(1878) Nos gens de lettres : leur caractère et leurs œuvres pp. -316
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(1878) Nos gens de lettres : leur caractère et leurs œuvres pp. -316

[Avertissement]

J’avais songé d’abord, suivant l’usage, à donner à cette nouvelle édition une préface nouvelle. Mais à quoi bon ? L’avant-propos de la première renseigne très exactement et très complètement sur les croyances littéraires de l’auteur, qui n’ont point varié.

Je ne dirais rien que je n’aie déjà dit.

Je veux simplement, ici, avertir mon lecteur que cette nouvelle édition est bien nouvelle, en effet, nouvelle au sens rigoureux, un tiers des morceaux qu’elle comprend ne figurant pas dans la précédente.

Je veux aussi remercier l’éditeur qui a jugé dignes de la résurrection typographique des pages ensevelies dans un passé presque lointain — et qui me fait si cordialement les honneurs d’une « collection », où j’ai la joie de retrouver plusieurs amis, dont je tiens en singulière estime le talent et le caractère.

Alcide Dusolier.

Avant-propos de la première édition

Chacun a son écrivain de prédilection, auquel il est allé tout de suite, spontanément, d’instinct, et qu’il adopte pour ne s’en plus séparer, après s’être assuré par un examen à froid que ce premier mouvement de sympathie avait raison. L’examen ayant confirmé l’impression, l’intelligence étant du même avis que l’instinct, il règne désormais dans notre pensée ; et, comme on le doit aux hôtes royaux, nous soumettons à son aveu le reste des écrivains qui prétendent à nos louanges. Il est le type, la pierre de touche. Jamais il n’arrive que nous prononcions sur un auteur sans que, par un travail invisible le plus souvent et qui nous échappe, nous ne lui ayons fait subir la comparaison avec l’écrivain préféré.

Cette déférence involontaire, inconsciente et fatale, qui fait tout rapporter à une individualité unique, a ses périls, je le sais, et parfois peut égarer étrangement. Mais si, comme Diderot, notre favori réunit au degré suprême la sensibilité, l’imagination, la clarté, l’esprit, le mouvement, c’est-à-dire tous les dons naturels du pays de France, l’inconvénient, on l’avouera, disparaît tout à fait. Quelle est, en effet, la mission d’une critique essentiellement littéraire, sinon : d’examiner à quel point l’écrivain a poussé les qualités de la nation dont il est et à laquelle il s’adresse ?

Or, l’auteur du présent livre est admirateur ardent, passionné, de Diderot.

On sait maintenant s’il abhorre :

Les romanciers qui suppriment l’émotion dans le roman et remplacent l’âme par des « attitudes » ;

Ces derviches lyriques, à la poésie stupéfiante, qui nous donnent l’impassibilité pour le comble de l’art, l’immobilité pour la grandeur, et n’ont de grand que l’ennui qu’ils nous communiquent ;

La troupe des rhéteurs qui, dans ces dernières années, ont substitué la forme au style, le faire à l’expression personnelle, le procédé à l’originalité, le mécanisme à la vie ;

Les dramaturges honteux, dont l’habitude est d’humilier, dans un dénouement agréable aux « bons cœurs », la logique, la vérité, la probité de l’œuvre.

Quelques-uns me reprocheront des vivacités, des pages emportées : « je n’aurai pas toujours gardé les convenances ». Je supplie ces personnes-là d’être bien persuadées que, lorsqu’il m’arrive d’accentuer le blâme, c’est que je songe aux amis égarés en ce moment par de faux et déplorables maîtres. En traitant des hommes connus, ma critique ne peut consentir à s’absenter de la génération nouvelle dont je suis : tout ce qui intéresse ma famille m’émeut ; c’est mon affection qui fait ma colère.

Pensez donc combien sont nombreux, à cette heure, les jeunes talents que MM. Gustave Flaubert, Leconte de Lisle et Ch. Baudelaire ont stérilisés ou dont ils ont retardé, tout au moins, l’originalité !

Un mot encore.

Quand on veut juger un écrivain, deux choses sont également mauvaises : ne pas connaître l’homme du tout, et le trop connaître.

Mêlé naturellement au monde littéraire, je m’y suis, autant que possible, tenu sur cette réserve sans laquelle il n’est point de liberté (un critique qu’on tutoie, a dit M. Ch. Monselet, n’est déjà plus un critique) ; mais, tout en me garant avec soin des familiarités asservissantes, j’ai serré les hommes de très près, et pu noter bien des traits de caractère, qui m’ont singulièrement aidé à voir clair au fond de maintes œuvres contemporaines.

A. D.

Nos gens de lettres

Lettre à M. Sainte-Beuve

Nos archaïstes. — M. Cousin et la restitution d’un grand style. — — M. Sainte-Beuve. — Son éloignement pour les productions contemporaines. — Danger de passer par sa critique. — L’ignorance des gens de lettres. — La conversation littéraire est morte : pourquoi. — De la grâce. — M. Sainte-Beuve manque-t-il de sens moral ? — Avantages de la médiocrité. — Une exécution. — Nécessité des proscriptions littéraires. — La complaisance universelle. — Ceux qui compromettent le journal. — La franc-maçonnerie des Insignifiants. — Asservissement de la grande critique. — Appel à M. Sainte-Beuve.

I
Monsieur,

Je suis des trois ou quatre mille qui vous doivent cette jouissance exquise de lire, chaque lundi, la prose la plus savante et, tout à la fois, la plus aisée qui s’écrive en France. Nul, autant que vous, n’a l’expression délicate et familière, relevée à point d’une image imprévue ; et c’est avec un bonheur incomparable que vous reprenez des tours abandonnés depuis longtemps : vous les fondez si bien dans votre prose d’une couleur toute moderne, ils s’harmonisent et font si bien corps avec l’ensemble qu’ils vous appartiennent vraiment comme le reste. C’est une assimilation réelle, mais dont n’est altérée en rien votre originalité. Ici, l’art a des airs de primesaut.

Mérite bien rare, en ce moment surtout où nombre d’écrivains font de l’archaïsme et en font si lourdement ! Pauvres diables qui s’imaginent donner à leur phrase la grande mine du xviie  siècle, parce qu’ils disent « les honnêtes gens » et plaquent çà et là quelques autres expressions qu’ils ont eu soin de noter sur leur petit cahier, au fur et à mesure, en lisant Hamilton ou Sévigné ! Je ne sais pas de spectacle ridicule comme les visées au grand seigneur de ces professeurs déclassés.

L’exemple de M. Cousin leur a tourné la tête.

Mais ce ne sont que des enfants à côté de ce rhéteur opiniâtre qui, — nous devons l’avouer, — a fini par se faire un style qui est presque un trompe-l’œil. Chez lui, rien de l’alliage contemporain ; chaque mot, chaque tour a été sévèrement contrôlé avant qu’on l’ait admis. M. Cousin restitue en ses écrits la langue du xviie  siècle (surtout dans ce qu’elle a de solennel et de théâtral) avec le même soin et la même habileté que M. Ad. Viollet-le-Duc1 mit à restituer le château de Pierrefonds. Est-ce à dire que M. Viollet soit un grand artiste et M. Cousin un grand écrivain ? Il ne leur manque pour cela que l’originalité.

Ah ! comme vous êtes loin, Monsieur, de ces vains archéologues, et comme vous souriez de tout leur apparat ! Quant à moi, combien d’ouvrages de combien de Cousin ne donnerais-je pas pour cent pages de vos critiques dont la prose souple, légère, ondoyante, effleure à peine, semble-t-il, indique seulement, mais, avec « ses airs de n’y pas toucher », ne laisse rien d’impénétré ; et, se jouant sans effort autour des œuvres les plus différentes, en réfléchit comme dans un vif miroir les nuances et les aspects changeants — qu’elle nous renvoie avec une fidélité singulière.

L’œuvre examinée transparaît véritablement à travers votre critique : si bien que, une fois qu’on vous a lu, on ne songe point à passer au livre dont vous avez traité. On a même comme une appréhension de gourmet, comme une peur de gâter son plaisir ! Et, d’ailleurs, à quoi bon ? Ne refaites-vous pas le livre en même temps que vous l’appréciez, c’est-à-dire que vous nous le donnez épuré ? Il est tout aussi savoureux, mais ce qu’il y avait en lui de grossier et pouvant révolter les délicats a été savamment enlevé ; transvasé dans votre critique, il prend plus de clarté, devient plus lumineux à l’œil, sans rien perdre du bouquet originel.

C’est pourquoi, Monsieur, l’on ne peut dire qu’il y ait profit réel, positif, à s’attirer votre appréciation. Plus vous êtes sympathique, plus vous caressez l’œuvre, — et plus votre article est charmeur, et moins nous désirons d’aller voir dans l’œuvre même si vous avez raison.

Si j’étais de MM. les libraires, je ne vous enverrais point mes auteurs : vous aidez à la réputation, mais vous nuisez à la vente.

II

Il est vrai que ce péril de passer par votre critique et de s’y fondre en s’y épurant n’est guère à redouter pour les gens de lettres de nos jours, dont les ouvrages demeurent le plus souvent pour vous comme s’ils n’existaient pas. Cette omission, ou ce dédain s’explique de soi, d’ailleurs, et je vous comprends. Vous êtes, naturellement, par destinée intellectuelle, éloigné des productions d’un temps qui n’a plus la finesse, la grâce, ni le charme, toutes choses divines et légères dont se compose votre adorable talent ; d’instinct, vous retournez aux époques où, pour mériter ce beau titre d’homme de lettres français, il fallait avoir connu beaucoup de femmes et leur avoir comme surpris le don de la grâce dans un commerce assidu. Rien que de simple, encore une fois, à votre dédain pour la littérature courante, et à vos préférences pour les écrits des époques délicates, — sur lesquels des éditions multipliées vous donnent occasion de revenir sans cesse (mais sans vous répéter jamais), pour notre plus grand plaisir et aussi pour notre plus grande instruction.

Car, il faut bien vous l’apprendre à vous, Monsieur, qui demeurez au bout de Paris, clos dans une petite maison discrète de la rue Montparnasse, loin de la multitude littéraire et des éditeurs qui vivent sur elle, l’ignorance de la nouvelle génération est incroyable ! Il y a des littérateurs, il n’y a plus de lettrés. Les jeunes gens ont oublié le chemin des bibliothèques publiques où leurs pères se hâtaient jadis et se disputaient les places ; — pour les cabinets de lecture, ils ne s’y arrêtent que juste la minute nécessaire pour dévorer les dépêches de l’agence Havas, ce qui ne les nourrit pas suffisamment.

Bref, ils ne savent rien.

J’en connais, sans mentir, et je ne parle pas des moins doués, qui n’ont jamais lu de Sévigné, Montaigne ou Saint-Simon que les fragments cités dans vos articles. Ah ! prendre un livre, c’est toute une affaire, et puis, on ne fume pas dans les bibliothèques.

Par cette ignorance, pour le dire en passant, s’explique la mort de la conversation littéraire. Elle est morte et bien morte, en effet ! À part quelques groupes de la génération précédente où l’on se trouve mêlé de loin en loin, je n’ai pas souvenir d’avoir assisté, dans les réunions familières de jeunes gens, à aucune de ces causeries sur les choses de l’esprit, d’où l’on sort plus frais et plus souple, comme d’un bain, et qui disposent admirablement, sans qu’on s’en aperçoive, aux travaux du lendemain. Un de nous, plus cultivé, d’un cerveau plus meublé, ouvre-t-il l’entretien sur l’ouvrage récemment paru, chacun tend l’oreille et l’esprit, — on se prépare. Mais voilà que, au bout de cinq minutes, à peine quelques ripostes échangées, à peine les idées mises en mouvement, la causerie s’arrête, et c’est fatal : la mémoire déserte refuse ces rapprochements imprévus, ces analogies qui, jaillissant à mesure des intelligences approvisionnées, ravivent à tout moment la conversation, qui semblait épuisée et qui recommence à courir de plus belle. Plus de nuances, plus d’aperçus, plus d’échappées. On juge l’œuvre nouvelle isolément, et comme si l’on était né de la veille. Ce n’est pas long ! On a tout dit quand on a dit : « C’est réussi », ou « ce n’est pas réussi », un mot de cabotin qui peint à merveille la grossièreté des jeunes esprits.

III

Donc, on ne parle plus littérature. Si, pourtant : le lundi ; on essaye, du moins. Ce jour-là, des gens que vous aviez, toute la semaine, vus prendre leur grog silencieusement, abîmés dans une sorte de rêverie somnolente qui est la mort à l’intelligence, se réveillent en sursaut et, secouant leur brouillard : « Avez-vous lu ce matin l’article de Sainte-Beuve ? » Voilà l’invariable question par laquelle cent hommes de lettres s’abordent le lundi dans les cafés littéraires.

Et ils se mettent à causer de votre article, mais surtout d’après votre article.

Oui, Monsieur, pour cette jeunesse lâche et sans initiative, déshabituée du travail substantiel des bibliothèques, vous êtes la seule nourriture intellectuelle prise assidûment. C’est que vous écrivez « dans les journaux ! » On peut vous lire en remuant sa demi-tasse et en fumant son cigare. Une autre raison, qui vous agréera davantage et qu’il faut dire à la décharge des jeunes gens, et en manière de circonstance atténuante, c’est que, profondément artiste elle-même, notre génération aime en vous l’artiste qui pare le critique. Cette langue abondante et précise, qui se renouvelle incessamment à une source d’images jamais ralentie, l’attire d’abord ; mais c’est votre aisance parfaite, votre grâce qui nous charme par-dessus tout, justement parce que nous ne l’avons pas, hélas ! que nous la regrettons, et qu’il n’est rien de beau dans ce monde comme la grâce, qui recule indéfiniment la vieillesse !

Votre style est même plus jeune, plus libre que jamais ; il s’est dépouillé, à mesure que vous avanciez dans la vie, de ce qu’il y avait en lui d’alliage étranger et d’école. Vous êtes devenu plus pur en devenant plus familier et sans retrancher rien du pittoresque et de la richesse des premières années. Votre style aujourd’hui a son originalité pleine. Quant au point de vue, il s’est élargi : fermement établi sur cette cime de l’âge mûr, — dont la plupart de vos contemporains descendent l’autre versant, avec quelle faiblesse et quel air vieillot ! — de cette hauteur sereine où les vapeurs des passions et du parti pris, qui brouillent trop souvent le regard, n’arrivent pas et ne peuvent vous illusionner, votre œil voit mieux qu’autrefois le pays intellectuel et en pénètre plus sûrement les détails. Plus de surprises possibles, plus de mirages à redouter ; mais surtout plus de vallon romantique où si volontiers jadis on eût réduit le monde ! Chaque chose a été remise à son point et à son rang.

Eh bien, cette étendue, cette impartialité de regard, beaucoup vous en font un crime : votre sagesse est un manque de sens moral. Ils vous en veulent de ne conclure jamais, et déclarent, indignés, que vous n’avez ni convictions politiques ni convictions religieuses. Ils ne songent point qu’avec cette intelligence perçante, qui découvre sans cesse de nouvelles nuances dans les choses et de nouveaux côtés, il est bien difficile que vous ne soyez pas pris comme d’un éblouissement de conclusions, et très explicable que vous hésitiez avant de vous fixer à aucune. Moi aussi, d’abord, j’ai mêlé mon reproche à ces accusations ; mais, réflexion faite, et en vous lisant avec plus de suite, vous me semblez plus à plaindre qu’à blâmer. Je ne puis me résoudre à voir, dans ce défaut de conclusions, l’indifférence méditée, l’abandon volontaire de la vérité, je suis tenté d’y reconnaître plutôt votre respect désespéré pour elle ! Ne croyant pouvoir nous la donner pleine et entière, vous ne prenez pas sur vous de la proclamer ; il vous paraît plus honnête de nous communiquer simplement vos recherches et vos indications.

Êtes-vous donc pendable pour montrer ces scrupules ? Doit-on vous accabler parce qu’il vous répugne de couvrir (à l’exemple de tant d’autres) votre incertitude intérieure d’une conviction artificielle et toute de convenance ?

Aussi, je me dis qu’il y faut regarder attentivement avant de condamner les gens, qu’il faut avoir ici deux poids et deux mesures, que ce qui devait sembler à l’un d’une solution toute nette et toute simple paraît quelquefois bien difficile à l’autre ; qu’enfin on peut trouver à certaines indécisions des atténuations singulières. Et, sans que, pour cela, ma croyance absolue en la Liberté soit le moindrement ébranlée, devant ces hommes qu’elle a quittés, la tristesse, je le sens bien, est plus juste que la colère… Leur vacillation perpétuelle est-elle imputable à leur caractère, — ne l’est-elle pas davantage à cet esprit éternellement curieux et jamais contenté ?

En serions-nous donc réduit, hélas ! à maudire l’infatigable recherche ? Et ne faut-il pas un peu pardonner à ceux qui l’ont beaucoup aimée ?

IV

Mais si la plupart vous refusent, avec raison, des convictions politiques et religieuses, ils ne peuvent nier du moins votre dévotion aux belles-lettres. Ici, votre foi n’a jamais hésité. Si vous ne sacrifiez plus à quelques idoles ornées de préférence dans vos commencements, vous n’en servez qu’avec plus de feu l’Art qui, lui aussi, est un Dieu jaloux et ne veut pas de ces petits autels à côté du sien ! Vous n’avez aujourd’hui d’autre Dieu que Dieu, et, ne s’éparpillant plus en superstitions latérales, votre ferveur est devenue plus vive pour le Seul adorable… Desservant fidèle et sévère, vous ne souffrez qu’on approche de Lui qu’avec tremblement et après s’être purifié par les veilles studieuses.

Qu’on manque à tout le reste, vous vous contenez, car vous n’êtes pas sûr encore ; mais qu’on ne manque pas à l’Art, que vous gardez ! ou plus de ménagements alors, plus de politesses de style. Ce n’est pas assez de l’ironie émoussée exprès et dont les amours-propres sont à peine contusionnés ; vous démouchetez votre critique, il vous faut l’épée qui entre et fait jaillir le sang, tout le sang ! Vous ne vous contentez plus des ecchymoses, vous tuez bel et bien, — et vous vous entendez à faire souffrir longtemps.

Ne vous a-t-on pas vu, l’août dernier, faire un exemple terrible sur cet imprudent commentateur de La Rochefoucauld, que vous avez si cruellement, — si justement, — renvoyé de ses ambitions littéraires au jockey-club et à l’élève des chevaux anglais ? S’il a tant soit peu de bon sens, voilà un homme mort pour les imprimeurs.

Je ne vous cacherai pas, Monsieur, que j’ai goûté un vif plaisir à la mortification d’un de ces Beaux trop habitués à voir impunies les libertés qu’ils prennent avec les Lettres françaises. Il était temps de faire un exemple. Car de ces aimables coureurs de salons, qui font de la littérature « à leurs moments perdus », et qui prétendent écrire sur Montaigne ou La Rochefoucauld, parce qu’ils auront satisfait à quelque bout-rimé dans une soirée où personne ne savait de combien de syllabes se compose un alexandrin, de ces Trissotins souriants l’engeance s’accroît de plus en plus, emplit les journaux, et partout triomphe insolemment de par le droit divin de l’insignifiance !

Vous avez bien fait, Monsieur, de vous montrer sans pitié. Je regrette seulement que vos colères n’éclatent pas plus souvent. Pour un dont vous avez fait honte au public, il en est vingt qu’il accueille et caresse ! Ils ont beau écrire des niaiseries niaisement, ce public, qui trouverait de l’esprit à Midas si on ne l’avertissait pas, murmure « qu’ils écrivent bien » ; et les Insignifiants finissent par ajouter, sans protestations, à leurs palmes d’auditeurs au conseil d’État le laurier littéraire.

Même un jour arrive qu’on les décore, non pour services rendus dans les bureaux, mais comme écrivains français ! Et, il faut bien le dire, ils atteignent à la croix, épaulés par les directeurs des grands journaux, très hospitaliers à la prose enfantine et qui, même à prix égal, la préfèrent aux talents virils.

Il existe un triple motif à l’intrusion des Insignifiants dans les feuilletons et les variétés, et une raison souveraine aussi pour que, une fois attablés à ces râteliers, quelques ruades qu’ils lancent contre la grammaire, on continue de les y nourrir. D’abord, ils ont pour eux tous leurs pairs en médiocrité qui, généralement, rachètent leur peu de littérature par beaucoup de relations importantes ; ensuite, ils sont attentifs aux remontrances paternelles des directeurs, — lesquels dirigent leur prose comme on dirige les consciences, — et tout à fait dociles aux corrections et aux coupures ; enfin, grand point, considération suprême ! ils ne compromettent jamais le journal.

V

Montrer une complaisance universelle, ne jamais piquer un amour-propre ; en un mot, ne pas se faire d’ennemis : voilà leur règle de conduite. Tout louer, excellente méthode ! C’est une façon d’implorer pour soi l’indulgence des autres, et c’est même à ce prix seul qu’ils peuvent l’espérer. Philintes de la critique, ils passent donc leur vie à balancer l’encensoir sous le nez de toutes les médiocrités influentes ; — chaque fois qu’ils parlent d’un ouvrage, ils ont l’air de souhaiter sa fête à l’auteur : tout y est, jusqu’au style des modèles de compliments à l’usage des petits garçons.

Rien de poli comme ces messieurs.

. Ce sont eux qui écrivent, sans sourciller, que « M. Legouvé exprime de nobles sentiments dans une poésie élégante ».

Après tout, y a-t-il calcul et manœuvre de leur part ? n’y aurait-il pas insuffisance plutôt, manque de moyens, comme dit Veuillot ? À franchement parler, je comprends qu’avec la meilleure volonté du monde M. Étienne Enault, par exemple, fût embarrassé de venger la langue française insultée. Aussi, vous dirais-je volontiers : « Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font », si, encore une fois, ils n’étaient encombrants et s’ils n’avilissaient (à leur insu, je le veux bien) la critique contemporaine.

Oh ! ces gens-là, — seraient-ils innocents, — je les abhorre pour leur funeste influence, et toujours, quand je les rencontrerai, je les frapperai de ma plume impitoyable. Grâce à eux, grâce à leur complaisance imperturbable, la grande presse en est arrivée à traiter la critique comme une servante, à lui interdire tout libre parler, toute fierté, tout honneur. N’est-il pas vraiment scandaleux, lorsque M. Ratisbonne et autres sont moelleusement installés aux places en vue et sur le même rang que MM. de Pontmartin et Montégut, lorsque M. Gustave Claudin supplée au Moniteur Théophile Gautier en mission, n’est-il pas scandaleux que des écrivains de la valeur de Barbey d’Aurevilly, Xavier Aubryet, Hippolyte Babou, n’aient pas où poser leur plume1 ? Ils ont quelque chose à dire, — ils compromettraient le journal !

Mais serait-il prudent de les attaquer en foule et de multiplier vos justices sommaires ? Cette franc-maçonnerie des Insignifiants est bien à craindre, ayant des grands maîtres en plus d’un haut lieu ! Et vous-même, malgré votre gloire littéraire qui vous devrait abriter de toutes les rancunes, peut-être vous serait-il fatal de porter encore quelques coups comme celui que vous avez déchargé sur la tête fragile d’un commentateur indiqué plus haut.

Mais j’exagère le péril. Vous, Monsieur (vous seul, peut-être), pouvez tout risquer sans risquer rien. Quelque secret désir qu’eût le Constitutionnel de vous remplacer par M. Bernard Derosne, il n’oserait jamais ce coup d’État. Mettez-vous donc quelquefois en colère, je vous en supplie ; interrompez, de temps à autre, vos chers entretiens sur les grands écrivains morts pour descendre dans la littérature contemporaine et la purger de cette lèpre envahissante des Insignifiants, qui menace de couvrir tous les journaux et toutes les revues.

Faites cela, monsieur, et la jeunesse — qui, déjà, vous admire, — vous aimera car elle aime ceux qui s’indignent à propos.

Je, suis, Monsieur, dans l’espérance d’une prochaine exécution, votre humble et assidu lecteur.

M. Champfleury

Du roman familier. — Deux personnes en M. Champfleury. — Thackeray. — Contre un parapluie. — Les femmes et les enfants dans les ouvrages de M. Champfleury. — Gamineries d’écrivain. — Hoffmann francisé. — Le fantastique familier. — Un orchestre dans un crâne. — Caractéristique de la manière de M. Champfleury. — Théophile Gautier et Pierrot pendu. — Henry Murger. — Une suite à Chien-Caillou. — L’intérieur de M. Champfleury, — Un curieux appendice à l’histoire de M. Thiers. — Concordance de l’homme avec l’écrivain. — Comment Champfleury travaille. — Son ubiquité. — Ses relations. — Il adore les fous. — Son indépendance. — Le génie de la mystification. — Un scandale chez Mme Ancelot.

Certaines gens nient que le réalisme soit d’éclosion récente : « Ces théories prétendues nouvelles, qu’on oppose au romantisme et dont on voudrait le renverser, étaient glorifiées, dès 1828, dans les manifestes de ce même romantisme… Dès lors, elles ont reçu leur application ; dès lors, elles ont pris corps dans nombre de romans fameux… »

Quasimodo est de conformation triviale, Clopin Trouillefou, le duc d’Égypte et sa bande n’exhalent pas précisément un parfum de distinction, cela est vrai ; le poète saute, sans se faire prier, des splendeurs architecturales de Notre-Dame aux masures lépreuses de la Cour des Miracles, je n’en disconviens pas ; Victor Hugo, enfin, et qui le nie ? se montre hospitalier à la réalité, mais entendons-nous : à la réalité exceptionnelle, excentrique — et brillante. Il lui faut l’oripeau sur la guenille ; et foin du bouge, s’il ne resplendit par endroits ! L’éclat, toujours l’éclat, en bas comme en haut ; il n’y peut renoncer, étant poète oriental et grand homme d’imagination. On peut même assurer que s’il recherche les lieux sombres, c’est parce que le lustre qu’il y suspend fera là, plus qu’ailleurs, son effet d’éblouissement.

Mais la réalité normale, la réalité domestique, en surprenez-vous seulement l’indication dans cette littérature ? Non. Le magnifique et le trivial ont étouffé l’entre-deux : le familier. Et cela se comprend de reste ! À ces imaginations violentes, excessives, affolées des antithèses bruyantes, qui se plaisaient à passer brusquement du plein soleil aux pleines ténèbres, que pouvait dire le demi-jour de la poésie domestique ? Quelle beauté pouvaient-ils trouver à la maison de province avec ses usages sévères et froids, ses armoires bien frottées mais sans ornements, ses grandes chambres silencieuses et ses passions voilées ? Loin de l’avoir écrit, ils n’ont pas même pressenti le roman réaliste, ou plutôt, car ce mot ne précise rien, le roman familier. Bien fin qui, à travers Notre-Dame, entrapercevrait Eugénie Grandet !

Cette observation en passant serait mieux venue sans doute à l’occasion de Balzac ; mais je n’avais pas le choix, et j’ai dû saisir le prétexte moindre de M. Champfleury, — lequel n’a, d’ailleurs, aucune ressemblance de nature avec cet homme illustre : nous lui trouverons d’autres parents.

I

Je vois deux personnages bien distincts en M. Champfleury : l’écrivain spontané, l’homme de jet et de tempérament, qui est l’auteur des nouvelles, — et le serf, la victime d’un système, qui est le romancier.

Auteur de nouvelles ou de contes, il obéit naïvement à sa nature d’artiste.

Romancier, il se compose, il se raisonne : il part de ce principe que, le lecteur moderne étant par éducation, par la fatalité des temps, curieux du détail et voulant se rendre compte de tout, il est tenu, lui, de retracer avec minutie les faits les plus insignifiants aussi bien que les plus dramatiques, et de donner à tous même importance. Du choix, de la composition, M. Champfleury ne montre nul souci. Il observe — et transcrit à mesure que la matière observable se présente. Dédaigneux d’arriver à un effet d’ensemble, il ne dirige pas les diverses parties de son œuvre vers une situation centrale, qui soudainement les éclairera toutes et fera voir d’un coup le roman. Non. L’observation, l’observation seule, et c’est assez ! l’observation qui ne devrait être que la justification, la raison, l’appui du drame, et qui, au lieu de cela, le prime et le supprime !

Qu’advient-il alors ? Que M. Champfleury, qui pense faire des romans, ne fait que des études. Tous ces chapitres, voisins en apparence, mais véritablement isolés, se succèdent à l’infini, pareils aux maisonnettes de cantonniers qui bordent les chemins de fer et qui ne sont reliées que par leurs numéros d’ordre. Au moins, au bout de ces maisonnettes, finit-on par arriver quelque part ; avec M. Champfleury, l’on n’est jamais sûr d’entrer en gare.

Comment un esprit, si fin qu’il en est subtil, a-t-il pu se faire le serviteur d’un si grossier système ? C’est bien délibérément s’exposer à s’entendre dire que, en art, l’absence de composition équivaut à l’impuissance d’inventer, et que reproduire n’est pas du tout l’équation de produire.

« Thackeray non plus ne compose pas », me disait-on récemment. Je suis émerveillé de l’abondance et de l’intensité d’observation de Thackeray, mais… j’ai mis un an à lire la Foire aux vanités. Que de lenteur dans le récit et que le chemin est pénible ! À chaque page, je suis tenté de m’écrier : « On monte donc toujours dans ce pays ! » À quoi tient la fatigue du lecteur français, sinon à ces explications infinies qu’il nous faut traverser incessamment et qui sont comme les landes de l’action ? On coupe à tout moment la route devant nous, on nous force à mille détours qui nous désespèrent. M. Taine l’a dit excellemment : « Thackeray est bien plutôt un moraliste qu’un romancier. »

Sans doute, les Anglais s’accommodent de ce mépris pour la composition : ils aiment que leurs gens de lettres soient, comme leurs politiques, des temporisateurs ; ils ne veulent point faire un pas plus vite que l’autre ; il répugne absolument à leur gravité d’être enlevés ou entraînés : vous savez comme les emportements et les grands coups d’aile de Byron les ont stupéfiés et qu’ils n’y ont rien compris du tout… Mais nous ne sommes pas des Anglais. Un art qui lanterne ainsi, une littérature qui traîne le pied ne peut que nous impatienter, nous, tempéraments passionnés, dramatiques, fous de l’action, esprits rapides qui comprenons à demi-mot et qu’irritent toutes ces explications.

Le chaos aura beau reluire, par-ci par-là, d’observations précieuses, nous ne nous y engagerons point, tant nous avons le goût de l’harmonie, cet ordre supérieur, cet ordre spirituel dont tout est pénétré et dont rien n’est alourdi, et qui est la vraie marque des maîtres français. La méthode est pesante et s’étale ; lui, léger, insaisissable, il circule à travers l’œuvre comme un pur esprit : il transparaît partout, il ne paraît nulle part.

C’est cet ordre intime et suprême qu’a Balzac et qui nous attire à son génie. La forêt de ses détails est immense et touffue ; mais nous sommes assurés d’avance qu’il ne nous y perdra pas. Il y a de l’air ; il y a des échappées par où l’on entrevoit le drame au lointain. Tenez, il s’ébranle, il vient, il approche, porté sur l’observation ; et, tout d’un coup, il se dresse et il éclate au-dessus d’elle !

Que M. Champfleury ne se couvre point de Thackeray, quand nous avons chez nous ce merveilleux ordonnateur : Balzac.

II

En accusant l’absence de composition dont sont viciés les romans de M. Champfleury, j’entends faire une exception en faveur des Bourgeois de Molinchart. Ils la méritent. Cette fois, l’homme à système disparaît dans l’artiste, et le roman est bien un roman. Loin de prétendre à le supprimer, l’analyse porte le drame en elle et l’enfante. Les personnages, qu’on voit ailleurs s’agiter stérilement dans leur coin isolé, se cherchent ici, se mêlent, se concertent : Mme Chappe, la vieille fille Ursule Creton, les demoiselles Jérusalem, laissant à la maison leurs petites pratiques et leurs petites manies, accourent au même dessein, se réunissent pour former la toile où se prendra cette pauvre Louise… Et, une fois prise, comme elles lui retourneront agilement dans le cœur leurs aiguilles à tricoter !

Rien ou presque rien de trop. Les détails visent et arrivent à l’ensemble ; je le répète, le drame sort de l’analyse comme son fruit naturel. Presque rien de trop, presque ! Je voudrais, en effet, pour que l’harmonie fût complète, enlever M. Bonneau du roman. Cet archéologue malade, qui mesure les « monuments » avec son parapluie, est certainement une risible figure, mais inutile et embarrassante. Mon Dieu ! il ne faut pas exiger d’un auteur qu’il s’interdise tout à fait les personnages épisodiques, seraient-ils purs ornements de fantaisie. Mais qu’ils passent vivement, qu’on les indique d’un trait, qu’on les fixe en quelques lignes, d’où on ne leur permettra pas de s’échapper pour courir étourdiment à travers l’action, ombres vaines qui s’accrochent à tout sans rien faire bouger, et qui éparpillent mal à propos l’attention ! M. Bonneau tient trop de place, son parapluie est encombrant : à toute minute, il le plante au beau milieu du drame, ou bien il l’ouvre avec tant d’emphase que les autres personnages ne peuvent faire un pas sans en être couverts. Ce n’est plus un parapluie, c’est une coupole, c’est un ciel ! Par quelle baleine, je vous prie, les destinées de Louise et de Julien sont-elles suspendues à ce parapluie ? Voici un chapitre intitulé M. Bonneau perd son parapluie. Tout un chapitre pour un parapluie, c’est beaucoup ; mais le pis est que le parapluie se retrouve. Et jusqu’à la fin, il nous est une tyrannie, une obsession, que je subis encore ; car, ce mot de parapluie, je viens de l’écrire dix fois en dix lignes !

Je vois percer dans l’épisode Bonneau le caractère espiègle et gamin de Champfleury. Il rencontre, chemin faisant, un maniaque ou un excentrique, et de s’arrêter, émerveillé ! Le premier ébahissement passé, il éclate de rire au nez du bonhomme, puis se met à gambader et à sauter follement tout autour, lui tirant la langue et lui attachant des cocottes dans le dos. Il ne le lâchera pas qu’il ne l’ait tourné et retourné dans tous les sens, qu’il ne lui ait ouvert le ventre « pour voir ce qu’il y a dedans », comme font les enfants terribles à leur poupée… Pendant qu’il tourmente M. Bonneau, les amoureux deviennent ce qu’ils peuvent, il les a complètement oubliés. Que ne réservait-il cet archéologue ? Quelle nouvelle bizarre il eût écrite avec M. Bonneau, auteur et propriétaire d’un parapluie nouvelle mesure métrique, et l’avoué Creton, décoré de l’ordre du Baromètre ! Quel feu de comique il eût tiré de ces deux vanités grotesques frottées l’une contre l’autre !

Si j’ai tant insisté sur cet épisode, c’est qu’on trouve, ainsi fourvoyés dans les romans de M. Champfleury, nombre de types curieux qui se perdent et disparaissent dans l’action, en l’embarrassant : il ne tenait qu’à lui de les produire (à leur vraie place) dans ces nouvelles rapides où il faut chercher son originalité.

Mais ne poussons pas notre critique à l’injuste. Les figures d’Ursule Creton, Lucien de Vorges et Louise triomphent, en somme, de ce parapluie qui voudrait accaparer l’attention. Je ne sais pas, dans les romans actuels, à part la madame Fernel de L. Ulbach, une physionomie plus attirante par sa grâce mélancolique et résignée et qui fasse plus rêver que cette martyre provinciale, Louise. Les hésitations, les combats, la chute, les remords de cette âme fière et fragile sont notés par un observateur exquis, et gradués avec un art tout à fait délicat. Exquisité, délicatesse, fleurs rares que beaucoup s’étonneront de me voir fixer à la boutonnière de M. Champfleury ! Et pourtant, auprès de Louise, ne pourrions-nous pas évoquer Suzanne Lepelletier (M. de Boisdhyver) et madame Loncle (Trios des Chenizelles) ? Créations charmantes et douloureuses de la poésie familière, vous avez une place dans mon imagination fraternelle au-dessous de la simple et sainte Eugénie Grandet. Parfois, quand je ferme les yeux, je vous vois toutes quatre agenouillées dans l’église sur vos chaises basses, — pâles et vous abritant en Dieu. Tout au fond et perdu dans l’ombre, le vieil organiste Fleischmann joue pour vous, pour vous seules, un morceau d’Holbrecht, que le petit Rosenblutt accompagne avec sa voix douce où passe l’âme de la musique allemande.

Toucher aux enfants est aussi délicat que toucher à la femme. Il y faut une grâce, une légèreté de main qu’ont seuls quelques artistes élus. Eh bien, rappelez-vous Édouard May et Thérèse Cretté (Succession le Camus), Auguste et Claire (Mascarade de la vie parisienne), et dites si l’on peut nier ces dons si rares à M. Champfleury.

III

Le Champfleury des contes et nouvelles offre le spectacle d’une organisation compliquée dont il serait difficile de montrer l’équivalent dans notre littérature. Peut-être faut-il pousser jusqu’en Angleterre, la patrie de Thackeray, pour retrouver cette promptitude à saisir le côté excentrique d’un individu, son tic moral, son idée fixe, sa toquade ; peut-être faut-il aller jusque dans l’Allemagne d’Hoffmann pour rencontrer un écrivain qui sache ainsi combiner le fantastique et le familier. Et toutefois, restons en France ; car, chez l’auteur des Enfants du professeur Turck, nous avons aussi le picard, friand de contes salés et gouailleur de cocus.

