L’expression de l’amour chez les poètes symbolistes
La génération qui précède immédiatement la génération symboliste s’était
signalée par son caractère misogyne. Aux préventions romantiques dont elle avait hérité à
l’endroit de la femme fatale, s’ajoutait l’influence de Schopenhauer, qu’elle venait de
découvrir, et qui déniait à la femme toute vertu d’intelligence et de beauté. Schopenhauer
entendait démontrer que la séduction de la femme est en nous. Ce qui nous la rend
attrayante, c’est l’appel de l’instinct. Son pouvoir est emprunté. « Elle en use
insolemment »
, ajoutait Baudelaire, qui ramasse les préjugés et les méfiances du
dogme et reste obsédé par l’image de l’Ève fatidique, l’éternelle tentatrice, dont le
sourire est l’artisan de notre damnation, la source du Péché,
Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde.
Avec moins d’emphase mais la même insistance, Charles Cros, tout en cédant à son éblouissement, dénonce la férocité de la femme, Corbière sa fausseté, Rimbaud ses infirmités et sa sottise. Verlaine la montre conduisant son troupeau de dupes et le sentimental Coppée lui-même l’assimile aux soldats bourreaux qu’elle aime parce qu’ils font aussi couler le sang des cœurs.
À l’envi des poètes, les romanciers, les dramaturges de l’heure renchérissent sur ce thème. Les Goncourt s’inquiètent de l’intrusion de la femme dans la vie de l’artiste, lui reprochent d’amollir les courages, d’éteindre l’inspiration, d’étouffer le libre génie. Ils prêtent à l’éternel féminin la figure d’une Manette Salomon. Cette idée de la femme ennemie est si ancrée chez eux que, même les héroïnes qu’ils veulent sympathiques (Renée Mauperin, Sœur Philomène) nuisent à leur insu à ceux qui les approchent et déchaînent inconsciemment les catastrophes. Prosper Mérimée, renouvelant la leçon de Manon Lescaut, avec plus de tragique encore, montre dans Carmen jusqu’à quel point d’avilissement la femme peut amener un honnête garçon. Émile Augier, Sardou ne se font pas faute d’étaler au théâtre ses perfidies et ses astuces et nous mettent en garde contre ses batteries sournoises. Zola symbolise dans Nana toute la force dissolvante du vice, fait, de la femme, un instrument de décomposition sociale. Alexandre Dumas fils nous conseille froidement : « Tue-la ! »
C’est qu’à ce moment la courtisane règne et les faux ménages. Au spectacle de tant de ruines accumulées, Alphonse Daudet tremble pour ses fils. Il écrit Sapho à leur adresse et jette son réquisitoire à la méditation de leurs vingt ans. Précaution bien inutile. La génération qui vient ne s’embarrassera guère du scrupule de ses aînés et si la femme doit encore chez eux exercer ses ravages, du moins auront-ils cessé d’en être dupes. L’aventure ne risquera plus de tourner au tragique. Ce n’est pas là, pour eux, que sera le danger. Les nouveaux venus auront un sens plus sûr des réalités et cesseront de rendre la femme responsable de leurs propres vices. Si le poète Edmond Haraucourt, reprenant l’idée de Schopenhauer, allègue que :
La Beauté de la femme est dans les nerfs de l’homme,
sa génération n’aura plus les nerfs assez solides pour conférer à cette
beauté un pouvoir irrésistible. La race, épuisée par une longue période de bien-être et
les holocaustes répétés, les coupes sombres des guerres et des révolutions antérieures, se
montrera moins sensible aux maléfices. Que les pères cessent de trembler et d’agiter
l’épouvantail des magiciennes perverses. « Ces demoiselles n’ont rien de si
démoniaque, je vous assure »
, leur rétorque l’un des premiers manifestants du
symbolisme, le poète René Ghil9. Jules Laforgue qui vient ensuite est
trop averti pour
leur demander l’impossible. Il n’exige plus d’elles l’héroïsme et le dévouement. Il suffit
à son amie d’être belle.
Deux yeux café, voilà tous ses papiers.
Il est sage de s’en tenir à ces formalités sommaires puisqu’au fond « tout n’est
que célibat »
.
De même Henri de Régnier sait l’abîme qui sépare les sexes et qu’il est fou d’essayer de
le combler. Ce n’est plus à la Bible qu’il emprunte ses images, mais au mythe hellénique
et il sait ce qui se cache de vérité sous la fable des Sirènes. À contempler notre
civilisation il apparaît d’ailleurs que si la femme est corrompue et vénale, une large
part de responsabilité en revient à l’homme. Et qu’importe, au surplus, que sa beauté ne
soit qu’une illusion de nos sens, comme la saveur du fruit ou l’odeur de la rose ?
« Cette illusion nous suffit »
, déclare Jean Moréas (Notes
sur Schopenhauer — Revue indépendante, mars 1885) « et
puisque l’homme ignorera toujours l’essence propre des choses et ne connaîtra que la
manière dont elles affectent son organisation, ne serait-il pas prudent d’accepter sur
la beauté de la femme le phénomène que l’instinct amoureux nous
présente, sans chercher
à pénétrer le noumène
indéchiffrable ? »
L’azur du ciel aussi n’est qu’un trompe-l’œil, cela ne gâte
en rien l’allégresse qu’on en reçoit ! Stéphane Mallarmé est un sage qui nous invite, dans
l’Après-midi d’un Faune, à nous éblouir de l’Univers, en le
contemplant à travers le Désir, comme à travers la pulpe lumineuse des raisins vides.
Qu’importe qu’il n’y ait chez la femme que la vie inconsciente des choses, des bois
mouvants, de l’eau courante et des fleurs, puisque son sourire c’est pour nous, affirme
Gustave Kahn :
la clarté sur les îlesLes îles blanches du lointain,Qui s’éveillent sous le frais matinDe toutes leurs gerbes éblouies.
Qu’importe qu’elle ne soit qu’une créature animale et perverse, puisque sa présence nous emplît d’aise et qu’autour d’elle fleurissent les songes ? Accueillons-la comme une trame délicieuse où broder nos fantaisies.
Ô douce chose printanière,Ô jeune femme, ô fleur superbe,Épanouis ta nuditéRoyale, emmi tes sœurs de l’herbe.
