descriptions, par l’effacement de toute distinction entre la langue qui se parle et celle qui s’écrit, par le soin scrupuleux de laisser à chacun sa façon propre de s’exprimer. Il ne s’agit pas de juger en ce moment si les résultats obtenus ont toujours été à la hauteur des prétentions déclarées ; ce qui nous importe, c’est de constater la tenace résolution que durant une trentaine d’années le roman a eue de « faire vrai » avant tout.
Ces retours de la littérature vers la vérité, retours qui se produisent plus ou moins violemment à intervalles périodiques, la sauvent des phrases creuses, des déclamations vagues, des formules vides ou convenues. Ils la ramènent des nuages sur la terre ; ils lui rapprennent à marcher sur un terrain solide, quand elle s’est égarée trop longtemps dans les espaces illimités du rêve. Ces corps à corps avec la réalité lui sont salutaires : ils la retrempent, lui rendent vigueur et fermeté.
Mais il faut redouter aussi les abus de l’esprit scientifique. Qui s’attache aux faits positifs d’une étreinte trop exclusive, qui se cantonne dans la recherche trop méticuleuse des notions exactes, risque fort de perdre l’élan, l’essor ailé, l’allure souple et légère. Et bientôt c’est, dans la philologie, l’érudition lourde d’ennui qui sait à merveille corriger un texte, mais non plus en sentir la grandeur ou la grâce ; dans l’histoire, la monographie substantielle et indigeste qu’on estime et ne lit pas ; dans la philosophie, la peur des vastes synthèses et la mise sous scellés de la métaphysique et de ses éternels problèmes ; dans le roman, au théâtre, la décroissance de la verve inventive, la froideur, la sécheresse, la vulgarité du terre à terre, l’impuissance à créer un type supérieur ; en toute matière, le style pesant, épais, scolastique, engrisaillé de termes abstraits ou hérissé de vocables rébarbatifs ; bref, tout ce que comprend d’étroit, de rogue, de fastidieux, de glacé, de mort le mot de pédantisme.
Quand la littérature en est là, elle revient brusquement à l’idéal, à la passion, à l’amour ardent de la vie et de la beauté, et la science fait, non pas banqueroute, comme le croient et le crient les gens à courte vue, mais une retraite momentanée hors des territoires usurpés où elle prétendait commander. Pour parler sans métaphore, il se fait dans le domaine intellectuel un partage sur de nouvelles bases entre l’élément personnel ou subjectif fourni par l’homme et l’élément réel ou objectif fourni par la nature, et le mouvement de pendule qui fait tour à tour prédominer l’un ou l’autre continue ses régulières et larges oscillations.
§ 3. — J’ai réservé, pour en parler avec plus d’ampleur, les rapports de la poésie et de la science, parce qu’elles passent pour être placées aux deux pôles et parce que, sans être aussi opposées l’une à l’autre qu’on le dit, elles sont pourtant séparées par un vaste écart.
Il semble, au premier abord, que la science n’ait sur la poésie qu’une influence désastreuse. Ecoutez le chœur de ceux qui dénoncent ses effets meurtriers : Elle ôte aux choses l’attrait du mystère ; elle jette sur l’univers un jour cru contraire aux mirages de l’illusion ; elle dissipe le clair-obscur propice à la rêverie ; elle fait évanouir mythes et légendes comme une troupe de fantômes chassés par le chant du coq. Musset peut s’écrier devant la lueur azurée qui tombe de l’astre que les hommes ont appelé Vénus :
Étoile de l’amour, ne descends pas des cieux !
Lyrique extravagance ! Le premier savant venu vous le dira : La planète Vénus, que le poète (bévue horrible !) qualifie d’étoile, n’a rien à voir avec l’amour ; comme le tas de boue que nous habitons, elle gravite autour du soleil suivant des lois connues, et pas n’est besoin de lui adresser des adjurations suppliantes pour qu’elle accomplisse sa route accoutumée. Arrière les vaines croyances ! Arrière les lutins et les fées dansant dans les clairières, les dryades palpitant sous l’écorce des chênes,
… et les nymphes lascivesOndoyant au soleil parmi les fleurs des eaux !