Maintenant, si l’on recherche lequel de ces trois éléments domine dans cette nature complexe et qu’on la décompose, on trouvera de l’Hoffmann en quantité supérieure ; et, quoique les assimilations de ce genre soient bien traîtresses, je dirais volontiers de M. Champfleury qu’il est un Hoffmann accommodé à la française2. Je m’explique.

Comme le Berlinois, il sait démêler, dans les choses les plus vulgaires, le grain de fantastique qu’elles recèlent ; mais il ne nous affole pas, il ne nous hallucine pas au même degré. Il se contente de nous déposer doucement sur le bord du monde imaginaire, où Hoffmann nous précipite avec sa violence fiévreuse. Il sent bien que, nous autres Français, si nous consentons facilement au rêve, l’ironie et le scepticisme national nous protègent contre les surprises et, si je puis dire, les coups de main du merveilleux. Notre imagination est toujours surveillée par notre esprit. C’est tout au plus si elle accepte le nuage rose qui colore la réalité sans l’altérer essentiellement et nous permet encore, sinon de la voir en plein, au moins d’en saisir le contour.

Pour vous bien préciser cette différence entre les deux poètes, mettez en regard du professeur Trude le conseiller Krespel.

Comme l’auteur du Chant d’Antonia, M. Champfleury choisit volontiers ses héros parmi les musiciens, sachant bien que la musique, qui violente les nerfs et surexcite parfois jusqu’aux larmes les organisations délicates, prépare admirablement à l’illusion. Voilà que, tout à coup, par la magie, par le charme du quatuor ou du trio, les personnages et les objets les plus vulgaires se transforment et affectent des allures inconnues. Ces plates figures bourgeoises, ce salon de province trivial et mesquin, participent des imaginations du rêve ; les formes s’allongent, se raccourcissent, se déplacent, s’exagèrent, se mêlent ; l’ordinaire devient l’étrange… le fantastique — familier est créé ! Exemple : M. Montbazin et sa lorgnette dans les Trios des Chenizelles.

La musique est le moyen préféré de M. Champfleury. Rarement il écrit vingt pages sans y laisser trace de ses préoccupations mélodiques. On le croirait possédé par le démon de la gamme, hanté par des hautbois, des cors, des flûtes, des violoncelles, toute la famille des instruments. Peut-être, si on lui ouvrait le crâne, trouverait-on un orchestre imprimé sur son cerveau !

Tout récemment encore, lorsqu’il écrivait cette nouvelle qu’on pourrait appeler le drame de la Céramique, quel titre coulait de sa plume ? Le Violon de faïence. C’était fatal.

Je profite de ce que j’ai cité Le Violon de faïence, qui me paraît l’étude la plus fine et la plus finie de M. Champfleury, celle où sa pénétration psychologique est allée le plus loin et le plus au fond, pour caractériser sa manière de procéder dans le récit. D’ordinaire, tout en faisant assez large la part de l’analyse, nos romanciers donnent la plus grande place au développement des situations, au drame, au fait. M. Champfleury procède tout au rebours. Le personnage posé (en quelques lignes), il se hâte de démêler sa passion maîtresse : une fois dégagée, il détaille curieusement les dérangements et les troubles qu’elle produit dans le cerveau. C’est une véritable instruction qu’il fait là, s’étudiant, comme le juge, à ramener les moindres incidents, les moindres mouvements de l’âme vers la passion dominante. Quant aux conséquences extérieures, aux actes par lesquels elle se traduit, il les indique et les note brièvement. Il ne développe point la situation, il se borne à la constater dans un procès-verbal exact et rapide. Ainsi, peu ou point de dialogue, presque pas de scènes. On ne peut dire que le drame succède à l’analyse, qu’il s’en détache, qu’il ait une existence propre ; c’est, pour ainsi dire, l’analyse même qui est dramatique.

On conclurait difficilement de là que M. Champfleury est né pour le théâtre. Et, cependant, il a donné de merveilleuses pantomimes aux Funambules, le théâtre justement qui, par sa nature même, exige le plus de mouvement et d’action. Ce monde bizarre, mystérieux et muet, où les paroles n’empêchent pas d’entendre la musique, devait, d’ailleurs, inviter sa fantaisie.

Donc, au temps que le Viennois Ponsard chevillait laborieusement les alexandrins d’Agnès de Méranie, Champfleury, comme en se jouant, écrivait cette sublime trilogie : Pierrot marquis, Pierrot valet de la mort et Pierrot pendu, « pantomime mêlée de potences, de bourreaux, de filouteries et autres choses agréables ». Il fut l’Eschyle des Funambules…… Époque prodigieuse qu’ont vue les titis anciens ! Alors, Théophile Gautier ne craignait pas de consacrer à l’analyse de Pierrot pendu tout un feuilleton de la Presse, un feuilleton qui tenait deux côtés : « On redoutait pour Champfleury, l’auteur de cette magnifique pantomime, Pierrot valet de la mort, un Moïse, une Agnès ou quelque mésaventure analogue. Plus fort que Félicien David et que Francis Ponsard, Champfleury est descendu de la montagne vainqueur et n’a pas eu son Pierrot de Méranie. »

IV

Je serais impardonnable si j’omettais, parmi tant de nouvelles navrantes ou joyeuses, les Confessions de Sylvius, les Amis de la Nature, qui ont bien la saveur et l’accent parisiens, le Professeur Deltheil, les Noirau, mais surtout Chien-Caillou et les Aventures de mademoiselle Mariette. On a suffisamment écrit sur Champfleury, peintre de mœurs bohémiennes ; aussi, me contenterai-je d’indiquer d’un mot par où il se sépare d’Henry Murgera : Murger a chanté la bohème, Champfleury l’a étudiée ; Musette et Mimi sont de ravissantes créations, Mariette est une créature vraie. L’un rêve, l’autre regarde. Il semble, soit dit en passant, que la critique ait tout fait pour brouiller ces deux hommes unis d’amitié lointaine. Murger me disait un jour avec une réelle tristesse : « C’est une fatalité ! l’on ne peut écrire dix lignes pour moi sans écrire, immédiatement au-dessous, dix lignes contre Champfleury ! » Pensée douloureuse à cet aimable cœur. Il aurait voulu pour tous deux mêmes éloges, comme ils avaient eu semblable misère.

Pour Chien-Caillou, Champfleury, dit-on, songe à y souder une suite, ou du moins, à intercaler quelques nouvelles scènes dans le texte primitif. On signale, parmi les additions, une conversation pleine de terreur entre le pauvre aquafortiste qui n’a pas mangé depuis quarante-huit heures et un peintre qui, en trois jours, a pris de l’eau pour toute nourriture. Les deux misérables se payent (hélas ! c’est tout ce qu’ils peuvent se payer) l’effroyable plaisir de se raconter, de se décrire minutieusement leurs tortures physiques et les phénomènes produits dans leurs cerveaux par cette abstinence forcée : ils savourent, ils remâchent leur faim ! — Eh bien, quel que puisse être l’âpre mérite de ce morceau, nous supplions M. Champfleury de ne pas toucher au Chien-Caillou déjà connu. Telle que la donne l’ancienne édition, cette nouvelle de vingt pages est un chef-d’œuvre, le mot n’a rien d’hyperbolique, un chef-d’œuvre d’émotion obtenu par une simplicité de moyens tout à fait magistrale. M. Champfleury nous a fait pleurer ; il me paraît, après cela, que ce serait une bien petite ambition que de vouloir nous faire frémir3.

V

Je terminerai par quelques notes sur l’homme, dont je ne dirais mot, s’il n’existait entre l’écrivain et lui une merveilleuse concordance. Ils se pénètrent l’un l’autre et s’éclairent.

M. Champfleury demeure à Montmartre, tout au fond d’une « cité ». On aboutit chez lui par une étroite allée qui file entre deux rangs de maisons basses qu’habitent des ménages d’ouvriers et de petits bourgeois. Au milieu de l’allée, une troupe de polissons joue aux billes, crie, triche, se dispute ; accroupie sur un seuil, une ménagère raccommode une chemise ou bat ses enfants ; d’autres, les bras nus et tout brillants encore de la pluie du lavoir, étendent leur linge sur des cordes qui relient familièrement les maisons. La vie d’intérieur débordant au dehors, la maison se déversant dans la rue, le sans-façon provincial et Paris populaire : il me plaît d’avoir à chercher là le conteur des Oies de Noël.

Voilà son logis, blanc avec des volets verts, — et pur de tout concierge.

On traverse d’abord une salle à manger fort avenante, qui semble vous sourire avec ses murs reluisant d’assiettes, de soupières et de saladiers peints de mille couleurs vives et joyeuses : une tapisserie de faïence. Cette collection, orgueil et coquetterie de Champfleury, n’a certes pas la valeur artistique de celle du statuaire Le Véel, mais les historiographes ne lui refuseront pas leur intérêt ; — ce sont toutes pièces fabriquées pendant la Révolution, enluminées d’allégories patriotiques, couvertes d’inscriptions jacobines… Quel précieux appendice à l’œuvre de M. Thiers que cette vaisselle de bibliothèque !

C’est avec un certain soulagement qu’on passe de cette salle à manger si curieuse, mais où l’on a toujours peur de casser quelque chose, dans le cabinet de M. Champfleury. Vous quittez la faïence populaire ; voici, là-bas, devant vous, serrée entre deux planchettes, la littérature populaire par excellence : une collection de la Bibliothèque bleue. Aux murailles, quelques images d’Épinal, et deux toiles gaillardes brossées par un artiste leste et naïf. À droite, un piano ; au milieu de la chambre qu’elle encombre, une vaste table en chêne semée des livres les plus fameux et des publications les plus ignorées, car il lit tout, ce fureteur ! et où se poursuivent des petits carrés de papier pointillés d’une écriture microscopique, irrégulière, abrégée, illisible. Une lettre de Champfleury, c’est la mort aux yeux.

C’est à cette table qu’il écrit, distrait parfois par les jeux éclatants d’une école primaire dont la cour boisée tapage sous sa fenêtre, et qui fait, aujourd’hui comme autrefois, enrager l’infortuné professeur Deltheil.

Dans la chambre à coucher, un incendie de Goya vous tire l’œil par son fracas de couleurs : on devine çà et là, plus qu’on ne les voit, des formes vagues qui se sauvent éperdument et qui, peut-être, sont des hommes. Tout auprès, un tableau, peint avec du noir et du blanc, représente un groupe de moines violâtres, les plus étranges qu’on puisse imaginer… Sont-ce des moines ? Cette peinture, assure Champfleury, est d’un maître espagnol et fou, dont lui seul, Champfleury, sait le nom !

Dans la salle à manger, l’art populaire ou familier ; ici, l’art fantastique : vous voyez peu à peu l’écrivain sortir de l’homme.

Champfleury travaille de six heures à midi, s’interrompant de temps à autre pour boire une gorgée d’eau pure. « Tu iras loin avec ton café ! Tu te brûles à grand feu. Lève-toi donc à cinq heures du matin, mets sur ta table une grande carafe d’eau fraîche, tu verras comme l’eau fera couler des idées claires dans ta plume. » (Aventures de Mademoiselle Mariette.)

Vers midi, Champfleury déjeune, s’habille et sort. Il marche vite, le buste en avant, l’œil en voyage, quêtant sans cesse à droite et à gauche. C’est inouï, ce qu’il voit dans sa journée d’hommes et de choses ! Ateliers d’artistes, boutiques de brocanteurs et de libraires, bureaux de journaux, bureaux de revues, on le rencontre partout, il s’inquiète et s’informe, de tout, il sait tout ! Il a des amis parmi les internes d’hôpitaux, il connaît des directeurs de prison, il tutoie des employés de l’Assistance publique ; il a ses entrées à Bicêtre, qui lui paraît le plus intéressant des théâtres. Car, s’il aime les excentriques, il adore les fous. Les fous, malheureusement, sont insaisissables et impossibles à peindre.

Avec un esprit fin et pénétrant comme le sien, prompt à s’assimiler les personnes et les objets, vous comprenez quelle fortune d’observations il vient d’amasser et rapporte à la maison.

Bien qu’il voie beaucoup de monde, Champfleury cause peu. Est-ce crainte de se dépenser inutilement ou difficulté de parole ? Les deux à la fois. Son esprit réfléchi répugne aux frivolités de l’improvisation, sa conversation est paresseuse et manque de traits.

Il passe presque toutes ses soirées au concert ou dans un théâtre lyrique. On le voit souvent chez Musard en compagnie de son ami Richard Wagner qu’il a, jusqu’à l’écroulement définitif du Tannhäuser b, soutenu de ses articles et de ses brochures, comme il avait fait jadis pour Gustave Courbet. Car il a l’esprit de lutte, mais à la manière des natures froides, appuyé et complété par l’esprit de persistance ; et, ce qui finit de le rendre très redoutable, il est l’indépendance même. Amitiés, menaces, flatteries, intérêt personnel, influences d’en haut, rien n’a pu jamais agenouiller cette résolution ! Elles sont de lui, ces fières paroles : « Ne fais de concessions à personne… On te demande un article pour la paix, fais-le pour la guerre, si tel est ton avis, quand même tu devrais faire supprimer le journal. » (Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui.)

Le dessus sérieux et froid de Champfleury cache un fond espiègle et malicieux, qui, parfois, crève la surface : il est loustic. À certaines heures, l’affreux mystificateur qui fut, vers 1840, la terreur de Laon, cet infatigable vaurien, qui consacra tant de nuits à décrocher les enseignes et les contrevents de sa ville natale, remonte en lui, formidable comme autrefois.

Une anecdote. On y verra jusqu’où il pousse la hardiesse et le génie de la mystification.

En ce temps-là, un magnifique écrivain, dont les poésies et les contes, merveilles de style imagé, démontrent péremptoirement que la langue française est la plus riche de toutes les langues, postulait pour l’Académie.

« Va donc aux soirées de Mme Ancelot, lui dit Champfleury, ta candidature s’en trouvera bien. »

Trois jours après, le poète fait son entrée dans ce cabinet des antiques : çà et là, éparpillés en groupes, des vieillards centenaires glapissaient sur la décadence intellectuelle ; — seul, isolé de l’aigre tumulte, un grave personnage était adossé contre la cheminée. Les cheveux ramassés en houppe au-dessus du front, la cravate blanche, large et profonde, où le menton s’abîmait, le buste et les cuisses perdus dans un vaste habit à la française, tout le disait, tout le proclamait : cet homme avait été touché par la Tragédie !

« C’en est un », pensa le poète.

Et, le voyant seul, il approche, salue religieusement, se nomme — et pose sa candidature.

« Ah ! c’est vous ! fait négligemment l’immortel. Je n’ai pas lu vos ouvrages… Mais on dit que vous avez quelques lettres. Seulement, vos tendances sont déplorables.

— Je suis le premier, monsieur, à déplorer les exagérations…

— Exagérations ! exagérations ! Sachez, monsieur, que je n’exagère jamais.

— Allons, il est sourd, murmura le poète.

— N’étiez-vous pas des romantiques ? reprit sèchement le vieillard.

— Les entraînements de la jeunesse, monsieur…

— Qu’est-ce que cela signifie ? Tel que vous me voyez, je ne me suis jamais laissé entraîner, moi ! Un ancien l’a dit : « Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites. »

— C’était un sage, riposta le poète. Ah ! il faut toujours se retremper aux sources pures de l’antiquité ; il n’y a que l’antiquité, monsieur, je le sens bien aujourd’hui, si bien, que je prépare en ce moment une traduction de Thucydide qui, j’ose l’espérer, emportera votre suffrage.

— Mais vos antécédents, les pouvez-vous effacer ?… Et, d’ailleurs, nous n’avons fait déjà que trop de concessions à la littérature subversive : c’est assez d’un Legouvé parmi nous. »

L’entretien dura longtemps. Le poète, en proie au vertige académique, finit par vouer ses œuvres à l’expurgation et renia Victor Hugo par trois fois.

« Eh bien ! c’est égal, dit doucement Champfleury, émergeant tout à coup de la cravate blanche, tu n’auras pas ma voix. »

Vous pensez le scandale ! Mais comment avait-il pénétré dans le temple, par quel sortilège infernal, lui, Champfleury, le maudit et l’excommunié ? On a dit qu’il s’était fait présenter le matin même à Mme Ancelot, sous le nom de Florestan Dufour, mainteneur des Jeux Floraux en mission poétique à Paris !

Rien ne m’étonne de cette enragé mystificateur.

Nos Aristophane

Le gouffre aux inepties. — Les vaudevilles collecteurs. — L’aristophanesque M. Clairville. — La déesse Pavillon-d’Armenonville, la nymphe Caoutchouc-Imperméable et la dryade Bois-de-Chauffage. — Ce que sont les Revues de fin d’année. — Ce qu’elles devraient être. — Ce qu’elles ne seront jamais.

La dernière Revue de l’année touche à sa dernière affiche.

C’est un spectacle consolant que de voir disparaître, tour à tour, dans le gouffre aux inepties, — un gouffre très fréquenté, — ces pièces qui faisaient bondir d’indignation les grammaires les moins puritaines.

Hélas ! elles remonteront sur l’eau ; elles reviendront aux neiges prochaines, comme elles reviennent depuis vingt ans, insulter à l’esprit, au goût, à la langue française : C’est leur mission, à laquelle elles ne failliront jamais, les vaudevillistes en ont fait le serment ! Tous leurs couplets de jeunesse, refusés jadis au Petit-Lazary, ils les chercheront, les rassembleront et les verseront encore dans ces Revues de l’année, qu’on pourrait appeler des vaudevilles collecteurs : en bonne économie de vaudevilliste, il ne faut pas qu’un seul couplet se perde.

Pauvres Revues ! elles sont l’hôpital où trouvent asile tous les calembours mal venus, tous les mots chétifs, et tous les brocards hors d’âge.

Le public, du reste, se presse à ces spectacles et s’y amuse. Puis, il conclut gravement à la décadence littéraire !

Il existe, à l’usage spécial des Revues, une mythologie qui me plonge dans l’étonnement : on y voit la déesse Pavillon-d’Armenonville, la nymphe Caoutchouc-imperméable, la dryade Bois-de-chauffage, tout un Olympe constellé de réclames, et dont M. Clairville est le principal Homère. Quels discours elles tiennent, ces immortelles ! Leurs paroles n’ont, en platitude et pauvreté, d’équivalents que leur poitrine. Il n’y a de richesse, de semblant de richesse, que dans les paillettes et les broderies de leurs jupes : et cela est affaire à la générosité des entreteneurs de Pavillon-d’Armenonville ou de Caoutchouc-imperméable. Je confesserai pourtant (sans vouloir en rien humilier la prose de M. Clairville) que plusieurs de ces déesses ont la jambe correcte, ce qui me fait pardonner à mon siècle d’avoir remplacé le monologue de la Tragédie par le dialogue du mollet… mais pourquoi s’avisent-elles d’apprendre leurs rôles ?

L’aristophanesque M. Clairville et l’aristophanesque M. Flan objecteront qu’ils n’ont pas de prétentions au style. « Nous sommes vaudevillistes et point écrivains, considérez cela, de grâce. » J’y consens, bien que j’aie, maintes fois, entendu les vaudevillistes affirmer, en s’indignant, que M. Champfleury « n’écrit pas ». Mais, au moins, soyez drôles, soyez gais, faites-nous rire ! Dieu vous a créés et mis au monde pour amuser l’humanité après dîner. — Et ils ont, les malheureux, ils ont la faute de français lugubre ; leurs solécismes sont d’un entrain navrant ; on pourrait prononcer leurs vaudevilles sur des tombes !

J’en ai trop dit sans doute, et l’élite des Folies dramatiques ne manquera pas à me traiter d’« impuissant ». Il ne me reste plus qu’à me tenir coi dans mon infirmité, jusqu’au jour où je crèverai, comme une outre gonflée de fiel, devant un chef-d’œuvre de M. Jaime fils.

Parlons sérieusement.

Est-il absolument nécessaire qu’une Revue soit chose vulgaire et sotte ? N’aurons-nous jamais une Revue écrite par un écrivain ? Je voudrais qu’une Revue fût une sorte d’Année littéraire, mieux qu’une Année littéraire. En même temps que les livres et les drames, toutes les actions illustres ou honteuses de l’an écoulé seraient convoquées à passer sous les verges ou les arcs de triomphe de cette vaste critique. Que de faux succès s’évanouiraient alors ! que d’œuvres méritantes offertes à l’admiration publique qui les ignore ! et que d’actionnaires avertis ! C’est Madame Fernel, c’est l’Ensorcelée, c’est le Marquis des Saffras, ce sont les Sensations de Josquin qui auraient les éditions de Fanny, — et ce n’est pas M. Robert-Macaire qui aurait l’administration du chemin de fer de Graissessac… à Constantinople.

Croyez-vous que les romanciers et les poètes n’interrogeassent pas plus sévèrement leur pensée, croyez-vous que la tourbe des agioteurs et des dramaturges avilis fît sonner aussi haut tant de fortunes impudentes, si les uns et les autres avaient devant eux, les attendant au guichet de l’année, cette justice retentissante du théâtre, plus redoutable mille fois que la critique du journal ?

Peut-être une Revue ainsi faite contribuerait-elle à l’assainissement de la littérature et de la société.

Mais qui pourra, qui osera l’écrire (bien que je ne mette pas en doute le mérite et la bonne volonté de MM. Clairville et Flan) ? Qui ? Un esprit clairvoyant, enthousiaste et satirique, un critique doublé d’un poète, ne suffirait pas à cette tâche. Il faudrait encore un homme assez indépendant pour être sincère, un écrivain libre de toute camaraderie et de toute décoration… « un homme introuvable, direz-vous. Quand il est déjà si difficile de distribuer le blâme et l’éloge dans un journal, vous demandez qu’on aille crier la vérité sur les planches, devant le peuple assemblé ! C’est demander l’impossible ».

Peut-être. Je soutiens que la critique, mise directement en contact avec la foule, sentirait mieux sa responsabilité, que cette publicité immédiate et présente, dont seraient entourés ses arrêts, la défendrait contre ses propres faiblesses, lui imposerait la vérité, comme, dans les batailles, la galerie impose le courage aux plus tremblants. Elle ne mentirait pas à trois mille spectateurs comme elle ment à un abonné. Sur le théâtre, plus que dans le journal, elle aurait le respect du public.

Il est bien entendu que MM. Clairville et Flan pourraient, quand même, continuer leur petit commerce de calembredaines, qui, au demeurant, ne fait de mal à personne.

M. Gustave Flaubert4

La Tentation de Saint-Antoine. — Le sabbat du style. — Une légende sur Madame Bovary. — Un poète congestionné. — La patience de M. Flaubert. — Comment il a pu écrire Madame Bovary. — Où consiste le mérite de ce roman. — Salammbô. — La guerre « inexpiable ». — Définition du roman historique. — Science et fantaisies mêlées. — Le Compendium de la Férocité. — Les Impassibles. — Vaudeville égyptien et roman carthaginois. — Rapports entre M. Flaubert et M. Leconte de Lisle. — Le triomphe de l’immobilité. — Le paysage chez M. Flaubert. — Les phrases qui se démontent. — La recherche du style absolu.

Peu de gens se rappellent une série d’articles ou, mieux, d’Études exposées dans L’Artiste de 1856, et signées Gustave Flaubert, un nom qui, encore obscur alors et inaperçu, devait luire si vivement l’année suivante. Conception étrange, à première vue, et d’une exécution sauvage et violente, que la Tentation de saint Antoine. On était emporté par le tourbillon des substantifs, aveuglé par le papillotage des épithètes, assourdi par un cliquetis de mots techniques et barbares, par un tumulte de couleurs, par une tempête d’images. Chaque page était comme un bouclier d’argent frappé du soleil et qui aurait sonné sous le rayon intense : un vrai bouclier de Memnon. Jamais, au grand jamais, œil de lecteur ne vit défiler pareille énumération d’animaux bizarres, de bêtes apocalyptiques à dérouter les zoologistes les plus sûrs. Ce fut le sabbat du style. Pour ce que cela voulait dire, je n’en sais absolument rien ; mais, à peine échappée du collège, exténuée d’avoir fait si longtemps maigre avec Boileau, mon imagination devait se jeter avidement sur ces abondances. Quelles richesses poétiques ! m’écriais-je, quel magnifique déploiement d’une nature splendide ! — Hélas ! depuis, j’ai réfléchi, et je ne vois plus dans la Tentation de saint Antoine que l’effort d’un esprit patient. J’avais pris, pour le mouvement, la convulsion qui n’en est que la grimace. Le torrent irrésistible ne me paraît plus qu’un torrent artificiel, apporté seau à seau, goutte à goutte, péniblement, avec bien des sueurs et un travail haletant, dans un bassinet de jardin. Le bassinet rempli, l’on a retiré la bonde et tout lâché en criant avec orgueil : « Voyez le fier torrent ! » Malheureusement, le fier torrent est imité, cette fougue est laborieuse, la Tentation de saint Antoine se réduit à un exercice, à une répétition de style. Reste à savoir s’il ne vaudrait pas mieux s’assouplir dans le cabinet solitaire, après avoir eu soin de tirer la targette, que d’aller ainsi s’essayer en plein Paris et se disloquer sous le soleil. Ô le spectacle disgracieux !

Eh bien, quelques complaisants s’obstinent à nous montrer (dans cette Tentation de saint Antoine) M. Flaubert emporté par son imagination : il s’est répandu naturellement, il a débordé avec la naïveté du Nil.

Cette prodigalité, cependant, ne laissait pas que d’inquiéter les amis de l’auteur, gens économes. M. Flaubert devait songer à se régler, à s’assagir : et on lui prescrivit Madame Bovary, comme une tisane calmante. Telle est, du moins, la légende contée au public par les critiques bien informés et qui savent garder leur sérieux. Pour moi, je reste convaincu que M. Flaubert est nativement froid et n’a nul besoin d’être calmé ; aussi, ne puis-je voir entre la Tentation de saint Antoine et Madame Bovary « un abîme », comme ils disent5. Les sujets diffèrent singulièrement, ils sont à mille lieues et à deux mille ans l’un de l’autre, qui le conteste ? mais ce n’est là qu’une diversité tout extérieure et sans importance ; l’important est d’examiner si le procédé de composition est autre, si la manière de voir et de rendre n’est plus la même, si des facultés nouvelles ont paru chez M. Flaubert. Eh bien, non, M. Flaubert n’a pas changé, ne s’est pas renouvelé, il n’y a pas « d’abîme ». Madame Bovary est, avant tout, une conquête de la patience, comme le fut la Tentation de saint Antoine et comme le sera Salammbô.

La patience ! retenez bien ce mot, il explique en grande partie M. Flaubert.

Et, d’ailleurs, comment croire que Madame Bovary ait été le morceau de glace appliqué sur l’imagination congestionnée du poète ? Je consulte les dates, et je vois que les deux ouvrages (dont l’un est une œuvre, je le sais bien) ont dû être composés côte à côte, écrits parallèlement, sur la même table, et peut-être avec la même douzaine de plumes. Car, ne l’oubliez pas, Madame Bovary parut en 1857, et la Tentation en 1856 : or, Madame Bovary avait coûté cinq ans à M. Flaubert.

« Dont l’un, Madame Bovary, est une œuvre. » C’est une œuvre, en effet, que ce livre curieux, minutieux, inquisiteur, cruel, accablant, où l’habile disposition des détails arrive presque à figurer l’ensemble, où la patience singe, à s’y tromper, l’invention. Comment, ayant bien plus de volonté que de génie, M. Flaubert put-il frapper ce coup littéraire, qui fit retourner toute la critique et se répercuta longuement dans la foule ? Comment s’y prit-il, lui qui n’est rien moins qu’un créateur, pour écrire une œuvre ? C’est qu’il avait réellement connu madame Bovary, née Emma Rouault ; elle n’est point une fiction, elle a existé en chair et en os, ils habitaient côte à côte… Or, un jour, à voir ses allures mystérieuses et furtives, il se dit que cette femme a un secret : ce secret, il le veut ! Dès ce moment, il observe madame Bovary, l’épie, la suit, la poursuit ; elle sort, il sort ; couvert par l’ombre, le chapeau rabattu sur la figure, il l’attend des heures entières à la porte de M. L’Heureux. Que signifient ces interminables conférences entre Emma et le marchand ? Il en saura bien le fin mot, cet infatigable et terrible voisin, sa curiosité y mettra tout le temps nécessaire. Lorsque Emma fait le voyage de Rouen, il part avec elle, — il la surprend se dérobant au fond de ce fiacre où Léon s’ennuie déjà, et dont les stores de calicot bleu les garderont tout à l’heure contre la pudeur publique. Point de lassitude dans l’observation ; tout est noté par lui, au fur et à mesure, les moindres mouvements, les troubles du visage et ceux de la toilette. Enfin, quand il a eu ramassé des milliers d’indices et des milliers encore, quand les documents accusateurs sont au complet, il en extrait le fameux secret, et de son secret il écrase madame Bovary ; il nous livre, furieuse et frémissante, cette provinciale hystérique saturée de jouissance et toujours affamée cependant !

Nous nous doutions bien de quelque chose, mais nous ne savions pas au juste ce qu’était madame Bovary, certains points nous demeuraient obscurs : à vrai dire, M. Flaubert nous la révéla. Dans ce personnage est la grande valeur du roman. M. Homais, Rodolphe Boulanger, Léon, le comice agricole, ces êtres et ces choses odieux ou ridicules, nous les connaissions déjà, nous les avions rencontrés dans bien des livres, dans de simples croquis même, dans des articles de genre ; nous en avions la perception entière, sur eux M. Flaubert ne nous apprenait rien. Et nous montrer ce que nous savons, comme nous le savons, ce n’est pas faire œuvre virile. Mais ce que nous soupçonnons, ce que nous entrevoyons à peine, le traduire à nos yeux d’une façon nette, l’éclairer en plein, faire enfin que les autres voient, les aider, leur ajouter, les compléter, cela est véritablement fort ! Et voilà, pour nous, où consiste la valeur du personnage de madame Bovary.

Madame Bovary est donc une œuvre remarquable, — étonnante, si vous voulez. Est-ce une œuvre belle ? devons-nous saluer en M. Flaubert un créateur ? Je ne le pense pas. Certes, et l’on ne saurait trop le redire, il a fait preuve d’une vigueur et d’une opiniâtreté d’observation peu communes, d’une faculté de déduction très sûre, d’une incroyable volonté d’intelligence. Mais il n’a pas la vue d’en haut, le vol de l’esprit, le mens divinior ! On sent partout l’effort et la tension ; il manque enfin à M. Flaubert cette aisance parfaite qui est le signe des vraiment grands. Encore une fois, Madame Bovary n’est pas une œuvre belle, ce n’est qu’une œuvre forte, mais si forte que plusieurs s’y sont trompés et l’ont déclarée belle, comme si la patience pouvait suppléer le génie !

Est-ce que s’il n’avait pas réellement vu, connu, pratiqué madame Bovary, M. Flaubert aurait pu composer ce personnage ? Salammbô ne prouve que trop le contraire.

Qu’est-ce que Salammbô ?

Un épisode historique ? le récit véridique et lumineux de la guerre des mercenaires contre Carthage ? Mais, sur cet épisode, il existe à peine quelques renseignements très secs, très nus et très brefs, fournis par l’impassible Polybe. Il se commit, de part et d’autre, des cruautés terribles, si terribles que l’antiquité épouvantée a marqué cette guerre du nom de Guerre inexpiable. Mais quelles furent ces cruautés et que se fit-il d’inexpiable ? Nul détail, aucune lueur, l’ombre partout. L’histoire veut des certitudes, et nous sommes réduits à conjecturer ! Du reste, si peu que lui offrît Polybe, M. Flaubert ne l’a pas accepté, ce qui prouve bien qu’il ne songeait pas à écrire une histoire. Ainsi, dans l’ancien, le grec Spendius nous est présenté comme un brave et habile soldat, se battant bien, commandant mieux ; et lui, le moderne, il nous le donne comme un être bas, rusé (mais point dans les choses militaires), peureux, ayant fait jadis commerce de courtisanes, plaisant, d’ailleurs, et même bouffon, une manière de Sinon ou de Thersite. M. Flaubert n’a pas écrit une histoire.

Peut-être un roman historique ? Mais le roman historique, c’est la représentation du côté pittoresque, légendaire, familier, de l’histoire ; c’est le tableau de genre faisant pendant au tableau de batailles ; ce sont les mœurs, déduites des événements. La tradition écrite, et, à son défaut, la tradition parlée, voilà le sol d’où il s’élance. Ici, le sol manque, le roman n’a ses racines nulle part.

Est-ce une restitution archéologique ? Mais on dispute encore sur l’emplacement où s’élevait Carthage ! Quant au plan de cette ville… « Polybe et Tite-Live avaient sans doute parlé fort au long du siège de Carthage, mais nous n’avons plus leurs descriptions. » (Chateaubriand.) « Le vaisseau sur lequel j’étais parti d’Alexandrie étant arrivé au port de Tunis, nous jetâmes l’ancre en face des ruines de Carthage : je les regardais sans pouvoir deviner ce que c’était ; j’apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d’un cap avancé, des brebis paissant parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à peine du sol qui les portait ; c’était là Carthage. » (Id.) Qui dirait quels furent ses temples, ses statues, ses maisons ? Quelle indication subsiste ?

Qu’est-ce donc que Salammbô ? Une chose absurde : de la fantaisie archéologique !

Nul sujet, d’ailleurs, autant que celui-ci, ne devait solliciter M. Flaubert, qui unit la rage du raffinement à la rage de la description, cette rage froide. Et, d’abord, ce mot, « guerre inexpiable », lui ouvre à l’infini le champ des cruautés inouïes, des supplices savants, des sacrifices exceptionnels réclamés par les divinités sanguinaires de l’Orient. Les détails abonderont sous sa plume, autorisée à toutes les recherches de l’exagération par ces mots trois fois heureux : guerre inexpiable. Il ne sait guère, il est vrai, il ne peut savoir de quelles façons particulières les Carthaginois tourmentèrent les mercenaires, et les mercenaires, les Carthaginois, la barbarie locale lui échappe, mais qu’importe ? N’a-t-il pas étudié à fond et ne connaît-il pas admirablement les tortures infligées par la Rome impériale aux premiers chrétiens, et par les Japonais, les Thibétins, les Chinois, aux derniers envoyés du Christ ? Tout ce qu’on a semé çà et là de détails épouvantables, il le ramassera, il le combinera, il en fera le suprême compendium de la férocité ! Nous retrouvons dans Salammbô tout ce que nous avons lu d’horrible dans les romans, les relations de voyage ou les Annales de la propagation de la foi : fronts scalpés, nez fendus, membres cloués sur la croix, dents et ongles arrachés, yeux crevés, aiguilles rougies qui font grésiller les plaies à vif… Rien ne manque de ce qui pourrait nous soulever, — si nous ne nous le rappelions.

Ce n’est pas encore assez d’horreur. Guerre inexpiable ! Très bien ; les hommes commettent des abominations, — mais la nature est cruelle aussi : il la faut mettre à contribution, il ne faut pas oublier que nous sommes à Carthage, en Afrique, sous un ciel magnifique et morne, écrasant et souriant, qui verse, de son azur, les fièvres, les pestes, les fléaux, toutes les épidémies prodigieuses, tout ce qui verdit l’homme, le pourrit, le décompose. Et voilà qu’on voit passer sans cesse à travers le roman le hideux suffète Hannon, forcé, pour résister à ses ulcères, d’avaler une pharmacie par jour ! car il n’est qu’infection et purulence ; sa chair pend par lambeaux et s’effiloche sur les chemins, malgré les bandelettes qui l’emmaillotent et tentent vainement de la retenir. Partout Hannon se répand, il s’essuie à chaque page du volume. L’horreur croît de plus en plus, et M. Flaubert, qui est patient et qui aime éterniser les descriptions, sourit : Patiens, quia æternus.

On s’aperçoit assez que M. Gustave Flaubert a le goût de l’exagération et de l’accumulation. Lisez ses descriptions de Carthage (il y en a plusieurs) : de même qu’il rassemble, de côtés et autres, tout ce qu’on a écrit sur les supplices, il réunit, pour reconstruire sa Carthage, tout ce que les livres sacrés ou profanes ont dit des villes d’Orient, et particulièrement des villes égyptiennes. Et il outre encore l’architecture orientale déjà si énorme. Ses maisons sont des Babels, je ne vois pas la fin de la terrasse haute du palais Barca… M. Flaubert ne regarde rien qu’à travers un stéréoscope grossissant. Quant à nous donner une idée de ce que furent Carthage et son génie, de l’immense mouvement de commerce qui se faisait au dedans d’elle et au dehors, nulle préoccupation. À peine un entretien d’affaires, fort sec et très obscur, entre Hamilcar et son intendant, touchant les transactions faites en l’absence du général. Changez quelques dénominations de monnaies, et vous aurez la scène de comptes, de Notre-Dame de Paris, entre Olivier le Daim et Louis XI (c’est le même dessin), mais combien inférieure ! je n’ai pas besoin de le dire.