Reste ainsi : l’ombre violetteSe joue aux roses plis des hanches ;Ouvre tes grands yeux puérilsOù rit l’orgueil de tes chairs blanches.
Ainsi chante Francis Vielé-Griffin qui, restreignant l’Amour à la seule joie contemplative, se garde, comme Stéphane Mallarmé,
du parfum de tristesseQue, même sans dégoût et sans déboire, laisseLa cueillaison d’un rêve aux doigts qui l’ont cueilli.
C’est contracter une solide assurance contre les déceptions que de s’attacher comme Ulysse au mât du navire et c’est jouir sans danger de la douceur des voix perfides. Les poètes de l’heure sont enclins à la prudence et à n’aimer qu’en imagination et en décor.
« Ardente et découragée »
, a dit justement Maurice Barrès de sa
génération. Nulle ne fut plus dévorée d’appétits, d’élans, d’ambitions. Nulle ne fut plus
pénétrée de l’inutilité de l’effort et de son impuissance à changer quoi que ce soit à
l’ordre établi du destin. Ses poètes rêvent de vivre intensément. Ils se fouettent à
l’action. Ils ne cessent de s’admonester comme Charles Guérin :
Avec un grand frisson plonge-toi dans la vie.
Et toujours, au dernier moment, ils reculent devant son contact glacé. « Agir !
Agir ! »
criait déjà Baudelaire, puis il revient à la sagesse des hiboux
immobiles, sachant qu’on porte toujours le châtiment d’avoir voulu changer de place.
Albert Samain se résigne à la solitude. Il ferme sa porte au bruit de la rue10
et, le front collé à la vitre, comme une infante reléguée dans son Escurial lointain, ne
veut voir que son rêve nostalgique et doré fleurir à l’horizon. Par dépit de ne pouvoir
pétrir le monde à sa guise, il se taille dans les nuages un vaste empire de rêve.
Pense, domine l’Âge et respire l’espace.N’espère pas. L’espoir est un oiseau rapace.Vis, si tu peux, dans l’éternel, l’heure qui passe.
Avant lui, Corbière et Laforgue s’étaient exilés de la cohue. Ce que la muse de Samain soupire en cérémonieuse robe de parade, la muse de ces derniers le sifflote en oripeaux pailletés de clownesse, avec des culbutes et des grimaces :
Et je laisse la viePleuvoir sans me mouiller.
Agir n’est pas seulement inutile, renchérit Jules Tellier, agir est dangereux. À
gesticuler à tâtons dans le noir du destin, on risque toujours de blesser quelque
puissance occulte et mystérieuse et d’en déchaîner la colère vengeresse. C’est folie que
de courir après la fortune. Vivons donc Tel qu’en songe, décide Henri de
Régnier. Puisque tout n’est qu’apparence et illusion, épargnons-nous d’aller
« cueillir des remords dans la foule servile »
. Vivons dans le
recueillement au fond de notre tour d’ivoire11. Nous avons, pour nous consoler, les fleurs, la
musique et les livres. Choisissons, dans l’histoire, un héros à notre humeur dont nous
nous répéterons les gestes devant la glace. Soyons César, Cyrus, Hamlet et s’il nous prend
fantaisie d’être Don Juan, le passé est assez riche en héroïnes de tout genre, pour que
nous puissions y cueillir des trophées à loisir. À douze
ans, dans un grenier,
Rimbaud a connu toutes les femmes des anciens peintres. C’est à feuilleter des
« magazines », que Francis Jammes s’éprend de Clara d’Ellebeuse, la petite écolière des
anciens pensionnats. Les belles mortes nous appellent du haut de leur cadre-doré ou nous
sourient de leur bouche de marbre. Voici Phryné, Aspasie, Cléopâtre. Aimons-les. Leur
fantôme se pliera docile à ns caresses et s’il nous faut un semblant de vérité, prions la
première venue de nos contemporaines d’aider à l’illusion, en remplissant pour un moment
leur personnage. Nous lui soufflerons le rôle, mais, pour Dieu, qu’elle n’aille point se
piper au jeu, et croire à la réalité de notre hommage. Nous ne lui demandons qu’un
simulacre et qu’elle sache bien que si nous nous réfugions dans les yeux vivants, c’est
toujours pour nous réfugier hors du monde. Des deux rames dont je navigue, dit Albert
Samain :
L’une est langueur, l’autre est silence.
Le silence est cher aux poètes de l’heure, surtout en amour. Un mot malencontreux aurait si vite fait de rompre le charme !
« Tais-toi, tais-toi ! » ne cessent-ils d’adjurer leur bonne amie.
À cette heure un langage humain serait profane.(Louis le Cardonnel.)
Je te disais « Tais-toi » quand tu ne disais rien.(Francis Jammes.)
Ne parlez pas… Le silence vaut mieux.(Émile Despax.)
Donne-moi la main. Asseyons-nous sous l’ombrage. C’est l’heure du crépuscule. Écoutons jaser la brise et rêvons :
Va, l’étreinte jalouse et le spasme obsesseurNe valent pas un long baiser même qui mente.(Paul Verlaine.)
Ne vous inquiétez pas de ce long baiser. C’est le baiser au front des mères et des sœurs aînées. Il est sans brûlure. Il correspond au mot d’ordre.
De la douceur, de la douceur, de la douceur !
Et encore le poète s’y refuse-t-il parfois.
Vers elle, je penchais ma lèvre mais sans prendreLe baiser qu’elle s’attendait▶ à recueillir.(Francis Jammes.)
Le poète souffre. Il a besoin d’être bercé. Il se laisse aller comme un enfant sur le sein maternel. La chair ne compte plus. Ce n’est pas une femme, c’est un ange qui veille à ses côtés. Son étreinte est spirituelle.
Et je baise ta chair angélique aux paupières.(Albert Samain.)
Il cède à l’extase, mais sans perdre pied. Il sait que tout est leurre et mensonge :
Ô parcourons le plus de gammesCar il n’y a pas autre chose,
soupire Jules Laforgue.
On vient à l’amour tranquillement, comme à une fenêtre, pour contempler des horizons. C’est, pour les uns, motif à se distraire du monotone ennui de vivre et, pour les autres, matière à enrichir leur sensibilité et vivre un chapitre de la « Culture du moi ». Le partenaire n’est plus qu’un prétexte. Il figure un personnage muet. Tandis que le soliloque se déroule, il peut s’endormir, les choses n’en iront que mieux. C’est dans la posture du sommeil que Francis Jammes évolue de préférence sa bonne amie :
Tu serais nue sur la bruyère humide et rose,Tu dormirais en ne rêvant d’aucune chose.