Les fées ont disparu, les dieux immortels sont morts ! Et la poésie va mourir avec eux, tuée par la science. On a souvent cité ce toast d’un poète anglais120 : Honnie soit la mémoire de Newton ! — Il flétrissait ainsi, en la personne de son grand compatriote, celui qui a détruit la poésie de l’arc-en-ciel, en le réduisant à n’être plus qu’un jeu de lumière, une variété du prisme. Ô l’admirable instrument que la science pour couper les ailes à l’imagination, pour tout flétrir en décomposant tout, pour tarir la source des émotions d’où jaillissent les beaux vers ! Et plus d’un répète avec mélancolie, après Sully Prudhomme121 :
Comment chanter, pendant qu’un obstiné chimisteSouffle le feu, penché sur son œuvre incertain,Et suit d’un œil fiévreux un atôme à la piste,De la cornue au four, du four au serpentin ?Dans les combats légers de l’air avec la feuilleIl nous fait voir un gaz attaquant du charbon.La fleur même, pour nous, depuis qu’il en recueilleL’âme sous l’alambic, ne sent plus aussi bon.
Ennemie dangereuse de la poésie dont elle attaque l’heureuse ignorance, d’où naissent les fables merveilleuses, la science est pour elle une alliée plus dangereuse encore, quand elle s’offre traîtreusement à elle comme matière à mettre en vers. Qui dira la formidable nullité de ces poèmes didactiques qui encombrèrent le moyen âge de leur stérile abondance ? Qui lit encore pour son plaisir ces bestiaires, volucraires, bréviaires du monde où la naïve crédulité de nos ancêtres a entassé les contes de nourrice et les platitudes rimées ? Au commencement de notre siècle, dans la pauvreté pseudo-classique du premier Empire, il pleut des poèmes du même genre : pluie d’hiver, triste, froide, monotone. De patients versificateurs chantent (cela s’appelle chanter !) la navigation, l’astronomie, la gastronomie. Ils chantent jusqu’à l’alphabet et à la versification ! Et ils ne réussissent qu’à composer des œuvres bâtardes, auxquelles il manque la précision pour être scientifiques et la poésie pour être poétiques.
Ainsi, soit l’examen direct des effets produits par la science sur l’esprit, soit le souvenir des tentatives avortées d’un passé lointain ou voisin, tout semble démontrer que la science réduit sans cesse le domaine et menace même l’existence de sa rivale, et il n’est pas étonnant que certains savants, dignes pendants des littérateurs qui proclament la faillite de la science, aient gaillardement prononcé l’oraison funèbre de la poésie.
Quand on parlait à Victor Hugo de cette mort prochaine, il se mettait à rire et répondait122 : « Force gens de nos jours, volontiers agents de change et souvent notaires, disent et répètent : La poésie s’en va. — C’est à peu près comme si l’on disait : Il n’y a plus de roses ; le printemps a rendu l’âme : le soleil a perdu l’habitude de se lever ; parcourez tous les prés de la terre, vous n’y trouverez pas un papillon ; il n’y a plus de clair de lune et le rossignol ne chante plus, le lion ne rugit plus, l’aigle ne plane plus ; les Alpes et les Pyrénées s’en sont allées ; il n’y a plus de belles jeunes filles et de beaux jeunes hommes ; personne ne songe plus aux tombes ; la mère n’aime plus son enfant ; le ciel est éteint ; le cœur humain est mort. »
Le fait est que l’imagination est en l’homme une faculté non moins essentielle et immortelle que la raison ; et c’est pourquoi la poésie non seulement garde à côté et au-delà de la science son royaume inviolable, mais aussi sait puiser dans la science-même des éléments de vie et d’inspiration.