Quant à l’action, au drame, à l’élément humain, M. Flaubert y a-t-il songé ? Il n’y paraît guère. Il a fait semblant tout au plus, parce que, en somme, un roman ne peut absolument se passer de personnages. Quelle pauvre affabulation ! Elle a traîné partout, cette histoire du misérable « qui aime la fille de son ennemi mortel ». Il est, d’ailleurs, juste de le reconnaître, M. Flaubert n’accorde pas à cette donnée vieillie et ressassée plus d’importance et de développement qu’elle n’en mérite.

Connaissez-vous une fine satire de Charles Monselet, intitulée : le Vaudeville du crocodile, où Théophile Gautier6 est pris à partie et quelques autres impassibles, dont justement M. Gustave Flaubert ?

M. Th. Gautier — … Dans un vaudeville égyptien, il ne doit y avoir ni hommes ni femmes, l’être humain gâte le paysage… Il coupe désagréablement les lignes et il altère la suavité des horizons. L’homme est de trop dans la nature.

M. G. Flaubert — Parbleu !

M. Th. Gautier — Au théâtre également : il empêche de voir les toiles de fond.

M. G. Flaubert entend le roman carthaginois, comme Th. Gautier le vaudeville égyptien. Dans Salammbô, comme l’homme pourrait « empêcher de voir les toiles de fond », on l’a rejeté derrière le décor. Quelquefois, on le hasarde sur la scène, mais si gauchement, qu’il est impossible de le prendre pour un acteur, mais pour un machiniste qui vient, dans l’entracte, avec toutes sortes de timidités grotesques, assurer un portant ou balayer le plancher. M. Flaubert est avare de ses personnages, il nous les montre rarement, par intervalles, comme si cette exhibition le contrariait. En revanche, il les fait énormes (ce qui ne veut pas dire grands) ; c’est une manière de compensation : si nous les voyons peu souvent, nous en voyons beaucoup à la fois. Ainsi, Mâtho, le Libyen épris de Salammbô, est un éléphant amoureux qui pousse des soupirs à fendre, — non pas les cœurs, mais les rochers. Car il n’y a pas un cri vrai dans ce livre !

Quand il ne fait pas « énorme », M. Flaubert ne fait pas même « petit » : si Mâtho a l’épaisseur et la solidité d’un éléphant, Narr’Havas n’a pas plus de consistance qu’une ombre. À voir ce capitaine numide, on dirait d’une vapeur qui porte une armure.

Pour Salammbô, la fille d’Hamilcar, qui vit, — elle ne vit pas, — qui se dodeline hiératiquement entre une nourrice stupide et un serpent python, il y a un moment où l’on croit qu’elle va s’animer et, partant, animer le roman. C’est lorsque, à l’exemple de la Judith biblique, elle va trouver Mâtho dans sa tente et se donne à lui pour reprendre le Zaïmph. Erreur ! rien ne bouge, rien ne dérange les plis roides du récit : Salammbô reste la Velléda effacée des premières pages. Et, plus tard, à la vue de Mâtho vaincu, supplicié et mourant, de Mâtho qu’elle aime et qu’elle perd du même coup, s’échappera-t-il un cri de sa poitrine, un cri de passion ou seulement de pitié ? Non, elle se contente de mourir à l’antique ! Ce n’est pas une femme, c’est une forme drapée qui s’affaisse, « la tête en arrière, blême, roidie, les lèvres ouvertes, et ses cheveux dénoués, pendant jusqu’à terre ». La description matérielle, toujours cela et rien que cela. Une émotion immense passe dans une âme et la foudroie : M. Flaubert s’ingénie à rendre artistement le trouble extérieur produit dans les vêtements et dans la coiffure ! L’âme, allons donc ! une attitude, à la bonne heure !

Ainsi, M. Flaubert nous aura présenté les plus épouvantables spectacles, les plus douloureux, les plus dramatiques : les mères poussant elles-mêmes leurs enfants au bûcher pour apaiser Moloch irrité ; — il nous aura parlé de l’amour qui désespère, la chose la plus lamentable qu’il y ait au monde ; et il ne nous aura pas touchés, il ne nous aura même pas fait frémir. Il nous glace, et devant tout ce sang et tous ces cœurs répandus, nous disons froidement : Mon Dieu ! que cette sanguine est curieusement travaillée !

Salammbô, c’est le triomphe de l’immobilité.

Je sais des gens qui se plaisent à cette immobilité et qui l’acclament : ils trouvent cela « plein de grandeur ». Ce sont les mêmes qui déclarent M. Leconte de Lisle un grand poète. Il y a bien des rapports entre l’auteur des Poésies barbares et l’auteur de Salammbô, ces deux faiseurs de tragédies romantiques, ces deux Molochs de patience qui nous impatientent si fort !

La seule valeur de Salammbô est dans les descriptions : il ne s’agit pas ici des batailles, où l’on relève quelques détails vraiment achevés, mais dont l’ensemble me paraît laborieux, lourd et confus ; j’entends les paysages. Rien d’étonnant que Salammbô se recommande surtout par là. M. Flaubert n’est point un créateur, un inventeur, une imagination ; il ne produit pas, il reproduit ; pour rendre, il a besoin d’avoir réellement vu ; — et, de tout son livre, il n’a pu voir que le soleil, les arbres, les nuits, la nature africaine ; le reste est évanoui à jamais, et il n’a pas l’intuition qui ressuscite. C’est un paysagiste qui s’en va par la campagne avec son parapluie et sa boîte à couleurs, et qui représente ce qui est devant lui, devant son œil physique. Il est maître-peintre, il n’est pas grand artiste : aucun détail, aucun effet partiel ne lui échappe, il finit le morceau ; mais saisit-il l’ensemble, ce qui demande plus qu’un regard juste et net, ce qui demande un regard vaste et compréhensif ? sait-il composer, enfin ? Non. Tout y est, et il manque pourtant quelque chose ; c’est que tout y est trop. Certains détails, qu’il devrait à peine indiquer, il les accuse avec un relief inconcevable ; sous ce pinceau le brin d’herbe prend l’importance du chêne. Nulle perspective. « Chaque objet vient saillir au premier plan et tirer le regard. » (Sainte-Beuve.) Des études, jamais un tableau. Il n’a pas, comme V. Hugo, de ces mots dominateurs qui commandent une page entière ; il lui manque le trait de lumière qui traverse les toiles de Rembrandt ; s’il est brillant, il l’est à la façon de ces appareils électriques dont on fit, l’année dernière, un si triste essai sur nos places publiques, — et qui nous éblouissaient, ce qui est le contraire d’éclairer.

Pour préciser ce que M. Flaubert est comme descriptif, il faut répéter ce que nous avons dit plus haut : il est curieux, soigneux, patient ; mais de création et de génie, pas l’ombre. Il ne voit pas d’en haut, il ne voit pas d’un coup, il voit à mesure. Et ce qu’il est comme descripteur, il l’est comme écrivain. Personne, plus que lui, ne possède les mots de notre langue ; il a dans la tête tout le dictionnaire français, et probablement d’autres encore. Il sait les termes qui fixent l’idée fortement, rien ne flotte dans l’expression, tout est arrêté, trop arrêté : le mot, toujours intense, est impuissant aux nuances et aux indications légères2. M. Flaubert n’a pas le don, la fée du style français n’a pas regardé son berceau ! On sent l’effort et la fatigue à chacune de ces phrases si bien faites : — faites est le mot, aucune ne coule de source. Montrez-moi, dans Salammbô ou Madame Bovary, une page, une seule, qui soit vraiment belle, où le mouvement et la vie, le tour imprévu, original, se rencontrent ! je vous en défie. L’effort, toujours l’effort ; pas une ligne qui ne soit une construction pénible : chaque substantif, chaque épithète est comme une lourde pierre apportée sur l’échafaud par le manœuvre courbé.

Une autre comparaison. Vous savez ces « pièces montées » qui dominent au milieu des grands repas bourgeois : ce nougat aux étages superposés à l’infini paraît miraculeusement équilibré, l’on admire qu’il ne s’écroule point, on oserait à peine respirer ! Et, pourtant, de la pointe du couteau vous pouvez enlever certaines parties et même attaquer la base, sans que l’ensemble bouge et soit compromis. Ainsi pour le style de M. Flaubert : il est monté et peut se démonter. Et même, avec un peu d’attention, on reconnaîtrait que certaines phrases ont été intercalées après coup, et des morceaux entiers rapportés.

De là, une affreuse uniformité, un ennui accablant. Mais, en notre époque raffinée, qui a remplacé les beaux vers par les vers bien faits, ce style machiné, aux jointures visibles, ne déplaît pas à certaines gens qui aiment pénétrer, en toutes choses, les coulisses et même les dessous. Moi, comme les autres (je ne m’en cacherai point), j’ai goûté, à scruter plusieurs pages de Salammbô, les plaisirs d’une curiosité dépravée.

Pensée attristante ! Les jeunes hommes de lettres sont à genoux devant cette littérature : ils veulent aussi devenir « très forts », ils rêvent l’immobilité du style, « la ligne absolue », comme ils disent ; ils ont cette ambition de donner à l’agile, à l’impatiente langue française l’attitude éternelle des momies égyptiennes. Et, parmi ceux-là, il en est de nés avec une tournure d’esprit très vive : les malheureux !

Notre génération aurait grand besoin de se remettre à Diderot ; car elle n’a plus ni la grâce, ni la souplesse, ni la légèreté, ni le mouvement, ni la passion, rien enfin de ce qui fait l’honneur des lettres françaises. La littérature est roide et froide, comme si elle allait mourir.

Un mot encore. Je rends hommage à la conscience de M. Gustave Flaubert. Lorsque tant d’autres se hâtent vers les éditeurs, il a mis, lui, six ans à composer Salammbô. Je regrette que, outre les six ans, il n’y ait pas mis un peu de génie.

Institution Dumas fils.
L’élève Henri Meilhac

La gloire et l’orgueil de l’Institution Dumas fils. — M. Henri Meilhac. — Une triste originalité du théâtre contemporain. — La vertu de Célimène. — Casuistique féminine. — Les dénouements heureux. — Pourquoi le Misanthrope n’a pas de dénouement. — Mariage d’Alceste avec Éliante. — La nouvelle à la main et les discours de l’ancienne tragédie.

M. Henri Meilhac est la gloire et l’orgueil de l’Institution Dumas fils, qui ne compte qu’un élève. Il a surpris le secret du maître, il s’est à ce point assimilé ses procédés dramatiques, qu’il semble les devoir moins à l’étude qu’à son propre instinct. Si l’Institution Dumas fils n’existait pas, nous aurions l’Institution Meilhac.

M. Meilhac n’est donc pas un élève ordinaire.

D’autant, que je lui trouve une certaine chaleur que n’a point M. Dumas fils, l’écrivain qui ne s’est jamais ému, le satirique qui ne s’est jamais indigné. Malheureusement, cette chaleur ne dure pas, cette fougue est éphémère et s’évanouit avec la rapidité de ces flammes vives produites par une pincée de poudre jetée dans le foyer. On applaudit le poète de se laisser emporter au drame qui le sollicite ; le souffle orageux de la passion va se déchaîner enfin à travers les salons bourgeois du Gymnase, balayant comme paille tous les sentiments légers ou mesquins ! Illusion. L’orage se résout piteusement en un zéphyr tranquille et doux, qui trouble à peine la collerette de la jeune première. L’élève Meilhac, honteux de s’être ainsi échappé par les champs, reprend bien vite le chemin de l’Institution, tête basse, esprit bourrelé, et rentre dans la règle avec un dénouement plein de soumission et de repentir.

Ces alternatives d’indépendance et de timidité, qui sont la triste originalité du théâtre actuel, se montrent surtout dans la pièce intitulée la Vertu de Célimène, et voilà pourquoi je la choisis entre toutes.

M. de Mercey est l’éternel mari de la comédie contemporaine, mari chauve et sceptique, promenant son ventre heureux et son cœur vide du Cercle au Bois et du Bois au Cercle ; détestant la demeure conjugale, dînant et aimant dehors. Va-t-il par hasard chez « madame », il se fait annoncer, ce n’est plus un mari, c’est une visite : visite courte, visite de cérémonie, car il a hâte de retourner à son cercle où il déclamera contre Proudhon qui sape la famille. De cette conduite, du reste, madame ne se plaint pas ; elle y gagne sa liberté, dont elle use pour recevoir tout le monde, même son mari ! Voici M. de Virieux, un jeune niais qui joue avec fatuité les commissionnaires intimes ; M. de Bernheim, un faux artiste qui fait de la peinture de société ; M. de Castellas qui, pour contenter sa vanité quinquagénaire, se décore d’aventures amoureuses qu’il n’a pas eues et pourrait être condamné pour port illégal de bonnes fortunes.

Or, à ces personnages insignifiants, ridicules ou odieux, se trouve mêlée une intelligence haute et digne, une âme honnête, tendre, sérieuse, tout altérée d’amour ; une de ces natures choisies de Dieu, où la passion lève ses héros et ses martyrs. Tandis que Bernheim, Castellas et de Virieux s’amusent à aimer Mme de Mercey et, faisant du cœur avec de l’esprit, la courtisent par contenance, par passe-temps, lui, Albert de Woëll, il s’est abandonné sincèrement à cette mondaine.

Mais le mari, que fait-il donc ? S’il n’a pas à défendre son bonheur (il n’aime pas sa femme), n’aura-t-il pas souci de son honneur si furieusement assiégé ? Son honneur ! n’ayez crainte. Il est gardé par la vertu de Célimène.

Vous la connaissez, cette étrange vertu, faite de distinctions mille fois plus subtiles et spécieuses que les distinguo de l’ancienne scolastique. Vous en avez été les témoins indignés, peut-être même les déplorables victimes. Prenez garde ! Célimène abandonne indolemment sa main entre les vôtres, en vous enveloppant d’un regard amoureux. Elle vous attire, elle vous engage, — elle vous tient ! Et vous, naïf et loyal, un grand trouble de joie se fait dans votre poitrine : Elle vous aime, vous n’en pouvez douter. Et sous ce regard, qui pardonne d’avance et même vous autorise, vous tombez à genoux. « Impertinent ! pour qui me prenez-vous ? » Puis, ce sont d’autres raisons : « elle doit fidélité à son époux, elle veut demeurer digne de lui, vertueuse enfin ». Mais cette pression de main, mais ce regard ? Je vous dis qu’elle est restée fidèle et qu’elle est restée vertueuse !

Horrible chose que la casuistique féminine. J’ai entendu, l’autre jour, un mot cynique, mais d’une justesse singulière, et qui la flétrit en la caractérisant. Une femme avait trompé vingt fois son amant. Comme il éclatait en sanglots et en reproches, elle lui répondit fort tranquillement et d’un ton de candeur qui rendait la réponse plus épouvantable encore : « Mais puisque je… n’éprouve de plaisir qu’avec toi ! »

Albert de Woëll allait épouser une douce fille nommée Léonie, quand Mme de Mercey le regarde d’une certaine façon ; et voilà que, frappé soudain, dompté par ce regard, il oublie tout, excepté ce regard ; il oublie qu’il a une fiancée et que M. de Mercey est son ami. Un coup d’œil suffit à le faire infâme et parjure. Qu’importe ? il aime, on l’aime, le reste n’existe pas. — On choisit Albert pour une mission glorieuse et qu’il avait rêvé d’accomplir. Qu’on ne lui parle plus de gloire et d’avenir : pauvres mots, qui pâlissent et s’effacent devant ce mot flamboyant, la passion !

Hélas ! il ne sait pas, le misérable Alceste, que de ce même regard, sur lequel il joue sa vie, Célimène a caressé Acaste, Oronte et Clitandre, qu’un regard ne tire pas à conséquence, qu’il n’a rien à demander au-delà, pas plus que Bernheim, de Virieux ou Castellas.

Cet amour aigu, qu’on a fiché par surprise dans son âme, où il s’enfonce chaque jour davantage comme un poignard vivant, cet amour qu’il ne cherchait pas, qu’on lui a imposé, dont il souffre et dont il est innocent, il faut cependant qu’il ait satisfaction ! De quel droit et dans quel but a-t-on brusquement détourné sa vie ? « Enfant, Mme de Mercey ne voulait que se distraire. » Tant pis pour elle ! Elle a pris Albert tout entier, il faut qu’elle se donne à lui tout entière. « Mais qui a pu vous faire croire ?… Vous oubliez toutes les convenances… Pour qui me prenez-vous ? »

Pour moi ! serait-il en droit de répondre. Mais il demeure sans paroles, fou de surprise et de douleur, devant la « vertu » de cette femme qui ne pourrait se réhabiliter que d’une façon : en ayant le courage de l’adultère.

Albert de Woëll ne menace pas, — il se vengera ; et, comme il est de ces hommes extrêmes qui ne font rien à demi, sa vengeance sera absolue comme son amour.

M. de Castellas a, près de la demeure de Mme de Mercey, une habitation exactement semblable à celle de sa voisine. Même aspect au dehors, même disposition intérieure : une véritable maison — Sosie. Le baron de Castellas prête son hôtel à la vengeance d’Albert… et, au retour des Italiens, un soir que l’ombre est épaisse, le cocher de Mme de Mercey, gagné par Albert, se trompe de porte et entre dans la cour du baron.

Mme de Mercey, abusée par la ressemblance des maisons, monte tranquillement l’escalier, lève une portière — et se trouve en face d’Albert. Il est là, froid et résolu, il est là, dans cette chambre, à minuit, seul avec cette femme, seul ! Affolée d’épouvante, elle appelle et veut fuir. Mais les portes sont verrouillées et nul ne peut entendre ses cris. C’en est fait, son honneur va payer pour le crime accompli par sa coquetterie : telle a été la première pensée d’Albert. Mais les âmes comme la sienne, les âmes passionnées, ont beau se promettre d’être impitoyables, elles sont toujours les plus généreuses. Il ne déshonorera pas cette femme, parce qu’il l’aime et que ce serait déshonorer son propre amour. Il suffira qu’il lui reproche, sans faiblesse comme sans injustice, l’infamie commise et son bonheur détruit : car il faudra bien qu’elle l’écoute jusqu’au bout, abaissée et couverte de honte devant la ruine qu’elle a faite en cet homme, par distraction, pour passer le temps. Et ce châtiment a certes son prix.

Le châtiment infligé, « et maintenant, madame, vous pouvez sortir », lui dit-il simplement. Mais elle, comme touchée tout à coup de la grâce de l’amour et comme transfigurée par cette générosité, lance la clef par la fenêtre : elle restera volontairement. Cette scène est très dramatique et d’un grand effet… Mais voilà que, dans ce moment, entrent M. de Mercey (rappelez-vous le cinquième acte de Gabrielle) et Léonie, la fiancée abandonnée. Et là, dans cette chambre, immédiatement, M. de Mercey pardonne à sa femme ! M. de Mercey tend la main à de Woëll qui prend cette main et la serre !! Et l’on convient que de Woëll épousera Léonie !!!

Cela n’est-il pas bien imaginé ?

Que M. Meilhac me permette de le lui dire : Ce dénouement heureux m’a profondément attristé. Quoi ! avoir dépensé tant de qualités réelles, avoir traité des situations hardies avec tant de franchise et de force, et faire aboutir la pièce à cet enfantillage, et finir en vaudeville ! S’amuser à souffler, comme par une espièglerie de gamin, sur l’édifice qu’on a construit ! Faire écrouler le drame dans ce dénouement risible ! Risible ? Au fond, cela ne prête pas à rire. Nous y voyons, avec effroi, un des signes dramatiques du temps. Dans ce dénouement s’affirme encore une fois la morale de la plupart des pièces contemporaines : morale de surface, inventée à l’usage des « satisfaits », auxquels la vraie, la haute morale paraît monstrueuse, et qui sont contents seulement si tout est pour le mieux dans le plus honteux des ménages. L’écrivain eût condamné Mme de Mercey à l’adultère et au mépris public, qu’ils eussent trouvé la chose révoltante et l’auteur inconvenant ; tandis qu’il ne leur répugne point de voir cette femme honorée (comme si de rien n’était), l’existence d’Albert de Woëll brisée, et le soupçon éternel, la jalousie rétrospective, la plus terrible parce qu’elle est incurable, s’installer dans le cœur de Léonie innocente. « Bah ! disent-ils avec leur optimisme béat, Albert et Léonie finiront par oublier le passé ; à la longue, ils se feront l’un à l’autre, et… en somme, il faut bien accepter la vie comme elle est. »

M. Meilhac est inexcusable. De l’habitude qu’il a prise d’emprunter à Molière les titres de ses pièces (Un petit-fils de Mascarille, la Vertu de Célimène) nous avons le droit de conclure qu’il a sérieusement étudié ce grand homme — et qu’il l’a compris. Eh bien, s’il l’a compris, il lui sera difficile de ne pas convenir avec nous que ce qu’il y a d’admirable dans le dénouement du Misanthrope, c’est qu’il n’y a pas de dénouement. La logique, la vérité morale, le veulent ainsi. Alceste n’épouse pas CéIimène, mais il n’épouse pas Éliante : il continuera d’aimer Célimène, en se détestant soi-même de l’aimer ainsi ; il portera toujours au cœur cette blessure saignante, dont il rougira de ne pas vouloir guérir et dont il mourra peut-être… Or, M. Meilhac marie Albert de Woëll avec Léonie, Alceste avec Éliante ! Et, cependant, il le sait bien, dramatiquement cela ne doit ni ne peut être. Le dénouement de la Vertu de Célimène serait-il une concession, une caresse au public qu’a formé Scribe ? Je le crains. Et je suis forcé de dire à M. Meilhac que, lorsqu’un homme de sa valeur se fait, au mépris de l’art, le complaisant de l’orchestre et des loges, il mérite un blâme sévère7.

Quant au dialogue, le plus grand éloge qu’on ait adressé à M. Meilhac et le plus grand reproche que je puisse lui faire, c’est d’être continuellement, obstinément, implacablement spirituel. La pièce s’arrête en conversations, sans doute fort ingénieuses, où la nouvelle à la main et l’anecdote historique (on a parlé de Pyrrhus !) s’ébattent avec toutes sortes de coquetteries de style et de façon à réjouir les oreilles des dilettantes ; — mais, enfin, elle s’arrête. Les mots et les dissertations de l’école Dumas fils sont-ils beaucoup plus dramatiques que les discours de l’ancienne tragédie ?

M. Charles Baudelaire, ou Boileau hystérique

La mythologie exilée. — Théodore de Banville, poète de Renaissance. — M. Baudelaire fait ses réflexions. — Il se décide à rendre son actualité au diable. — Qu’il n’y a pas d’écrivains plus contraires que MM. de Banville et Baudelaire. — Le Satan des Fleurs du Mal, ou Satan procureur. — Inquiétudes et terreurs de M. Baudelaire. — Lisette célébrée en latin barbare. — Attraits de la laideur. — Le mysticisme obscène. — La Messe-Noire. — Les procédés de M. Baudelaire. — Opium et haschich, ou la philosophie des Fleurs du Mal. — M. Baudelaire a-t-il réellement des remords ? — Une lithographie bizarre. — M. Baudelaire à l’Académie. — Parallèle avec M. Viennet. — Sa conversation. — Les Fleurs du Mal, poésies didactiques. — Boileau hystérique.

Ce fut, quand on y songe, une situation bien cruelle que la situation faite par la génération de 1830-40 à celle qui la suivit immédiatement. Roman, ode, élégie, théâtre, que n’avaient pas tenté ces poètes : Balzac, Hugo, de Musset, Lamartine, Dumas, et que n’avaient-ils pas accompli ? Comment écrire après eux, sans écrire d’après eux ? comment produire sans les reproduire ? comment parler sans rabâcher ? Chose grande et déplorable en même temps, il semblait que le présent contînt, absorbât, supprimât l’avenir.

Combien d’intelligences furent écrasées par ces terribles devanciers ! combien qui, dans leur fierté naïve, croyant atteindre l’originalité, donnèrent dans l’impasse de l’imitation et y restèrent !

À peine quelques-uns, dans la foule, mieux avisés et d’un sens plus critique, virent bien que s’attaquer aux mêmes sujets que leurs prédécesseurs était folie pure : c’était vouloir battre le génie avec l’ingéniosité. Ils se replièrent donc, ils s’en allèrent chercher, loin des terres souverainement occupées, des îlots écartés où ils pussent vivre indépendants, à l’abri de l’imitation. Chacun s’établit de son côté et se bâtit une maison, modeste sans doute, mais dans son goût particulier et qui n’était pas du moins une réduction servile des Allambrahs romantiques.

Parmi ceux-là citons, après Murger et Champfleury, H. Babou dans la nouvelle, Th. de Banville et Ch. Baudelaire dans la poésie. Je m’attarderais volontiers devant les Païens innocents d’Hippolyte Babou, cette œuvre originale et charmante où l’imagination a tant d’esprit, — en un mot, si française, — et que les critiques, ces Anne qui souvent ferment les yeux exprès. « pour ne rien voir venir », s’obstinent à ne pas signaler au public ; mais je dois arriver tout de suite à la poésie.

I

Une des mesures les plus violentes prises par les dictateurs littéraires de 1830 fut le bannissement de la mythologie antique. Devait-il être perpétuel ? ne devait-on pas souhaiter une restauration ? en exilant les dieux, n’avait-on pas exilé la beauté dans sa manifestation la plus radieuse ?

Ces questions, j’ignore si Théodore de Banville se les posa précisément ou s’il agit d’instinct ; toujours est-il qu’on le vit un jour ramener l’Olympe dans la littérature, non pas ce triste Olympe mal compris et si pauvrement rendu par les mythologistes du siècle dernier : cette fois, le cortège immortel s’avançait, drapé dans une poésie éclatante et salué par la musique des rimes riches, comme il sied aux dieux orientaux.

Th. de Banville relevait le Parthénon en artiste ravi par les prodigalités et les magnificences de Notre-Dame. Il fut vraiment un poète de Renaissance : il innovait en recommençant. Aussi, quand au nez des follets, des péris, des djinns et des fées, on l’entendit proclamer la reconstitution du royaume des nymphes et revendiquer si brillamment pour ses faunes et ses hamadryades une part des forêts poétiques, ce fut autour de lui un applaudissement universel. Peut-être quelque fée murmura, quelque péri fit la grimace, mais il n’y eut point d’éclat, et, bon gré mal gré, les deux mythologies finirent par s’embrasser.

De son côté, Charles Baudelaire, peu jaloux de se joindre à la caravane d’imitateurs qui grossissait follement, de minute en minute, sur la grand-route romantique, cherchait de droite et de gauche un sentier par où s’échapper vers l’originalité. À quoi bon, en effet, prendre sa stalle au chœur lamartinien, alterner au pupitre avec cet excellent Turquety ? Il l’aurait pu certainement, et ses dehors mystiques semblaient l’y pousser. Mais, s’il paraît mystique, M. Baudelaire est prudent et réfléchi. Il songea que, à se laisser aller, il se noierait comme les autres, il disparaîtrait à tout jamais sous le débordement d’hymnes séraphiques dont la plaine littéraire était couverte.

À quoi se décider ? Grand était son embarras, quand il fit cette observation : que le Christ, Jéhovah, Marie, Madeleine, les anges et « leurs phalanges » encombraient cette poésie, mais que Satan ne s’y montrait jamais. Faute de logique. Il résolut de la corriger.

Et puis, dans le catholicisme barbare et violent du moyen âge, affadi par la religiosité sentimentale des Jocelyns, il voyait une mine toute neuve à ouvrir. Peut-être que, à force de creuser, il en extrairait son originalité ?

Il travailla patiemment, fortement, péniblement, longuement ; en mineur opiniâtre, il creusa pendant quinze années.

V. Hugo avait fait de la « diablerie » un décor fantastique à quelques légendes anciennes. Lui, Baudelaire, il écroua réellement dans la prison d’enfer l’homme moderne, l’homme du xixe  siècle ; il voulut expliquer nos abattements et nos mélancolies sans cause par une influence surnaturelle, l’influence du Malin ; en un mot, il rêva de rendre son actualité au diable. Nous verrons bientôt à quels singuliers poèmes il aboutit. Une remarque auparavant.

On entend, chaque jour, des critiques étourdis rapprocher, que dis-je ? mêler Th. de Banville et Ch. Baudelaire ; ils en feraient volontiers un seul et même poète en deux personnes. Et, cependant, quels écrivains plus contraires ? L’un, épris de la forme, fou de plastique, plonge sans cesse au fond du monde païen et remonte au jour les Dieux et les Vénus enfouis, qu’il replantera dans ses odes comme dans un Versailles poétique. L’autre ne descend qu’en lui-même et se plaint à nous que Satan gouverne son âme ; la beauté lui paraît détestable ; il ne voit en elle qu’embûche et tentation !

Le premier est joie, épanouissement, lumière ; le second semble, tout entier, remords, accablements, ténèbres. Celui-ci, nature abondante et d’improvisateur, répand des vers de toutes parts, il est plein de rimes qui coulent sans effort, — jusqu’à la prolixité. Celui-là, voué, comme Gustave Flaubert, à la recherche du style absolu, se travaille sans cesse, s’efforce d’enserrer sa pensée, de concentrer sa rêverie : il tend, par un effort perpétuel, vers la concision qu’il atteint quelquefois, mais qu’il dépasse le plus souvent pour donner dans le maniérisme et dans le contourné. Sa phrase est savante, mais il a le tour pédant.

Où prenez-vous le joint de ces deux natures ? « Ce sont deux formistes », dites-vous. La belle raison pour les assimiler ! Est-ce qu’il n’y a pas cent mille façons d’être un homme de forme comme d’être un homme du monde ? Racine a-t-il de la forme et Victor Hugo n’en a-t-il pas ? À parler sensément, MM. de Banville et Baudelaire se ressemblent comme le nord au midi. Et ceci n’est pas un à peu près, une comparaison en l’air ! La poésie de l’un, en effet, est bien la poésie méridionale, naïvement sensuelle et païenne ; et l’autre n’est-il pas, au contraire, le Northmann raisonneur et casuiste dans son nuage mystique ?

J’aurais pu aller directement à M. Baudelaire, entrer de plain-pied dans ses Fleurs du Mal ; mais j’avais à cœur de détruire l’opinion absurde et généralement admise qui l’apparente à Théodore de Banville : ce ne sont pas les bourdes les plus pesantes qui font le moins vite leur chemin.

II

Spectacle au moins bizarre que celui d’un poète contemporain agité du démon. Et quel démon ! Il ne s’agit point ici de l’Ange du mal, du Prométhée biblique foudroyé par le Jupiter des Juifs, mais gardant au front l’éclair de la foudre ; tombé, mais superbe encore ! Il ne s’agit point de Celui qui balança un moment la puissance divine, qui fut ouvertement l’adversaire de Jéhovah, et dont la grande aventure a tenté le génie sympathique des poètes. Oh ! non ; chez le Satan de M. Baudelaire nulle trace d’origine lumineuse. Rien du titan ni de l’ange. Les ailes sont coupées à ras, le front est sans fierté. Il n’y a plus qu’un Satan raisonneur et subtil, bas et rusant sans cesse, avec des manières de procureur qui exhale de mauvaises odeurs et des sophismes piteux. Certes, l’archange Saint Michel ne le reconnaîtrait pas, et, le toisant, dirait : Quel est ce pleutre ?

Il faut voir les formes que prend ce diable trivial, les moyens qu’il emploie pour tourmenter ce déplorable M. Baudelaire et le damner : il le tire par les jambes pendant la nuit, s’accroupit lourdement sur sa poitrine ; ou bien, fumée immonde et puante, il s’engouffre dans ses organes respiratoires, le fait tousser, le suffoque, et le poète n’est plus qu’un tuyau de cheminée qui se plaint :

Sans cesse à mes côtés s’agite le démon,
Il nage autour de moi comme un air impalpable ;
Je l’avale, et le sens qui brûle mon poumon,
Et l’emplit d’un désir éternel et coupable.

Le compagnon désagréable et compromettant ! M. Baudelaire se fâche à la fin et lève sur lui une strophe irritée… Mais une subite inquiétude suspend cette révolte : si, par hasard, le diable était plus puissant que le Tout-Puissant ; s’il était maître en haut comme il est maître en bas ? Et, tout pâle d’avoir eu la pensée de le contrarier, M. Baudelaire se met à cajoler son tyran ; il lui fait des « litanies », il le salue « Satan trismégiste », Satan trois fois grand ! Puis, par un revirement subit, le voilà qui crie à l’aide contre les suggestions du « malin », de « l’ennemi », du « prince des ténèbres », et il appelle à son secours, non pas l’amour, mais la terreur de Dieu, dont il semble ainsi faire un Satan supérieur.

Cette poésie reflète bien le moyen âge, flottant sans cesse entre le diable et Dieu, qui lui paraissent également haïssables et que, à vrai dire, il ne distingue pas parfaitement.

Si M. Baudelaire a l’esprit du moyen âge, il en pratique aussi l’argot théologique. Ferré sur les termes, casuiste raffiné, il en remontrerait pour la technique à Hiérosme Cornille lui-même, grand pénitencier et juge ecclésiastique. Il eût fait certainement un agréable rapporteur dans les procès de sorcellerie.

Voyez si cet écrivain est possédé (possédé, c’est le mot) de son sujet, et à quel point ! On trouve, enclavée dans les pièces françaises qui composent les Fleurs du Mal, un hymne en latin barbare consacré à célébrer… quoi ? les charmes d’une modiste idolâtrée. Franciscæ meæ Laudes, tel est le titre de cette poésie souillée d’expressions à double entente et où le mysticisme s’enlace si étroitement à l’obscénité, qu’ils se confondent vraiment et ne font plus qu’un. Obscénité, mysticisme, deux mots dont on peut marquer M. Baudelaire. Pour qui ces sonnets caressants ? pour les chats « mystiques et voluptueux », dont

Les reins féconds sont pleins d’étincelles magiques.

Ah ! ce n’est pas à l’occasion de M. Baudelaire qu’on pourra s’écrier encore une fois : Ces fous de poètes ! La logique surveille sévèrement chacun de ses vers c’est une bonne gardeuse qui n’en laisse pas un seul s’écarter du pâturage catholique. Ainsi, pour M. Baudelaire, la femme ne sera pas la bien-aimée et la bien aimante, celle qui relève et console ; il ne voit en Laure, Béatrix, Elvire, que les servantes du diable, des pourvoyeuses d’enfer, « l’embûche dressée sur le chemin de sa perdition ». Volontiers, il les traduirait devant un tribunal ecclésiastique ; volontiers, Gauffredi-Baudelaire pousserait sa maîtresse au bûcher, croyant du même coup brûler Satan (à qui cela doit être bien égal !), Satan qui, pour le perdre, revêt

La forme de la plus séduisante des femmes.

Il aime la femme, cependant, mais à sa façon : épuisant avec elle les voluptés bizarres où il s’enfonce avec une sorte de rage, complétant le plaisir par le remords, goûtant je ne sais quelle horrible jouissance à la… posséder au bord de l’enfer, comme deux créatures exténuées qui, pour retrouver une dernière émotion des sens, un tressaillement suprême, feraient l’amour au bord d’un toit. Il semble que cette pensée, « Je me damne », lui soit un aiguillon voluptueux : Satan est sa cantharide, à lui !

La chair contentée, la terreur seule reste. Et le poète d’appliquer sur son front et sur celui de sa maîtresse les cendres catholiques. Tremble, malheureuse, du plaisir que tu m’as donné.

    … Vous serez semblable à cette ordure (une charogne).
    À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
    Vous, mon ange et ma passion ;
Oui, telle vous serez, ô la reine des Grâces,
    Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
    Moisir parmi les ossements.

La pauvre demoiselle, il la déshabille — même de sa peau !

Celle à qui M. Baudelaire murmure, entre deux baisers, ces galantes strophes (vraiment dignes d’un équarrisseur qui charmerait Montfaucon par des madrigaux exquis), a du moins la beauté ; elle est « la reine des Grâces ». Est-ce à dire que la laideur manque de ragoût et que le répugnant n’ait point son attrait ? S’il pensait ainsi, M. Baudelaire blesserait la logique du raffinement :

Une nuit que j’étais près d’une affreuse juive, etc., etc.

Le mysticisme obscène ou, si vous préférez, l’obscénité mystique, voilà, je l’ai dit et le répète, le double caractère des Fleurs du Mal. Mais où ce caractère s’accuse le plus effrontément, où tous les voiles sont déchirés, où M. Baudelaire enfin se lâche tout à fait, c’est dans la partie intitulée : Femmes damnées. Là, tout auprès des Lesbiennes qui célèbrent le mystère honteux et « sacré » des amours contre nature, nous avons la femme catholique, et nous l’avons dans son expression la plus intense, qui est la Religieuse !

M. Baudelaire a rencontré sainte Thérèse donnant le bras à Sapho :

………………………………………………
Et celles dont la gorge aime les scapulaires,
Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements,
Mêlent, dans la nuit sombre et les bois solitaires,
L’écume du plaisir aux larmes des tourments.
Chercheuses d’infini, dévotes et satyres,
Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains !

Qu’en dites-vous ? Et ne pourrait-on pas comparer ces Fleurs du Mal à la Messe-Noire décrite par Michelet dans son admirable Sorcière, — une messe où le marquis de Sade, sous-diacre, verserait la burette à Satan qui officie3 ?