Et il lui plairait aussi de se laisser aller à la contagion :
Je voudrais me coucher et je m’endormirais.………………………………………………Laisse-moi t’endormir et tu m’endormiras.
« Je t’aime parce que tu dors »
, dit Charles Guérin à la dame de ses
pensées. La dame pourrait s’éclipser à certaines heures sans que l’amant s’en aperçoive et
interrompe le cours de sa rêverie. Même indolence dans l’autre camp.
Mme de Noailles ne sait plus si c’est au paysage ou à l’adolescent que va sa tendresse. Si un jeune cœur était près de mon épaule, confesse-t-elle,
Je lui dirais : ce n’est pas vous,C’est toute la nuit qui me tente.………………………………………………Vous n’êtes qu’un adolescent ;C’est à la nuit que je dévoileMon cœur qui fond l’or de mon sang,Et mon corps triste jusqu’aux moelles.Ne dites rien ! Je ne réclameDe vous que vos regards meurtris…
L’amour est de « l’égoïsme à deux »
, prétendait Mme de Staël, mais les contemporains font l’économie du partage, autant
par prudence que par orgueil :
Et je suis cette nuit amoureuse de moi,De mes yeux sans espoir, de ma voix immortelle.
dit encore Mme de Noailles, Pour se bercer de l’illusion de l’amour, ils n’ont plus besoin de sortir d’eux-mêmes. Ils savent déclencher l’extase automatiquement.
L’IMPUISSANCE D’AIMER ! c’est le titre que Jean de Tinan donne au récit de son aventure
sentimentale, publiée en 1894, à Paris (11, rue de la Chaussée-d’Antin). Il prend soin de
nous avertir que ce document vaut pour l’ensemble de sa génération : « Je vais vous
parler un peu des jeunes filles et des jeunes gens… Le décousu de leurs sentiments
factices… Ah ! l’insignifiance de tout cela ! »
Le livre s’orne d’un frontispice
de Félicien Rops : une femme hiératique soupèse l’enfant amour, qu’elle respire comme une
proie, au milieu d’un paysage stylisé d’arbres, de fleurs et d’ibis. En voici
l’argument :
Jean de Tinan a rencontré dans le monde deux yeux magnétiques. La dame est belle et
disposée à accueillir les hommages. L’aventure est tentante. Pourtant, il hésite à
s’engager. Il a vingt ans à peine. Il aime aimer et il hésite : « Sitôt que je
commence à aimer, je n’ai de cesse avant d’avoir si bien retourné les sentiments de
l’amie et les miens que tout amour soit devenu impossible. »
La définition de
Tolstoï le décourage : « Aimer, c’est préférer autrui à soi-même. »
Il ne s’aveuglera jamais jusque-là. Sa passion reste clairvoyante et, sous les
perfections de l’amie, découvre ses défauts. Il redoute l’aventure, les suites, les
complications. « Je ne pourrai que m’y énerver ou m’y amoindrir »
et il se
désole. « Ah ! ces mois passés à prendre son élan, pour ne jamais
sauter. »
Il s’engage pourtant, vaille que vaille, mais, tandis que le flirt se poursuit, il
s’aperçoit de l’accord impossible et que tous deux chantent le même air sur un ton
différent. L’amie s’étonne de ses réticences, de ses timidités. « Que voulez-vous
donc ? »
demande-t-elle un jour, inquiète, et lui de confesser : « Je ne
sais pas ce que je veux. »
C’est la vérité ; Il ne peut se débrouiller de tant
d’impressions confuses et diverses. Il a peur d’être obligé de se dire : « Je
m’emballais, j’ai rencontré un caillou. »
Il se sent attiré vers sa beauté, mais
une amertume secrète gâte tous ses plaisirs présents. Il ne les retrouve plus qu’à l’état
de souvenirs. Il s’exalte alors dans la solitude de ses pensées. Il aime en images. Il
revoit l’aimée assise au clavecin, découpée par la lampe, dans l’atmosphère intime de la
chambre, tandis que le rideau de la fenêtre s’agite aux souffles de la nuit d’été et il
s’éprouve alors fortement épris, mais il a des retours si capricieux et si injustes ! Il
lui échappe de dire : « Elle était charmante, mais je n’étais pas d’humeur à y
éprouver du plaisir »
, et il conclut : « Tout cela est trop compliqué.
J’aime vraiment les gens qui aiment tout simplement. Nous avons lu trop de volumes à
7 fr. 50 pour aimer comme tout le monde. »
« Nous paralysons le cœur à force de lucidité et puis, après tout, pourquoi exiger
des femmes ce que
nous ne leur offrons pas en échange : la sincérité12 ? »
Et il
ajoute cette phrase désolante : « Nous serions très infâmes si nous n’étions pas si
niais. »
Tout cela est déjà contenu dans Baudelaire, mais dévoile avec quelle ampleur et quelle
célérité il a fait tache d’huile. En somme, Jean de Tinan est né blasé comme l’élite de
ses contemporains. Il ne sait comment concilier tant d’impulsions contradictoires. Et
l’atavisme religieux pèse aussi sur lui : « Tous ces baisers ont un goût de
terre. »
À la même heure, Charles Guérin écrit :
Toute chair à ma bouche a le goût du Péché.
« Nous ne nous aimons pas, pense Jean de Tinan, mais serait-ce si différent si
nous nous aimions ? »
Cela, à l’heure même où Remy de Gourmont concède :
« J’aime l’inaction, le différé, il n’y a pas grande différence entre les rêves
et leur réalisation. »
Alors, à quoi bon pousser l’aventure ? Que tout demeure
en possibilité. Rêvons un rêve. Flaubert a raison : « Les âmes s’étreignent mieux
que les corps. »
Tinan tourne au délire mystique : « Si j’avais une sœur,
comme je l’aurais aimée ! »
Il dit à son amie : « Je veux voir votre âme
que me cachent vos pensées. »
Pour exprimer ses émotions, il lui vient aux
lèvres les frêles et merveilleuses métaphores liturgiques :
Causa nostræ lætitiæStella matutina.