D’abord le livre d’or des savants, comme la légende dorée des saints, abonde en dévouements obscurs et en touchantes histoires qu’il est légitime et aisé de revêtir d’une pourpre éclatante. Pourquoi les martyrs et les héros qui plongent intrépidement dans le mystère, qui donnent à la recherche de la vente leur peine et leur vie, n’auraient-ils pas droit aux sourires de la Muse autant et plus que les capitaines qui reviennent triomphants au son des fanfares ou qui périssent enveloppés dans les plis du drapeau ? Serait-ce parce que leur gloire n’est pas rouge du sang d’autrui, parce qu’au lieu de coûter des larmes à l’humanité elle rayonne, sur elle en bienfaisante lumière ? Pourtant il est rude et multiple, le combat qu’ils ont à livrer, combat contre la misère, contre la faim, comme celui que soutinrent Bernard Palissy et tant d’autres, sacrés grands hommes après leur mort ; combat contre l’intolérance, contre une foi ombrageuse et brutale, comme ce fut le cas pour Galilée ; combat perpétuel enfin contre la nature, qui dérobe ses secrets, qui ne se les laisse arracher que par la force et qui se venge semble-t-il, des violences qu’on lui fait, témoin ces physiciens foudroyés par l’électricité qu’ils voulaient surprendre et dompter, ces chimistes mutilés, déchirés par la mitraille de quelque explosion et tombés dans leur laboratoire comme des soldats sur le champ de bataille, ces audacieux partis en plein ciel sur la foi d’un frêle aérostat etrejetés sans vie sur le sol ou dans les flots de l’Océan, à moins qu’ils n’aient disparu pour jamais dans l’espace sans y laisser plus de traces que des étoiles filantes. Certes, il y a dans ces victoires et ces désastres de l’homme lancé à la conquête de l’inconnu assez de grandeur d’imprévu, de courage, de périls, d’aventures dramatiques pour faire vibrer le cœur d’un poète.
Mais ce n’est pas la seule façon dont la science puisse éveiller la poésie. Elle suscite parfois dans l’homme un trouble, un tumulte, qui met aux prises une moitié de lui-même avec l’autre moitié ; elle entrechoque la raison et le sentiment ; elle déchaîne ainsi une lutte douloureuse, une sorte de tempête intérieure où la pensée erre ballottée, comme une barque fragile, au gré des souffles contraires. Sully Prudhomme, dans son noble poème de la Justice, a condensé en un dialogue tragique l’antagonisme de ces deux voix que l’homme moderne entend retentir au fond de sa conscience ; l’une est celle de la science, implacable et sereine, qui renverse sans pitié les vieilles idoles, les croyances chères à l’enfance des peuples, les préjugés enracinés par une longue accoutumance ; l’autre est celle du cœur qui proteste, qui tantôt a peur de ce bouleversement, s’attendrit sur les choses détruites, proclame l’inutilité du savoir humain et conseille au chercheur de s’endormir dans le plaisir et l’insouciance, tantôt se révolte, taxe la science d’impie, l’accable d’invectives passionnées, l’accuse de désenchanter la vie, d’anéantir le bonheur et la vertu. Contestera-t-on qu’il y ait dans ces déchirements intimes une source féconde d’inspiration pour une poésie, non pas frivole et joyeuse, mais grandiose et austère ? Sully Prudhomme a répondu par avance ; il a fait comme ce philosophe antique devant qui l’on niait le mouvement : il a marché.
Est-ce tout ? Non pas. La science devient encore et surtout poétique, parce qu’elle transforme et renouvelle en nous la conception du monde, parce qu’elle fait naître une philosophie plus complexe et plus large que les vieux systèmes désormais dépassés. « La poésie, écrivait Lamartine123, sera de la raison chantée. Voilà sa destinée pour longtemps ; elle sera philosophique. ; elle sera, non plus un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée légère et superficielle, mais l’écho profond, réel, sincère des plus hautes conceptions de l’intelligence. »
La poésie sera sans doute autre chose aussi ; bien téméraire qui voudrait enfermer l’incessante mobilité de l’art dans une formule rigide ; mais il est certain qu’elle peut et doit réaliser la prophétie de Lamartine. Et en effet, j’admets volontiers que les mythes d’autrefois ont eu leur raison d’être, leur grandeur et leur grâce ; que les dieux et les déesses de l’Olympe, les fées et les lutins des légendes populaires, les anges et les démons de la religion chrétienne ont pu être, aux yeux de nombreuses générations, de commodes incarnations des forces inconnues qui agissent autour de nous et sur nous. Il faut toutefois reconnaître que ces êtres aimables ou terribles répondaient à une interprétation singulièrement mesquine de l’univers. Les enfants prêtent la vie à tout ce qui les entoure ; ils se figurent comme des êtres bienfaisants ou malfaisants ces forces invisibles dont ils sentent les effets ; ils injurient le feu qui ne veut pas brûler ; ils se mettent en colère contre la porte qui s’obstine à ne pas s’ouvrir. Les peuples enfants ont raisonné ou déraisonné de même ; ils se sont représenté la foudre lancée par une main irritée, le vent déchaîné par le souffle d’une bouche divine, la mer soulevée par une puissance à la fois individuelle et surhumaine. Seulement faut-il regretter que ces fantaisies enfantines cèdent de jour en jour la place à des vérités plus viriles et, somme toute, plus grandioses ?