III

Quelle impression d’une semblable lecture ? une impression d’épouvante ou d’horreur ? Non. Cette poésie ne va pas jusqu’à l’âme ; les nerfs seulement en sont atteints et agacés ; elle nous cause des inquiétudes dans le cerveau, comme une fausse position des inquiétudes dans les jambes. Et, pour aboutir à ce résultat peu digne d’un effort intelligent, quelle dépense de littérature ! car on ne peut refuser à M. Baudelaire les qualités extérieures : il parle une langue serrée, énergique (les idées ne le sont pas), colorée (mais sans chaleur) ; et je ne lui sais d’égal, pour l’harmonie et le balancement des strophes, que Lamartine ou M. Leconte de l’Isle. Enfin, on reconnaît un versificateur savant qui, s’il ne joue pas avec les difficultés rythmiquesc comme ce facile et léger Théodore de Banville, arrive pourtant, à force de patience et d’opiniâtreté, et en s’y reprenant à plusieurs fois, à monter la bête métrique. Mais peut-on dire : Voilà un poète ? Oui, si un rhéteur était un orateur.

Ici, tout est combiné, raisonné, voulu. Rien de primesautier. Nous sommes au Cirque, les élans sont mesurés. Il n’y a pas, hélas ! dans tout le volume des Fleurs du Mal, une seule de ces belles négligences, un seul de ces écarts précieux que le génie commet parfois, emporté par la folie des aventures ! — À regarder attentivement ces fleurs artificielles, on croit sans peine ce que me disait un homme qui a vu M. Baudelaire de très près : « Baudelaire écrit d’abord ses odes en prose, puis il met cette prose en vers. » Singulière façon de procéder, on l’avouera, et qui ne prouve guère chez l’auteur l’intelligence de ce que doit être la poésie : un entraînement, un enlèvement, un mouvement plus spontané de la pensée ou de l’imagination… Figurez-vous qu’on attache des ailes au docteur Véron, et qu’on lui dise ensuite de s’envoler !

La vérification du procédé de composition habituel à M. Baudelaire est, d’ailleurs, très aisée. Cet écrivain a publié naguère dans la Revue fantaisiste, et récemment dans la Presse, une série de petits exercices français qu’il appelle des poèmes en prose. Eh bien ! pour ne citer qu’un exemple, prenez parmi ces poèmes en prose celui intitulé « la Chevelure », et vous reconnaîtrez, mot pour mot, une pièce des Fleurs du Mal : même titre, même ordonnance, mêmes expressions.

M. Baudelaire peint un tableau, puis en fait lui-même la copie. La prose, c’est le tableau ; le vers, c’est la copie. Or, qu’y a-t-il de plus froid qu’une copie… et que les Fleurs du Mal ?

IV

Nous retrouvons le poète des Fleurs du Mal dans les Paradis artificiels : œuvre intéressante, du reste, abondant en observations physiologiques, et d’un stylo poli, clair, transparent, un vrai style de cristal, à travers lequel les idées les plus subtiles se montrent avec une singulière netteté. M. Baudelaire excelle à corporifier ces fantômes de pensées qui flottent sur la frontière de la Rêverie et qu’il semble d’abord impossible de fixer.

On pourrait dire des Paradis artificiels qu’ils contiennent la « philosophie » des Fleurs du Mal.

Pour M. Baudelaire, en effet, l’opium et le haschich sont, avant tout, choses diaboliques, philtres d’invention moderne, et, partant, l’Église doit sévèrement en proscrire l’usage. « J’avouerai, dit-il, que ces poisons excitants me paraissent non seulement un des plus terribles et des plus sûrs moyens dont dispose l’Esprit des ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité, mais encore une de ses incorporations les plus parfaites. » Ainsi, nul doute : avaler une boulette de haschich, c’est avaler Satan ; boire une cuillerée d’opium, c’est boire Satan ; — voilà le pain, voilà le vin ; voilà l’hostie et voilà le ciboire ; — la table diabolique fait pendant à la table sainte. Quand je vous parlais de la Messe-Noire !

Ce n’est pas seulement l’opium et le haschich (et, pour ma part, je ne regretterais certes pas de voir prendre la mesure contre cette dernière drogue) que M. Baudelaire interdit au nom de l’Église. Vous lisez plus loin ces lignes exorbitantes : « Malgré les admirables services qu’ont rendus l’éther et le chloroforme, il me semble qu’au point de vue de la philosophie spiritualiste, la même flétrissure morale s’applique à toutes les inventions modernes qui tendent à diminuer la liberté humaine et l’indispensable douleur. » Autant vaut dire que le médecin qui nous guérit attente à notre liberté. Peut-on faire un pareil abus des mots, aller si avant dans l’absurde ! Peut-on déshonorer par de telles formules cette admirable théorie chrétienne : La purification par la souffrance !

V

Ai-je fait pénétrer mes lecteurs dans le vif de l’œuvre de M. Baudelaire, si curieuse, — d’abord, pour son contraste violent avec l’époque ; ensuite, pour le contraste non moins violent qui existe entre le sujet traité et la forme dont on l’a revêtu ? Le fond des Fleurs du Mal est d’une âme tourmentée, battue incessamment par le remords ; et le style dénonce une tranquillité parfaite, une imperturbable possession de soi-même. Pas une émotion ne trouble le calme didactique de ces vers ; on a beau écouter, nulle part l’oreille la plus fine ne saisirait la vibration d’un cœur douloureux. Contradiction singulière, je le répète, et qui nous autoriserait à soupçonner la sincérité de l’auteur.

Si, pour M. Baudelaire, le satanisme n’était qu’un thème, un canevas, une matière à amplifications qu’il se distribue à lui-même, comme les professeurs en distribuent à leurs élèves ? si M. Baudelaire faisait du remords artificiel ? s’il n’y avait que sa forme, et non sa conscience, de travaillée ?…

J’ai dans ma chambre, — fixée au mur par quatre épingles, — une lithographie très bizarre. Figurez-vous un galetas baroque, aux angles innombrables, aux poutres mêlées, un vrai dessous de charpente, encombré du mobilier le plus fantastique. Là, sur une planchette, les cornues, les alambics, les bocaux pleins de liqueurs infâmes où flottent les fœtus ; à la suite, et s’abîmant dans l’ombre, des têtes de morts juxtaposées à l’infini comme les grains de quelque chapelet horrible ; en face, un squelette avec une ficelle entre les jambes, un squelette-polichinelle, un squelette pour faire joujou.

De ci de là rôdent des chats qui ne sont même plus maigres, tant les sabbats nocturnes les ont exténués, et qui font le gros dos et qui veulent être gentils !

C’est épouvantablement drôle.

Le milieu du galetas est occupé par un lit d’un équilibre impossible (deux pieds sur quatre posent dans le vide), où se démène grotesquement un personnage blafard qui, en proie sans doute à quelque cauchemar affreux, lance ses jambes au-delà des couvertures répandues à terre. Dominant le chevet, à la place où d’habitude on accroche le bénitier, la tête encornée de Satan.

Comme légende : Les Nuits de M. Baudelaire. Cette lithographie, signée Durandeau, est certainement d’une grande fantaisie, mais la légende est menteuse… à moins qu’elle ne soit ironique.

Que voulez-vous ? Je ne puis voir en M. Baudelaire qu’un littérateur placide et régulier, qui se couche et dort fort correctement dans un lit en acajou, après avoir suspendu à la patère son paletot soigneusement brossé.

Ces visions sataniques sont affaire de rhéteur.

Il se dit agité de remords, il a, comme Macbeth, l’âme remplie de scorpions ! Je le crois ennuyé tout au plus, ce qui, je le sais bien, constitue une infériorité grave.

M. Baudelaire est artificiel en tout. Il se poudre, affirment ses familiers, et même il se peint. Comme Églé, belle et poète, il fait son visage ; il est vrai qu’il fait aussi ses vers, et fort bien.

L’avez-vous jamais entendu ? Sa parole est lente, mesurée ; il s’écoute parler comme il s’écoute écrire ; et parfois, en parlant, il clôt les yeux à demi comme un vicaire onctueux. Toute discussion, tout enthousiasme, toute jeunesse lui est insupportable. S’il aime les chats pour leurs mouvements silencieux, il a horreur des chiens, qui sont bien plus aimables, mais qui pourraient japper. Cela ne s’accorde-t-il pas avec sa répulsion pour les poètes passionnés, comme Byron et Musset, par exemple ? Ces deux-là, particulièrement, il ne peut les sentir.

On s’étonne que M. Baudelaire vise à l’Académie. Pourquoi donc ? Outre un talent de seconde ligne et tout extérieur, mais fort estimable encore, M. Baudelaire est un lettré consciencieux, un grammairien sûr qui s’intéresserait utilement au Dictionnaire. Et même, à certains jours solennels, comme M. Viennet lit à la Compagnie sa petite fable, il pourrait lire son petit sonnet satanique et correct. Je ne veux pas pousser le parallèle. Mais écartez la différence des époques où M. Viennet et M. Baudelaire ont paru, la diversité de leurs styles qui en est la conséquence, et vous verrez qu’il existe une ressemblance de nature entre ces deux didactiques.

Donc, et pour nous résumer, nous avons, — à côté d’un rhéteur qui a reçu de Vaugelas l’influence secrète, — un désespéré par raisonnement, un poète par préméditation. Et si j’avais à déterminer d’un mot ce que M. Baudelaire est nativement et ce qu’il voudrait nous persuader qu’il est, je l’appellerais volontiers : un Boileau hystérique.

M. Jules Noriac

Les chambrées de littérateurs. — L’écritoire-gamelle. — Mot d’un poète allemand. — Excellence du petit journal. — Ah ! si M. Charles Monselet écrivait aux Débats ! — Voltaire à la Revue des deux mondes. — La Bêtise humaine. — L’esprit du xviiie  siècle combiné avec le sentiment contemporain. — Impersonnalité des héros de Voltaire. — La gaieté de nos pères. — Que nous devons porter fièrement notre tristesse. — L’ironie compatissante.

Les individualités sont bien rares en littérature. Nos écrivains, pour la plupart, n’ont guère que leur nom de personnel, le signe particulier manque sur ces physionomies effacées et banales, et tel volume, écrit par Jacques, pourrait fort bien et sans nulle invraisemblance, je vous le jure, être revendiqué par Edmond ou Gustave. Je défie Jacques de prouver sa propriété.

Il n’y a plus d’originalité, il n’y a plus que des extraits de naissance.

Mais où la banalité se carre et s’étale, où l’insignifiance triomphe, c’est dans le roman actuel.

Je compare volontiers le roman à une immense caserne coupée en une foule de petites cellules ; cellules tout imaginaires, d’ailleurs, et séparées idéalement. Pour la plus grande facilité des rapports, une ligne à la craie y figure la cloison… Et voilà la littérature en commun organisée ! on rêve, on pense, on combine, on compose en commun ! on trempe fraternellement sa plume dans la même écritoire, l’écritoire-gamelle !

Nous avions les chambrées de militaires, nous avons maintenant les chambrées de littérateurs.

Ah ! ceux qui disent encore « l’armée des lettres » ont raison de maintenir ce trope démodé, s’ils entendent par là que l’uniforme règne en littérature, et que l’alignement du style est irréprochable. Armée, en effet, mais qui ne fait plus de conquêtes, armée tombée en garde nationale.

On sait que Pierre Corneille, dans l’embarras de la rime, ouvrait un judas et recourait à son frère logé à l’étage inférieur. Et, vite, Thomas passait la rime demandée. Aujourd’hui ce n’est pas la rime seulement, c’est le vers tout entier qu’on se tend par-dessus la ligne de craie. À peine si quelques-uns (emportés par l’inspiration !) déplacent une virgule.

M. Noriac écrit des romans ; mais, n’ayant pas le goût des phalanstères, il a résolu de se bâtir « une maison à soi », au grand scandale des gens de la caserne. Nous allons, s’il vous plaît, visiter cette construction qui, pour n’être pas achevée, prend déjà tournure et s’annonce dans un style fort agréable. Une anecdote, auparavant.

Le poète allemand Ludwig Wihl désirant se mettre au courant de notre littérature présente, je lui ouvris ma bibliothèque. Hélas ! combien de romans ne le vis-je pas rejeter, après la dixième page, avec ce mot terrible : « C’est toujours la même chose ! » mot qui portait et dont mon amour-propre national était tout douloureux… quand, un soir, Wihl fait irruption dans ma chambre :

« Enfin, voilà quelqu’un ! » s’écriait-il, et, d’une main, il agitait un livre, que de l’autre il tapotait amicalement. Ce livre, c’était la bêtise humaine.

I

Comme presque tous les écrivains de ce temps, M. Jules Noriac a débuté par le petit journal. C’est le Figaro qui publia son 101e régiment, d’une observation si comique ; c’est dans le Figaro que parut cette série d’articles sur le Ridicule et le Préjugé, où la vérité, vêtue de l’habit voyant du paradoxe, s’ébat avec tant de bonne humeur. Le petit journal est une excellente école. À ses discussions, qui ont les vivacités de la dispute, l’esprit s’aiguise, l’intelligence devient prompte, l’homme de lettres gagne un style net, coupant et rapide, qui ne s’attarde point, ne s’amuse point autour de l’idée, mais lui court dessus tout de suite. Telle nouvelle à la main vaut, par le tour, nos vieux contes, et affirme bien mieux un écrivain que tel article de Revue si long et si vanté. Songez quelles qualités essentiellement françaises un auteur, rompu à ces jeux, apportera dans le roman, et comme il évitera les emphases et les diffusions ! Et, cependant, je le sais, dans la bouche de certaines gens, — qui sont des bonnes gens, « petit journaliste » équivaut à une injure grave. Ainsi, M. Charles Monselet est, sans conteste, un lettré des plus érudits et des plus fins, un fantaisiste hors ligne, un conteur qui raconte dans un style exquis ; enfin, satiriste pénétrant, habile à lancer le trait comique juste au point qui le doit recevoir, ses Tréteaux sont la joie de ceux qui rient intelligemment. Mais que fait tout ce talent ? Monselet écrit au Figaro ! Et, de cette appellation méprisante « écrivain de petit journal », le préjugé l’amoindrit — et ne fait point de différence entre lui et M. Pierre Véron. Ah ! que ne rédige-t-il aux Débats ? Saint-Marc le saluerait « un de nos jeunes espoirs », et sous M. de Sacy, expert à couver les embryons académiques, Monselet éclorait bientôt à l’Importance. Que ne rédige-t-il aux Débats ? il y perdrait peut-être l’indépendance du style, mais il y gagnerait ce dehors imposant, cette respectabilité que dégage M. de Sacy, et sans laquelle on n’est rien pour le léger peuple français qui, aimant à rire, n’a de louanges que pour les gens « sérieux ».

N’est-il pas vrai que, si Voltaire présentait aujourd’hui l’Ingénu ou Candide à la Revue des deux mondes, M. Buloz le traiterait de petit journaliste et le renverrait au Figaro ? Et Chamfort, et Rivarol ?… Il est encore vrai qu’ils n’attendraient pas qu’on les y renvoyât, qu’ils iraient là d’eux-mêmes, et tout droit.

Félicitons M. Noriac d’avoir importé dans le roman ses qualités de petit journaliste : la netteté, la rapidité, le trait, toutes choses qui font bonne figure dans un livre, quel qu’il soit, mais surtout dans un ouvrage satirique.

C’est de là que vient, en partie du moins, son originalité comme romancier.

II

Quelle étude intéressante pour un curieux que celle des deux premières séries de la bêtise humaine : Eusèbe Martin et Le Grain de sable ! Je ne sais pas d’œuvre où l’esprit du xviiie  siècle se combine aussi heureusement avec le sentiment moderne. Vous trouvez ici la même vue générale de la société que dans les contes philosophiques de Voltaire, la même entente de la satire synthétique ; et c’est presque le même dédain du paysage et du détail minutieux, la même façon brusque d’introduire dans le récit des personnages imprévus. Mais on a, de plus, chez M. Noriac, le côté dramatique et réel, qui est tout moderne. Je m’explique. Dans Candide comme dans l’Ingénu (admirables histoires qu’il n’est dans ma puissance ni dans ma volonté d’amoindrir), ce ne sont pas les hommes qui s’agitent ; ce sont des abstractions qui glissent, impalpables, insaisissables au regard : Candide et l’Ingénu assistent à la vie et ne vivent pas eux-mêmes. Je serais fort empêché de leur serrer la main, ne leur voyant pas de corps. D’où viennent-ils et qui sont-ils ? dites-moi leur pays, leur famille, leur date… Je comprends ce vague, cette impersonnalité des héros de Voltaire en me reportant à son époque où régnait sans partage l’Idée, cette reine dont Voltaire fut soixante ans le premier ministre ! et je n’ignore pas que, grâce à leur impersonnalité même, Candide et l’Ingénu sont de tous les temps : ce qui, évidemment, constitue une supériorité, au point de vue philosophique ; mais, aussi, ne sont-ils d’aucun temps : ce qui, au point de vue artistique, constitue une infériorité grave.

La grande valeur de la bêtise humaine consiste en ceci : qu’elle sera, dans un siècle encore, un ouvrage actuel et que alors, cependant, on ne pourra méconnaître qu’elle fut écrite en 1860. Je vois réellement Eusèbe, — et je sympathise avec lui, je m’intéresse à ses espérances comme à ses désillusions, parce que je le vois, que sa personnalité est palpable. Cette métairie limousine, où la diligence le prit un matin, vingt fois dans mes chasses, je l’ai aperçue, là-bas, au bout de son avenue de châtaigniers, et mon chien a fait remuer ses champs de blé noir où s’appellent les perdrix rouges ; — ce gandin, qui provoque Eusèbe, échangera demain peut-être sa carte contre votre soufflet ; — cette comédienne, qu’Eusèbe aime éperdument, elle chante à votre théâtre préféré et fut elle-même, qui sait ? un soir de rêverie, la préférée de votre imagination.

Pour tout dire en un mot, nous sentons Eusèbe à côté de nous ; dans cet homme, qui est l’homme, nous reconnaissons un contemporain : et voilà pourquoi l’on peut dire que la bêtise humaine est un roman de mœurs autant qu’un roman philosophique.

III

Ce que nous aimons surtout en M. Jules Noriac, ce qui le fait nôtre, c’est son âme.

Cette génération aux airs détachés, à l’allure délibérée et légère, est travaillée au fond d’une inquiétude infinie ; tous, quoique nous puissions dire et malgré nos sourires qui protestent, nous sentons ouverte en nous la blessure dont sont morts Alfred de Musset et Leopardid. D’une délicatesse à jamais éveillée, d’une sensibilité nerveuse toujours prête à s’irriter davantage, rien ne peut contenter notre âme qui désire éternellement et ne sait pas ce qu’elle désire ! — J’entends quelquefois parler de l’insouciance et de la gaieté de nos pères. En ce temps-là, paraît-il, la vie riait aux éclats, la rêverie était inconnue, l’amour passait lestement par-dessus le cœur sans même l’effleurer, et l’on avait vite fait de résoudre le problème de l’immortalité par une chanson à boire. Et il n’y a pas cinquante ans de cela… Qu’il y ait cinquante ans ou mille siècles, ces jours sont affreusement loin de nous, loin comme les choses dont on ne se souvient pas, comme une langue dont le sens est perdu. Qui de nous comprend quelque chose aux flonflons de Béranger et de Désaugiers ? qui de nous n’entend, d’une oreille stupéfaite, les équivoques gaillardes dont les vieux garçons font rougir la mariée au repas de noces ?

Lisette, vous nous paraissez lugubre ; filles de joie, vous êtes les mal nommées.

Faut-il nous plaindre après tout ? Et n’y aurait-il pas de la grossièreté à jalouser nos pères ? Nous sommes tristes, tant mieux ! portons fièrement notre tristesse, comme une noblesse spirituelle : elle est religieuse, elle contient la pitié.

Jules Noriac, ce railleur à la surface, est naturellement et profondément triste ; et, comme toujours, l’habitude de la tristesse lui a donné l’habitude de la commisération ; il a l’ironie compatissante. Qu’elle s’appelle Adéonne ou Madeleine Duval, il mène inflexiblement la courtisane jusqu’au bout de sa destinée, car il a trop de logique, — la logique, qui est la seule morale en art, — pour répéter ce ridicule mensonge de la rédemption des filles par un amour humain (comme si le bonheur rachetait !) ; mais, devant cette destinée, il ne peut pas ne pas s’attendrir. Ce n’est point qu’il le proclame, au moins, et qu’il pleure ouvertement. Non ; mais on sent je ne sais quelle émotion douloureuse, quelle immense pitié circuler à travers ces phrases qui ne l’expriment pas. Nihil humani a me alienum puto , toute douleur humaine est ma douleur, je veux ma part de toutes les larmes ! Nul, plus que Jules Noriac, n’a le droit de revendiquer cette devise d’une mélancolie si douce et si magnifique où, deux cents ans avant Jésus-Christ, un païen formulait le christianisme tout entier.

Corneille expurgé

Corneille aussi national que Béranger. — Un roi qui n’est pas dans ses meubles. — La couleur locale chez Corneille. — Enlevez les sphinx. — Quelques mots sur Nicomède. — L’Illusion comique, ou une féerie au temps de Corneille. — L’enfance de l’art. — Matamore. — Les scrupules de M. Édouard Thierry. — Corneille immoral. — Une tragédie décapitée. — Regardez, mais n’y touchez pas !

Voilà de longues années que l’Allemagne nous enseigne vainement le culte des grands poètes. Il nous manque cet enthousiasme natif qui, le même jour, à la même heure, dans trente villes différentes, rassemble autour de la même pensée et de la même table nobles, ouvriers et bourgeois, pour se griser pieusement en l’honneur de Goethe4 ou de Schiller. Admirable coutume que l’exilé emporte jalousement à l’étranger, comme un morceau de la patrie : on n’a pas oublié le festival gigantesque organisé, l’année dernière, à l’hôtel du Louvre, par les réfugiés allemands, à l’occasion de l’anniversaire de Schiller.

Nous autres Français, nous nous contentons des festivals de l’Orphéon.

Nous avons besoin qu’un directeur de théâtre nous invite au respect de nos gloires et nous avertisse que Pierre Corneille est peut-être aussi national que Béranger. Nous serions incapables d’en faire la réflexion nous-mêmes ! Mais, avant de complimenter M. Thierry, saluons d’un remerciement l’ombre de Rachel ; c’est, en effet, à l’insistance de ce pur génie que le jour de la naissance de Corneille doit d’être admis parmi les jours fastes, et, pour n’oublier personne, c’est M. Théodore de Banville qui écrivit les strophes admiratives déclamées par la tragédienne en cette illustre circonstance.

Donc, après le Cid, après Horace, le Menteur et la Mort de Pompée, M. Édouard Thierry remet « aux chandelles », pour célébrer cet anniversaire, deux pièces retenues dans l’obscurité des bibliothèques. L’une était exilée de la scène depuis cinquante ans et plus, et l’autre n’avait point paru depuis le xviie  siècle. La détermination prise par M. Thierry est, il ne faut pas se le dissimuler, excessivement grave. La mettre à exécution, c’est accuser la postérité qui a suivi Corneille, c’est lui dire : « Tu as été niaise et ignorante, tu as méconnu deux chefs-d’œuvre. »

La tentative de réhabilitation de l’Illusion et de Nicomède est-elle justifiée ?

Examinons la cause, pièces en main.

I

Nicomède est, sans contredit, une œuvre curieuse. Il est curieux, en effet, de voir comment Corneille, qui n’a jamais, jusqu’ici, quitté l’Italie des Horaces que pour l’Espagne du Cid, traitera cette Asie où son génie aborde pour la première fois, quelles passions, quels usages, quelle langue il attribuera à cette civilisation encore inexplorée ? Son style se transformera-t-il sous ce nouveau ciel, son alexandrin sévère s’habillera-t-il des éclatantes couleurs asiatiques ? Corneille va-t-il nous révéler des mœurs différentes des mœurs de la Rome républicaine ou de l’Espagne chevaleresque ? Non. Corneille, à la cour du roi Prusias, demeure, toujours et quand même, un vieil hidalgo romain, mêlé de Don Quichotte et de Cincinnatus. Rome et l’Espagne sont partout où je suis !

Ainsi, non seulement Attale, le prince bithynien, a été élevé par le Sénat, et cet ambassadeur est un ambassadeur romain, mais encore Prusias est romain par crainte, comme Arsinoé par tendresse maternelle. Seul, dans toute cette cour, Nicomède regimbe contre Rome ; mais qu’importe ? Corneille lui a donné une âme romaine.

Il faut vraiment être averti par une note expresse que « la scène est en Bithynie ». Ce vague, d’ailleurs, cette impersonnalité des lieux, si je puis ainsi parler, est une fatalité à laquelle n’échappe aucune tragédie. Aussi, n’est-ce pas nous qui tourmenterons M. Thierry au sujet de la mise en scène de Nicomède. D’autres diront qu’il ne suffit point de deux sphinx posés au bord d’une terrasse pour constituer la couleur asiatique, et que ce roi d’Orient n’est pas dans ses meubles. Ils le diront et, par là, feront preuve de peu de jugement. Il n’y a point de couleur locale dans ce qui est la pièce même, dans les passions, dans les mœurs, dans la langue, dans les personnages, il ne doit pas y en avoir davantage dans le décor. Courir après l’exactitude orientale, c’est s’enfuir hors de la vérité relative indiquée par Corneille ; M. Thierry n’a pas donné cette marque d’inintelligence : il a mis en scène le Nicomède de Corneille, point un autre ; et, loin de le blâmer de cette sécheresse et de cette sobriété dans la décoration, nous lui reprocherons, au contraire, les deux sphinx mentionnés plus haut, auxquels notre vieux poète n’avait certes pas songé, et qui induisent maladroitement le spectateur en appétit de couleur locale.

Pour en venir à la pièce même, deux figures à peine se détachent d’une façon visible sur le fond de l’action, celles de Nicomède et de Flaminius. C’est entre eux qu’est la lutte, c’est sur eux que pose la tragédie tout entière. Attale, Arsinoé sont des physionomies bien effacées ; Laodice n’existe qu’à peu près ; en sorte que Prusias, une manière de roi fainéant et radoteur, vieillissant dans la triple peur des Romains, de ses fils et de sa femme, semble un caractère aux lignes fermes et arrêtées en comparaison de ces personnages flottants qui ont le vague des apparitions.

Mais, en revanche, quelles solides créations que Flaminius et Nicomède, et comme on reconnaît sur eux l’irrécusable empreinte du génie cornélien, si élevé et si raisonneur, si héroïque et si subtil ! Nicomède, surtout, me frappe. Je ne crois pas que l’ironie tranquille, et terrible à cause de son calme même, ait eu jamais une plus complète expression.

Je ne sais qui trouvait ce Nicomède un amoureux bien froid. On aurait désiré plus de scènes tendres entre Laodice et son amant. C’était oublier que Nicomède, étant soldat, doit naturellement aimer en homme d’action. Quoiqu’il sache parler, et très bien, il ne parlera donc que lorsqu’il sera nécessaire, il ne se prodiguera pas en madrigaux inutiles. Et, d’ailleurs, à quoi bon ? Laodice n’a-t-elle pas l’assurance continue de son amour ? Y a-t-il un pas, un geste de Nicomède qui ne tende à la possession de sa chère Laodice ? Et puis, il ne se tait pas éternellement. L’heure venue, de quelle triomphante manière il défend les droits de son cœur ! Dans quelle maîtresse langue ! une langue magnifique dans sa simplicité, rapide et n’omettant rien, — et toujours d’une merveilleuse exactitude d’expression. Il est plus d’un morceau de cette tragédie que nous admirons à l’égal, des plus beaux du Cid et de Cinna.

Quant à Flaminius, il est l’incarnation parfaite de cette politique romaine, hautaine et défiante, habile à parer ses jalousies d’une générosité feinte, et qui valait encore moins que la politique carthaginoise, puisqu’elle aggravait sa bassesse naturelle par l’hypocrisie de la grandeur.

II

« Mademoiselle,

« Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier acte n’est qu’un prologue, les trois suivants sont une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie. Et tout cela cousu ensemble fait une comédie. »

C’est en ces termes que Corneille présente à mademoiselle de R… de l’Illusion comique, qui nous semble bien plutôt, — au moins par le cadre, — de la famille des féeries que de celle des comédies.

Il est nécessaire, avant d’examiner comment M. Édouard Thierry a pu s’imaginer qu’il est avec Corneille des accommodements, de raconter la pièce originale.

Premier acte ou prologue. — Un gentilhomme de province, nommé Primadant, fort inquiet de son fils Clindor, qui court les aventures depuis tantôt dix années, va trouver un magicien. « Où est Clindor ? que fait Clindor ? » Le brave magicien, fort compatissant de sa nature, évoque tout de suite devant Primadant la vie actuelle de Clindor.

Deuxième acte, qui est proprement le premier. — Ceci, monsieur Primadant, vous représente Clindor au service de Matamore, capitan gascon, lequel, à lui tout seul, a défait cent mille combattants en bataille rangée ; lequel, du tranchant de son épée, coupe sans difficulté une montagne en deux morceaux, et parle, dans ses moments perdus, d’exterminer Jupiter. Mais ne vous en laissez pas accroire : tout cela n’est que fanfaronnade pure ; Matamore est un couard, ainsi que vous le verrez tout à l’heure.

Cette gracieuse et avenante demoiselle, que vous apercevez là-haut sur un balcon, vous représente Isabelle, fille de Géronte, pour laquelle Matamore, insensible aux avances de trois déesses et de quinze reines, ressent un terrible amour. Or, Clindor a mission de son maître de mener cet amour au mariage. Mais Clindor, cavalier bien fait et de physionomie agréable, et qui, d’ailleurs, n’est pas une bête, songe à aimer Isabelle directement, pour son propre compte : ce qui ne déplaît point à la fille.

Et Matamore ? me direz-vous. Oh ! il n’y perd rien. Géronte, d’aucune façon, ne lui donnerait Isabelle, l’ayant promise au gentilhomme Adraste.

Primadant. — Cette intrigue où se jette mon fils m’inquiète pour lui et m’effraye.

Alcandre (le magicien). — Rassurez-vous, monsieur Primadant.

Troisième acte. — Ceci vous représente Isabelle et Clindor en conversation amoureuse. Matamore les écoute et s’entend moquer ! — Ah ! ventre ! il va massacrer le traître :

Je te donne le choix de trois ou quatre morts ;
Je vais d’un coup de poing te briser comme verre,
Ou t’enfoncer tout vif au centre de la terre,
Ou te fendre en deux parts d’un seul coup de revers ;
Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs,
Que tu sois dévoré des feux élémentaires !
Choisis donc promptement !…

Clindor choisit de rosser Matamore qui, sans hésiter, en capitan magnanime, abandonne sa maîtresse à ce valet bien-pensant… lorsque, tout à coup, se répand sur la scène une troupe de laquais armés de bâtons et conduits par Adraste… Le terrible Matamore se sauve terriblement… Clindor ferraille en amoureux, c’est-à-dire en désespéré, tue Adraste — et finit par succomber lui-même sous le nombre.

Primadant. — Hélas ! mon pauvre fils !

Alcandre. — Rassurez-vous, monsieur Primadant.

Quatrième acte. — Ceci vous représente le déplorable Clindor en prison. Il doit être décapité demain, à l’aurore. Mais le geôlier, gagné par Lyse, suivante d’Isabelle, consent à le faire évader. Il s’évade. Et tous les trois, Lyse, Isabelle et Clindor, s’échappent, à la faveur d’une nuit épaisse, de cette ville trop dangereuse désormais.

Primadant. — Je respire.

Alcandre. — Je vous l’avais bien dit… Mais ce n’est pas tout, regardez :

Cinquième acte. — Voici maintenant Clindor en habits éclatants, dans un palais tout doré, chez Florilame, prince de ses amis, — et, près de lui, la constante Isabelle. Constante et malheureuse ! Clindor n’aime plus sa maîtresse, il brûle pour l’épouse de Florilame, prince de ses amis. Isabelle se lamente et déplore son abandon immérité. « Bah ! ce n’est qu’un caprice, dit Clindor ; sois bien persuadée que c’est toi, toi seule, au fond, que j’aime. » — « Eh bien, cruel amant, répond Isabelle, contente ce caprice, et reviens vite à moi ! » Touché de ce renoncement généreux, Clindor se jette dans ses bras, — il ne la trompera point. Repentir tardif. Voilà qu’interviennent les domestiques de Florilame (qui sait tout !), et Clindor est poignardé par ordre de Florilame, prince de ses amis.

Primadant. — Ha ! ils ont assassiné mon fils !

Alcandre. — Nous sommes tous mortels, monsieur Primadant… mais attendez.

Changement à vue. Tous les personnages du cinquième acte, y compris Clindor, apparaissent, rangés autour d’une table — et comptant de l’argent.

Primadant. — Qu’est-ce à dire, et que vois-je ? On compte de l’argent chez les morts !

Alcandre. — Désabusez-vous. La mort de votre fils n’était qu’une illusion. Les gens que vous voyez sont des comédiens qui partagent la recette.

Primadant. — Je ne vous entends pas.

Alcandre. — Sachez donc que, après l’évasion de Clindor, Isabelle et son amant, se trouvant sans ressources, ont pris du service dans une troupe de comédiens, et les événements tragiques, qui passaient tout à l’heure sous vos yeux et vous épouvantaient si fort, font partie d’une pièce où ils jouaient chacun un rôle.

Primadant. — Ô joie ! mon fils est vivant… Mais comédien, hélas !

Alcandre. — Ne vous désolez pas, monsieur Primadant : le métier de comédien est en honneur aujourd’hui et rapporte beaucoup d’argent.

Primadant. — Alors, tant mieux ! La condition de mon fils est meilleure que la mienne.

Voilà, dans toute sa naïveté, la comédie de Corneille. Que vous semble d’Alcandre, ce brave magicien qui dédaigne de s’entourer des pompes mystérieuses de son art et se répand en sentences raisonnables et en réflexions rassurantes, — qu’envierait Polonius, — sur les vicissitudes humaines ? Et ce père, ne vous fait-il pas sourire ? Je me suis demandé pourquoi Corneille avait placé sur le bord de sa comédie ces deux personnages qui n’y entrent jamais, qui sont tout à fait inutiles à l’action, à laquelle ils ne se mêlent ni pour la précipiter ni pour l’arrêter ? Où se trouve leur raison d’être ? Ils servent à l’auteur d’intermédiaire, d’excuse auprès du public de son temps. Jamais il n’eût osé, le grand écrivain rendu circonspect par la critique du Cid, mettre directement en communication avec le parterre ce capitan Matamore, création d’une si exorbitante fantaisie ; car, remarquez-le bien, ce n’est point Corneille qui montre Matamore, c’est le magicien ; et, venant d’un magicien, l’extraordinaire, l’impossible, le merveilleux sera, sans réclamation, accepté par le spectateur du xviie  siècle, très croyant et très dévot aux choses de sorcellerie.

Il n’existe dans aucune littérature un personnage aussi excessif que Matamore, en comparaison de qui le Paroles de Shakespearee est la modestie même. Du reste, bien que placée à mille lieues au-delà de la vérité et de la vraisemblance, les traits comiques, — d’un comique énorme, — abondent dans cette hyperbolique physionomie.

La versification de l’Illusion est toute vive, toute cavalière, toute charmante.

Et maintenant, arrivons à M. Édouard Thierry, « arrangeur de Corneille ». Il suffirait sans doute de rappeler ici que rien ne peut autoriser un écrivain, cet écrivain fût-il lui-même un grand homme, à arranger les œuvres du génie, sous prétexte de les améliorer. Je ne prononcerai pas les gros mots de sacrilège et d’impiété. Il ne faut pas toucher aux œuvres du génie, simplement parce que cela est absurde. Quoi, vous déplacez le nez de Corneille, vous le collez sur le menton, et puis vous dites avec gravité : Voici la figure de Corneille ! Moi, je vous assure que le nez doit rester au milieu du visage et que votre innovation est d’un fort mauvais effet.

M. Thierry, je le sais bien, a mis à ces remaniements une discrétion que n’aurait pas montrée M. d’Ennery, qui, vous ne l’ignorez pas, est le véritable auteur de Faust. S’il a supprimé certains vers pour leur en substituer d’autres, au moins ces derniers sont-ils pris dans le répertoire même de Corneille. Mais M. Thierry eût mieux fait de ne se livrer à aucune espèce de transposition, et de ne pas coller le nez de Corneille sur son menton.

Chose plus grave, ou plutôt (car, en pareille matière, tout est grave également) autre chose : M. Thierry a coupé, dans l’Illusion, tout le quatrième acte, l’acte de la prison, « parce qu’il fait longueur, pour abréger » ! Je ne conteste pas les longueurs, elles existent, — mais il fallait les y laisser.

Le cinquième acte de l’Illusion est la représentation des amours de Théagène et d’Hippolyte. M. Thierry le rejette comme « dangereux et immoral ». Ce cinquième acte est dangereux ! Ce cinquième acte est immoral ! Nous sommes étonné qu’une pareille accusation parte de ce critique au goût sûr, au jugement sain, qui s’appelle Édouard Thierry. Il sait bien que, à ce compte, il faudrait chasser du théâtre les fils de Molière qui dérobent, aux éclats de rire du parterre, la cassette paternelle, et jeter au feu le Légataire universel. À ces spectacles le public ne s’indigne pas, — il rit. Pourquoi ? Tout bonnement parce que Molière et Regnard ne veulent pas le corrompre, mais le faire rire : l’innocence de l’intention de l’auteur est la sauvegarde parfaite de l’honnêteté du spectateur. Il faut y regarder à deux fois avant de lâcher ce terrible reproche d’immoralité !