Il perd pied. Il déraille. « Je voudrais que sa beauté nue me
manifestât la beauté métaphysique du dieu-monde… Concevoir l’absolu en spécialisant ses
attributs symbolisés par des impressions d’elle… Trouver des révélations flamboyantes
aux mystères des analogies !… »
Encore, toujours Baudelaire. À se crisper ainsi, la lassitude vient vite. Jean de Tinan
n’a plus qu’une préoccupation : se dégager. Il annonce un beau matin qu’il part en voyage
et l’amie elle-même, depuis longtemps désillusionnée, reçoit cette communication avec
soulagement. Elle avait dit la veille en confidence à une tierce personne :
« Malgré le désir que j’ai de voir Marcel, je voudrais bien le voir partir. On ne
sait pas ce qui peut arriver à jouer ainsi avec le feu. »
C’est l’époque où se dénouent sans douleur les liaisons éphémères. Jean Ajalbert nous
montre, dans l’un de ses romans, un amant s’éloignant de sa maîtresse, qui implore un
rendez-vous, avec ces simples mots : « Je t’écrirai ! »
et l’idée de n’en
rien faire. Il n’y a plus à craindre chez les plus passionnés que l’amour les livre aux
coups de tête et aux folies. Déjà les parnassiens s’étaient sentis, pour les mêmes causes,
inclinés à la sagesse. Il y a comme un aveu d’impuissance dans le renoncement d’un Sully
Prudhomme, L’heure est venue des pâmoisons sans conséquence et, comme dit Corbière,
« des petites morts pour rire »
.
Dodelinette à nos petits péchés.
C’est Charles Vignier qui pousse ce refrain émancipateur. Et s’il y avait encore à craindre de s’engager dans le sillage des belles, ce poète nous suggère le moyen de nous libérer d’emblée de l’illusion :
Or l’autre, voilé par la nuit des brocatelles.Vit se magnifier un rêve inattendu.Mais, dans son pur dédain, il l’a bientôt par telsInsolites secrets, à son néant rendu.
Ces amitiés intellectuelles, à quoi les poètes de l’âge symboliste veulent réduire
l’Amour, laissait trop d’aspirations naturelles en souffrance pour ne pas aboutir à une
déception. Jean de Tînan l’éprouve, qui suppose : « Il n’y a sans doute que la
débauche de vraie, parce que c’est elle qui laisse le moins de rancœur. »
Il en
vient à « souhaiter le charme des sens… de l’ivresse bestiale quand la pensée ne
s’y mêle plus »
. Baudelaire aussi avait espéré endormir sa douleur sur
« les lits hasardeux »
. Mallarmé y souhaitait trouver « le lourd
sommeil sans songes »
et, avant eux, Musset avait tenté l’expérience.
Demandez-leur ce qu’ils en pensent ! C’est, nous dit Remy de Gourmont, qu’ils n’ont pas
éliminé le poison syrien. Le monde s’est affranchi du dogme chrétien, mais sa momie pèse
toujours sur les consciences. Nietzsche s’en étonne qui s’emploie à la détruire pour
délivrer la vie. Ses disciples pullulent et se jettent sur le vieux monde, les armes à la
main. Les revues d’avant-garde sont pleines de manifestes où l’on s’élève contre le
préjugé des mœurs. M. Chevrier dans la Revue indépendante (nºs d’août 1884 et de février 1885) réclame la liberté de la chair comme
corollaire de la liberté de conscience et propose que tout être humain soit maître
souverain de son être et de son corps
comme de sa pensée, que le goût de
l’individu soit la seule loi de ses passions et décrète que la morale, définie règle des
mœurs, est une atteinte à la liberté. Remy de Gourmont nous invite à retrouver la joie
païenne, l’innocence première, à chercher le repos dans la pure délectation sensuelle. Il
nous montre pour modèles, dans sa Nuit au Luxembourg, deux amants dont
l’unique satisfaction consiste à « jouer avec leur corps »
, mais Remy de
Gourmont s’illusionne. Il reste, lui-même, intoxiqué du poison syrien et préoccupé du
péché. Le corps n’est pas relevé de son exil infâme. Il flotte toujours, autour de ses
joies, une odeur de carnage et de bûcher, un reflet des brasiers de l’enfer.
* *
Jean de Tinan nous a donné pour raisons de la passivité indolente de ses contemporains :
l’excès de fatigue qui ne leur permet plus d’appareiller pour les aventures du large13 et l’excès de lucidité qui les empêche de s’y leurrer.
Sans doute, il effleure le scrupule religieux quand il parle des « baisers au goût
de terre »
, mais il y a, dans les préventions dont la jeunesse fait preuve à
l’égard de la passion, peut-être autre chose qu’un relent superstitieux. Je sais bien
qu’on n’efface pas aisément un pli vingt fois séculaire. Tout de même, l’interdit de
l’Église pèse peut-être moins dans leurs hésitations que la qualité de leur nature et une
sorte d’orgueil propre à leur génération. Ils ont ce roidissement fanatique de
l’Hérodiade de Mallarmé : « J’aime l’horreur d’être
vierge… »
C’est déjà une noble ambition que de vouloir départager, comme ils le
font, les joies de l’âme et celles du corps, mais la mesure est insuffisante. Le conflit
demeure. Il faut que tout s’absorbe dans l’unité. Il faut, ou spiritualiser la chair, ou
matérialiser l’esprit. Les poètes marchent à l’unité spirituelle. C’est une étrange chose
que la nature ait mélangé, comme dit Montaigne, nos ordures et nos plaisirs, et qu’un
homme délicat ne puisse s’y exposer sans nausées. Ce ne sont pas seulement des chrétiens
qui y apportent un sentiment de répugnance, mais des hommes d’une autre confession et sur
toute l’étendue de la terre. Écoutez le poète hindou, Rabindranath Tagore :
« J’essaie d’étreindre la beauté. Elle m’élude, ne laissant que le corps entre mes mains. — Confus et lassé, je retombe — comment pourrait le corps toucher la fleur que l’âme seule peut toucher14 ? »
Nous sommes arrivés à un point de civilisation où l’élite sélectionnée, l’aristocratie
des esprits, même purgée de tout souci dévot, rougit des sollicitations de la chair et
s’irrite de l’impôt du sang comme d’une déshonorante servitude. Rimbaud a raison :
« L’amour est à réinventer ! »
« Quand serai-je enfin maître et dieu de mon haleine ? »
se désole René
Ghil, harcelé de désirs troubles et de migraines. Pourtant, René Ghil sait que l’homme n’a
pas reçu sa loi des mains du créateur. Il a lu Darwin, Haeckel… Il a étudié les mystères
de notre origine, suivi notre évolution depuis la monère primitive. Il a
traversé, en imagination, les marais carbonifères, les forêts de l’âge mésozoïque. Il sait
que notre existence fut représentée à l’âge carbonifère par quelque chose — quelque chose
au sang-froid et à la peau visqueuse — qui se cachait entre l’air et l’eau et fuyait
devant les gigantesques amphibies de l’époque. Il est instruit, j’imagine, de notre genèse
paléontologique et sait quels liens nous rattachent aux mammifères pithécoïdes. Il sait
que la nature n’use de nous qu’à titre de ferments nourriciers et prolifiques afin
d’assurer la perpétuité de l’espèce :
Totus homo semen est, tota
mulier in utero
. Il sait que la morale n’eut d’autre fondement, au début,
que des nécessités d’hygiène ; que l’homme poursuit ses métamorphoses et qu’il viendra
peut-être un jour où, comme l’insinue Wells, des êtres « qui sont maintenant
latents dans nos pensées et cachés dans nos reins, se dresseront sur cette terre comme
on se dresse sur un tabouret, et éclateront de rire, en étendant la main au milieu des
étoiles15 »
.