L’âge d’or, tel que l’imaginaient les anciens, avec ses ruisseaux de lait, son printemps perpétuel, ses arbres d’où coulait le miel, ses hommes innocents parmi lesquels erraient des lions, des ours, des tigres aussi innocents qu’eux, cette idylle aimable et douceâtre a pu prêter à de jolis tableaux. Mais, sans compter que les vivants ne sauraient être condamnés à copier et recopier sans cesse les tableaux de leurs devanciers, est-il bien sûr que ce roman de l’humanité commençante vaille la réalité, telle que la préhistoire la démêle peu à peu dans l’obscurité d’un passé aux trois quarts effacé ? J’aime mieux, je l’avoue, ce que nous fait entrevoir la science actuelle : les tumultueux bouillonnements de la vie à la surface de notre planète ; la formation lente du végétal et de l’animal dans la vase épaissie et solidifiée ; puis l’homme, ce nain intelligent, perdu d’abord au milieu de ces monstres dont les débris gigantesques nous épouvantent encore, l’homme errant, muet et sombre, parmi ces terribles compagnons, disparaissant dans l’épaisseur des prairies comme la fourmi qui chemine dans les hautes herbes d’aujourd’hui, rencontrant tout autour de lui une nature hostile, des forêts inextricables où le jour pénétrait à peine, des torrents grondants aux eaux fangeuses et au lit changeant, des marais énormes et grouillant de reptiles, séjour de la fièvre et de la mort, des montagnes abruptes cachant dans la nue leur tète neigeuse ou vomissant leurs entrailles en feu. Dites, est-ce que l’effort héroïque, l’endurance, l’ascension lente du futur roi de la terre vers le bien-être, la lumière, la puissance, la justice ne sont pas cent fois plus émouvants, plus poétiques que les fables trop docilement répétées de siècle en siècle ?
Guidés par le grand exemple de Lucrèce, nos poètes l’ont compris. Louis Bouilhet, Victor Hugo (et ils ne sont pas les seuls) ont osé s’aventurer, à la suite du géologue, dans ces époques reculées, dont l’immense lointain donne déjà la sensation de l’infini dans la durée. D’autres, à la suite de l’astronome, se sont élancés dans l’infini de l’espace. André Chénier suivait déjà dans l’éther impalpable
Les bonds de la comète aux longs cheveux de flamme.
Et combien de fois Lamartine, reflétant dans le miroir de son âme la nuit semée d’étoiles, n’a t-il point plané au plus haut des cieux sur les ailes du rêve, laissant comme il le dit,
sa penséeFlotter comme une mer où la lune est bercée !
Où est-il, celui qui, devant le pullulement des soleils emplissant l’étendue illimitée, regrettera le temps où le ciel n’était pour le penseur et le poète qu’une voûte de cristal piquée de clous d’argent ? Il me paraît que l’imagination, prisonnière sous ce dôme étouffant, doit rendre grâce aux savants qui ont, en le brisant, ouvert à son vol ébloui l’abîme de l’azur, cet Océan sans fond et sans rivages.