Enfin, et quoi qu’il en soit, le Théâtre-Français a vu « un danger » dans le cinquième acte de l’Illusion, la conscience de son directeur s’est alarmée, et l’on a vertueusement substitué aux amours de Théagène et d’Hippolyte le premier acte de Don Sanche d’Aragon, fragment admirable, d’ailleurs, plein de grandeur et de noblesse. C’est tout l’honneur espagnol, dans un alexandrin hautain et retentissant qui est, visiblement, l’aïeul du vers de Hernani.

Mais, au moins, M. Thierry restituera-t-il à Don Sanche le fragment emprunté ? Voyez-vous cette pauvre tragédie décapitée pour l’éternité, et commençant désormais au deuxième acte !

Nous supplions M. Édouard Thierry, si habile à découvrir dans Corneille les « dangers » qui n’y sont pas, de ne pas trouver dans ces critiques une amertume qui n’y est point. Si nous lui conseillons de rendre l’Illusion à la bibliothèque, nous le remercions d’avoir remis au théâtre cette belle œuvre de Nicomède, digne en tous points de prendre rang parmi les tragédies régulières de Corneille. Mais, encore une fois, rien ne pourra nous empêcher de témoigner hautement en faveur du respect absolu dû aux grands poètes, partout et toujours : surtout par le Théâtre-Français, surtout le jour de l’anniversaire de Corneille.

Regardez-y, mais n’y touchez pas !

M. Jules Lacroix traducteur de Sophocle

Un opéra grec au collège. — Œdipe à Colone en musique. — Œdipe-roi. — Le déclamateur Sophocle. — Jocaste encyclopédiste. — Corneille fait des excuses. — L’hôtel de Rambouillet tombé en enfance. — Les fils légitimes des anciens. — Iphigénie à Aulis. — M. Jules Lacroix. — Où la traduction en vers est plus exacte que la traduction en prose. — Sophocle au boulevard.

À M. l’abbé H…, à l’institution diocésaine de P…

Vous reportez-vous quelquefois, cher maître, à vos élèves de l’année scolaire 1852-53 ? Cette classe de rhétorique est demeurée un de mes chers souvenirs ; car c’est alors que, sous votre éloquente et pittoresque parole, je sentis, pour la première fois, mon esprit s’ouvrir à l’intelligence du Beau. Nous étions là, au pied de votre chaire, tranquilles et attentifs, ne perdant ni un mot, ni un geste. Souvent même il nous arriva, lorsque sonnait la fin de la classe, d’effacer par notre tapage l’avertissement de l’horloge, pour vous « empêcher d’entendre » et vous entendre encore, tant votre langage vif et coloré nous charmait ! Mais, entre vos leçons, j’aime à me rappeler surtout celles que vous consacrâtes à l’étude de l’Œdipe-roi et de l’Œdipe à Colone. C’étaient des fêtes, ces leçons où les explications terminées (vous compreniez que le caractère de la tragédie antique est essentiellement lyrique), nous chantions en chœur, sur des airs d’église que vous y aviez ajustés, les strophes et les antistrophes de ces drames sacrés. — Hélas ! vous êtes vainement, depuis, allé demander un écho de cette langue musicale à l’Athènes du roi Othon, où les coryphées ne parlent plus que le grec de Limoges !

Ah ! l’admirable opéra, cher maître ! les lauriers-roses de Colone y étaient représentés par nos pupitres, et la chaire, toute creusée de noms, y figurait Thèbes aux cent portes ! Je me rappelle tout cela délicieusement. Et, aujourd’hui encore, lorsque je suis au Gymnase ou au Palais-Royal, chargé d’écouter les couplets niais de nos modernes, je me surprends à fredonner dans une demi-rêverie une strophe de l’Œdipe à Colone, ce qui me fait prendre en pitié par quelque vaudevilliste, mon voisin :

Εὐίππου, ξένε, τᾶς δε Χώρας
Ἵκου, τὰ κρατίστα γᾶς, ἔπαυλα,
   Τὸν ἀγρῆτα Κολωνόν.
Ἔνθα λίγεια μινύρεται
Θαμιζουσα μάλιστ'ἀηδὼν
   Χλωραῖς ὑπὸ βάσσαις…

« C’est le pays des beaux chevaux, ce pays que tu viens habiter, ô étranger ! c’est la première ville de ces contrées, c’est la blanche Colone ! Ici, va par bandes pressées le rossignol aux plaintes mélodieuses, qui se plaît dans nos vallons éternellement verts ! »

Le souvenir de vos conférences de P*** me revenait l’autre soir, cher maître, à la première représentation de l’Œdipe-roi traduit par M. Jules Lacroix, et je vous regrettais, je vous aurais voulu présent : votre joie eût été grande d’entendre ces vers du poète français qui sont le plus fidèle hommage qu’on ait jamais rendu chez nous au génie antique, et qui sonnaient aux oreilles comme l’écho véritable de Sophocle, — ce Sophocle que vous nous fîtes aimer et admirer, et que Voltaire méprisait. Vous savez, en effet, avec quelle étourderie irrévérencieuse ce merveilleux génie qui embrassait tout, excepté la poésie, jugeait le chef-d’œuvre : « Les vers de Sophocle sont d’un déclamateur… Sophocle a surpris l’admiration de son siècle » ; et, plus bas, cette phrase incroyable : « J’avoue que peut-être sans Sophocle je ne serais jamais venu à bout de mon Œdipe. » Ce peut-être , qui joue à la modestie, ne semble-t-il pas bien effronté, quand on pense que le versificateur français a pris trois actes de sa tragédie à la tragédie grecque ? Il est vrai que les deux autres, les deux premiers, remplis par la narration de la mort d’Hercule et la déconvenue amoureuse de Philoctète, et qui appartiennent en propre à Voltaire, sont d’une insignifiance rare et d’un insupportable ennui. Au troisième acte seulement, Voltaire s’aperçoit (grâce au déclamateur Sophocle) que le drame est ailleurs et que, pour exister, l’intérêt doit poser sur Œdipe et sur Jocaste : et, en homme sage, il se remet entre les mains de l’ancien et le suit docilement.

De ce moment, la tragédie perdrait un peu de son ennui, si les vers de Voltaire le permettaient… Et puis, voilà que, tout à coup, emporté par son zèle philosophique, il commet une lourde faute contre la couleur locale, en accusant de façon criarde l’incrédulité de Jocaste à l’endroit des oracles, incrédulité que le tragique grec avait indiquée avec tant de mesure. Il enrôle Jocaste parmi les encyclopédistes.

Malgré tout, l’Œdipe-roi de Voltaire demeure la moins illisible de ses pièces. Ah ! l’ingrat peut-être  !

Corneille, lui, a écrit un détestable Œdipe ; mais au moins il ne méconnaît pas Sophocle. Loin de là. Il proclame Œdipe-roi « le chef-d’œuvre de l’antiquité », et si, dans son affabulation, il ne suit pas le texte original, ce n’est point qu’il nie la sublimité de ce grand homme ; il obéit aux exigences femmelettes de son public, voilà tout, et c’est déjà trop : « Je reconnus que ce qui avait passé pour merveilleux aux siècles de Sophocle et de Sénèque pourrait sembler horrible au nôtre, que cette éloquente et sérieuse description de la manière dont ce malheureux prince se crève les yeux, qui occupe tout leur cinquième acte, ferait soulever la délicatesse de nos dames, dont le dégoût attire aisément celui du reste de l’auditoire ; et qu’enfin l’amour n’ayant point de part en cette tragédie, elle était dénuée des principaux agréments qui sont en la possession de la voix publique. » Le passage a son prix, n’est-ce pas ? et les raisons de Corneille sont curieuses. Ne vous semble-t-il point que, à travers ces paroles sincères en apparence, perce une ironie contenue, mais douloureuse et mélancolique ? L’inflexible Romain vieillit et faiblit. Il n’a plus cette belle insolence qui rompait en visière à toute l’Académie ! Non. Il craint de mécontenter Oronte octogénaire, il ménage Aminte et Polyxène sur le retour, il veut plaire à l’antique Hôtel de Rambouillet tombé en enfance et qui a la goutte : L’amour n’ayant point de part en cette tragédie, etc., etc. L’épouvantable infortune d’Œdipe eût, en effet, révolté la délicatesse d’Aminte, et Polyxène ne peut décemment s’émouvoir qu’aux roucoulements scudériques de Thésée et de Dircé :

Quelque ravage affreux que cause ici la peste,
L’absence aux vrais amants est encor plus funeste !

Donc, Œdipe et Jocaste s’effacent, se retirent tout au fond du drame, où je les distingue à peine, tant ils ont pris la pâleur des personnages épisodiques. L’intérêt est déplacé et, du même coup, anéanti. Il ne s’agit plus que de savoir si Thésée épousera Dircé, après lui avoir galamment traversé le cœur de mille traits madrigalesques.

J’admire qu’on professe encore dans nos lycées que les poètes du xviie  siècle sont les fils légitimes et ressemblants des Anciens ; que Pierre Corneille a continué Sophocle ; et Racine, Euripide. Oh ! les routines de l’enseignement universitaire ! Je viens de mettre face à face l’Œdipe de Sophocle et l’Œdipe de Corneille, et l’on voit maintenant s’ils ont aucun rapport. Mais s’il existe au monde un grand écrivain à qui l’intelligence des tragiques anciens ait manqué, n’est-ce pas notre immortel Racine ? Il nous a donné je ne sais quelle antiquité de convention, guindée, hors nature, déclamatoire et précieuse, appropriée enfin aux perruques emphatiques du Versailles de Louis XIV. Vous savez par cœur, cher maître, la prière d’Iphigénie à son père Agamemnon, qui veut la faire mourir pour obéir aux oracles : « Ô mon père, si j’avais l’éloquence d’Orphée et la force persuasive d’attirer les rochers par mes chants et d’attendrir les cœurs par mes paroles, j’y aurais recours. Mais, pour toute habileté, je t’offrirai mes larmes ; c’est tout ce que je puis… Ne me fais pas mourir avant le temps, car il est doux de voir la lumière ; ne me force pas à visiter la région souterraine. La première, je t’appelai du nom de père, et tu m’appelas ta fille… Tu me disais alors en me caressant : Te verrai-je, ma fille, dans la maison d’un époux, vivre heureuse et florissante, comme il est digne de moi ? Et je te répondais, suspendue à ton cou : Et moi, mon père, te recevrai-je vieillissant dans la douce hospitalité de ma maison, pour te rendre les soins qui m’ont nourrie ? Je me souviens de ces paroles. Mais toi, tu les as oubliées, et tu veux me faire mourir… Ne me fais pas mourir ! rien n’est plus doux que de voir la lumière ! » L’admirable plainte ! Et qu’elle est différente, l’Iphigénie d’Euripide, de cette virago du tendre Racine, qui demande intrépidement les flammes du bûcher ! De quel côté se trouve la nature, la vérité ; de quel côté, le drame ? Ah ! ce ne sont point les poètes de Louis XIV qui ont fait revivre les tragiques anciens, toujours si naïfs et si humains, si près du cœur, qu’ils demeureront les contemporains de toutes les époques !

Pas plus que l’Iphigénie à Aulis, l’Œdipe-roi ne vieillira. Aussi, toute paraphrase, tout arrangement de ces chefs-d’œuvre, si habile qu’il soit, sera-t-il non seulement inutile, mais encore, forcément et fatalement, une maladresse et une preuve d’inintelligence. Qu’ajouterez-vous à l’Œdipe-roi ? qu’en retrancherez-vous ? Vous voudrez corriger cette haute simplicité, cette familiarité sublime, ces situations d’un dramatique si terrible ! M. Jules Lacroix a bien fait de traduire naïvement le chef-d’œuvre mutilé par les classiques. Là, être naïf, c’était le seul moyen d’être habile.

Je sais bien que, à parler généralement, une traduction en vers est une mutilation aussi, et que, dix-neuf fois sur vingt, mieux vaut une traduction en prose. Mais, ne l’oublions pas, la tragédie antique étant essentiellement lyrique, il est impossible de l’imaginer écrite en prose ; et, par conséquent, la traduire en prose, ce serait la dénaturer, ce serait faire un contresens et un mensonge. Sophocle perd, dit-on, par les vers de M. Lacroix, en exactitude « d’expressions et de détails ». Mais ce qu’il perd de ce côté n’est-il pas grandement compensé par le mouvement, le rythmef, la cadence, que la poésie seule peut rendre et qui sont indispensables à la physionomie de l’œuvre ? C’est pourquoi je n’hésite pas à déclarer qu’une traduction envers de l’Œdipe-roi est absolument plus exacte qu’une traduction en prose.

M. Lacroix, d’ailleurs, a serré l’original de très près, il a conservé dans ses vers les audacieuses ellipses du texte, que la prose française n’aurait pu supporter ; et ses chœurs, écrits dans des rythmes savants, rappelleraient par leur balancement la musique des strophes grecques, si l’harmonie divine de cette langue toute en diphthongues pouvait jamais être approchée.

Le public, rebelle d’ordinaire aux œuvres élevées, et qui sourit méchamment aux sublimités de Corneille, était là, béant d’admiration, de respect et de terreur. Le chef-d’œuvre avait dompté la bête ! On n’applaudissait pas, on faisait mieux qu’applaudir : on écoutait, comme on écoute dans les églises. Qui pourrait dire l’universel frisson dont les spectateurs ont été glacés, quand le misérable Œdipe a paru sur les degrés du palais, se soutenant à peine dans son ivresse de douleur, s’appuyant aux murs, les yeux tout sanglants encore de l’horrible blessure faite par l’agrafe arrachée au manteau de Jocaste ?

Une chose m’a contrarié, dans cette soirée : l’exiguïté du Théâtre-Français, qui ne me semblait guère plus grand, en cette circonstance, que mon ancienne salle de rhétorique. Je voudrais, pour contenir cet immense drame, une scène deux fois large et deux fois profonde comme la scène de l’Opéra. Qui sait ? Ces conditions matérielles remplies, Œdipe-roi, Œdipe à Colone, Iphigénie à Aulis, Antigone, redeviendraient peut-être, comme il y a trois mille ans, des spectacles populaires ; Euripide et Sophocle seraient estimés au boulevard ! Mais je me laisse emporter au courant de mon rêve… Je me crois toujours à cette époque, déjà lointaine, où j’étudiais près de vous, cher maître, et où j’ignorais encore l’abaissement du public moderne. Car la foule qui, l’autre soir, assistait à l’Œdipe-roi, était cette foule lettrée, naturellement ouverte aux belles choses, la foule des premières représentations.

M. J. Barbey d’Aurevilly

Nos oubliés et nos dédaignés. — Les inconvénients de la logique. — Un mot de M. Granier de Cassagnac. — Il fallait brûler Luther. — Jésus-Christ gendarme et le poste catholique. — Filiation du sceptre. — Un pendant à la Déclaration des Droits de l’homme. — Barbey d’Aurevilly idiot. — L’histoire officielle. — Du Dandysme et de Georges Brummel. — Caractéristique de la critique de M. B. d’Aurevilly. — Ses romans. — Son goût des bizarreries physiologiques. — L’Amour impossible, les scrupules de Mme de Gesvres. — Une vieille maîtresse. — La morale du Code. — « Je suis un Mérovingien. » — L’Ensorcelée, roman historique. — La possession diabolique. — Un beau livre. — Que, en M. B. d’Aurevilly, l’homme et l’écrivain ne font qu’un. — La tour du silence. — Conclusion.

Notre époque se vante d’être, par excellence, l’époque de la critique : elle se vante, en effet. Pour avoir déterré dans le passé une douzaine de poètes méconnus jusqu’à nous, et dont la plupart ne valaient certes pas les frais d’exhumation, combien de vivants néglige-t-elle, dignes de fixer l’attention ! Son amour des cimetières lui cache les berceaux. Grâce à cette incurie, les siècles suivants n’auront-ils pas à faire pour le nôtre ce que nous avons fait pour le seizième ?

Parmi ces oubliés ou ces dédaignés, dont on ne peut attribuer le peu de renommée qu’à la négligence des critiques, il en est un qu’il suffisait d’indiquer au public pour qu’il le fît célèbre. Je m’explique bien l’indifférence générale pour les talents qui valent plus par la grâce que par la force, par la forme que par la passion ; la nature même de leurs qualités les condamne à une notoriété discrète, à la pâle existence des nébuleuses, et, quelque bonne volonté persistante que la Critique mette à les produire, ils ne luiront jamais aux yeux de la foule. Il n’y a donc personne à rendre responsable de leur obscurité. Mais est-ce le cas de M. Barbey d’Aurevilly ? Écrivain plein de verve et d’éclat, journaliste passionné, homme d’imagination même dans la critique, ayant toujours sous la plume la comparaison et l’analogie qui font d’une explication une lumière ; romancier exercé aux subtilités de la psychologie, habile aux nuances, dans Une vieille maîtresse ; coloré, dramatique, paysagiste comme W. Scott, dans l’Ensorcelée ; répandant sur ses tableaux une sauvagerie qui ne manque pas de grandeur et qui est sa marque, son originalité : comment, doué de toutes ces qualités fortes ou délicates, propres à frapper les esprits naïfs autant qu’à séduire les esprits raffinés, n’a-t-il pas emporté la réputation ? Encore une fois, demandez à la Critique contemporaine qui a, pour empêcher un livre, quelque chose de bien plus sûr que l’Index romain : le silence. Elle s’est tue, le public n’a pas lu, — il ne savait pas ! On me dit pourtant que je me trompe, que les divers ouvrages de M. d’Aurevilly ont fait, à mesure de leur apparition, leur bruit dans les journaux, qu’ils ont été admis aux bénéfices de la discussion. On me le dit, mais je ne le puis croire, puisque, à l’heure présente, il existe non seulement des lettrés en province qui ignorent même le nom de l’auteur, mais à Paris des littérateurs distingués qui n’ont jamais lu ni Une vieille maîtresse, ni l’Ensorcelée. Ou bien, si la Critique a parlé, ç’a été si bas que personne n’a entendu ; il y a des paroles qui sont des silences. Et en voici une preuve, preuve décisive : après dix ans, la première édition des livres de M. d’Aurevilly n’est pas épuisée8. Je suis donc dans le vrai quand je rappelle tous ces oublieux (de parti pris peut-être) à leur devoir, qui est d’enseigner ou tout au moins de renseigner le public. Qu’ils blâment, s’ils veulent, mais qu’ils parlent ! Moi-même, mon admiration pour le talent de l’écrivain et du romancier ne m’empêchera pas de dire mon antipathie pour les doctrines politiques et religieuses du penseur. Ah ! voilà peut-être le fin mot du silence des critiques ! M. d’Aurevilly ne pense pas comme la plupart d’entre eux, — on ne saura pas qu’il pense ; c’est un catholique, — on ne saura pas que c’est un romancier ; c’est un absolutiste, — on ne saura pas que c’est un écrivain. Mais ses amis religieux et politiques, direz-vous, pourquoi ne parlent-ils pas ? Ils n’ont aucune raison, eux, de cacher ce talent au public ? Si fait ! Et cette raison, c’est l’extraordinaire indépendance, c’est la franchise intraitable de M. Barbey d’Aurevilly. Homme de conviction, logicien inébranlable, allant toujours droit et jusqu’au bout, dédaigneux des ménagements hypocrites, il frappe aussi fort sur les catholiques qui ont de lâches complaisances pour le Progrès, que sur les athées ou les rationalistes. Amis (amis !) comme adversaires le trouvent d’un sans-façon terrible, et ne lui pardonnent point que son style soit une épée, lorsqu’ils se permettent tout au plus, pour leur compte, le coup d’épingle, et d’épingle mouchetée encore ! M. Granier de Cassagnac lui disait un jour : « Quand on acceptera votre talent, on le subira. Tout le temps qu’on ne l’acceptera pas, il fera trop peur par son éclat (et par ses éclats, aurait-il dû ajouter), pour qu’on l’aime et qu’on vienne à lui. » M. Granier ne se trompait pas. On ne tardera pas à voir, en effet, quelles colères le journaliste a ramassées autour du romancier, si l’on nous suit à travers les Prophètes du passé et les Œuvres et les Hommes, que nous parcourrons avant d’arriver aux romans de M. Barbey d’Aurevilly.

I

« Si, au lieu de brûler les écrits de Luther, dont les cendres retombèrent sur le monde comme une semence, on avait brûlé Luther lui-même, le monde était sauvé au moins pour un siècle. » Cette phrase des Prophètes, qui semble d’un ligueur furieux, tandis qu’elle part simplement d’un catholique qui dédaigne de finasser avec ses doctrines, d’un logicien conséquent avec le corps de ses opinions (et, d’ailleurs, le fanatisme, n’est-ce pas l’explosion de la logique dans les faits ?), dénonce tout de suite l’esprit de l’ouvrage. Rien de plus explicite ; on ne nous prend pas en traître ; nous n’avons point affaire à un adversaire doucereux, enveloppant ses arguments dans des précautions sucrées pour les faire passer plus facilement, comme ces pilules amères qu’on enveloppe dans la groseille. M. d’Aurevilly n’est pas de ces bonnes âmes qui gémissent « sur des excès regrettables », et nous ne le prendrons pas à répudier la Saint-Barthélemy. Bien au contraire. Il reporte jalousement au compte du catholicisme ce massacre, dont quelques-uns ont voulu faire une action purement politique. « Nos pères ont été sages d’égorger les huguenots, et bien imprudents de ne pas brûler Luther. »

M. d’Aurevilly pouvait, à la rigueur, se passer de cette déclaration catégorique. Relisez le principe exalté dans l’épigraphe des Prophètes : Illud verum quod prius, illud vero adulterum quod posterius , et dites s’il ne contient pas l’arrêt de mort de Luther ! À ce principe, l’auteur restera fidèle tout du long de l’ouvrage ; il n’en bougera ni d’une phrase ni d’une ligne ; adossé obstinément contre lui, il s’y laissera écraser, riant ouvertement du philosophisme moderne et de l’idée de liberté : deux mensonges qui précipiteront la société à sa ruine… si elle ne se réfugie pas au plus vite, repentante et soumise, dans la théocratie qui, seule, peut la sauver. Car le catholicisme est ; pour l’auteur, en même temps que l’unique religion vraie, l’unique dépositaire des vérités politiques. D’après lui, le gouvernement des peuples repose sur des principes immuables, dont la garde appartient à l’Église, qui représente Dieu sur la terre. Tout individu qui apporte une notion nouvelle (la liberté de conscience, par exemple) crée un conflit, dérange l’immobilité sacrée, trouble l’ordre primordial, commet le crime de lèse-société, — et doit être supprimé par l’Église, érigée en comité de salut public permanent. Luther, en prêchant la liberté de conscience, commettait un double crime, politique et religieux : il devait être excommunié comme hérétique, brûlé comme anarchiste (hérétique, anarchiste, la même chose en deux mots) ; et cela ne fait pas l’ombre d’un doute ! car, ne l’oubliez pas, ayant l’infaillibilité, l’Église a le droit et même le devoir d’être inflexible : pour elle, faire grâce, ce serait abdiquer. Qu’elle soit forte avant tout. « Fous ou sages, dit l’auteur, se mènent en bloc de la même manière, un œil qui voit pour eux et quatre mains qui les forcent à obéir. J’y ai bien réfléchi ; j’ai lu attentivement l’histoire, l’état de tutelle est normal à l’esprit humain, et la vue fausse des esprits modernes, c’est d’admettre que cet état de tutelle est transitoire et que la gloire de la civilisation est de le finir. » Joseph de Maistre, ce génie de l’impertinence, avait écrit déjà : « Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers de l’État, d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre moral et spirituel : les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s’amuser ; de quoi pourraient-ils se plaindre ? »

Donc, pour employer l’énergique langage de M. d’Aurevilly, le premier qui se permettra une aspiration à côté de la règle, il faut le saisir au collet et le mener au poste catholique. C’est chose historique parfaitement avérée : Jésus-Christ portait un sabre et les apôtres étaient des gendarmes. Le « troupeau des fidèles » n’est plus une figure ; nous sommes, en toute réalité, un troupeau qu’on doit conduire au ciel et à l’idéal politique, comme on nous conduirait à l’étable, — à coups de bâton… Avez-vous eu vent de cet archéologue anglais qui s’évertuait récemment à prouver que le sceptre, à l’origine, était un manche de fouet ? M. d’Aurevilly me rappelle cet archéologue.

Sa doctrine (politique comme religieuse) est, on le voit, très purement catholique. Elle part du « péché originel », ce virus héréditaire dont notre entendement est vicié et qui nous rend inhabiles à la connaissance de la vérité. L’Église nous traitera, nous soulagera, mais jamais nous ne serons complétement assainis. Dans la nuit de notre intelligence elle fera glisser un petit filet de lumière, mais nous n’aurons jamais l’éblouissement de la vérité dans son plein. Quant aux malheureux qui ferment obstinément leur volet au petit filet avare, ils sont destinés à ne pas produire une seule pensée qui ne soit un mensonge. Et voilà décrétée l’abolition de l’initiative individuelle. Mais quels avantages en revanche ! La société n’est plus troublée, le fameux problème se trouve enfin résolu : l’ordre dans l’immobilité, l’immobilité dans l’ordre !

Tel est, en gros, ce livre des Prophètes du passé, livre politique et religieux à la fois, où sont glorifiées les mémoires de M. de Maistre et de M. de Bonald ; — d’où il sort, en résumé, que la séparation de l’Église et de l’État est mortelle… pour l’État, et qui conclut énergiquement à la théocratie.

Nous avions la Déclaration des droits de l’homme ; les Prophètes du passé, c’est la Déclaration des droits de Dieu.

Si nous sommes absolument contraire aux doctrines fulminées dans cet ouvrage, nous en louons sans réserve le style exact, net, coloré, et la logique imperturbable. Nulle concession à l’esprit moderne9 ; pas une page où l’auteur mente à son principe : Id verum quod prius, illud vero adulterum quod posterius . Remercions M. d’Aurevilly d’avoir exposé si carrément toutes les conséquences du système catholique bien appliqué, conséquences qui ne pouvaient être proclamées que par un ennemi de l’Église ou par un ultramontain entier comme ce disciple de Joseph de Maistre.

Si la publication des Prophètes a réjoui les esprits libéraux, elle a dû contrarier vivement les hommes à concessions de l’ultramontanisme, la confrérie de ces catholiques honteux qui ont toujours l’air de vouloir se faire pardonner Jésus-Christ. — Ô franchise honnête et maladroite ! Que diable ! on est catholique, mais on reste amateur du progrès, pour ne pas tout compromettre ; et, au lieu des Prophètes du passé, on écrit Légitimistes libéraux et catholiques tolérants, livre d’un style très plat et qui ennuie tout le monde, mais ne fait bondir personne !

Les Prophètes connus, il est facile d’imaginer le criterium qui domine les Œuvres et les Hommes au dix-neuvième siècle. Notre époque étant une époque de libres penseurs, M. d’Aurevilly la traitera comme Murat traitait les cosaques, à coups de cravache. Philosophes ou poètes, historiens ou romanciers, chacun recevra son compte. Car, il est bon de le redire, pour cet esprit absolu et dogmatique rien ne se sépare, tout se tient forcément ; c’est comme une chaîne, ou plutôt comme un chapelet dont tous les grains sont solidaires. Le point de vue est un. Aussi, trouvons-nous illogique la division, établie par l’auteur, de son ouvrage en philosophes et écrivains religieux — et historiens politiques et littéraires. Pourquoi élever des catégories qui sont renversées à tout moment par son procédé critique ? Qu’il s’agisse en effet de M. Capefigue ou de M. Renan, de M. Cousin ou de M. Lacordaire, il les considère chacun sous le quintuple rapport : philosophique, religieux, politique, historique et littéraire, qui, nous y insistons, est un pour lui.

Ne pouvant détailler les Œuvres et les Hommes, nous nous contenterons d’appuyer sur les pages qui concernent les libéraux ultramontains dont nous parlions tout à l’heure. Il faut voir de quelle façon il malmène ces catholiques à double tendance, qui s’amusent à superposer monstrueusement la liberté au dogme, et qu’on pourrait appeler des catholiques d’ordre composite.

Le Père Lacordaire, par exemple, avec ses tendresses pour le progrès et la société moderne, lui paraît d’une orthodoxie bien chancelante : il le voit déjà sur la pente au bas de laquelle M. Strauss chicane Jésus-Christ sur sa divinité. Et, non content de lui reprocher son inconséquence et de le rappeler vertement au dogme et à l’autorité, il l’accuse de ne pas savoir le français, de commettre des fautes de langue grossières ; et, ma foi, il prouve son dire par des citations décisives, sans compter qu’il met à cette exécution littéraire une sorte de férocité joyeuse ! Puis, c’est au tour de M. Nettement, l’écrivain royaliste à la phrase gonflée et redondante, où l’on dirait qu’une machine pneumatique a fait le vide d’idées, de subir la dent de l’enragé critique, qui mord à même ce style peu résistant, où son ironie entre comme dans du beurre. Et M. Cousin, ce catholique frais éclos sous un rayon de la Grâce académique, avec quelle verve impitoyable il est moqué, bafoué, berné ! Comme M. d’Aurevilly étend l’historien des Longueville et des Chevreuse aux pieds « de ses amours » par ce coup de poing de la fin : « M. Cousin mourra comme le bonhomme Hulot ! » — Le terrible compère ! Tantôt impertinent et froidement dédaigneux, tantôt violent et emporté, toujours spirituel — jusqu’au sang, il se déchaîne à travers la bande des faux catholiques et des ultramontains timides, cravachant, assommant, tuant à droite et à gauche, au nom de l’Autorité et de l’Église, dont il semble l’exécuteur privilégié depuis que Veuillot n’est plus qu’un Sanson honoraire. Ne croyez pas cependant que ce soit là tout M. d’Aurevilly : à côté de ces violences bruyantes, il a des pages d’une adorable sérénité, d’une poésie émue et délicate, comme le chapitre sur sainte Thérèse ; — il rencontre des analogies lumineuses : « Saint Martin (le mystique) est dans l’ordre des choses religieuses ce que furent les Précieuses dans l’ordre des choses littéraires. » J’ai particulièrement été frappé du portrait de Pascal, qu’il nous représente comme une sorte de Hamlet catholique, inquiet, troublé, terrifié par sa croyance même. Oui, c’est bien là ce Pascal qui, vers les dernières années de sa vie, croyait voir marcher devant ses pas un grand trou prêt à l’engloutir, le trou de l’enfer sans doute ; et nul, autant que M. d’Aurevilly, n’était désigné par la nature de son talent pour rendre ce qu’il y a d’étrange, de fantastique, de vertigineux dans la personnalité, unique au xviie  siècle, de celui qui s’écriait avec effarement : « Le silence des astres m’épouvante ! »

Je ne quitterai pas les Œuvres et les Hommes sans quereller l’auteur sur une question de fait. Selon lui, il faudrait ériger l’histoire en « Fonction ». Il ne devrait pas être permis de raconter les événements publics au premier venu, qui peut les tourner à sa fantaisie, les fausser et abuser ainsi le lecteur. « Ce n’est pas le non-savoir qui perd les peuples, c’est le mal-savoir. » Vous comprenez que M. d’Aurevilly, homme de tradition avant tout, qui voudrait modeler le présent sur le passé, ou, du moins, l’en dériver rigoureusement, attache une importance suprême à la véracité de l’histoire. L’histoire étant, suivant lui, le plus grand des enseignements politiques, doit être sévèrement surveillée, plus que surveillée : réglementée. Pas d’historiens libres, mais des historiens officiels, nommés par l’autorité, en un mot des historiographes. Ou, tout au moins, si l’on tolère les historiens libres, qu’il y ait à côté d’eux, au-dessus d’eux, un historiographe qui sera comme l’Infaillibilité auprès de laquelle on pourra toujours aller contrôler l’exactitude des faits ! Cette fonction de l’historiographe, dit M. d’Aurevilly, n’existe pas en France. Il se trompe, notre historiographe s’appelle le Moniteur universel 10. Ce n’est peut-être pas l’idéal rêvé par l’auteur. Mais quel autre raconterait les événements publics autrement que le Moniteur, puisque, étant de création officielle, il obéirait nécessairement à la même inspiration, l’inspiration du pouvoir ?

J’ai à peine entrouvert au lecteur les Œuvres et les Hommes, livre si divers dans son inflexible unité. Rien de plus léger, de plus délibéré que cette Critique, qui s’en va sans ordre apparent, se jette de droite et de gauche, — et parfois retourne sur elle-même, tant elle craint d’avoir laissé échapper quelque nuance et désire de les fixer toutes ! Une vie singulière anime chaque page ; comme un homme, ce style a des gestes. Admirable causerie, pleine de caprice et d’imprévu, qu’on dirait abandonnée au hasard, qu’on a peur de voir se perdre pour ne plus se retrouver et qui, juste au moment où l’on s’y attend le moins, revient au centre, en repart et y revient encore ! Quelque chemin qu’il prenne, M. d’Aurevilly sait bien qu’il aboutira toujours au carrefour où s’élève la grande croix catholique… N’est-il pas intéressant de constater, dans un écrivain d’un esprit si dogmatique, une forme qui l’est si peu ?

Il faut donc, tout en combattant ses doctrines, applaudir cet artiste vraiment français et rire des méthodiques qui ne verraient pas quel ordre réel gouverne tout ce peuple d’idées.

Tout ce qu’il touche, M. d’Aurevilly le marque profondément ( ego nominor leo ), qu’il écrive du catholicisme ou du dandysme, de Brummell ou de Pascal. Dans le petit volume sur le Dandysme et G. Brummel, qui est, à vrai dire, un de ces traités comme on en savait faire au siècle des La Rochefoucauld et des La Bruyère, mais dont on a perdu la recette aujourd’hui, nous avons un moraliste ingénieux, pénétrant, incisif, très fin, — subtil même si vous voulez, — et un écrivain toujours d’une admirable justesse, passé maître dans l’expression des nuances. Ici, au contraire des Œuvres et des Hommes, la langue est plus claire qu’éclatante, plus rigide que mouvementée : M. d’Aurevilly, si porté aux polémiques ardentes, sait parler froidement des choses froides. Il y a, dans ce traité, un Éloge de la vanité qui est un petit chef-d’œuvre de raillerie sérieuse à la manière anglaise, et que Brummell eût écrit, si Brummell eût été un écrivain.

II

Le catholique des Prophètes persiste dans les romans de M. d’Aurevilly : non pas qu’il prenne le roman comme thème politique ou religieux, soumettant le poète au théoricien et faisant du drame le domestique de l’abstraction ; il est trop artiste pour cela ! Mais l’élève de J. de Maistre ne laisse pas que de transparaître par endroits : ici, c’est une invective contre la société moderne, qui éclate au milieu du récit, mais qui ne s’étend jamais en dissertation ; ailleurs, la tendresse évidente de l’auteur pour les personnages qui, soit par leur naissance, soit par leurs efforts, glorifient l’idée ancienne d’autorité et de théocratie.

M. d’Aurevilly est de ces natures qui ne se dédoublent pas.

Il n’a, jusqu’à présent, publié que trois romans. Faut-il attribuer ce très petit nombre à leur insuccès immérité qui l’aurait dégoûté d’écrire pour l’inattention publique ? Je ne le crois pas ; il appartient à cette fière famille d’intelligences qui ne comptent pas sur l’approbation immédiate, ne la comptant pour rien, et qui produisent en vue de l’œuvre même et non de sa réussite. Il faut demander la cause du silence du romancier au journaliste, qui a volontairement sacrifié, dans ces dernières années, l’homme d’imagination à l’homme de conviction : la polémique jalouse l’a pris et retenu tout entier.

Et, maintenant, venons aux trois romans.

J’ai hâte de me débarrasser de l’Amour impossible, ouvrage très inférieur à la Vieille Maîtresse et à l’Ensorcelée, et où je ne retrouve ni la richesse de l’écrivain ni les facultés analytiques et dramatiques du romancier. M. d’Aurevilly, d’ailleurs, dans une courte préface, fait lui-même bon marché de son œuvre ; il croit devoir lui chercher une excuse ! « On lisait alors (vers 1840) Lélia, ce roman qui-s’en ira, s’il n’est déjà parti, où s’en sont allées l’Astrée et la Clélie, et où s’en iront tous les livres faux conçus en dehors de la grande nature humaine et bâtis sur les vanités des sociétés sans énergie, fortes seulement en affectations. » Et il ajoute : « Malheureusement l’Amour impossible est de cette farine-là. » L’aveu est entier, comme on voit, et pourrait nous dispenser de l’examen de l’Amour impossible, si ce livre n’était un début et, comme tout début, un précédent curieux à consulter ; si, de plus, il n’ouvrait un jour sur un des côtés natifs, et le plus accentué peut-être, de M. d’Aurevilly, son goût des bizarreries psychologiques et physiologiques.