« Ah ! fuir ! s’évader ! »
supplie Jules Tellier, qui étouffe dans ses
liens de chair. Pourtant, Jules Tellier ne s’impressionne guère des misons des
théologiens. Il les a percées au défaut de la cuirasse. « Expliquer le monde par
Dieu, songe-t-il, c’est reculer seulement la difficulté. Il reste toujours à expliquer
l’existence, sous la forme d’un dieu comme sous celle du monde. »
Albert Samain n’a pas mis son espoir dans le ciel vide. Pour lui, la Vierge a clos les yeux et les Anges défunts :
Reposent les doigts joints au tombeau de leurs ailes.
Il n’en est pas moins dévoré d’une fureur de chasteté.
Je veux que mon corps vierge ainsi qu’un diamantÀ jamais comme lui soit splendide et stérile.
Le douloureux Charles Guérin, replié sur lui-même au fond de sa province étroite et
mesquine, se souffle « Sois athée ! »
et pourtant sa jeunesse fumeuse
l’importune. Il aspire à déposer
Le bracelet pesant des voluptés humaines.
Ce n’est pas la foi qui le pousse à étouffer ses désirs et à se mutiler, c’est, au
contraire, l’écœurement du plaisir et le besoin de se « purifier dans l’air
supérieur »
qui le fera tout à l’heure retrouver les vestiges de la foi perdue
et s’y cramponner avec l’énergie du désespoir :
Je suis le plus méchant des mauvais serviteursÔ Jésus, qui prêchais la sagesse aux docteurs !J’ai détourné le sens divin des paraboles.J’ai, d’un grain vil, semé le champ de tes paroles.Malheur à moi ! car dans les vers que j’ai chantés,La prière se mêle au cri des voluptés :J’ai baisé tes pieds nus comme une chair de femme,Et posé sur ton cœur ouvert un cœur infâme.L’iniquité fut ma maîtresse. Et me voilà.Tes yeux que le péché de l’univers scellaMe brûlent de leurs pleurs de sang…Ah ! ne le laisse pas mourir dans son PéchéCet errant qui s’enlace à ta croix et qui pleureLas d’avoir tant cherché l’Amour qui, seul, demeure.
La conviction de Stuart Merrill est que « les morts sont bien morts »
. Ce
n’est point la peur du châtiment futur qui l’écarte des voluptés grossières. Ce n’est
point dans l’espoir d’une récompense posthume qu’il se cloître en fin de compte dans les
songes :
Qui font oublier sans retour,Tous les masques et les mensongesDont se leurre le pauvre Amour.
et où il ◀attend▶ « le seul baiser maternel de la mort ».
« Des lys ! des lys ! des lys ! »
implore Laurent Tailhade qu’on
n’accusera point de révérence eucharistique et qu’inspire, seul, un souci de dignité
humaine.
« Soyez chastes »
, ordonne à tous Germain Nouveau du fond de son exil
errant.
Couronnement divin de la sagesse humaineLa Chasteté sourit à l’homme et le conduitL’Homme avec elle est roi ; sans elle tout le mène.
La sagesse ! Sans elle, un baiser la détruit :Nul n’a contre un baiser de volonté suprêmeNul n’est sage le jour s’il n’est chaste la nuit…
Aimez la Chasteté, la plus douce victoireQue César voit briller, qu’il ne remporte pas,Dont les rayons, Hercule, effaceront ta gloire.
Le monde est une cage où le Mal, au front bas,Est la ménagerie, et la dompteuse forteEst cette Chasteté portant partout ses pas.
Elle entre dans la cage ; elle en ferme la porte.Elle tient sous ses yeux tous les vices hurlants.Si jamais elle meurt, l’âme du monde est morte.
Mais elle est Daniel sous ses longs voiles blancs.Daniel ne meurt pas car Dieu met des épéesDans ses regards qui sont des feux étincelants.
Dans les fleurs, aux plis blancs de sa robe échappées,Suivez sa chevelure au vent, comme le chienSuit la flûte du pâtre au temps des épopées…
Elle cueille humblement dans la joie en éveilLes lauriers les plus verts des plus nobles conquêtesSans vieux fracas d’acier ni dur clairon vermeil.
Elle rit aux dangers comme on rit dans les fêtes,Devant ployer un jour tout sous sa volonté,Plus grande, ô conquérants, que le bruit que vous faites
Et sans elle, il n’est pas d’entière majesté !
Et l’ami de Germain Nouveau, Louis Le Cardonnel, fulmine aussi contre le « néfaste
amour, ravisseur du sommeil »
. Il dit « le poison de son charme
illusoire »
:
La haine sourdement mêlée à ses transports,La jalouse fureur qu’on nomme sa victoire,Et les cœurs séparés quand s’enlacent les corps.