Pour redescendre sur la terre, les êtres que nous y rencontrons, animaux, plantes, rochers même, ne sont pas non plus pour nous ce qu’ils étaient pour nos ancêtres. Saint-Lambert, le médiocre auteur des Saisons, a dit ce mot profond : « Les anciens aimaient et chantaient la campagne ; nous chantons et aimons la nature. » Et qu’est-ce que la nature ? Nous n’entendons plus seulement par là les champs opposés à la ville. La nature, c’est le grand Tout vivant dont nous faisons nous-mêmes partie ; un tout organisé, harmonieux, obéissant à des lois auxquelles nous sommes soumis comme ce qui nous environne. La science nous a donné de nos jours le sentiment puissant de la vie universelle. Elle nous a rendu visible l’immense fraternité des êtres qui composent le monde. De là dans nos poètes modernes une veine nouvelle de sensibilité. De là cet apitoiement sur un cheval qu’on torture, sur un crapaud qui agonise, sur la fleur qui périt fauchée et se sépare avec douleur de la terre nourricière, sur les choses qui souffrent et pleurent, parce qu’elles ont une âme. Nous savons désormais que, si la nature dans son ensemble voit passer avec indifférence nos joies et nos chagrins, en revanche, les êtres dont elle est formée luttent, peinent, triomphent et meurent comme nous-mêmes et nous sont dès lors rattachés par un lien de sympathie et de solidarité.
Nous nous élevons de la sorte à des conceptions vraiment philosophiques où la science
se transfigure d’elle-même en poésie. Les grandes généralisations d’un Darwin, d’un
Spencer, l’effort pour enfanter une théorie nouvelle qui explique l’univers, cette
doctrine de l’évolution qui nous fait assister à la formation et à la transformation
incessante des continents, des plantes, des animaux, de l’homme, qui s’applique au
développement des sociétés comme à celui de la faune ou de la flore terrestres, tout
cela a reculé notre horizon et en même temps nous a fourni un moyen de nous orienter
dans la forêt touffue des détails. Chênedollé, au commencement du xixe
siècle, désespérant de marier comme il l’aurait voulu la science et la
poésie, disait : « La science n’est pas encore nubile. »
Et il avait
raison. Elle ne présentait alors que des vérités éparpillées, des résultats
fragmentaires et presque sans lien entre eux. La philosophie aujourd’hui les coordonne ;
elle permet au penseur de monter sur un sommet d’où il peut embrasser le panorama de
l’univers et saisir ou du moins pressentir l’unité sous l’infinie variété des aspects.
Comment un pareil spectacle laisserait-il insensibles et froids ceux qui peuvent le
contempler ?
Et qu’on ne craigne pas la disparition de ce mystère, de cette pénombre chers aux rêveurs et aux défenseurs de la poésie du passé. Si nous voyons plus avant, nous ne voyons pas tout, nous ne le verrons jamais. — Il y a, dit Montaigne, ignorance abécédaire et ignorance doctorale. — L’une est celle d’où part la science ; l’autre est celle où elle aboutit. L’origine et la fin des choses sont encore impénétrables au regard humain ; beaucoup pensent qu’elles le demeureront toujours. Sans nous prononcer sur cette hypothèse, nous pouvons dire que, pour des centaines et des centaines d’années, il reste un vaste champ ouvert aux visions, aux rêveries, aux intuitions des poètes.
Il nous est permis après cela de conclure que la science et la poésie peuvent s’allier heureusement. Sans doute c’est à condition que le poète soit poète ; qu’il sache transformer des idées en émotions ; qu’il ne rime pas des formules techniques, mais les sentiments éprouvés par une âme enthousiaste ; qu’il ne se pique pas d’enseigner, mais qu’il travaille à suggérer des impressions ; qu’il s’appuie sur les données fournies par les savants, mais pour s’élancer jusqu’à des élévations qui les dépassent ; qu’il soit en un mot capable de comprendre et d’appliquer ce précepte d’André Chénier :
L’art ne fait que des vers ; le cœur seul est poète ;
ou, mieux encore, qu’il se conforme à cette définition de l’art proposée par
Tolstoï124 : « C’est un organe
vital de l’humanité, qui transporte dans le domaine du sentiment les conceptions de la
raison. »
Ces conditions marquent une fois de plus la limite que la science ne peut franchir dans son alliance avec la littérature sans lui faire tort. A l’historien de noter dans chaque époque et dans chaque œuvre mixte si cette frontière a été respectée ou violée.