Raimbaudg de Maulévrier, un dandy, un élégant, un homme d’esprit, a naguère aimé une jeune veuve, Caroline d’Anglure, nature tendre et dévouée. Mais, à l’heure où commence le roman, il ne subsiste entre eux que cette chose banale et positive, cet amour de convenance auquel le monde a trouvé un nom brutalement exact : il ne reste plus qu’une liaison. L’accord des cœurs est brisé ; seul, l’extérieur de la passion existe encore, du moins de la part de Raimbaud ; car, chez Caroline, la passion est vivace comme au premier jour… Et qui sait même si ce n’est pas pour avoir trop aimé Maulévrier, qu’il ne l’aime plus, lui ? Ah ! si, laissant pour un temps sa tendresse attentive, elle s’était tout d’un coup armée de froideur et composé une coquetterie factice, peut-être eût-elle retenu son amant, qui s’échappe de tous côtés comme un vase qu’on a trop rempli ! Mais cette âme ingénue n’entend rien aux roueries de Célimène, elle ne sait qu’aimer, se donner et souffrir. Maulévrier est las, à la fin, de ce bonheur égal et tranquille ; cet amour à la crème est devenu fade à ce cœur blasé qui réclame les piments de la passion.

Jusqu’ici, nous sommes bien dans « la grande nature humaine ». Une minute : le bizarre nous guette, et, de la grand-route, il va nous jeter brusquement dans un chemin de traverse qui nous mènera Dieu sait où !

Caroline délaissée, Maulévrier se tourne vers la marquise de Gesvres, dont les grands airs dédaigneux irritent ses convoitises. Voilà une position difficile à enlever, une vraie femme à triple enceinte, une femme devant laquelle on peut rester dix ans, comme devant Troie ! Tant mieux. En attendant que sa beauté donne le plaisir, sa froideur excite la vanité, cette gouvernante d’un dandy et d’un mondain tel que Maulévrier.

Mais, où Maulévrier ne voit que le difficile, il y a l’impossible : Mme Bérangère de Gesvres n’a pas de cœur et n’a pas de sens. Sous cette opulente carnation où doivent, ce semble, courir tous les frissons de la volupté, croupit un sang glacé que ne fondra pas l’amour. Quant au cœur, il est arrêté. Et comme, en dehors de l’amour qui est sa fonction naturelle et sa joie première, la femme n’est rien et n’a rien, celle-ci s’ennuie horriblement. Elle voit autour d’elle, dans son monde, tant de jeunes filles et de jeunes épouses heureuses par lui ! Elle les envie, elle veut monter son cœur : le grand ressort manque. Et, à chaque effort, elle retombe désespérément sur son impuissance et sur son ennui. Certes, voilà un monstre moral et physique. Comment ce monstre s’est-il formé ? comment ces yeux d’un éclat si profond, comment ce beau sang, comment cette admirable constitution (pardon du mot, mais il faut être net) ne sont-ils que l’absence du regard et l’absence de la vie ? Des natures aussi excentriques veulent être expliquées minutieusement pour paraître seulement possibles. M. Barbey d’Aurevilly n’explique pas, il se borne à constater son héroïne (Mme de Gesvres, c’est tout le titre et tout le livre), oubliant tout à fait que son récit est incompréhensible, si l’étude physiologique ne le précède pas.

Telle est la statue dont Pygmalion Maulévrier veut tirer une femme. La statue, qui ne demanderait pas mieux que de s’animer, se prête complaisamment à toutes les tentatives de création : il s’agenouille devant elle, il lui prend les mains et les presse, il lui baise les bras, le cou, les épaules, il la serre contre sa poitrine, il l’enveloppe d’une atmosphère voluptueuse et brûlante qui incendierait des marbres ! Eh bien, rien ne bouge et ne tressaille en Bérangère, rien ne prend, ni l’âme ni le corps. Le point sensible n’existe pas, il est impossible de trouver le secret qui ouvrira cette nature.

L’auteur, ordinairement d’une logique si audacieuse et qui se moque pas mal qu’on dise « qu’il va trop loin », semble hésiter tout à coup et même reculer.

Après avoir permis tous ces attouchements (il faut bien appeler les choses par leur nom) qui n’ont pas abouti à la découverte de la vie, Bérangère refuse de consommer le sacrifice, Et, pourtant, de cette suprême expérience de la possession, qui sait s’il ne sortirait pas la révélation de son cœur et de ses sens ? Qu’est-ce qui peut donc la retenir ? Ce n’est certainement pas le soin de son honneur, entamé déjà par tant de privautés. Aussi l’auteur, qui est d’un esprit très subtil, donne-t-il un autre motif à la résistance de Bérangère : elle a peur que « la suprême expérience » ne la convainque radicalement de son inaptitude aux choses de l’amour ; elle veut au moins garder cette illusion que peut-être, si elle se livrait, le charme serait rompu, mais elle n’ose pas en tenter la chance.

Maulévrier ne se décourage pas, cependant. Il s’obstine, et tellement, qu’il perd à ce jeu, — un véritable jeu de patience, — ses facultés amoureuses.

La pétrification est accomplie, la statue a son pendant !

Le misérable s’irrite de cette mort universelle qui envahit ses sens et son cœur, il se révolte, il veut ressaisir la vie et l’énergie, et il croit les retrouver au fond de ces caresses stériles dont nous parlions tout à l’heure. Vains efforts !

Le livre finit là. L’auteur nous laisse sur cette pensée que jamais le drame de l’amour, même de l’amour physique, ne sortira de cette longue exposition. Et M. de Maulévrier a vingt-sept ans ! Et Mme de Gesvres a trente ans ! J’avoue ne pas comprendre ; je reste abasourdi devant ces natures contre nature, et, comme on ne me les a pas déduites, je nie formellement leur vérité. Voyez-vous d’ici ces partenaires du whist de l’amour, se faisant mutuellement des invits perpétuelles auxquelles ni l’un ni l’autre ne répondent ? On me dira : Il existe de ces phénomènes, et nous avons connu plus d’une madame de Gesvres. C’est possible, mais on n’a pas le droit de transporter, de la vie réelle dans la vie artistique, de pareils phénomènes, sans les expliquer. Que devient alors l’œuvre d’art ? Le roman n’a le droit d’être constatation qu’après avoir été analyse. Maulévrier qui, dans la première partie du livre, était humain, passe dans la seconde à l’état de monstre, tout comme Mme de Gesvres. Et cela brusquement, sans transition, sans que l’auteur me rende compte de ce changement soudain. Où je demande une transformation, on me donne une métamorphose.

Évidemment, un tel roman, parti d’une telle donnée et mené d’une telle façon, ne pouvait être dramatique : l’intérêt ne jaillit pas de situations incompréhensibles. Un seul personnage, vrai, — et touchant parce qu’il est vrai, — galvanise un moment l’action, c’est Caroline d’Anglure. Il y a même un passage où l’auteur arrive à l’émotion par le tableau du désespoir de cette douce créature qui meurt de n’être plus aimée. Malheureusement, comme ce personnage n’est pas une colonne du livre, mais seulement une colonnette, le livre s’écroule.

Chose logique, de même que l’Amour impossible est très inférieur, comme analyse et développement, aux autres romans de M. d’Aurevilly, le style est au-dessous. Je ne veux pas dire qu’il soit vulgaire, il est élégant, spirituel, distingué, dandy, mais je n’y trouve pas l’éclat et la couleur qui frappent dans Une vieille maîtresse et dans l’Ensorcelée.

Et, maintenant, fuyons ces régions grises et glacées de l’insensibilité pour entrer dans le splendide et réchauffant royaume de la passion ! Ici, dans Une vieille maîtresse, c’est la vie exubérante, c’est bien « la grande nature humaine » avec ses joies et ses désespoirs, ses héroïsmes et ses crimes. C’est la passion, enfin, et tous ses déchaînements ! Et l’auteur l’a décrite d’une plume si vive que les vertueux, les vertueux de surface, ont poussé des cris de vierge effarouchée. Ils ne comprennent pas, ces gens-là, qu’on fasse verts les arbres verts, et s’irritent qu’on peigne les ciels bleus avec du bleu. Esprits à courte vue, ils ne pénètrent rien, ils ne voient que l’enveloppe des choses. Liés aux conventions mondaines comme à un boulet qui les empêche de s’enlever et de s’élever, la morale leur échappe par sa hauteur… Et ils ont eu des rougeurs indignées en lisant Une vieille maîtresse ! Voyons donc ce qu’il est, cet épouvantable livre ; mais, auparavant, dégageons du récit l’idée qu’il contient et, qu’ils n’ont pas aperçue, découvrons les racines du roman qui leur sont cachées par l’opulence des détails ; et, le roman déchaussé, qu’ils daignent regarder.

L’homme et la femme, une fois liés d’amour, ne peuvent rompre ce nœud sans troubler l’ordre moral divinement établi. C’est là qu’il eût fallu placer l’épigraphe : Id verum quod prius, illud vero adulterum quod posterius ! L’homme aura beau s’éloigner de la femme qui s’est donnée à lui tout entière comme il s’était donné à elle, et se réfugier dans le mariage auprès d’une autre femme, il ne sera point à l’abri, s’il porte une âme honnête, du devoir primitif qu’il s’est créé et qu’il n’est pas en son pouvoir d’abolir ; il aura beau faire, l’ancienne passion et l’ancien devoir poursuivront sans cesse la passion et le devoir nouveaux. De là, de terribles conflits. Tiré entre le passé qui le réclame à juste titre et le présent qui a droit de le retenir, pris entre la maîtresse abandonnée et l’épouse récente, ballotté sans repos de l’une à l’autre, il traînera toujours, et quoi qu’il fasse, un double remords après lui. Il sera fatalement (la fatalité, c’est la justice des événements) époux coupable, s’il reste amant ; amant lâche et méprisable, s’il se retranche dans sa nouvelle condition.

L’auteur, dans Une vieille maîtresse, a donc posé, en droit, la revendication de la fidélité éternelle. N’est-ce pas là un grave et magnifique sujet, pris dans les hauteurs de la morale ? Et voilà qu’ils ont déclaré que la morale était bafouée juste au moment où on la glorifiait ! Ils ont vu un ménage dérangé par la survenue d’une maîtresse, et ils se sont voilé pudiquement la face avec le code civil qui commande la fidélité seulement dans le mariage, ne songeant pas que le code, étant fait pour la société et non pour l’individu, ne renferme pas toute la morale ! Ainsi, pour n’avoir pas voulu, dans sa fierté de penseur et d’honnête homme, s’aplatir devant les petites bassesses sociales, pour n’avoir pas habillé la morale d’une robe bourgeoise (sachant bien que c’était là un grotesque déguisement), M. Barbey d’Aurevilly a été proclamé un romancier obscène.

Osons fixer ces obscénités.

Ryno de Marigny, gentilhomme spirituel, distingué, passionné, — mais d’une passion voilée par l’ironie, — dominant de toutes ces supériorités les mondains sans élégance vraie, au front vide, au cœur sec, qui encombrent les salons de leur suffisance et de leur nullité, était un irrésistible conquérant. Ajoutez à cela une vie mystérieuse, faite pour travailler les imaginations romanesques, c’est-à-dire les âmes féminines, et tirez la conséquence : « Il avait eu bien des femmes » ; mais on ne lui avait jamais connu que des liaisons nouées et dénouées à la hâte, pas une seule passion de résistance. Fatigué de ces amours d’aventure, il aspirait à un amour calme, solide, éternel, lorsqu’il rencontre dans le monde Mlle Hermangarde de Polastron. À peine a-t-il vu cette jeune fille, « belle à rendre amoureux tous les peintres », belle d’une beauté vraiment royale, mais où ce qu’il y a d’imposant est comme adouci et attendri par les grâces de la chasteté, que Marigny est subjugué. De son côté, Hermangarde a subi la fascination que Marigny exerce sur toutes les femmes ; du premier coup, elle a reconnu son maître. Les causeries de salon, dont la rumeur tout au moins arrive aux oreilles si bien douées des jeunes filles, sur cet homme qui est le scandale du faubourg Saint-Germain, auraient dû l’avertir et la mettre en garde. Mais non ! Elle ouvre en toute ingénuité son cœur à cet amour, elle n’a point peur. Et puis, elle est peut-être attirée vers Marigny par cette pitié inconsciente que l’innocence a pour le désordre, elle rêve de tirer un homme heureux de ce débauché ! Qui sait encore ? sa vanité de femme se réjouit à l’idée de dompter celui que nulle n’a pu apprivoiser, de le coucher docile à ses pieds, d’en faire un lion domestique ? Aussi, quand Marigny demande à la marquise de Flers, grand-mère d’Hermangarde, la main de sa petite-fille, celle-ci est toute joyeuse et toute ravie. Elle ignore, la pauvre enfant, que, au-delà des femmes de son monde à elle, il en existe une cent fois plus dangereuse ; que, au-dessus de toutes ces liaisons de salon si vite brisées, il y a une passion de dix ans qui sera plus forte que sa beauté et que son amour et que l’amour de Marigny pour elle. Son mariage, à dire vrai, sera une immolation, ce sera le sacrificateur antique qui officiera ce jour-là.

Et, pourtant, Marigny ne la trompe pas, il aime réellement Hermangarde et de tout son cœur ; il est persuadé que le passé est bien passé, que l’ancienne maîtresse est bien dépossédée, comme si une passion de dix ans. — et quelle passion ! — pouvait jamais abdiquer. Le romancier japonais aura éternellement raison : « Quand ils eurent prononcé les mots qui les unissaient, il se fit dans ces deux âmes un contrat intérieur, et ces contrats ne se déchirent plus. »

Quelle est donc cette rivale redoutable ? Mon Dieu ! presque rien, en apparence, une Malagaise qui a passé la trentaine, petite, maigre, noire, au regard opaque et sommeillant, sans tournure et sans élégance, sans rien qui prenne à première vue ; et, certainement, si on l’eût montrée à Hermangarde, Hermangarde n’aurait eu qu’un sourire dédaigneux. Pour la foule, Vellini est laide. Mais elle est passionnée ; et la passion, qui accomplit des miracles, la transforme à certains moments et la crée, pour ainsi dire, à nouveau. Un regard de Ryno, un baiser, un mot d’amour, et le rayon jaillit de cette obscurité, la beauté de cette laideur. Vellini, c’est comme un trésor caché à tous les yeux, qui s’ouvre et resplendit seulement devant le bien-aimé. Oh ! l’irrésistible et savoureuse créature !! Hermangarde plaît, mais Vellini fascine ; Hermangarde est charmante, mais Vellini est charmeresse. Et elle a charmé Ryno, comme Ryno l’a charmée.

Nature sauvage, élevée au hasard, dont l’éducation n’a point déformé les instincts, elle s’est laissée aller, sans lutte et même sans hésitation, elle s’est laissée couler vers Marigny ; sans souci des « convenances » qu’elle ne comprend pas et qui lui sont bien égales, un matin, elle a quitté la couche légale et s’est faite, tranquillement, la maîtresse publique d’un homme rencontré ! Pendant dix ans, rien n’a occupé Vellini que la vue et la pensée de cet homme, qui est devenu pour elle le commencement et la fin de tout ; et Marigny a été emporté avec elle, et pendant dix ans il s’est absorbé et confondu avec elle dans cette passion impérieuse. Il y a bien eu quelques intervalles causés par la lassitude et aussi par la colère que donnent toutes les chaînes, même les chaînes aimées. Mais qu’importe ? Si Vellini et Ryno se quittent souvent, ils se reviennent toujours. C’est dans un de ces intervalles que Marigny rencontre Hermangarde ; il est bien convaincu, cette fois, que tout est fini entre lui et sa maîtresse ; Vellini le croit comme lui, et reçoit sans déchirement la nouvelle de son mariage. Hélas ! les deux amants se trompent, le drame de la passion n’est pas terminé, il se complique au contraire : Marigny vient d’y introduire un troisième personnage.

Alors, nous entrons véritablement dans l’action, et la haute moralité du roman commence de s’entrapercevoir. Cette seconde partie est admirablement préparée par la première ; et nous ne savons pas d’exposition plus éloquente, plus colorée et plus justificative que le récit des amours de Ryno et de Vellini fait par Marigny lui-même à la vieille marquise de Flers : il y a là certainement des morceaux de génie, comme analyse et développement.

Aussitôt le mariage célébré, Hermangarde et Ryno partent pour leur manoir de Carteret, suspendu, comme un nid d’alcyons, au revers d’une falaise normande : Hermangarde, jalouse d’emporter son mari et son amoureux loin de ce monde où l’on aperçoit trop encore le sillage de ses succès ; Ryno, après tant d’agitations, altéré de calme et de solitude, et, peut-être aussi, éloigné par le pressentiment d’un danger que la présence de Vellini à Paris fait trop voisin. Et, d’ailleurs, « Hermangarde et Marigny ne cédaient-ils pas à l’instinct juste de l’amour en choisissant le bord de la mer pour y passer cette lune de miel qui, comme la lune du ciel visible, paraît plus douce au bord des flots ?… Si tout dans le monde a son théâtre, le bord de la mer est bien celui que Dieu créa pour l’amour heureux. Au point de vue supérieur des analogies, la plus belle chose qu’il y ait dans l’âme humaine devait nécessairement avoir, pour se montrer et s’épanouir à l’aise, la plus belle chose qui existât dans la nature. Là seulement, pour qui a le sentiment des harmonies, le cadre est digne du tableau ». Rien n’est doux, frais et reposé comme les premiers mois de cette villégiature amoureuse où Marigny semble avoir vaincu le Passé ; rien n’est plus auguste et plus charmant à la fois que les chevauchées des deux époux à travers cette campagne marine, que M. Barbey d’Aurevilly a si bien peinte et si bien localisée qu’il se révèle à nous comme un des premiers entre les descriptifs contemporains. Ce que Brizeux a tenté pour le paysage breton, lui, il l’a réalisé pour le paysage normand, parce que, avec le sentiment et la poésie du premier, il a les éclatantes et solides facultés de l’écrivain. Brizeux sent la nature, mais il ne la rend qu’à demi : sa plume est indécise, sa couleur terne, son dessin flottant M. Barbey d’Aurevilly sent, éclaire et fixe.

Soudain, au milieu de cet amour azuré et tranquille, on entend gronder le passé. Vellini n’a pu se résigner à ce Paris où Marigny n’est plus ; et voilà qu’elle s’abat sur les côtes de Normandie, affamée d’amour et voulant son Ryno. Elle ne tarde pas à le rencontrer dans une promenade au bord de la mer. Elle s’attache à lui, elle prétend reprendre « son bien ». Il résiste, il répond à sa vieille maîtresse que son voyage est une folie et du temps perdu, qu’aujourd’hui il aime Hermangarde, Hermangarde seule ! Inutiles paroles. Vellini sent bien que le nœud qui les joint l’un à l’autre ne peut être brisé ; et à toutes ses froideurs, à tous ses dédains, à toutes ses impertinences, elle se contente d’opposer un sourire incrédule ; elle garde devant la colère de Marigny, qui menace de la chasser, une impassibilité absolue. Elle a raison d’être tranquille ! L’ancienne passion, que Ryno croyait ensevelie à jamais sous la nouvelle, se redresse soudain à l’appel de Vellini ; impérieuse et furieuse comme autrefois : c’en est fait, la Malagaise a reconquis son amant… Mais ce n’est qu’une surprise, un vertige passager ; il est bien sûr que Marigny n’aime que sa femme et que cette vieille maîtresse lui est tout à fait indifférente. Voyons, Vellini doit se faire une raison, repartir tout de suite. — Il pense ainsi, mais il a sa loi à subir. Vellini déclare qu’elle ne partira pas ! et, pour être toujours à portée de Marigny, elle, accoutumée à toutes les caresses du luxe, elle se logera dans une misérable cabane de pêcheurs. « Avec ses poutres mal taillées et ses murs blanchis, c’était une espèce de grange que cet appartement pauvre et nu. Pour tout meuble, il y avait la grosse horloge à poulie et un bahut en chêne que le temps et la mer avaient poli comme un miroir. On y voyait encore deux chaises grossières, un escabeau à trois pieds et un lit propre, mais dur, déployé à bas sur l’aire, — et c’était tout… Le vieux pilote lui avait arrangé des rideaux avec d’anciennes voiles de vaisseau qui ne servaient plus. » Que fait à Vellini cette vie indigente ? Que fait même, à cette nature orientale, le partage avec Hermangarde ? Voir Ryno, c’est assez, le reste n’existe pas.

Huit jours se passent cependant, huit jours de lutte pour Marigny et d’attente anxieuse pour la Malagaise. Il revient enfin, car il ne peut pas ne pas revenir : en ne revenant pas il commettrait une lâcheté odieuse envers celle qui a fait de lui sa vie entière et qui le tient doublement, par la passion et par le devoir. Époux fidèle, il serait amant monstrueux ; amant persistant, il tuera sa femme. Malheureux homme, qui ne peut accomplir l’ancien devoir qu’en devenant un assassin et qui est criminel en étant généreux ! Là est la haute portée morale, et aussi le dramatique de ce roman.

Et, pour qu’il sorte de cette violation de la foi première, qui est un manquement aux lois divines, une terrifiante et salutaire leçon, les innocents seront, comme les coupables, précipités dans le châtiment : pas plus que Marigny, la pure Hermangarde n’échappera à la destinée expiatoire. Elle a vu Ryno et Vellini, sur la plate-forme de la Vigie, s’embrasser et s’aimer ! Et, de ce moment, la mort est entrée dans le corps et dans le cœur de la pauvre femme, trop fière pour se plaindre, trop blessée pour guérir.

Cependant, à voir cette dévastation dans Hermangarde, Marigny devine la jalousie et s’effraye. Il veut revenir à sa femme qu’il n’a cessé d’aimer, il ne reverra plus la Malagaise. Vaine résolution ! il est sans force contre Vellini. Comme à tous les gens impuissants à se défendre, il ne lui reste plus alors que la fuite. Il fuit à Paris, il fuit Vellini, emportant Hermangarde qu’il faut sauver ; mais Vellini arrive en même temps qu’eux, avec la ponctualité du Destin… Et Marigny retombera aux bras de sa vieille maîtresse, condamné à traîner jusqu’au tombeau une vie épouvantée entre Hermangarde et Vellini, entre ces deux amours qui sont deux lâchetés et aussi deux devoirs inexorables !

Je n’ai parlé que de Vellini, Hermangarde et Marigny, négligeant volontairement les figures secondaires, pour mieux faire la synthèse du livre. Comment ne pas mentionner cependant la marquise de Flers, cette vieille si charmante et si légère, qui, façonnée aux frivolités galantes du xviiie  siècle, ne comprend pas grand-chose aux fureurs de la passion ; — son contemporain, ce comique vicomte de Prosny, libertin septuagénaire destitué par la goutte, qui travaille sans cesse à rallumer son ardeur avec ses souvenirs ; — enfin, la douce baronne de Mendoze (une des maîtresses éphémères de Marigny avant son mariage), morte, comme Caroline d’Anglure, de n’être plus aimée ? Tous ces personnages du monde normal, détaillés avec beaucoup de finesse et de netteté, servent à faire ressortir, par le contraste, cette extraordinaire figure de Vellini, qui apparaît comme la passion vengeresse, tout enveloppée d’une grandeur sibylline, et que le génie sauvage et violent de M. d’Aurevilly a rendue avec une telle énergie de couleurs ! Il excelle dans ces physionomies barbares (nous verrons tout à l’heure l’abbé de La Croix-Jugan) avec lesquelles je lui trouve, comme homme et comme auteur, une certaine parenté. Il a, du Barbare, le goût des hyperboles et des couleurs voyantes, l’amour des phrases et des costumes emphatiques, — il en a aussi la subtilité et la casuistique raffinée… N’a-t-il pas écrit quelque part : « Je suis un Mérovingien ? »

III

Je lis dans le Memorandum : « Romans, impressions écrites, souvenirs, travaux, tout doit être normand pour moi et se rattacher à la Normandie. Il y a longtemps que j’écrivais à Trébutien : Quand ils disent de partout que les nationalités décampent, plantons-nous hardiment comme des Termes sur la porte du pays d’où nous sommes et n’en bougeons plus ! » Il y a, dans cette phrase, non seulement la haine du catholique et du « mérovingien » contre la centralisation démocratique qui a, si je puis dire, supprimé les castes topographiques comme les castes sociales, mais encore et surtout la vue exacte des conditions du paysage. Tout esprit tant soit peu artiste comprendra certainement qu’on ne peut rendre, d’une plume saisissante, que le pays, — je ne dis pas qu’on a vu, — mais où une partie de votre vie, et particulièrement votre jeunesse (la jeunesse est si hospitalière aux impressions de l’extérieur !), s’est écoulée. Il faut avoir vécu avec les sites pour en pénétrer et en extraire la poésie qu’ils contiennent. Un touriste voit, mais ne sent pas profondément, ne pénètre pas, l’âme du paysage lui échappe ; et il reste par conséquent un descriptif très incomplet. Aussi, M. d’Aurevilly, qui est Normand, a-t-il bien fait de placer en Normandie le théâtre d’Une vieille maîtresse et d’y placer encore celui de l’Ensorcelée. Après les falaises de Carteret, les landes du Cotentin.

Si j’avais à classer le roman de l’Ensorcelée, je dirais que c’est un roman historique. On n’y trouve pas, il est vrai, le récit d’événements publics ; on n’y voit d’autres batailles que celles qui se livrent au fond du cœur humain, et les personnages n’ont leurs noms consignés dans aucune archive ; mais ces personnages obscurs sont éclairés du reflet mourant de l’incendie vendéen à peine éteint, il y a de l’histoire dans l’air qu’ils respirent. Et l’auteur nous a montré leurs mœurs, leurs superstitions, leurs passions, leurs costumes avec une exactitude si frappante qu’on peut dire que la couleur, le pittoresque de l’époque est restitué ; et qu’est le roman historique, sinon la représentation du côté pittoresque et familier des temps écoulés ?

Cela dit, essayons de raconter l’Ensorcelée, puisque l’ignorance générale à l’endroit de M. B. d’Aurevilly nous impose toujours l’analyse avant l’appréciation.

Nous sommes en  VI de la République, nous touchons à la fin de la guerre civile. Le combat de la Fosse, livré le matin même aux environs de Saint-Lô, a ruiné sans retour les espérances royalistes. Parmi les rares vaincus sortis vivants de ce désastre et que la déroute a éparpillés sur les chemins, se trouve le héros de ce sombre récit, qui est autant une légende qu’un roman par son côté fantastique. Mais, ce que les balles républicaines n’ont pas fait, le désespoir le fera. Le vaincu ne se fait pas illusion, il perçoit toute l’étendue de la défaite, il songe, dans la désolation de son âme, que les trois fleurs de lis ne refleuriront plus. À quoi bon vivre davantage ? Ne serait-ce pas déshonorer sa fierté que de la faire assister au triomphe de ses ennemis ? Il n’y consentira certainement pas : il préfère descendre tout de suite dans la tombe avec toutes les choses aimées qui viennent de mourir. Cette résolution prise, il s’adosse au talus qui longe la forêt de Cerisy, saisit son espingole, appuie l’arme contre son visage, pousse du pied la détente… Le coup part, et le corps s’affaisse dans la poussière du fossé.

Cet homme, c’est l’abbé Jéhodel de La Croix-Jugan, qui, après avoir été chassé de son abbaye, en même temps que son Dieu, par la Révolution, prit les guêtres, la ceinture de cuir et le mouchoir serre-tête des chouans.

Cependant, les balles de l’espingole ont, grâce à l’évasement, rayonné sur le visage, cassant les os et faisant de la face entière un horrible amas de chairs pendantes, mais n’ont pas tué La Croix-Jugan sur le coup. Une vieille pauvresse, qui revenait de faire du bois dans la forêt de Cerisy, a pu constater que le cœur battait encore, et, pleine de pitié, elle a traîné tant bien que mal jusqu’à sa cabane l’épouvantable suicidé. Huit jours se passent : on ne saurait trop, à voir La Croix-Jugan, s’il est vivant ou mort ; il semble pourtant que les chairs séparées commencent à se reprendre lorsque, à la tombée de la nuit, une bande de bleus envahit la masure de Marie Hecquet… Quelle est donc cette masse informe étendue sur ce lit, là-bas, dans le fond, et dont les gémissements troublent l’ombre ? Il y a une odeur de royaliste dans cette chambre ! En vain, la vieille s’épuise à les détromper ou plutôt à les tromper ; à ses paroles embarrassées, les républicains ont deviné un chouan, et il leur vient l’idée de s’en amuser un peu, comme on s’amusait alors ! Le chef va droit au lit et arrache violemment les ligatures qui emmaillotaient le visage de La Croix-Jugan. La chair se déchire avec un craquement, les blessures se rouvrent, vives et saignantes comme au jour du suicide : « Et maintenant, s’écrie l’exécrable sergent des Colonnes Infernales, salons le chouan avec du feu. — Et tous les cinq prirent de la braise rouge dans l’âtre et en saupoudrèrent ce visage. Le feu s’éteignit dans le sang, la braise rouge disparut dans ces plaies comme si on l’eût jetée dans un crible. »

Quelque temps après, quand on rouvrit les églises, les habitants de Blanchelande virent se dresser dans une stalle du chœur un moine de grande taille, à l’attitude hautaine, enveloppé dans sa cagoule et dont on n’apercevait pas le visage, enfoui sous son capuchon rabattu. On se le montrait curieusement, en chuchotant de l’un à l’autre des paroles interrogatives. Mais nul ne pouvait mettre un nom sur ce froc ; évidemment, il n’était pas du pays. La curiosité devint de l’épouvante, quand, la procession tournant autour des piliers, la foule vit, à la lueur des cierges, jaillir du capuchon la tête couturée, labourée, horriblement accidentée de l’abbé de La Croix-Jugan ; un frisson universel agita l’église, mais aucun des assistants ne reçut de ce spectacle une aussi forte commotion que Jeanne Le Hardouey. Ce fut un véritable coup de foudre intérieur, et qui devait retentir tout le long de sa vie !

Disons tout de suite quelle était cette Jeanne Le Hardouey. Issue de l’antique race des Feuardent, Jeanne avait été expulsée par la Révolution (au moment même où La Croix-Jugan l’était de son abbaye) du manoir et des richesses paternelles. Ne possédant plus rien, elle fut réduite, pour ne pas « traîner aux portes » son nom féodal, à épouser maître Le Hardouey, un paysan parvenu, un acheteur de biens nationaux : double mésalliance qui mettait parfois en colère le noble sang dont elle venait. La vue du prêtre lui causa donc un étrange saisissement. Vainement voulut-elle écarter l’horrible vision, la vision tenace la suivit au sortir de ces vêpres fatales ; on peut dire que, dès ce moment, la tête de La Croix-Jugan s’était réellement gravée dans la sienne, et pour ne plus s’en effacer. Ce fut une possession instantanée, une possession dans le sens ecclésiastique. À ceux qui voudraient à cet amour bizarre des causes physiologiques, à ces gens que j’appellerais volontiers les mystiques de la médecine, on pourrait indiquer l’affinité des races, la parité des naissances : c’étaient comme deux sangs qui se reconnaissaient. Cette Feuardent allait logiquement vers ce La Croix-Jugan. Humiliée sous la nécessité qui l’avait courbée jusqu’à un Le Hardouey, elle se relevait, pour ainsi dire, elle se réhabilitait par son amour pour un gentilhomme à qui ses blessures, tout en le défigurant, n’avaient pu enlever la grande mine et la fierté de regard dont il dominait tout Blanchelande. Puis, on est toujours obligé d’en revenir là : qui rendra jamais compte des étranges fantaisies du cœur féminin ? L’horrible, dit-on, a son attrait, la laideur a ses séductions. J’ai connu une jeune fille de haute famille et de grande beauté qui s’était affolée d’un muletier bossu, noir, le nez planté de poils, hideux. Elle se tua, épouvantée par cet amour qu’elle ne pouvait renvoyer. — Quant au romancier, qui sent profondément les lugubres et fantastiques beautés de la poésie catholique, il croit et dit Jeanne possédée. Et ce titre, l’Ensorcelée, il faut le prendre au pied de la lettre.

Jeanne reste longtemps à convenir vis-à-vis d’elle-même de la redoutable vérité : son amour pour un prêtre. Mais il faut bien enfin se rendre à l’évidence ! les désastres physiques, qui suivent le désastre moral fait dans son âme, l’avertissent assez de la violence et de l’inflexibilité de sa passion. Ses artères battent à rompre sa peau, ses veines charrient du feu, son visage s’empourpre et s’embrase ; c’est comme une fournaise de honte que rien n’amortira. Et les hommes de Blanchelande disent déjà que maîtresse Le Hardouey a « le sang tourné ». Jeanne a beau secouer cet amour maudit ; voyant qu’elle ne peut le déraciner de son cœur, elle l’adopte avec rage, elle l’enfonce davantage en elle, si c’est possible, elle n’a plus qu’une idée fixe : être la maîtresse du prêtre. Mais le prêtre s’en soucie bien ! Il passe à côté d’elle, toujours dédaigneux ou distrait, sans même laisser tomber un regard sur cette souffrance. D’autres soins l’occupent : la guerre de la chouannerie, qui fume encore, il songe à la raviver. Car l’homme d’épée est en insurrection permanente dans ce prêtre voué à la paix et à l’humilité. Ah ! qu’il est bien nommé de ce nom, La Croix-Jugan ! C’est un joug en effet pour lui que la croix ; et, on le sent, il voudrait prendre à deux mains l’instrument de rédemption pour en faire un assommoir. Qu’importe l’amour d’une femme à cet esprit hautain qui s’est fait le lieutenant général de Dieu et du Roi ? Il ne voit seulement pas Jeanne, ayant sans cesse les deux yeux fixés sur son projet. Ce dédain irrite encore la passion de la malheureuse. Elle va, pour se faire aimer quand même, jusqu’à s’adresser aux pâtres qui savent les secrets de la magie, mais les sortilèges ne mordent pas sur ce prêtre taillé dans le plus dur du granit catholique… Enfin, n’en pouvant plus, à bout de force et de souffrance, elle se jette dans un étang pour y éteindre avec sa vie l’enfer qu’elle porte en elle. Le suicide de Jeanne n’émeut pas une minute l’impassibilité de La Croix-Jugan ! Au milieu de l’épouvante générale, cet homme garde la sérénité surhumaine du destin antique ; il ne retourne même pas la tête et continue de marcher vers son projet. La mort seule pourra l’en distraire.

Elle vient.

Le jour que, relevé de l’interdit dont il avait été frappé pour avoir chouanné, La Croix-Jugan offre pour la première fois le sacrifice de la messe dans l’église de Blanchelande ; au moment où, revêtu de la chasuble d’or, il élève dans ses mains purifiées le Saint-Sacrement, une balle partie du portail le frappe à la nuque et l’étend roide mort, la face sur la table de l’autel. Le Hardouey vient de se venger : il croit que sa femme a été la maîtresse du prêtre.

Tel est le squelette de ce roman, dont aucune analyse ne peut rendre l’intensité dramatique. On sort de cette lecture avec des frissons ! Et l’impression d’épouvante est doublée pour qui se transporte en esprit sur le théâtre où l’auteur a placé son action. Les landes de Lessay, silencieuses, mystérieuses, hantées (hantées est le mot) par les pâtres-bohémiens, enveloppés dans leurs limousines à grandes raies rousses et blanches, et qui jettent des sorts, quel décor pour ce drame d’un fantastique si lugubre ! M. d’Aurevilly a rendu avec une telle puissance la sombre poésie des landes de Lessay, que, je n’hésite pas à le déclarer, il s’égale, dans cette description, à W. Scott, le grand descripteur des landes d’Écosse.

J’ai dû, nécessairement, ici comme dans l’analyse de la Vieille Maîtresse, omettre bien des personnages qui concourent pourtant à la terreur tragique des événements et qui ne sont certainement pas des personnages secondaires, tant l’auteur les a parfaits. Ainsi, la Clotte (Clotilde Mauduit), cette impure nonagénaire qui, avant la Révolution, a fait l’orgie avec les Sang-d’Aiglon et les Feuardent, et qui aujourd’hui vit à l’écart du monde nouveau, seule, orgueilleuse, farouche, portant son déshonneur comme un titre de noblesse et rendant mépris pour haine aux paysans de Blanchelande, la Clotte est une création de premier ordre. La vieille comtesse de Montsurvent, qu’on aperçoit à peine dans le fond du roman, sous son dais féodal, atteint à la grandeur légendaire du vieux Job des Burgraves. Et les pâtres-sorciers, qui traversent l’action incessamment et en tous sens comme les mauvais génies de Jeanne Le Hardouey, de quelle religieuse terreur ils harcèlent l’imagination ! — Maintenant, quelle partie signaler de préférence ? Le choix me paraît bien difficile, tant les divers épisodes se tiennent, se renforcent les uns les autres, dans ce livre où le ton ne défaut pas un instant. Quel passage indiquer ? Sera-ce le suicide du chouan que l’auteur a décrit avec le style d’un grand poète, ce qui ne veut pas dire, bien entendu, « le style poétique », et qui serait un si magnifique sujet pour un grand peintre ? Les vêpres, où Jeanne voit pour la première fois l’abbé de La Croix-Jugan ? Le supplice de la Clotte lapidée par la foule, aux funérailles de Jeanne, et traînée ensuite sur une claie jusque dans les landes de Lessay où elle expire sous la bénédiction du moine ? Cette matinée, où le pâtre trempe et retrempe, avec une joie sinistre, son couteau dans la mare qui a le cadavre de Jeanne, pour donner à son pain un goût de mort ? Je ne sais vraiment quoi choisir.