Lui aussi dénonce « l’énervante et charnelle Aphrodite »
, « ses
nuits de honte »
, et, se met, touché par la Grâce, à rouvrir des chemins vers la
cité de Dieu, préludant ainsi aux conversions multiples qui vont suivre (Adolphe Retté,
Francis Jammes, Charles Morice…)
* *
Donc tous, athées et croyants, s’essayent à la chasteté, mais l’escalade est dure et parfois le pied leur glisse. Ils connaissent de terribles rechutes. Verlaine en prend son parti. Désespéré de l’accord impossible, il se résigne, avec son fond de solide bonhomie, à vivre en partie double, parallèlement, et s’assied entre le vice et la vertu. Lavé, séance tenante, de ses écarts par ses contritions, il y gagne de n’y point se perdre dans les brumes et de n’y laisser ni sa verte humeur ni sa raison. On ne pourra pas lui appliquer l’apostrophe de Louis Le Cardonnel à Louis II de Bavière :
Vous fûtes entraîné par le sabbat vainqueur,Poussant votre cheval à travers les bois sombres,Les mânes et la nuit vous ont pris votre cœur,Car ce n’est pas en vain qu’on provoque les ombres.
Verlaine ne connaîtra pas les hallucinations terribles des chastes, ce supplice du saint ermite qui voit surgir à l’horizon du désert :
Les seins nus et pourprés de ses tentations.
Il échappera au suicide de Nerval, à la folie de Baudelaire, aux nuits de fièvre d’Albert
Samain, aux apparitions sinistres d’une Salomé féroce venue du fond des temps pour
« réclamer l’agneau blanc de son cœur et l’égorger »
.
Il ne se surprendra pas à psalmodier les litanies de la luxure :
Fruit défendu qui fait claquer les dents d’envie
et jamais il ne roulera aux crises d’animalité :
J’étais tigre parmi les tigresses lubriques.
Certes, ce n’est chez Samain qu’un orage passager. Il sentira bientôt remonter dans son cœur l’Astre argenté des rêves paisibles, mais il souffre horriblement.
S’il arrive à Verlaine de s’égarer la nuit, comme Charles Guérin dans les quartiers déserts
Où la prostituée écume des ténèbres,
il n’y portera ni son inquiétude aiguë, ni ses tortures, ni son âme
désorbitée. Il lui suffira de se remémorer le vieil adage (car Verlaine espagnolisait en
diable)
Defienda me dios de my
et s’il sort quelque peu
mal en point de l’aventure, il se consolera avec le vers d’Ovide, qu’il aimait :
Nec vitiant artus ægræ contagia mentis.
C’est qu’aussi la chasteté n’est pas l’innocence. C’est une vertu militante. Elle ne se manifeste qu’à travers les ruines et les blessures.
* *
Ah ! que le monde est malade, et qu’il le prouve par cette obstination à revenir sans fin sur son infirmité sexuelle.
Déjà Alfred de Vigny se désolait du serpentement incessant autour de l’homme, de la vipère dorée :
Toujours, ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,La femme, enfant malade et douze fois impur.
Il prévoyait l’heure où, las de ce duel sans merci :
Et se jetant de loin un regard irritéLes deux sexes mourront chacun de leur côté.
Sa plainte revit chez les Parnassiens :
Misérables vivants que le baiser tourmente.(Sully Prudhomme.)
En vain les brutalistes s’essayent à donner le change et parlent de franches lippées et de corps-à-corps éperdus. En vain s’essayent-ils à nous convaincre de leurs reins solides et de leurs joies satisfaites à barboter dans le bourbier des paillardises.
En vain Richepin s’écrie :
L’Amour que je sens, l’Amour qui me cuitN’est pas un amour chaste et platoniqueSorbet à la neige avec un biscuitC’est l’amour de chair, c’est un plat tonique.
On sent bien, ne serait-ce qu’à l’artifice du style, qu’il n’y a là que rodomontades et vantardises. Ces messieurs sont incapables de se livrer à d’autres excès qu’à ceux de la rime-calembour et, sous leur masque insolent de fier-à-bras, d’hercules infatigables et d’ogres rabelaisiens, sont aussi peu voraces que le frugal Auguste Dorchain, l’auteur applaudi de la Jeunesse pensive qui s’épouvante des mots que la tentation lui murmure à l’oreille et qui tremble à la seule idée de la chute possible.
« Tout le long du livre, écrit Jules Tellier sur un ton un peu trop irrespectueux à l’endroit d’un noble poète dont il eût dû apprécier mieux que personne le tour purement académique, M. Dorchain se pose cette seule question : s’il doit ou non perdre sa candeur et s’il peut se permettre de consommer l’œuvre de chair en dehors du mariage. Le “Baiserai-je papa ?” du jeune Diafoirus, c’est à lui-même que le poète l’adresse et il n’obtient pas sa propre autorisation.
« Les propos enflammés de d’Arcy à l’Abbesse de Jouarre, c’est à lui-même que ce rimeur les tient et il ne parvient point à se détourner du devoir. Ce n’est pas qu’il ne se donne de bonnes raisons : “Tu seras plus tranquille ensuite, tu auras la tête moins lourde et tu travailleras mieux”, mais tout de suite après il s’interrompt et se tance :
Ah, sophiste éhonté, cœur fragile, âme lâcheTu glisses, malheureux ! »
Le plaisant, c’est que Jules Tellier qui juge bon ici de se moquer de Dorchain connaît
absolument les mêmes débats et qu’il se désole avec la même insistance des mêmes
nécessités. La seule différence est qu’il ◀attend▶, pour se plaindre de la tentation, d’y
avoir succombé. Même contradiction chez Remy de Gourmont qui juge la Chasteté « une
aberration »
mais qui y conforme ses humeurs et qui, après avoir raillé, comme
puérils, ces scrupules de conscience, y revient avec une telle insistance qu’il ne fait
que les renforcer et redouble son anxiété avec la nôtre. Il juge la morale, simple affaire
de convention, de mode, et de préjugé, nuisible surtout à l’œuvre d’art, ce qui ne
l’empêche pas de condamner, en son nom, les « mauvaises mœurs » à travers les
écrits de son temps. Il va jusqu’à prétendre que l’instinct sexuel est le pôle
intellectuel de l’humanité. Il est vrai que l’Amour est le thème éternel de toute poésie
et qu’à l’inverse de sa pratique, immuable dès l’origine, son expression littéraire
diffère et varie au cours des âges, au point de marquer la valeur du groupe social. Or, à
ne l’envisager qu’à ce dernier point de vue, on peut dire que l’Amour ne fut jamais si
mêlé d’aigreurs, de fiel, de troubles et de remords qu’à l’âge symboliste. Il s’est
singulièrement compliqué dans sa marche à travers le temps. Il n’est plus la fiction
allégorique, rapportée des croisades, au contact de l’Orient chevaleresque et galant. Il a
cessé d’être cette simple fluxion de nos conteurs gaulois, dont parle Mathurin Régnier et
dont Villon s’accommodait auprès de la grosse Margot. Il n’est plus, comme au xvie
siècle, après les guerres d’Italie, matière à rébus, à
charades, à épigrammes, à concetti et à madrigaux. Il n’est plus simple prétexte à jeux
d’esprit, quand les amants n’avaient à craindre d’autres rigueurs que celles de leur Dame.