§ 4. — J’ai montré quel entrecroisement de causes et d’effets relie étroitement le développement scientifique et le développement littéraire d’une société. J’aurais terminé là tâche que je me suis proposée dans ce chapitre, si je ne tenais encore à signaler brièvement entre ces deux sections du mouvement intellectuel des rapports qui n’impliquent pas une action directe de l’une sur l’autre, mais qui révèlent un véritable parallélisme dans leur marche simultanée.
On peut à toute époque relever entre les caractères essentiels de la littérature régnante et le groupe de sciences qui prédomine une analogie d’où ressort cette vérité, aujourd’hui presque banale, qu’une société, à un moment donné de son existence, est un ensemble organisé dont les diverses parties sont en harmonie.
Il est intéressant d’étudier à ce point de vue le milieu du xviie siècle. C’est en France une grande époque pour les sciences physiques et mathématiques, pour les mathématiques surtout. Descartes, Pascal, Fermat sont des géomètres plus encore que des physiciens. Or comment ne pas remarquer les rapports du système philosophique de Descartes avec la géométrie ? Le philosophe emploie la méthode déductive ; d’un principe unique, je pourrais dire d’un axiome, il tire l’existence de Dieu, l’existence du monde, toute une série de corollaires enchaînés comme les théorèmes d’Euclide. Les sciences mathématiques sont les plus abstraites et, si je puis hasarder le mot, les moins matérielles de toutes. Elles se composent d’une chaîne de raisonnements solidement liés. Les figures imparfaites dont elles se servent pour l’invention ou la démonstration ne sont qu’un auxiliaire dont elles peuvent se passer. Elles sont presque tout entières dans l’esprit. De même la philosophie de Descartes est toute spiritualiste. Il met en doute l’existence du monde extérieur, et il ne peut la démontrer (circuit étrange) que par l’existence de l’âme qui perçoit le monde et par l’existence de Dieu qui, étant parfait, ne peut avoir voulu tromper l’homme en lui donnant de fausses perceptions.
Si l’on regarde les œuvres littéraires du temps, qu’y trouve-t-on ? Un style clair, qui vaut surtout par la logique, la précision des lignes, l’enchaînement serré des idées, qui n’admet guère que des épithètes abstraites et générales ; un théâtre où les personnages sont comme détachés de leur milieu et se meuvent dans un cadre vague, indéterminé, où ils se présentent presque comme de purs esprits dont les pensées et les sentiments méritent seuls l’attention ; des tragédies simples ; d’une structure rigide et géométrique, d’une sobriété de mise en scène qui montre qu’elles s’adressent à l’âme, non aux sens ; une littérature qui se concentre tout entière dans l’étude, de l’homme civilisé, qui ne daigne ou ne sait pas voir le reste de l’univers, qui ne connaît pas la campagne, qui soumet l’imagination, « la folle du logis », aux commandements de la raison, qui marche à pas comptés, d’une allure méthodique et posée.
On dira que certains écrivains font exception. Molière, par exemple, se moque des précieuses qui font profession de mépriser en l’humanité
la partie animaleDont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.
Cyrano de Bergerac, comme plus tard La Fontaine, n’a garde d’adhérer aux doctrines orgueilleuses qui refusent une âme aux chiens, aux chevaux, aux fourmis, à nos frères inférieurs. Mais ces écrivains-là, qui forment minorité, appartiennent à un autre courant d’idées ; ils sont disciples de Gassendi, le philosophe, qui, après Epicure et Lucrèce, se plongea dans la grande nature et réclama vigoureusement pour les sens méconnus. Leur opposition à Descartes et les qualités particulières de leur œuvre sont dans la littérature le reflet d’une autre philosophie, d’une autre méthode scientifique. Elles confirment, au lieu de l’infirmer, la relation perpétuelle des deux ordres de choses que nous mettons ici en regard.
Si nous considérons, au contraire, une époque où la première place appartient aux sciences concrètes, à la zoologie, à la botanique, aux sciences naturelles et médicales, nous pouvons deviner ce que seront dans leurs traits essentiels la philosophie et la littérature du temps. Le problème est aisé à résoudre. Chacun sait comment Cuvier, au moyen de quelques ossements fossiles, a pu reconstruire le corps entier d’un animal dont l’espèce a disparu. Il s’est fondé sur l’harmonie qu’offrent les membres divers d’un être viable, sur ce que les savants appellent l’unité de composition. L’historien, lui aussi, peut opérer des reconstructions semblables. S’il connaît une branche de la civilisation en un moment et en un pays donnés, il possède là de quoi prévoir et retrouver les caractères principaux des autres branches en ce moment et en ce pays.