Certes, la Vieille Maîtresse est un remarquable livre ; mais entre elle et l’Ensorcelée, il y a l’incommensurable distance d’un livre remarquable à un beau livre. Comme composition, comme, gradation, comme ordonnance générale, comme paysage, l’Ensorcelée est évidemment supérieure, et aussi comme langue. L’écrivain a toute la fougue et tout l’éclat qui sont dans la Vieille Maîtresse ; mais cette fougue, qui là se répandait parfois à tort et à travers, ici, il l’a domptée, il la gouverne : l’ordre est fait dans la violence, la mêlée est devenue une lutte de gladiateurs où l’harmonie persiste dans les mouvements les plus impétueux. En exactitude et en précision le progrès est également manifeste. Enfin, la phrase est nettoyée de ces concetti, qui ne sont pas l’esprit, qui n’en sont que le mirage, et qui font papilloter désagréablement certaines pages d’Une vieille maîtresse et des Œuvres et des Hommes. Et, à part quelques périodes théâtrales qui ne sont pas affaire de rhéteur (ne vous y trompez pas), mais qui tiennent à la nature même un peu emphatique de M. d’Aurevilly, je proclame le style de l’Ensorcelée un admirable style.

Un mot encore pour faire saisir notre pensée définitive sur l’écrivain :

Il y a, il y a toujours eu deux catégories dans les hommes de plume : 1º ceux en qui l’impression arrive avec une telle intensité que l’expression arrive en même temps ; c’est comme une génération simultanée et spontanée ; — le tour est trouvé, la phrase tombe sur le papier plutôt qu’on ne l’y couche, elle est nécessaire ! on aura plus tard à la purger des scories et des négligences qui sont dans l’intérieur ; mais elle existe d’ores et déjà, elle est, comme l’enfant nouveau-né qu’on lavera tout à l’heure ; 2º ceux en qui la pensée arrive pas à pas, par fragments, enveloppée d’une sorte de nuage, qui ne la voient pas pleinement, qui ont besoin de lui chercher une expression. Dans le style de ces derniers il y a nécessairement de l’à peu près et de l’artificiel : ils se demandent quel tour ils vont donner à leur phrase et finissent par se décider d’après une tradition, une école, une « autorité », obéissant ainsi à une influence extérieure où disparaît leur personnalité.

Le style des premiers est vivant ; celui des seconds, galvanisé. Les premiers sont des écrivains, les seconds ne sont que des littérateurs.

M. Barbey d’Aurevilly est un écrivain.

Rejetez-le en arrière, jusque dans le xviie  siècle, sa phrase aura les mêmes caractères. Je ne sais personne à qui la définition « le style, c’est l’homme », puisse mieux s’ajuster. Pour qui connaît M. d’Aurevilly, cela saute aux yeux — ou plutôt aux oreilles. Écoutez un moment cette conversation de tant d’éclat et de vivacité, abondant en traits et en aperçus, en images neuves et toujours merveilleusement appropriées ; où l’emphase et la familiarité, la subtilité et la violence se mêlent et s’entrelacent si originalement : et vous reconnaîtrez tout de suite dans celui qui parle celui que vous aurez lu. L’homme et l’écrivain, c’est tout un… Qui sait même s’il n’a pas incarné le politique, qui est en lui, dans cet impérieux abbé de La Croix-Jugan, comme sa personnalité passionnée dans Ryno de Marigny ?

Quand donc la réputation de M. d’Aurevilly égalera-t-elle son talent ? Équation qui se fait bien attendre. Nous l’avons dit, la critique s’obstine à tenir ce romancier enfermé dans la tour du silence, lui coupant, au lieu de les lui faciliter, les communications avec le dehors ; mais il en sortira, en dépit de tout et de tous. Le Prêtre marié, un roman près de paraître, le Chevalier des Touches (série de l’Ensorcelée) qui viendra bientôt après11, seront les deux leviers avec lesquels il fera sauter la porte ! Le public alors le vengera de ce mauvais vouloir prolongé en lui donnant un tabouret à la droite du trône de W. Scott. Mais… « la justice du peuple » est souvent tardive, surtout en matière littéraire, et je ne l’attendrai certes pas pour saluer en M. Barbey d’Aurevilly un critique très sûr, celui de tous peut-être qui trouve le mieux et le plus vite le bouton qu’il faut pousser ; un romancier pittoresque, d’une richesse de détails incroyable et d’une puissance dramatique hors ligne ; un écrivain original et, quoi qu’on dise, tout à fait dans le courant français ; enfin, — ce qu’on ne doit pas négliger en cette époque déshonorée, — un caractère !

Le théâtre et l’intelligence

Un foudre de théâtre. — Conversation de critiques. — Avocats et gens de lettres. — Avez-vous du tempérament ? — Rien de plus aisé que de communiquer une émotion. — Les coups de poing par derrière. — Loi des courants. — Orateurs et dramaturges. — Le théâtre et le livre. — Les huit cents confrères de M. Augier. — La charpente.

J’assistais récemment à la première représentation d’une pièce absurde et fort émouvante, intitulée : Madame Aubert. Le succès fut grand. Les femmes, toutes frissonnantes, secouées par la violence des situations, pleuraient ouvertement, sans se cacher derrière leurs mouchoirs ; les hommes s’agitaient avec des hum ! hum ! dans leurs stalles et se forçaient visiblement à sourire pour n’en pas faire autant. À certains moments, de l’orchestre au cintre, hommes et femmes, tout le monde applaudissait, comme si la salle eût été pleine de Limayracs.

On vit même des critiques s’oublier jusqu’à battre des mains.

Pour moi, qui n’avais pas à craindre de compromettre, en ma personne, l’auguste impassibilité du Feuilleton, il va sans dire que je me laissai emporter gaiement au torrent de l’émotion universelle, et que, la farce jouée, j’acclamai le nom de M. Édouard Plouvier.

M. Plouvier m’avait subjugué. Impossible de n’en pas convenir, M. Plouvier était un foudre de théâtre !

L’Odéon se vida.

J’étais seul.

Quel travail soudain se fit alors dans mon esprit ? Quelle réaction inattendue ? Je venais d’applaudir librement, n’étant ni parent, ni ami, ni au service de l’auteur, et voilà que, cinq minutes à peine écoulées, je me sentais mécontent de moi-même, et comme honteux de l’émotion éprouvée. Éprouvée ? non, subie.

Une voix intérieure m’avertissait qu’on venait d’abuser de moi, qu’on m’avait trompé, qu’on avait surpris mon approbation. Pour un peu, je serais allé trouver l’auteur au foyer et retirer mes applaudissements.

Encore une fois, d’où ce retour ?

J’errais sous les galeries, m’interrogeant et ne répondant pas, lorsque je vis un groupe de critiques entrer au café Voltaire. « Eh ! parbleu, voilà ma réponse, pensai-je, ces messieurs causeront et m’apprendront — sans le vouloir — le motif de mon revirement. » Et j’allai m’attabler tout près des experts dramatiques, bien décidé à les écouter avec la plus entière indiscrétion ; ce qui n’exige pas une oreille très fine, les gens de lettres ayant coutume de s’exprimer fort bruyamment. L’habitude d’être imprimés leur donne l’insouciance d’être entendus : ils causent pour le public, naturellement et sans y songer, comme ils écrivent pour lui. Aussi peut-on dire que, sous ce rapport, presque tous les gens de lettres sont avocats, avec cette différence que les gens de lettres parlent beaucoup mieux que les avocats, lesquels, en revanche, écrivent beaucoup moins bien.

Car, pour le remarquer en passant, rien ne nuit plus au bien dire comme au bien écrire, à l’expression juste, nette, précise, que « l’habitude de la parole ». Dix ans de plaidoirie désapprennent admirablement la langue française.

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*   *

Ces critiques-là, du reste, ne m’éclairèrent pas comme je l’espérais. Sautillant sans cesse d’une idée à l’autre avec la légèreté parisienne, passant brusquement de l’analyse d’une situation à la toilette d’une actrice, ils essoufflaient, ils déroutaient mon attention.

Je ne perdis cependant pas tout à fait leur conclusion.

L’un dit : « En somme, c’est corsé » ;

Le second : « Cela ne manque pas de chien » ;

Le troisième assura « que l’auteur avait du tempérament » ;

Et les trois feuilletons allèrent, chacun de son côté, faire l’opinion parisienne du lendemain.

La conclusion, je le répète, était loin de combler mes désirs, bien que je comprisse la valeur des termes où ces messieurs avaient résumé leur opinion, et que je ne fusse pas absolument étranger à cette formule, sacrée aux critiques du jour :

« Il a du tempérament,

« Il n’a pas de tempérament. »

Avez-vous du tempérament, ami romancier ? Et vous, ami dramaturge ? Tout est là ! Votre œuvre est-elle vécue ? est-elle sincère ?… Oui ? Parfait alors !… Car on voit, dans cette époque de peu de raison, beaucoup de gens qui se vantent de juger avec leurs nerfs : ce qui revient à penser avec son cœur et à sentir avec son esprit.

Ainsi je réfléchissais à la fortune singulière de certains critériums, ainsi je me disais qu’il serait peut-être louable aux romanciers comme aux dramaturges de s’adresser un peu à notre intelligence, quand ce dernier mot me donna soudainement la clef de la réaction qui s’était faite en moi contre Madame Aubert. Plus de doute ! m’écriai-je. Le motif de ma volte-face, le voici : je suis mécontent, je me sens humilié, parce que M. Plouvier ne s’est pas adressé à mon intelligence. J’ai ressenti une émotion bête. On m’a traité comme un animal !

La découverte, vous en conviendrez, n’avait rien de bien flatteur pour moi et mes co-spectateurs.

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Rien de plus aisé que de communiquer une émotion, car il n’est rien de plus difficile que de se défendre contre elle. Une émotion ne se fait pas accepter, elle s’impose.

J’ai déjeuné de façon exquise, en compagnie d’un musicien lettré, d’un peintre instruit et d’un sculpteur spirituel. Je me promène, par un vent frais, dans une allée pleine de femmes élégantes, bercé de pensers heureux, rêvant que M. Buloz me demande un roman avec promesse de ne point faire intervenir l’imagination de M. de Mars dans la correction des épreuves… En un mot, tous les bonheurs possibles et impossibles traversent en chantant mon esprit. — Soudain, à dix pas de moi, un gamin trop pressé cogne une échelle appuyée contre un réverbère : l’allumeur, précipité, se crève sur le trottoir. De cette chute, je reçois un contrecoup violent. Je suis retourné, bouleversé jusqu’au plus profond de mon être. Je pâlis, mon âme calme et joyeuse s’emplit d’une immense pitié. L’imprudente folie d’un enfant a suffi pour me transformer en un clin d’œil !

Cette révolution intérieure, la nature la veut, — il est impossible qu’elle ne soit pas, et même il est légitime qu’elle soit.

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*   *

Mais ce que je reconnais légitime et moral dans la réalité devient duperie et sottise devant une fiction littéraire.

Faut-il insister là-dessus ? Faut-il donc établir que l’émotion dramatique doit pouvoir se raisonner après coup, se déduire, résister enfin à l’examen de l’intelligence, sous peine de ne pas être, de ne pas exister artistiquement ? Il le faudrait, tant les dramaturges paraissent l’oublier, et les critiques prennent peu souci de les en faire souvenir ! — Le théâtre actuel se préoccupe-t-il de nous conduire à la catastrophe par des situations successives et logiques, se renforçant l’une l’autre nécessairement ? Non. Au lieu de mettre le feu au bout de la traînée de poudre qui doit, insensiblement, déterminer l’explosion, il met le feu au baril même. Il ne nous mène point à l’émotion, il nous y jette. Son but, impudemment avoué, c’est de jouer avec les nerfs du spectateur, d’exaspérer en nous la sensibilité physique : à parler net, il nous donne des sensations — comme on donne un coup de poing par derrière !

Et cela réussit toujours… sur le moment.

Intercalez à l’imprévu, entre deux scènes qui ne s’y rattachent par aucun bout, une scène pathétique : Le duel de deux frères qui s’ignorent, par exemple, ou toute autre situation connue, mais extrême, vous êtes sûr d’enlever la salle ! Et les plus intelligents seront enlevés avec le reste du public. C’est seulement votre pièce achevée et leur raison revenue, qu’ils auront conscience d’avoir été dupés.

« Comment ! direz-vous, les spectateurs intelligents eux-mêmes ! On peut les dompter, on peut les surprendre aussi facilement que la tourbe imbécile ! » Oui, et la raison en est que la personnalité de l’homme intelligent mêlé à la foule se diminue forcément et s’efface. Peu à peu, à son insu, il se fait comme une désagrégation, comme un éparpillement de son être. Il se fond dans le gros de l’auditoire, il ne demeure pas quelqu’un, il arrive, par une sorte d’alluvion morale, à faire partie d’une masse où lui-même ne pourrait se retrouver, et dont il suit le mouvement général. Expliquer par quel prodige physiologique, par quelle loi des courants le phénomène se produit, je ne le saurais ; mais il ne se produit pas moins : nous avons pu le constater sur nous — et sur d’autres.

La preuve, à défaut de la cause, en est d’ailleurs facile à donner (et ce que je dis des gens de théâtre peut se dire aussi des gens de tribune) :

Il est plus aisé d’avoir de l’action sur trois cents personnes que sur dix.

Avec un lieu commun vous influencerez toujours une masse.

Qu’un dramaturge (j’y reviens), en dépit de la raison publique et de la logique de la pièce, jette brusquement dans les bras de son père un fils disparu depuis vingt ans ; — qu’un orateur de budget, empêtré dans les chapitres, la tête perdue, et ne sachant plus comment retrouver sa discussion, agite tout à coup devant l’assemblée le drapeau tricolore : tous les deux, orateur et dramaturge, triompheront de leur auditoire. Et, je le répète, les plus intelligents seront gagnés ! — Mais — et c’est ce qui prouve que la foule diminue l’intelligence — vous, orateur, vous, dramaturge, triez dans ce public dix personnes intelligentes, celles-là mêmes qui viennent de vous acclamer ; puis, essayez sur ces dix personnes isolées vos effets de scène ou de patriotisme, et vous verrez si elles ne haussent pas les épaules à ce qu’elles applaudissaient tout à l’heure !

Voilà où gît le secret de la facilité déplorable qu’ont les médiocrités à remporter des succès dramatiques ou oratoires et à forcer l’assentiment, éphémère, il est vrai, d’hommes qui, la réflexion revenue, rougiront d’avoir donné leur approbation.

Ce sont là surprises pures.

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Quelle distance du théâtre au livre, et combien le triomphe est plus difficile à ce dernier ! Le livre, mais il doit vaincre chaque lecteur tour à tour, un à un ! Pas moyen ici de surprendre, d’éblouir l’adversaire qui reste armé de toutes ses facultés, qui peut, quand il veut, interrompre le combat, prendre des pauses, et que l’intelligence protège sans cesse contre les coups de Jarnac de l’émotion. Ah ! pour sortir de cette épreuve à son honneur, il faut autre chose que des moyens de vaudevilliste !

Franchement, combien, parmi les pièces actuelles, la supporteraient ? Combien en savez-vous de lisibles ? Et par qui sont achetées toutes ces brochures, sinon par les comédiens obligés de reprendre les rôles en province ? Être lu, bonheur ou plutôt malheur rare pour nos dramaturges ; résister à cette lecture, chose presque miraculeuse. C’est, encore une fois, qu’ils ne donnent rien à notre intelligence. Ils l’oublient ; — elle se venge en infirmant leur succès d’un soir.

Ajoutez à cette raison celle-ci : les auteurs dramatiques écrivent, généralement, beaucoup moins bien que le plus humble gazetier. Je défie M. Augier de me nommer quarante de ses confrères (il en a huit cents !) capables de tourner proprement une lettre de vingt lignes… Reportez-vous aux épîtres adressées, de temps à autre, au Figaro, par ces messieurs, pour réclamer la priorité d’un titre ou signaler un directeur aux vengeances de l’Association.

Que de travail il faudrait au plus grand nombre pour devenir des journalistes médiocres ! Et que d’études à faire ! Car, la question de style réservée, la plupart sont des puits d’ignorance.

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Nos dramaturges me répondront, je le sais, et d’un grand air de triomphe : « Vous oubliez, cher monsieur, que les lois de l’art dramatique diffèrent essentiellement de celles du livre… Les pièces de théâtre ne sont pas plus faites pour être lues que les décors pour être regardés à deux pas. Les pièces de théâtre sont faites pour être représentées — et vous pour les entendre… Vous n’avez donc pas la moindre notion de perspective ? »

Voilà, sous de fausses apparences de raison, une doctrine fort commode en vérité — et qui n’a pas le sens commun.

Les œuvres dramatiques sont écrites pour la représentation, je ne l’ignore pas, mais où est la contradiction qu’elles soient écrites en même temps pour la lecture ? Il fut une époque où les auteurs ne pensaient pas de la sorte et montraient plus de fierté. Ces auteurs-là s’adressaient à notre sensibilité, mais ils s’adressaient encore à notre goût et à notre raison. Ils n’étaient pas auteurs seulement, ils étaient écrivains ; ils ne se contentaient pas de l’approbation d’une minute, ils regardaient au-delà de la salle et voulaient que notre assentiment survécût à notre émotion ; en un mot, ils s’inquiétaient d’être lus après qu’on les avait représentés : aussi n’avaient-ils garde, en écrivant, d’oublier notre intelligence qui, reconnaissante, leur ouvrait les bibliothèques et donnait la durée à leurs œuvres12.

Ah ! ce n’est pas de leur temps qu’on eût intitulé un livre : l’Année littéraire et dramatique, faisant entendre par là que Littérature et Théâtre sont deux !

Il s’agissait alors de nous intéresser — il ne s’agit plus que de nous secouer et de nous surprendre. Le théâtre d’autrefois plaçait Orgon sous la table, devant nous, il nous mettait dans le secret avec une sorte de bonhomie ; — nos habiles, eux, fourrent à l’avance Orgon sous la table, et l’en font jaillir à l’improviste, comme un diable à ressorts de sa boîte en carton peint. Sommes-nous assez étonnés !

Toute la distance, on le voit, est : de la sensation à l’intelligence.

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Je ne voudrais pas exalter outre mesure « le bon vieux temps » dramatique. Disons-le tout de suite, à l’honneur de nos contemporains, ils charpentent beaucoup mieux que leurs pères. Cela ne fait aucun doute.

Seulement, j’ai vainement interrogé auteurs et critiques, nul d’entre eux n’a pu me donner une explication satisfaisante du mot charpenter.

— Veut-on, demandais-je, exprimer par là que les situations se mêlent, s’emboîtent, se superposent avec une logique inattaquable ; que, parties de la donnée, elles aboutissent si directement à un dénouement nécessaire, fatal, qu’elles forment un édifice dramatique d’une solidité à défier les boulets de la critique ?…

— Non, ce n’est pas cela, me répondaient les gens de l’art. Ce n’est pas cela… Il faut être du bâtiment pour se faire une idée de la charpente… Vous ne comprendriez pas !

J’en suis toujours à comprendre, en effet. Mais ce ne m’est pas un motif suffisant de nier que nos hommes de théâtre charpentent à ravir, et que la charpente soit « une conquête toute moderne ».

J’en connais qui sont fiers de cette conquête.

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Pour résumer ces observations, — en me répétant, — la principale raison à donner de la place infime qu’occupe le théâtre dans la hiérarchie littéraire est celle-ci : le théâtre a perdu le souci de l’intelligence.

Les critiques spéciaux (et je m’en étonne) n’insistent pas assez sur cette cause de la décadence de l’art dramatique… L’art ? le métier dramatique, veux-je dire, — un métier qui, pour être exercé fructueusement, n’exige aucune aptitude littéraire !

L’esprit de la Revue

Être un homme sérieux ! — Voyage à travers les Revues. — L’ostracisme d’un mot. — Les coupures. — Un homme impossible. — Le style grave. — Attrapez l’esprit de la Revue ! — Une anecdote. — Le petit journal. — Les recueils sots-lennels. — Définition de l’esprit de la Revue. — Conseils à un jeune homme.

J’avais, depuis six mois, perdu mon camarade Julien Desvergnes, quand je le retrouvai, mercredi passé, dans les bureaux d’un petit journal.

— Vous, ici ! m’écriai-je. Nous revenez-vous ?

— Je reviens.

— Pourquoi si tard ? Et que fîtes-vous, plume volage, le temps de cette longue absence ?

— Ce que j’ai fait ? J’ai failli devenir un écrivain de Revue, un littérateur considérable… Ah ! mon pauvre ami, quels dangers m’ont fait courir les hommes sots-lennels !

— Peste ! vous me paraissez bien dégoûté.

— Daignez m’écouter et vous en jugerez autrement.

— Volontiers.

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Donc, le 29 septembre 1863, commença Desvergnes, je me levai de fort mauvaise humeur, et, me regardant sévèrement dans la glace : « Une jolie existence que tu mènes là, mon ami Julien, ah ! oui, une jolie existence ! Tu fréquentes les petits journalistes, tu ne méprises pas les gens d’esprit, tu vas répétant sans cesse que M. Charles Monselet a plus de critique et de style que M. Cuvillier-Fleury…. Où cela te conduira-t-il, misérable ? Aussi vois ce qui arrive. Quand tu vas au pays, tes compatriotes, — si gentils pour ton enfance, — t’accablent de leurs demi-sourires, ils sont désespérés de te saluer ! “Ce garçon a mal tourné, disent-ils ; ce ne sera jamais un homme sérieux.” C’est l’avis de l’horloger, l’opinion de l’instituteur, la conviction des adjoints.

« À Paris, même antienne. Les illustres vaudevillistes que tu connais ne manquent pas de t’aborder avec cette question d’une compassion mal déguisée : “Eh bien, mon petit, faites-vous toujours des petits articles pour les petits journaux ?” Et tu restes sans réponse devant ces couplétiers superbes, qui s’éloignent en chuchotant : “Pauvre Desvergnes, ce ne sera jamais un homme sérieux !”

— Ah ! je ne serai jamais un homme sérieux ? nous verrons bien. »

Et, sur ce défi jeté au vaudevillisme, je tirai de l’armoire, où il reposait entre deux serviettes parfumées, mon habit bleu à boutons d’or, puis un pantalon gris-perle, puis un gilet blanc, et fis une toilette aimable et digne.

L’habit noir, c’est la tenue grave, sévère, un peu chagrine ; l’habit bleu, la tenue fleurie qui sied à la jeunesse studieuse et souriante.

Vingt minutes après, un fiacre me déposait devant les bureaux de notre fameuse Revue universitaire.

— Monsieur le secrétaire de la Revue ? demandai-je.

Et je fus introduit sur-le-champ dans une pièce carrelée et froide où grelottait un homme triste. L’air poli, d’ailleurs, et même craintif. C’était monsieur le secrétaire.

Je saluai et, non sans émotion, lui présentai un poème frais achevé.

— Merci, monsieur, dit-il d’une voix basse et timide en prenant le manuscrit. Veuillez repasser dans une quinzaine, vous aurez alors une réponse, satisfaisante, je l’espère. On croit à tort (ici le ton s’affermit) que la Revue est systématiquement fermée aux jeunes écrivains. Nous lisons tous les manuscrits avec la plus grande sollicitude, je vous assure, et les talents nouveaux sont ici les bienvenus.

Je sortis, léger, espérant, enchanté.

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*   *

— Quels étaient ces vers ? demandai-je à Desvergnes.

— Une série de morceaux rustiques, de paysages, comme on dit maintenant. Il n’y éclatait sans doute pas un grand poète, mais on y trouvait la vue exacte, le vif sentiment des choses de la campagne. Le vers était ferme et bien coupé ; la langue sobre, nerveuse et colorée. Enfin, je puis le dire entre nous, le détail avait sa valeur.

La quinzaine écoulée, je revenais à la Revue savoir de mes nouvelles.

— Monsieur, me dit le secrétaire, j’avais promis de vous lire avec soin, et la preuve que j’ai tenu parole, la voici.

En même temps, il me tendit le manuscrit. Les marges étaient pointillées d’annotations ; presque chaque vers avait son commentaire.

« Voilà, pensai-je, un monsieur bien honnête. »

— Vous avez, poursuivit-il, l’intelligence de la nature et vous la sentez. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez… Votre poésie manque d’élévation. Dieu, l’homme, sont absents de vos paysages.

— J’avoue, monsieur, que, lorsque j’écrivis ces vers, je songeais simplement à rendre l’impression joyeuse et toute de bien-être qui nous vient des bois, des prés, des rivières, et non à prouver, comme Fénelon, l’existence de Dieu par le spectacle de la nature. Je n’ai pas mis de philosophe sous mes châtaigniers ? c’est que je n’y en ai jamais vu. Pan comme Jéhovah, Jéhovah comme Pan, sont d’ailleurs tout à fait inconnus dans nos contrées.

— Justement… c’est ce que j’avais l’honneur de vous dire : vous manquez d’élévation. Puis, votre style ! Tenez, à cet endroit (et de l’ongle il marquait l’expression incriminée) vous parlez d’un cheval « qui mordille la pointe des roseaux ».

— Eh bien ?

— Qui mordille ! mordiller ! Mais vous n’y songez pas ! mordiller est un mot

— Très français.

— Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que nous n’imprimerons jamais mordiller ; nous ne le pouvons pas !

— Mais…

— Nous ne le pouvons pas ! mordiller n’est pas dans l’esprit de la Revue.

L’esprit de la Revue ? Expression mystérieuse qui me troubla profondément, si profondément, que, sans demander aucune explication, je me dirigeai tout de suite vers la porte, en jetant sur le secrétaire des regards effarés. — Cependant, il me reconduisait doucement :

« Ne vous découragez pas, monsieur… vous vous imagineriez à tort que la Revue est inabordable aux jeunes écrivains. Ne vous découragez pas, travaillez… et revenez quand vous aurez attrapé l’esprit de la Revue. »

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*   *

L’invitation « à ne pas me décourager » était superflue. Je ne sortis des bureaux de la Revue universitaire que pour me présenter à la Revue créole.

Le secrétaire ne pouvant recevoir, je laissai mes vers au concierge.

Or, le surlendemain, je partais pour B***, dont les coteaux, clairsemés de taillis aux feuillages roux à cette époque et de vignes jaune d’or, font de l’automne la saison la plus riche, la plus colorée, de ce doux et sauvage pays. J’étais là, depuis un mois, vivant au grand air, de cette bonne vie fatigante et fortifiante qui est la vie des chasseurs, lorsque, un matin, le facteur m’apporte une livraison de la Revue créole. Cette livraison contenait mes vers. Ô joie ! Mordiller, l’épouvantable mordiller lui-même s’étalait au beau milieu de son alexandrin.

Hélas !

Hélas ! quelle ne fut pas ma douleur en voyant que, pour mordiller épargné, quatorze strophes avaient disparu ! De cette coupure la composition du poème était toute difformée : une tête, des pieds, et plus de corps. Jamais mutilation ne fut plus bête.

J’entrai en fureur… Quel poète n’aimerait mieux qu’on lui enlevât un doigt qu’une strophe ?… Lequel, au fond, est le plus douloureux ?

À peine de retour à Paris, je cours à la Revue créole protester (comme je suis jeune !) contre le massacre de tant de vers innocents :

« Au moins, aurait-on dû me prévenir… Et, enfin, pourquoi supprimer ces quatorze strophes ?… Quel était leur crime ?…

— Monsieur, répondit le secrétaire, portez vos plaintes à monsieur le directeur, qui, d’ailleurs, n’est pas à Paris en ce moment. Pour moi, j’ignore le motif de ces coupures. Mais sans doute, fit-il par manière de conclusion, que les vers retranchés n’étaient pas dans l’esprit de la Revue.

— Encore ! murmurai-je.

Et je murmurais réellement.

Mais je n’insistai pas. À quoi bon ? M. le directeur était à la campagne. À ces réclamations on répond toujours par « une villa ». Il ne me restait plus qu’à m’incliner devant les faits accomplis, comme si je n’eusse été qu’un pape moderne ; et, sans plus d’explications, je m’avançai vers la cage du caissier, consolateur des rédacteurs opprimés.

— Monsieur, me dit-il, on ne paye pas les vers.

— Est-ce aussi l’esprit de la Revue ? répondis-je avec colère.

— Je ne sais, monsieur ; mais, si vous désirez prendre un abonnement, monsieur le directeur vous fera probablement une réduction.

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*   *

Quelque temps après, je lisais, sur la recommandation d’un ami, les ouvrages de ***, que vous connaissez personnellement. Cette lecture me remplit d’admiration et d’indignation à la fois. Comment ! cet écrivain d’un style si original, ce poète de tant d’éclat, ce polémiste si vigoureux, ce romancier d’une imagination étrange et saisissante, ce paysagiste que Walter Scott eût aimé, ce maître observateur doué d’une pénétration si vive et si hardie, il n’était pas connu, moins connu qu’un chroniqueur du Sport ou de l’Entr’acte ! À peine s’il avait trouvé un éditeur qui voulût de ses manuscrits, à peine si, en cinq ans, l’éditeur avait trouvé quelques acheteurs qui voulussent de ses livres ! Et cela, parce que la Critique, cette veuve Conrart, gardait sur lui un opiniâtre silence.

Pris de respect et de sympathie pour ce grand talent ignoré, brûlant de secouer l’indifférence publique, j’écrivis une étude sur les ouvrages de *** ; et, l’étude terminée, j’allai frapper à la Revue Occidentale, la seule que je n’eusse pas tentée encore.

— Monsieur, dis-je au secrétaire, je vous apporte un article sur ***.

— *** ? fit-il avec un bond, *** ? mais c’est un homme impossible !

— D’un talent hors ligne.

— Oui, mais quel original !

Cependant, il feuilletait vivement le manuscrit.

— Au fait, reprit-il, si l’article est écrit avec tact, si le personnage est habilement traité, peut-être pourrons-nous vous insérer.

— Je confesse, dis-je, avoir pensé mon article et avoir écrit en toute liberté, sans me préoccuper le moindrement d’être « habile », mot, d’ailleurs, dont je ne saisis pas l’à-propos.

— Enfin… Enfin… nous verrons. Laissez-moi le manuscrit, et repassez dans une huitaine.

Au bout de huit jours, je repassais.

— Savez-vous, dit tout de suite le secrétaire, que votre étude occuperait près de deux feuilles ? C’est beaucoup, deux feuilles, c’est trop pour un homme aussi peu connu que ***.

— Eh ! c’est justement parce qu’il n’est pas connu et qu’il mérite d’être célèbre, qu’il faut le traiter avec détails, le faire connaître, enfin.

— Après tout, l’on pourrait (les bourreaux ont toujours ce cruel expédient à la bouche), on pourrait faires des coupures. Là n’est pas la difficulté. Mais, en tout cas, il faudrait récrire votre article. Vous avez de l’aperçu, de la finesse, du tour, de la verve ; seulement… votre, style manque de gravité.

— Ah ! mon style manque de gravité ? C’est fort grave, en effet.

Et, prenant mon chapeau, j’enfilai le couloir de sortie, suivi du secrétaire qui me salua de ces derniers mots :

— Vous avez du talent… Ne croyez pas que notre publication soit inhospitalière aux jeunes écrivains…

— Oui, oui, je sais…

— Revenez me voir, mais consultez auparavant notre collection ; étudiez le ton des articles, attrapez l’esprit de la Revue. N’y manquez pas ! tout est là.

— J’y manquerai, monsieur, j’y manquerai.

*
*   *

À cet endroit du récit de Julien Desvergnes, je me frappai le front avec le geste de quelqu’un qui se souvient.

— Vous ne m’écoutez plus, dit-il.

— Si fait, si fait, mon ami. Mais « l’esprit de la Revue » me rappelle une anecdote que je veux vous conter. Un jour, Théodore de Banville s’en va porter des vers à la Revue universitaire. Déjà connu, il brûla le secrétaire et, d’emblée, fut admis à contempler l’auguste directeur qui, vous le savez, est borgne (n’oubliez pas ce détail). De son œil unique, le directeur parcourt vivement les vers présentés.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il. Et que penseraient mes abonnés ! Où diable allez-vous chercher ces images qu’ils n’ont jamais vues ? Cet éclat, ce tapage de rimes les effaroucherait. De la pourpre et de l’or partout ! Cher monsieur, nous voulons des odes meublées plus sévèrement. Je suis désolé de vous le dire : vous n’êtes pas du tout, mais du tout, dans l’esprit de la Revue.

— Ah ! se contenta d’articuler Banville.

Et, les vers réintégrés dans son portefeuille, il se met, avec la liberté d’esprit d’un écrivain que ne peut effleurer un refus, à causer d’autre chose. On causait, on causait… Cependant, le directeur était fort intrigué par l’attitude de Banville qui, de la main, se couvrait obstinément l’œil gauche.

— Qu’avez-vous ? dit-il enfin, est-ce que vous souffrez ?

— Moi ? non, répondit le poète.

— Une névralgie, peut-être ?

— Mais non, je vous assure.

— Alors, pourquoi…

— Mon cher, dit simplement Banville en se levant, j’essayais d’attraper l’esprit de la Revue.

*
*   *

Mais laissons Banville. Que voulez-vous faire maintenant, mon cher Desvergnes ?

— Je vous l’ai dit, je suis fou de ma liberté ; et je me souviens des paroles que m’adressa le petit journal, quand je lui portai, voilà cinq ans, mon premier article : « Chacun est libre ici d’écrire ce qu’il veut, comme il veut, sur qui il veut, — à condition d’avoir du style, des idées et de l’esprit. » Je reviens au petit journal.

— Hélas ! ami Desvergnes, on s’épuise rapidement, le cerveau se ruine à ce métier de petit journaliste. Croyez-m’en, il serait plus sage d’attraper l’esprit de la Revue. Avec une intelligence médiocre et docile, de la régularité dans le travail, de la politique dans vos relations, et le Dictionnaire de la conversation dans votre bibliothèque, vous pouvez, sans fatigue aucune, fabriquer pendant vingt ans des articles pour les recueils sots-lennels.

« Nul besoin d’être original, au contraire : on vous le défend, heureux homme ! L’originalité d’un écrivain, c’est le costume qui fait retourner les gens dans la rue. La Revue ne veut pas que les abonnés se retournent.

« Soyez pâle et prolixe. Ayez le talent — silencieux.

« Vous me demandez ce que c’est que l’esprit de la Revue ? Eh ! parbleu, c’est la suppression du vôtre… Voilà que le vieil homme regimbe à ce programme, et que vous allez faire sonner votre amour de la liberté ! Il vous répugne d’endosser l’uniforme et d’emboîter le style derrière un autre ! Chansons, billevesées et duperie que tout cela, mon guérillero. Et, d’ailleurs, qui vous empêche d’être indépendant, le soir, au café ?

« Pensez au solide, je vous en conjure ; soyez sérieux. Pensez que, une fois enrégimenté, allant toujours du même pas lent et réglé (sans jamais livrer de batailles !), vous irez longtemps, que votre intelligence ne s’essoufflera point, et que vous arriverez…

— Au dégoût, n’est-ce pas ? à l’exaspération, comme ce pauvre Émile Capulet, qui a fini par jeter une chaise à la tête de son directeur ?

— Capulet est fou. Comment ! on lui donne cinq ans pour aplatir convenablement son style, et il n’y réussit pas ! Je le maintiens, Capulet est fou. S’il m’en croyait, il reviendrait tout de suite à la Revue et s’aplatirait autant qu’il serait nécessaire… Ah ! mon ami, je vous le répète, bienheureux ceux qui attrapent l’esprit de la Revue ! Ils ont raison de nous mépriser. Les croix, les chapeaux neufs, la considération, les beaux mariages, les bottes vernies, le public, — qui ne les lit pas, — tout est pour eux et avec eux…

— Excepté nous !

Charles X, souriant, répondit : Ô poète !

Critiques à la main

Une page de Chamfort. — Le vers, la rhingrave et l’habit noir. — Jules Janin et le style à rallonges. — Je prends ton bien où je le trouve. — Celui qui veut se faire passer pour l’auteur. — Les mots incompris. — La fosse aux ours. — Raffinements de Sainte-Beuve. — Phrases à proscrire. — Opinion du jeune homme « qui a du bon sens » sur Balzac et sur Scribe. — S’il est avantageux d’être pauvre pour écrire. — Ce fragment est-il de Paul-Louis Courier ? — Équation = Antithèse. — Figure et physionomie. — Pourquoi les esprits distingués répugnent au théâtre. — Définition de l’écrivain supérieur. — Un auteur tragique sans le savoir. — La Revue est anglaise, le journal est français.

On accorde généralement de l’imagination aux gens de lettres, mais, généralement aussi, on leur refuse du « jugement ». On ne réfléchit pas que, pour conquérir l’expression exacte, celle qui s’ajustera sans faux plis à la pensée et en fera valoir jusqu’aux plus secrètes nuances, il faut une pénétration, une sûreté d’esprit, tout à fait supérieures. Comment ! l’écrivain qui, par fonction, fixe incessamment les rapports du mot à l’idée, du matériel à l’immatériel, ne serait pas homme de jugement ! Il n’aurait pas en lui cette faculté qui consiste à comparer, et à décider après avoir comparé !

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Nul ne s’aviserait de parler médecine, droit ou mathématiques, sans avoir, au moins quelque peu, étudié la matière ; et le premier venu (dont l’intelligence ne s’y est jamais appliquée une minute) prétend décider des choses littéraires, délicates et difficiles entre toutes, et qui demandent la plus longue initiation !