C’est qu’alors son expression est libre, à travers les secousses et le désordre de l’État
et l’indifférence de l’opinion, embesognée ailleurs. La sérénité le prouve avec laquelle
ce brave Amadis Jamyn et l’excellent abbé Desportes, lui-même, reprennent pour complaire à
sa Majesté très-chrétienne, Henri de France et de Pologne, troisième du nom, les couplets
antiques de l’Amour alterné et « pétrarquisent » indifféremment en l’honneur des belles
dames et des mignons de la Cour. L’Amour est un félin domestique en liberté :
la contrainte le rend féroce. Il va rugir, captif, au siècle suivant, quand Corneille
lui mettra la bride du Devoir et Racine, celle des convenances. Le xviiie
siècle, matérialiste, lui rend la clé des champs et la douceur
de l’agneau, mais il s’ennuie et la mélancolie entre dans son cœur. Il passe sa vie à
étouffer des bâillements et le voilà pris du mal de poitrine. Après l’orgie
révolutionnaire, l’Ordre rétabli le remet à l’attache. Les hurlements recommencent, mêlés
de pleurs et de soupirs nostalgiques, selon que l’écrou se visse ou se détend. À
l’exaltation succèdent des crises de spleen et de découragement. Voici venir le troupeau
des amants romantiques et ténébreux, fils de Werther et de Lara. Voici René, Adolphe,
Rolla, Antony qui, comme des enfants rageurs, s’amusent à se faire mal. L’ombre où ils
errent reçoit d’étranges soupirs. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent16. Les uns chuchotent des mots mystérieux qu’ils osent à
peine confier au vent. Les autres s’étourdissent de déclarations vides et sonores. Ils
fuient l’objet de leurs désirs ou, s’ils l’étreignent, rêvent d’autre chose. Ils souffrent
à la fois de doute et de ferveur mystique. Goethe, ouvrant les bras au ciel, ◀attend que
l’infini l’aspire. Il se rêve, comme Ganymède, emporté par une force surnaturelle, à
travers l’espace, où il brûle :
Enlaçant, enlacé, d’aller se fondre en Dieu17.
Byron, impuissant à contenir les battements de son cœur trop vaste, ne tient plus en place et s’exile en quête d’une cause sainte où s’immoler en sacrifice. À son exemple, Keats, Shelley, Platen cherchent, de rivage en rivage, un, soulagement à leur anxiété. Tous, excédés de platitude et d’ennui, la tête pleine de visions et de fumées, partent :
Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.
Ils reviennent sans cesse au bord de cette mer d’azur où Vénus prit naissance, avec
l’espoir d’y rencontrer l’idéal qui les obsède. Un fantôme éblouissant leur fait signe de
loin et disparaît à leur approche. Swinburne le regarde se fondre dans Beau :
« Quel étrange dieu t’a parée de toutes les séductions du monde, ô toi la
créature des heures stériles ? »
C’est à la même image que Théophile Gautier
offre son encens :
Chimère ardente, effort suprêmeDe l’Art et de la VoluptéMonstre charmant, comme je t’aime,Avec ta multiple beauté !
C’est le monstre éclos, comme dit Albert Samain :
Au ciel supérieur des formes plus subtiles.
Il porte le reflet de :
L’ardent soleil païen qui l’a fait naître un jourDe ton écume d’or, ô Beauté suraiguë !
C’est « l’Éros aux formes frêles et saintes d’androgyne divin »
qui hante
les nuits de Tinan ; le
Parsifal qu’escorte le bruit triomphal des trompettes
de Wagner. C’est on ne sait quel front étincelant de Walkyreau virginal ou de pucelle
casquée, Siegfried qui s’ignore ou Jeanne d’Arc. C’est le messager du mystère, l’Archange
impénétrable et scellé, entrevu aux bords du ciel ouvert.
Tous y volent, comme Icare, au soleil, au risque de partager le désastre de ses mies fracassées.
« Je n’atteindrai pas l’idéal et je ne puis retourner : vers le réel »
,
déclare Jules Tellier et il se compare aux crabes, retombés sur le dos, qui s’agitent
désespérément sans pouvoir se redresser et contemplent avec effarement le ciel lointain
qui n’est pas fait pour eux. Comment l’amour innocent de nos pères, l’amour des bergeries
en est-il parvenu à ce point tragique de n’être plus qu’une source de désespoir ?