Or la philosophie, quand elle ne reste pas flottante dans le doute, quand elle ne se borne pas à la commode interrogation : Que sais-je ? quand elle se mêle d’affirmer quelque chose, oscille entre deux directions où elle s’avance plus ou moins selon les temps. Tantôt elle s’occupe avec prédilection de la vie mentale ; elle scrute, à l’aide de la conscience, ce microscope interne, les pensées, les aspirations, les rêves de l’âme ; elle s’envole dans l’au-delà, poursuit l’absolu, s’aventure dans l’infini, vogue en plein ciel au risque de se perdre dans les nues. Elle est alors, comme on dit, mystique, spiritualiste, idéaliste, mots qui expriment des degrés divers d’une même tendance. Ou bien elle s’attache avant tout au monde extérieur ; elle procède avec circonspection, marche pas à pas, appuyée, comme sur deux béquilles, sur l’observation externe et sur l’expérience. Alors elle ne s’élève jamais bien haut au-dessus du sol ; il lui arrive même de ramper à sa surface. On l’appelle en ce cas empiriste, positiviste, matérialiste.
Laquelle de ces deux tendances l’emportera, quand triomphent les sciences dites naturelles ? Evidemment la dernière. En faut-il une preuve ? Comparez le milieu du xviie siècle au milieu du xviiie . Descartes doutait du témoignage de ses sens, de la réalité des objets qu’ils lui révélaient. L’existence de l’âme et de Dieu était pour lui plus certaine que celle de tout ce qu’il voyait et touchait. Par un renversement complet des rôles, les philosophes du siècle suivant se moquent de Descartes, et Diderot, Helvétius, d’Holbach doutent de tout ce qui ne tombe pas sous les sens, nient l’âme et Dieu. Cette floraison du matérialisme correspond à une magnifique floraison des sciences naturelles, et l’on peut dans notre siècle, de 1850 à 1885 environ, constater la même coïncidence.
La littérature a dans ces moments-là des qualités que j’oserais presque qualifier de matérialistes. Le style est coloré, pittoresque ; il parle aux yeux ; il sait décrire la nature, exprimer avec vigueur les sensations. Les romans et le théâtre ont une teinte réaliste ; le décor, la mise en scène y prennent une importance nouvelle. Les écrivains s’adressent aux sens et négligent volontiers la psychologie pour la physiologie.
On pourrait pousser plus avant ces analogies curieuses entre la littérature et les méthodes en honneur dans le groupe de sciences dominant. On verrait, par exemple, comment les théories microbiennes d’un Pasteur, ses recherches sur les infiniment petits des corps ont pour pendant les fines études des romanciers analystes, les subtiles anatomies morales d’un Bourget coupant, comme on l’a dit, un cheveu en quatre, ses tentatives pour pousser ses délicates dissections jusqu’au plus menu détail, son talent à saisir et à rendre visibles les infiniment petits du cœur humain ; on verrait comment cette prédominance de l’esprit d’analyse se marque, dans l’érudition du temps, par des discussions acharnées sur un point ou une virgule, par une foule de travaux minutieux dont les auteurs fouillent à la loupe avec une patience infatigable quelque coin exigu du passé.
Mais il est temps de conclure. J’ai connu dans ma jeunesse un professeur de rhétorique qui se vantait à ses élèves d’ignorer les quatre règles élémentaires de l’arithmétique, et l’on sait le mot de ce géomètre qui disait après la représentation d’une belle tragédie : Qu’est-ce que cela prouve ? Il m’a paru qu’il serait bon de faire cesser ces étroitesses de goût, ces dédains réciproques, ces prétentions exclusives auxquelles les programmes d’enseignement servent encore aujourd’hui de champ de bataille. J’aurais voulu surtout démontrer aux historiens qu’ils ne peuvent retracer le mouvement littéraire d’une époque quelconque en l’isolant du mouvement scientifique contemporain, et j’ai tâché de leur indiquer les voies où doivent s’engager leurs investigations.