* *
Excès de civilisation, pensera-t-on. Les cerveaux surmenés battent la campagne. Détraquement des sensibilités. Indice d’une dissolution prochaine. Le fruit trop mûr vacille sur la branche. D’autres, au contraire, comme le savant genevois, M. Camille Spiess, y voient poindre une aurore nouvelle. Il n’y a là pour eux que le malaise fécond des enfantements, une crise salutaire de métamorphose. M. Camille Spiess, parti de l’histologie du tube digestif de la sangsue pour arriver à une conception biologique de l’âme, a suivi les leçons de Gobineau et de Nietzsche. Il a pris, de ses maîtres, le goût des spéculations hardies. Il s’ingénie, comme eux, à réformer l’échelle des valeurs et à dégager les traits essentiels du « surhomme ». Il ne s’inquiète plus de la race, comme faisait Gobineau, ni des seules vertus de décision, comme faisait Nietzsche, Il ne s’adresse qu’aux inclinations sexuelles. Or, voici à la suite de son exposé et de ses recherches sur la pathogénèse expérimentale, les réflexions qu’il nous suggère :
L’humanité, issue de sa larve primitive, n’est arrivée à la conscience d’elle-même qu’après bien des avatars et il lui en reste davantage à parcourir avant qu’elle n’ait rempli ses destins et réalisé son point de perfection. D’âge en âge, et degré par degré, à travers, les générations successives, qui ne sont que des ébauches, un type accompli d’homme nouveau ne cesse de s’élaborer dans ses moelles. Au-dessus de l’homme et de la femme, vulgaires, simples animaux reproducteurs, tend à s’élever un Être, d’une finalité plus haute, résumant en lui les vertus du couple, spiritualisées, à leur plus haut point d’expression. C’est à ce type suprême d’aristocratie humaine que marchent les poètes symbolistes, alors qu’ils s’imaginent simplement reprendre, par dilettantisme, un rêvé de décadence. Ils ne retournent point en arrière. Ils anticipent. Le monde s’étonne, et eux-mêmes, s’étonnent, peut-être, plus encore de ces réflexes qui les poussent, à chaque instant, à détourner la tête vers les brumes du passé :
Où rêvent, fraternels, les éphèbes antiquesEt Narcisse au grand cœur qui mourut de s’aimer,
Eux-mêmes ne s’expliquent guère cette obsession à rouvrir :
L’Ère auguste des dieux et des amours bizarres,
« Bizarres »,, c’est le désaveu qu’ils jugent prudent de s’infliger. D’autres y affichent
l’orgueil satanique de damnés et y viennent avec une sorte d’exaspération, de bravade, de
défi qui ne fait que renforcer les préventions ambiantes et leur propre discrédit. Ils
concèdent la perversité de leurs inclinations. « J’ai la passion de la ligne
jusqu’à la dépravation »
, écrit Jean de Tinan. Combien de ses contemporains
pourraient dire la même chose et bien que Baudelaire avance :
Que la beauté du corps est un sublime donQui de toute infamie arrache le pardon
ils semblent peu convaincus et respirent mal hors des sentiers battus.
Dans le concert des voix confuses qui résonnent en eux et où se brouillent, comme chez
toute créature vivante, leur ascendance et leur postérité, ils ne savent pas démêler le
passé de l’avenir. Ce Narcisse qu’ils croient un legs des anciens âges, c’est « le
cadeau des temps futurs »
, son baiser est celui du génie. Loin de les
diminuer,
Cette soif d’infini dont leurs grands cœurs sont pleins
atteste leur noble origine. Ils marchent à tâtons dans la nuit, faute
d’avoir su identifier la force qui les pousse à « s’affranchir de la lourde
nature »
. Cette force, c’est l’Éros de Platon, qui n’a rien de commun
avec l’Éros charnel, et chez qui la passion brûle plus haut que le désir. C’est
l’affection virile et désintéressée qu’entrevoit l’Américain Whitman et qu’il invoque
résolument parce qu’il est né d’un pays neuf, dégagé de routine et de faux plis. C’est cet
amour affranchi des hontes du sexe, que Nietzsche saluait en déclarant : « Nous
voulons vivre au-dessus des impurs comme les vents forts, voisins des aigles, de la
neige et du soleil. »
Voilà ce que dit ou du moins ce que nous fournit à dire M. Camille Spiess car, si au lieu
de l’interpréter librement, je le suivais à la lettre, je n’aurais que mépris pour les
poètes symbolistes qu’il trouve trop ennuagés de vapeurs judéo-chrétiennes. Parce qu’ils
n’ont pas su répondre à l’Idéal spécial qui, selon lui, les appelait, M. Camille Spiess
leur reproche rudement leur aveuglement ou leur pusillanimité. Il les accuse d’avoir
dérogé. Il les traite de dégénérés et de bien d’autres noms encore, mais M. Camille
Spiess, comme tous les disciples de Nietzsche, est de ceux qui entrent en fureur, dès
qu’ils flairent quelque part un relent de catéchisme. Péchés ! remords ! contritions !
« signes d’esclavage intellectuel »
, « râles d’impuissants et de
vaincus »
, « folie d’imbéciles »
. Cela est bien vite dit. Il
faudrait pourtant s’entendre. Je veux bien que nous pensions Par-delà le Bien
et le Mal, mais si c’est pour nous réunir dans la chasteté, à quoi bon nous
disputer sur les moyens d’y parvenir ? « Le Christianisme, dit Nietzsche, avec son
profond ressentiment contre la vie, a fait de la sexualité quelque chose d’impur. Il
jette de la boue sur le commencement, sur la condition première de notre vie. »
À merveille, et je
comprendrais cela dans la bouche d’un énergumène décidé,
coûte que coûte, à « vivre sa vie » et à suivre en dépit du gendarme et des lois, ses
inclinations orageuses, mais que signifie cette protestation chez Nietzsche qui nous
ramène à l’ascétisme et prescrit l’abstinence avec rigueur ? Quelle étrange anomalie !
Vous m’invitez à mettre toutes voiles dehors, à me réaliser dans la plénitude de mes pires
instincts, à me ruer envers et contre tous ; vous me jetez pour mot d’ordre : liberté
entière et complète ! licence absolue ! tout cela pour me brider au premier élan, avec le
frein de Sénèque :
Imperare sibi maximum imperium est.
« Dompter ses passions, les rendre obéissantes »
, mais le christianisme,
encore qu’il n’ait pas le mérite d’avoir inventé la formule, n’a jamais dit autre chose.
Les poètes symbolistes, pour n’avoir pas su tresser d’une main tranquille et décidée,
l’apothéose du Neutre, peuvent donc supporter d’un cœur léger la
réprobation de M. Camille Spiess. Ils ont, d’ailleurs, pour se consoler, le certificat de
génie qu’il leur décerne, à son insu, quand après avoir rappelé ces paroles de
Nietzsche :
« Le meilleur auteur est celui qui a honte d’être un homme de lettres. Qu’importe un livre qui ne sait pas nous transporter au-delà de tous les livres. Écris avec ton sang et tu apprendras que le sang est esprit. »
Il ajoute :
« Le génie créateur est l’homme tragique, le poète hermétique qui délivre au monde le livre vivant, le message qui lui a été confié à sa naissance et qui a été imprimé dans tout son être. »
Les chefs de file du mouvement symboliste, Baudelaire, Verlaine, Laforgue, Samain, comme d’ailleurs tous les poètes dignes de ce nom, n’ont jamais fait autre chose.