« Si l’on examinait avec soin, dit Chamfort, l’assemblage de qualités rares de l’esprit et de l’âme qu’il faut pour juger, sentir et apprécier les bons vers, le tact, la délicatesse des organes, de l’oreille et de l’intelligence, etc., on se convaincrait que, malgré les prétentions de toutes les classes de la société à juger les ouvrages d’agrément, les poètes ont dans le fait encore moins de vrais juges que les géomètres. Alors les poètes, comptant le public pour rien et ne s’occupant que des connaisseurs, feraient à l’égard de leurs ouvrages ce que le fameux mathématicien Viète faisait à l’égard des siens, dans un temps où l’étude des mathématiques était moins répandue qu’aujourd’hui. Il n’en tirait qu’un petit nombre d’exemplaires, qu’il faisait distribuer à ceux qui pouvaient l’entendre et jouir de son livre ou s’en aider. Mais Viète était riche, et la plupart des poètes sont pauvres. Puis un géomètre a peut-être moins de vanité qu’un poète, ou, s’il en a autant, il doit la calculer mieux. »

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J’entends chaque jour des personnes vertueuses et bien intentionnées, mais un peu simples, déplorer la vie excessive, les prodigalités de Lamartine et d’Alexandre Dumas. C’est, qui sait ? déplorer leurs ouvrages. Car ces royales folies et ce luxe effréné sont peut-être imputables à cette même imagination qui créa tant de poèmes éclatants.

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Très souvent, l’impartialité n’est qu’une indifférence qui se vante.

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L’admiration est la reconnaissance de l’esprit.

B*** disait : « Il ne suffit pas d’admirer, il faut encore faire admirer. Celui-là qui, ayant lu un beau livre, ne crie pas sur les toits qu’il a lu un beau livre et n’arrête pas les gens dans la rue pour les forcer de le lire, celui-là est un misérable ! »

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Une ingénieuse parole de Louis Wihl : Je déclare la musique un art incomplet par cette raison que, si elle peut dire « j’aime » elle ne peut dire « je t’aime ».

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Nombre de critiques assurent « que le théâtre contemporain et l’alexandrin se repoussent et s’excluent ». Voyons les raisons de nos critiques. Les uns n’en donnent pas, ils se contentent d’affirmer solennellement que le vers est impossible dans un sujet bourgeois, effaçant ainsi d’un trait de plume Molière et Regnard. Les autres, moins tranchants, qui tiennent à motiver leur avis et qui, d’ailleurs, veulent épargner Molière, disent : « Il est absurde, à nous, de parler en vers, parce que nous portons des habits noirs et que l’habit noir est un costume essentiellement prosaïque. » Ils oublient, ces messieurs, que le pourpoint et la rhingrave semblaient et devaient sembler tout aussi prosaïques aux gens du xviie  siècle que notre costume moderne, à nous, peut nous le paraître. Trouveraient-ils, par hasard, plus de poésie à la robe de chambre et au serre-tête de Géronte (Légataire universel) qu’à nos redingotes et à nos gibus ? Mais, vous ne le voyez donc pas ! supprimer le vers à cause de l’habit noir, c’est toujours supprimer Molière et Regnard.

Résolu à maintenir la discussion sur le terrain sérieux où l’ont établie mes adversaires, je leur adresserai quelques questions : 1º le vers, interdit aux bourgeois, sera-t-il concédé aux militaires, qui ne sont point vêtus d’habits noirs, mais d’uniformes galonnés et chamarrés ? 2º parmi les militaires, le réservera-t-on aux cent-gardes, à cause de leurs cuirasses éclatantes et de leurs casques d’or ? 3º à partir de quel grade aura-t-on droit à la tirade, et faudra-t-il être au moins colonel pour se permettre la métaphore ?

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J’ai trouvé, fiacre restant, ce fragment d’étude sur Jules Janin :

« M. Janin, avec son interminable et vide phraséologie, me fait l’effet d’un individu qui, ayant une personne à dîner, demanderait pour lui et son invité un salon de deux cents couverts. Il lui faut toujours deux cents lignes pour y attabler une idée. »

La critique est juste. Mais n’eût-il pas été plus simple d’écrire :

Le style de Jules Janin est un style à rallonges ?

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Les gens d’esprit ont de singulières faiblesses. J’en connais qui ne veulent pas s’avouer démocrates, parce que M. Havin écrit mal ! Pour eux, tout se réduit à une question de bonne compagnie intellectuelle.

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Est-il rien de mortifiant comme de lancer un mot qui n’est pas saisi ? Cette mortification se renouvelle chaque fois qu’un homme d’esprit cause avec un imbécile.

« Un imbécile, disait X*** à ce propos, c’est comme un puits d’une profondeur infinie. Vous y jetez une pierre, et vous ne l’entendez pas toucher fond. »

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Qui de vous ne l’a rencontré ? Car, encore plus que l’esprit, la bêtise et l’impuissance courent les rues.

Au physique, c’est un petit jeune homme remarquable par une absence complète de physionomie. Pour son intelligence, elle réside tout entière dans son oreille droite : une oreille toujours en éveil, occupée à faire le guet autour des conversations.

Alidor se fournit chez les autres, il prend publiquement la responsabilité des mots que les autres ont faits.

Avez-vous un article en tête ? gardez-vous de laisser traîner sur le tapis de la confiance les idées dont vous comptez le nourrir ! Ces idées, Alidor est là, qui rôde, tout prêt à les amener à lui du bout de sa plume ; et, comme il n’est pas fier, il se chargera de propager vos vues personnelles sous sa signature.

Deux jours se passent : il n’est plus temps d’écrire votre article. Ne l’écrivez pas. Alidor vous accuserait de plagiat.

Il a fait hier cette réponse à un journaliste qui lui reprochait un abus de confiance de ce genre :

— Eh bien, après ? Je prends ton bien où je le trouve !

C’est lui qui, au collège, — la tête sous la couverture de son pupitre, — copiait, de son écriture la plus soignée, le Feu du ciel ou la Prière pour tous, signait Alidor au bas, et puis faisait passer, de main en main, ses vers par la salle d’études.

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Celui qui veut se faire passer pour l’auteur est, d’ordinaire, un tout jeune homme attaché gratis à la rédaction de quelque petite feuille de théâtre. Comme le journal a peu d’importance, il ne reçoit point d’invitation pour les premières représentations, et c’est aux secondes seulement que le jeune homme est admis à s’asseoir à l’orchestre… sur un strapontin. Il ne s’assied guère, d’ailleurs. Presque toujours en mouvement, on le voit debout, tantôt à l’entrée d’une galerie, tantôt au milieu de l’orchestre, inspectant la salle de haut en bas, de bas en haut, de droite et de gauche, ayant l’air de compter les spectateurs.

Parfois, la toile levée, il demeure quelques minutes à son strapontin, d’où il affecte de sourire aux comédiennes, et risque des gestes discrets vers la scène, mais cela de façon à n’être pas aperçu des acteurs et à être remarqué par les bourgeois, ses voisins.

Il est aux anges si, grâce à ce manège, il entend un monsieur dire à mi-voix derrière lui : « Ça doit être l’auteur. »

Il voulait un peu de gloire, — il l’a !

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C’est l’ordinaire que ceux qui n’ont pas de style reprochent aux autres de n’avoir pas d’idées.

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Je dînais, l’autre jour, avec un de ces rares savants qui aiment la science pour elle-même et non pour les décorations qu’elle procure. Or, tout en savourant une aile de perdreau, le savant me communiquait ses projets d’amélioration sur le Jardin des Plantes de Toulouse, dont il est le directeur.

Un convive, frais débarqué de son Paris, saisit au passage le mot « jardin des plantes ».

— Je l’ai vu, ce fameux jardin, monsieur le professeur. Je le connais ! mais pourquoi diable nommez-vous cela un jardin des plantes, puisqu’on n’y voit ni lions, ni singes, ni girafes ?

Le savant eut un sourire imperceptible, et, se penchant vers moi : « Ce monsieur, dit-il à voix basse, émet une balourdise qui me fait songer. Ne croyez-vous pas avec moi qu’il existe certains mots, comme certaines personnes, prédestinés à n’être jamais compris, toute claire que soit leur signification ? Vous aurez beau faire, ce mot “jardin des plantes” éveillera toujours une idée de ménagerie plutôt qu’une idée de botanique. »

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Je ne sais plus qui pronostiquait, de cette façon claire et concise, les destinées du nouveau roman de M. Ernest Feydeau : « Pauvre Daniel ! Il n’a décidément pas de chance. Il y a quelque mille ans, on le jetait dans la fosse aux lions, — et voilà qu’aujourd’hui il va tomber dans la fosse aux ours. »

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La différence caractéristique entre les deux littératures, me disait une dame anglaise, c’est que nos romanciers écrivent pour leurs femmes, et les vôtres pour leurs maîtresses.

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Sainte-Beuve attarde volontiers sa phrase dans les incidentes et les parenthèses ; il se plaît, on le voit, il se délecte à ces stations, — il désire n’arriver que le moins vite possible : pareil aux voluptueux savants qui s’interrompent dans leur plaisir, s’en retirent en quelque sorte, s’y reprennent à plusieurs fois, pour prolonger leur jouissance.

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M. Eugène Pelletan a dit de M. Havin « qu’il regardait l’esprit comme une injure personnelle ». Combien de gens voient dans chaque écrivain un ennemi ! Vous écrivez ? Donc, vous méprisez la magistrature, le barreau, le commerce, les droits-réunis, etc. Vous écrivez ? Donc, vous êtes un orgueilleux, qui prétendez vous mettre au-dessus de votre entourage, lequel ne vous le pardonnera jamais.

Le monde a des trésors de malveillance pour les hommes de lettres. Cette malveillance ne couvrirait-elle pas une envie réelle, — inconsciente, je le veux bien ? Souffrance amère pour certaines personnes : ne pouvoir lire — que les autres !

« … Si quelqu’un entreprenait de sortir de cette sphère étroite qui borne les connaissances des hommes, une infinité d’insectes, qui s’élevaient aussitôt, formaient un nuage pour l’obscurcir ; ceux mêmes qui l’estimaient en secret se révoltaient en public, et ne pouvaient lui pardonner l’affront qu’il leur faisait de ne pas leur ressembler. »

(Montesquieu.)
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L’indulgence est la bonté de l’esprit.

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On supprime généralement le « monsieur » devant les noms illustres. Nous disons : Victor Hugo, Lamartine, Balzac, et nous avons raison. La politesse est naturellement petite, tandis que la familiarité a sa grandeur.

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Combien de fois n’ai-je pas lu cette phrase, que M. de Pontmartin, un esprit libre et fin cependant, réimprimait sérieusement dans une de ses récentes Semaines littéraires : « Toutes les convictions sont respectables quand elles sont sincères ! » Outre qu’il ne m’est pas absolument prouvé que toutes les convictions soient respectables, je demanderai sans détour à M. de Pontmartin comment une conviction pourrait s’y prendre pour n’être pas sincère.

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La plupart des oraisons funèbres se terminent ainsi : « Adieu, cœur d’élite, adieu, toi qu’on ne remplacera pas, et qui emportes dans la tombe les regrets universels ! » Ne serait-il pas temps de ridiculiser cette formule, chère aux parleurs sots-lennels, et de l’envoyer rejoindre les convictions sincères ? Car, ô discoureurs étourdis ! veuillez y réfléchir : si le mort emporte avec lui tous nos regrets, il ne nous en laisse aucun.

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Certaines gens ne trouvent pas de plus bel éloge à faire d’un jeune homme que celui-ci : « C’est un garçon qui a du bon sens. » Savez-vous ce que signifie, dans l’espèce, avoir du bon sens ?

C’est : commerçant, gagner le plus et le plus vite par tous les moyens possibles ; si l’on veut se marier, regarder la femme, non pas au cœur, non pas au visage, mais à la dot ; lorsqu’un pauvre vous demande un sou, passer rapidement avec un « je n’ai pas de monnaie », ou s’arrêter pour lui dire « qu’on n’aime pas les paresseux ».

Avoir du bon sens, c’est encore mépriser l’imagination, rire des poètes, hausser les épaules au seul mot de « liberté ».

Je ne sais pas d’engeance odieuse comme les jeunes gens qui ont du bon sens.

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*   *

L’odieux, ici, n’exclut pas le ridicule.

Si vous causez littérature avec un jeune homme de bon sens, il vous répond invariablement : « Tout ce que vous voudrez, mais ça ne restera pas. »

S’agit-il de Balzac ? Vous vous écriez d’admiration devant cette force et cette richesse, devant cet esprit si profond que les plus fermes ne peuvent le fixer sans éprouver comme une sorte de vertige : « D’accord, fait avec assurance le jeune homme de bon sens, Balzac a du génie, mais Balzac ne restera pas. »

Pourquoi ? L’on n’a jamais pu savoir ! Ceux qui tiennent à s’expliquer ajoutent avec un soupir : « Ah ! s’il avait écrit comme Fénelon, je ne dis pas ! »

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*   *

Pour Scribe, c’est différent ! Il restera, parce qu’il a tracé des caractères.

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Beaucoup de littérateurs se plaignent de manquer du loisir que donne la fortune, d’être hâtés sans cesse par la pauvreté, de ne pouvoir enfin travailler à leurs heures. « Ah ! s’ils avaient de la fortune ! ils ne prématureraient point leurs idées, ils ne les produiraient en public qu’arrivées à leur plein développement, vêtues d’un style à la trame serrée, au dessin riche et sobre, que les plus difficiles auraient plaisir à regarder ! Au lieu de ces volumes courus, au lieu de cette littérature de confection — qui fait de nos librairies autant de Belles-Jardinières — ils nous donneraient, tous les deux ans, un petit livre, mais un vrai livre ! Au lieu de n’être que des auteurs, ils seraient des écrivains ! »

Je ne dis pas non.

Mais la fortune a bien aussi ses inconvénients. Les gens de lettres pauvres se lamentent de n’avoir pas assez de loisir ; — l’homme de lettres riche pourrait se plaindre d’en avoir trop. Comme il a le temps, bien souvent il n’en profite pas, et la vie s’écoule pour lui à se demander quel sujet il traitera de préférence : « Celui-ci ? non, la fable en est vulgaire… Cet autre ? pas davantage. Le cadre ne comporte pas tous les développements que réclame l’idée : elle le ferait éclater… » Et c’est ainsi qu’on le voit aller sans trêve de la comédie, dont il a le scenario fait et parfait, au roman pour lequel il a rassemblé des monceaux de notes et d’observations. Il est riche, l’infortuné ! il peut ne pas se presser ! il a le temps de choisir !

On l’appelle impuissant, ou paresseux tout au moins. On se trompe. Il est simplement et fatalement un difficile, un délicat, et un délicat incorrigible. La critique de son œuvre est toujours faite dans son esprit, avant même qu’il ait entamé cette œuvre. Car il a eu le temps de réfléchir.

C’est une chose dangereuse que d’avoir le temps.

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*   *

Ô mes amis pauvres, n’enviez pas l’homme de lettres chargé de rentes : ce fardeau le retarde, ce fardeau l’écrase. La nécessité, croyez-m’en, est une muse aussi. Pour tous ces romans chétifs et ces comédies malingres qu’elle met au monde à toute heure, ne la voit-on pas enfanter quelquefois, et sans plus de travail, une œuvre saine, forte, belle, et qui vivra ?… tandis que l’écrivain opulent ne s’arrête jamais sur une donnée le temps de la féconder ; il court tout de suite après une autre qu’il ne fait qu’effleurer, et ainsi de suite, toujours !

On peut dire de lui qu’il est le Don Juan des idées.

Et Don Juan n’a pas laissé d’enfants.

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Comme j’époussetais ce matin le rayon où s’aligne mon Voltaire, prenant chaque volume à son tour, il a glissé d’un entre-pages un numéro du Courrier français. Je trouve dans ce numéro (jeudi, 4 mars 1824) un petit morceau fort intéressant, écrit d’un style incisif et clair, et qui pourrait bien être de Paul-Louis. Je transcris cette page en appelant sur elle la loupe des experts en littérature, qui diront, après examen, si, en effet, elle est du Vigneron.

« On prétend qu’un employé de préfecture, qui est en même temps l’homme d’affaires d’un préfet, a reçu de celui-ci la lettre suivante :

« Monsieur, je m’empresse de vous payer le tribut d’éloges qui vous est dû pour votre conduite dans les élections, et de vous envoyer la gratification promise. Vous avez rempli avec autant d’habileté que de zèle vos devoirs politiques ; tous les moyens vous ont semblé bons pour arriver au but qui les légitime et que vous avez heureusement atteint. Homme public, je vous loue, je vous estime et je saisirai toutes les occasions de vous recommander à l’autorité supérieure ; mais, comme homme privé, je me vois à regret obligé de remettre mes intérêts en d’autres mains.

« Pardonnez une détermination qui est un nouvel hommage rendu à vos talents dignes d’une plus vaste carrière. Je vous ai vu soutenir avec tant de calme et de fermeté la chose que vous saviez n’être pas ; je vous ai vu retenir, sous des prétextes si adroits, des actes qu’un autre eût délivrés ; accueillir des titres suspects, en rejeter d’excellents avec des formes si honnêtes ; augmenter ou diminuer si à propos des cotes de contribution ; prodiguer ou refuser des cartes d’électeur avec tant de choix et de discernement ; altérer des noms et des dates par une méprise si opportune ; faire des additions et des omissions si utilement involontaires ; commettre des erreurs si ingénieuses, interpréter les lois avec tant de sagacité, et vos instructions avec tant de latitude ; je vous ai vu enlever un succès douteux avec tant d’audace et d’intelligence, et parvenir à la fin proposée par des voies si diverses et si certaines, que je vous ai jugé trop évidemment appelé aux affaires d’État pour vous confier plus longtemps les miennes.

« Suivez, monsieur, au milieu de circonstances favorables, le cours de vos destinées ; j’ose vous prédire une fortune brillante ; déjà j’ai pour vous la promesse d’une place importante ; et si mes services ont aussi leur récompense, si je suis promu à de plus hautes fonctions, croyez que je vous appuierai de tout mon crédit, et que je solliciterai en votre faveur la survivance de ma préfecture, dont je vous dois les plus beaux fleurons. Mon département prospérera sous votre administration ; mais pour que celle de vos biens prospère aussi, faites choix d’un administrateur qui ait toujours vécu loin des bureaux ministériels. Je vous salue cordialement. »

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Signe certain de servitude chez un peuple quand on voit, dans les discours et les écrits politiques, ce mot « l’Autorité » mis sans cesse où il faudrait : « la Loi ».

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Victor Hugo s’était préparé d’abord à l’École polytechnique : on doit toujours s’en souvenir lorsqu’on le veut juger.

Ayant commencé par faire des équations, il a continué en faisant des antithèses, ce qui est tout un.

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En art et dans les lettres, qui dit sincérité dit originalité ; l’expression originale étant celle qui fixe le mieux la personnalité et, si je puis ainsi parler, note le plus exactement l’accent propre de votre sensation ou de votre pensée.

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— Après vous, le journal, s’il vous plaît ?

— Le voilà… Du reste, il n’y a rien.

Il y a : dans les Débats, trois colonnes de cet incomparable moraliste humouristique, Philarète Chasles ; dans la Presse, un feuilleton de Saint-Victor ; dans le Constitutionnel, une causerie de Sainte-Beuve… Et, pour quatre-vingt-dix-neuf lecteurs sur cent, il n’y a rien dans le journal.

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La plupart de nos romanciers de mœurs détaillent une figure à merveille : chaque trait, les grains de beauté ou de laideur, tout enfin, jusqu’aux moindres accidents du visage, est minutieusement reproduit… Mais combien nous donnent les physionomies ?

Un tas de photographes, bien peu de peintres.

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J’ai toujours observé l’éloignement des esprits distingués de ce temps-ci pour la forme dramatique. Cela n’était pas autrefois. C’est qu’autrefois lecteurs et spectateurs étaient mêmes gens ; le public (peu nombreux) ne se dédoublait pas ; quand on avait réussi dans le livre ; on pouvait, fût-on l’écrivain le plus délicat, en sortir et tenter la scène, sans crainte de se trouver dépaysé dans ce nouveau domaine.

Maintenant, au contraire, nous avons au théâtre deux publics bien distincts, deux publics ennemis : l’un, studieux, lettré, liseur, mais ne comptant pour rien dans les chutes ou les succès, tant il est en minorité ; l’autre, qui ne lit pas, d’une intelligence non dégrossie, mais qui est tout le monde et qui fait la loi.

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*   *

Je n’entends point dénigrer la forme dramatique en elle-même ; je constate simplement ici que, vu la composition du public actuel, les esprits distingués font sagement de ne pas s’aventurer au théâtre. On ne peut, en effet, emporter le suffrage de la foule qu’à force de génie ou de médiocrité, la foule ne se donnant qu’à ceux qui la domptent en l’étonnant, ou qui la flattent en ne s’élevant pas au-dessus du vulgaire niveau.

Quant à la charmer par la délicatesse des sentiments et la finesse des nuances (ce qui serait le propre des esprits distingués), voilà une chose parfaitement impossible. Les esprits distingués ont donc raison de ne pas sortir du livre : ils répugnent au théâtre autant que le théâtre leur répugne.

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« On ne peut réussir à la scène, ai-je dit, qu’à force de génie ou de médiocrité. » Je me trompe de moitié, peut-être. Qui sait si les grands hommes, qui sont populaires, ne le sont pas pour leurs côtés médiocres ? Qui sait si la foule n’applaudit pas les drames de Victor Hugo seulement pour ce qu’ils ont de commun avec ceux de M. d’Ennery ?

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Une image juste et neuve, trouvée par un enfant qui regardait neiger : « Vois, père ! le bon Dieu qui émiette les nuages ! »

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Règle générale ? Quand un orateur, se reprenant, assure que « l’expression a dépassé sa pensée », tenez au contraire pour certain qu’elle l’a rendue avec une vive exactitude, une éclatante fidélité.

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Est un écrivain supérieur celui qui exprime des idées, des sensations ou des sentiments vrais en un style où l’on ne peut rien changer sans altérer ces idées, ces sentiments, ces sensations mêmes.

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On demandait au romancier B*** d’A***, dont le talent est si dramatique, pourquoi il ne donnait rien au théâtre :

« Moi, répondit-il fièrement, entrer en condition chez le public ! »

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Ce que je déplore dans les lois rigoureuses édictées contre la presse, ce n’est pas tant les peines qu’elles infligent aux écrivains que la timidité à laquelle elles façonnent les esprits.

Je ne sais si jamais les mœurs ont fait les lois ; mais, à coup sûr, il est des lois qui défont les mœurs.

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Plus un écrivain est naturel, et plus il est original.

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Une des prétentions les plus vives ; les plus criées, du Romantisme — qui fut un enfant sublime, mais n’eut que la raison d’un enfant — était d’abolir la tragédie, pièce à héros.

Or, que sont les drames romantiques, sinon des pièces à héros ?

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Deux catégories de poètes, aujourd’hui.

Les uns, fort nombreux, prétendent exprimer le Rêve et, partant, le circonscrivent, ce qui est une absurdité.

Les autres se contentent d’exprimer la Réalité, mais, l’expriment avec tant de force qu’ils nous transportent au-delà.

. En sorte que ceux-là, seuls, nous font vraiment rêver, dont les poèmes ne rêvent pas.

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Les visiteurs du musée du Luxembourg s’extasient uniformément sur le Cherubini de M. Ingres. Je ne parlerai pas de la peinture. Mais quelle conception, quelle composition plus grotesque ? Une muse, vêtue à l’antique, posant une couronne sur la tête d’un vieux monsieur en redingote, décoré de la rosette, et les deux mains appuyées sur sa canne !

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C’est Nestor Roqueplan qui fit le mot « Lorette ». La signification du mot crevette, appliqué aux filles libres, ne doit-elle pas, être rapportée à Balzac ? Je lis dans Ursule Mirouët, p. 132, t. I, édit. Souverain, 1842 :

« Goupil accompagna son camarade bras dessus bras dessous, en lui disant à l’oreille avec un affreux sourire : “Il y a de la crevette à Nemours. — Qu’est-ce que cela me fait ! lui répondit le fils de famille en haussant les épaules, je suis amoureux fou d’Esther, la plus céleste créature du monde !” »

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Les Revues réussissent admirablement en Angleterre.

En France, non. Chez nous, une seule gagne de l’argent, les autres ruinent leurs propriétaires.

La raison en est toute simple.

Les Anglais, gens réfléchis, esprits posés, ne précipitent rien ; ils ont la patience et la froideur ; — vous devez leur tout dire, leur tout déduire, sans épargner les longueurs : ils les aiment en littérature comme dans la vie courante, étant essentiellement hommes pratiques et de détail. De là, leurs préférences pour les études développées et minutieuses, comme en donnent les Revues — et pour les romans de Dickens et de Thackeray, qui ne sautent rien, qui inventorient jusqu’au moindre mouvement de l’âme et des lèvres.

Nous autres, au contraire, de compréhension rapide et de nature impatiente, nous ne pouvons souffrir qu’on nous traîne longtemps sur un même sujet. Nous sommes pour l’article vif et court, nous sommes nés pour le journal. Comme la Revue est dans le tempérament anglais, le journal est dans le tempérament français.

Mon Dieu ! que nos fondateurs de Revues ont peu le sens de leur pays !

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Une manière excellente pour un auteur d’éprouver ce qu’il vient d’écrire, c’est de se relire à haute voix : il voit bien alors s’il a le mouvement, la vie du style !

La critique s’amuse

Un trône percé. — Recherches dans les vieilles malles. — Proudhon, critique d’art. — Théophile Gautier et Paul de Saint-Victor, portraitistes de tableaux. — M. Gérôme, empereur de la peinture française. — Comment procède la critique littéraire militante. — Critique stérile et critique féconde. — MM. Émile Montégut, H. Taine, J. Levallois.

I

Nos critiques, il faut l’avouer, ne s’intéressent guère aux destinées de la littérature et de l’art. Satisfaits d’être, parmi la foule des auteurs, à peu près les seuls qui sachent encore écrire, bien plus artistes et poètes que moralistes, ils semblent avoir à cœur d’isoler l’œuvre, tableau ou livre, offerte à leurs réflexions Au lieu d’y voir une occasion naturelle d’interroger les tendances contemporaines, ils se jouent paresseusement autour d’elles ; au lieu d’élargir le sujet, ils le circonscrivent et se réduisent volontiers à cet examen stérile : « L’œuvre est-elle bien ou mal faite ? » Ils ne regardent point au-delà.

Les plus laborieux, les plus réfléchis, ceux qui passent pour avoir des habitudes d’esprit sérieuses, fuient le présent de parti pris. L’avenir se fera tout seul, comme il pourra, c’est leur moindre inquiétude !

Pour eux, ils se retirent dans leur cabinet ; et là, la targette poussée, après avoir matelassé les fenêtres de peur qu’une rumeur du dehors ne les vienne déranger, ils se mettent à fouiller pieusement une vieille malle, un vieux coffre remplis de papiers anciens, et arrivés, la veille, de je ne sais quel grenier de province… Puis, tout à coup, on les voit sortir dans la rue, agitant avec triomphe quelque chiffon épistolaire d’une femme de chambre plus ou moins historique ! Et les autres critiques de tambouriner, à travers journaux et revues, que l’admirable Trois-Étoiles a découvert deux lignes et demie « qui ouvrent un jour tout à fait imprévu sur une des périodes les plus intéressantes de nos annales ».

Vous rappelez-vous l’émotion profonde et burlesque de la critique, lorsque parut le Cahier des purgations (est-ce bien le titre ?) de Sa Majesté Louis XIV ? Le grand roi se purgeait très souvent, le grand roi prenait des lavements en quantité, son trône était… percé ! — Cette médication acharnée, cette seringue infatigable expliquaient bien des choses, et ne fallait-il pas récrire l’histoire du règne ?

Ingénieux, piquants, d’un vif attrait pour les blasés et les sceptiques, ils le sont, ces messieurs, je n’y contredis pas. Mais que leur devra l’avenir ?

La critique s’amuse.

Sans doute, les petits côtés d’autrefois ne sont pas inutiles à connaître. Mais qu’on ne fasse pas du curieux et de l’anecdotique la préoccupation principale et la première considération ; qu’ils viennent en leur rang — et qu’ils le gardent ; qu’on ne donne pas sans cesse au plus mince renseignement l’importance d’une révélation qui va renouveler la face de l’histoire ! Enfin, que la critique y songe : ses extases prolongées devant une note de pharmacien ou un menu retrouvés, finiraient par la rendre parfaitement ridicule.

On la voudrait plus virile, c’est dire plus féconde. On voudrait qu’elle se montrât ce qu’elle fut en 1830, mais d’une façon plus large, plus humaine, plus philosophique : l’initiatrice, le héraut de la littérature et de l’art nouveaux, que chacun appelle dans l’impatience de son esprit, et qui viendraient plus vite, sommés par elle !

II

Que fera cette génération ? Quels fruits donnera-t-elle ? Voilà le point d’interrogation qui sollicite impérieusement la critique. Elle n’y trouvera pas tout de suite une réponse. Mais (n’est-ce pas M. de Girardin qui l’a dit ?) l’important est de poser des questions. Une question posée est une question à moitié résolue.

Poser une question, c’est amasser autour d’un même point les efforts intellectuels, centraliser l’étude publique ; c’est provoquer, rapprocher l’avenir ! Et voilà, pour le dire en passant, voilà pourquoi, charriant des aperçus faux ou vrais, ce torrent d’idées, le livre Du principe de l’art et de sa destination sociale, me paraît une manifestation esthétique de première ligne, et, compétent ou non dans la discussion de certains tableaux, Proudhon, le critique d’art le plus sérieux de l’époque présente. « Où vont la peinture, l’architecture et la statuaire ? » s’est-il demandé. Et rien que de se le demander c’était faire une chose hardie, unique, incroyable.

Voyez, en effet, les appréciations des salons annuels. Quelle pitié ! Quelle pauvreté !

Où sont les idées générales, les visées, l’inquiétude de l’avenir ?

Lequel, dans le tas des critiques influents, a pensé à l’art et sur l’art autant que ce démocrate brutal, cet utilitaire en souliers lacés, si lestement plaisanté par les jolis coureurs d’ateliers qui s’y connaissent ? Partout, absence complète de vues. Théophile Gautier, pour qui toute réflexion serait désormais une fatigue, en est arrivé à faire des salons par ordre alphabétique, se montrant ainsi du dernier sans-gêne envers le lecteur. Sa critique, aujourd’hui, c’est exactement le livret de l’Exposition, avec une petite note pittoresque au bas de chaque nom. Que le Gautier de l’Art moderne est loin de nous !

Paul de Saint-Victor, lui, pour ne pas employer ce procédé de haute impertinence, n’en écrit pas moins, comme son illustre ami, des articles purement extérieurs, s’adressant à l’œil, nullement à l’esprit. Il se borne à faire les portraits des tableaux, — et attrape, il faut le dire, admirablement la ressemblance : on pourrait envoyer le feuilleton chez l’encadreur ! Mais c’est tout. Accompagne-t-il, par hasard, ces reproductions très précises de quelques réflexions personnelles, elles ont cette portée :

Jacques a de la pâte, Charles a du flou, Pierre peint solidement ;

Ce qui rappelle la profondeur de l’universitaire Julien Travers annotant ainsi les épîtres de Boileau ;

Beau vers, image heureuse, tour ingénieux.

Eh ! monsieur, il importe sans doute de nous apprendre que M. Gérôme a correctement couché à plat-ventre les Ambassadeurs Siamois et dessiné dans la perfection ces derrières asiatiques ; mais la plus rapide appréciation des tendances de M. Gérôme, empereur de la peinture française, ferait encore mieux notre affaire !

III

La critique littéraire militante, celle qui prétend nous tenir au courant du mouvement des idées, et qui, tout au plus, nous tient au courant du mouvement de la librairie, en est presque au même point que la critique d’art. Elle fait des comptes rendus à la queue-leu-leu, quand il faudrait des articles d’ensemble, et perd son temps et le nôtre à nous mener par les petits sentiers de quelque aimable intrigue, mêlée artistement comme un jardin anglais, lorsqu’il faudrait nous porter — d’emblée — sur la hauteur d’où l’on embrasse le spectacle général d’une littérature.

Reprenez, au hasard, les journaux et revues de ces dernières années, vous sortirez de la lecture des critiques aussi léger d’idées que vous y êtes entré. Parfois, de ci, de là, perce bien un timide désir d’examiner si nous nous traînerons longtemps encore, avec la résignation d’intelligences esclaves et abruties, des petits romans de mœurs sans émotion, sans style, sans composition, aux poésies incroyables de MM. les formistes. Mais c’est velléité pure, l’écrivain n’insiste pas. — « Où allons-nous ? » s’écrie-t-il avec désolation. Seulement, au lieu de commencer l’article par cette question, c’est par elle qu’il le finit ; au lieu d’essayer d’y répondre, il signe.

IV

Et, cependant, cette recherche fut-elle jamais plus nécessaire ? L’heure où nous sommes ne l’ordonne-t-elle pas impérieusement ? Partout des aspirations qui ne s’orientent point, qui ne se précisent pas, qui ne se groupent pas. Personne ne tient plus à personne. Nul lien. Plus d’associations intellectuelles.

Je ne mentionne que pour mémoire l’École romantique, depuis longtemps morte pour tout le monde, hormis pour M. Viennet, qui doit forcément croire à son existence, puisqu’il se croit lui-même un classique… Mais elle est morte et bien morte ! Il ne reste plus d’elle que la folie du costume et du décor, — juste punition de ces grands imprudents qui firent abus du pittoresque et préféraient un pourpoint à un homme. La Tour de Nesle a logiquement et fatalement abouti à la Biche au bois. Oh ! la tragédie est assez vengée !

Pour le Réalisme (tel, du moins, qu’on l’a pratiqué jusqu’à présent), ou, si vous aimez mieux, l’étude de la petite bête et des petits bourgeois, ses beaux jours sont passés, comme dit la romance. On ne prendra plus un lecteur intelligent avec cette glu : la description de mœurs et de sensations minuscules. Toutes les sous-préfectures se ressemblent, faisant cadre aux mêmes ridicules, aux mêmes puérilités. En avoir peint une seule, c’est les avoir toutes représentées. Quelque talent, quelque patience qu’ils dépensent à cette besogne, les réalistes reproduiront sans cesse les Bourgeois de Molinchart, à quelques nuances près, et saisissables à peine : on peut intéresser éternellement avec les mêmes passions, non avec les mêmes manies ou les mêmes travers. — Les romanciers réalistes, désormais, ne doivent pas se borner à n’être que les teneurs de livre des mœurs ; il leur faut embrasser la Vie moderne d’un plus vaste regard, d’un regard philosophique, s’ils ne veulent que l’attention publique les délaisse tout à fait.

Malgré les blagues épiques d’Alexandre Dumas, qui l’a compromis aux yeux des gens superficiels, le roman historique est peut-être (vu le grand besoin d’éclairer et d’élever le peuple, de l’associer enfin à notre vie intellectuelle) une des formes prédestinées de la littérature. Mais il y faudrait un cœur de citoyen en même temps qu’un génie de poète. L’écrivain, pour être fécond et pour être nouveau, devrait choisir dans le passé les époques qui font écho à l’âme contemporaine, — les seules, d’ailleurs, dont il puisse être impressionné et, partant, qu’il puisse évoquer à nos yeux, — nous montrer nos pères selon l’esprit, et non pas seulement nos ancêtres matériels, comme s’est réduite à le faire, pour son malheur et sa perte, l’école romantique. Oui, le roman historique ou national13, voilà une des sources ferrugineuses où les lettres françaises épuisées retrouveront leur vitalité qui s’en va.

Car il est temps de nous fortifier, de nous renouveler ; il est temps de refaire des hommes avec ces dilettantes énervés que nous sommes, et de faire des intelligences avec ce peuple, moins entamé que nous, mais que la basse littérature travaille et pénètre chaque jour davantage ; sinon, il n’y aura bientôt plus : en haut, que des délicats ; en bas, que des brutes !

V

Roman ou drame historique, drame ou roman contemporain, qu’importe après tout ? Le principal est que nos critiques insistent sur ce point : que, désormais, la littérature doit s’imprégner de l’humanité, jaillir de l’inspiration générale ! La renaissance, le salut est à ce prix.

Tant de jeunes imaginations, anxieuses et flottantes, qui se débattent, s’épuisent dans le vague, ne sachant où tourner et appliquer leur effort, accepteraient d’eux une direction, et l’accepteraient avec gratitude ! Car, chacun le sent bien aujourd’hui, la réflexion et l’examen doivent précéder la création, et la critique être l’institutrice de la poésie. Cela est bon, cela nous évitera bien des étourderies funestes et nous sauvera de lamentables avortements.

Mais quels sont les critiques dont nous pouvons attendre cette excitation salutaire ? Il les faut à la fois jeunes et mûrs, ardents et réfléchis, joignant au sens littéraire le plus fin et à l’intelligence de la situation présente un grand, un ferme amour de l’avenir. Encore un coup, quels sont-ils ?

Est-ce Émile Montégut ? Hélas ! le souci de nos destinées littéraires ne semble pas le dévorer. Quand on l’a suivi de près, on voit trop que c’est lui-même qu’il a confessé dans les Confessions d’un hypocondriaque. Vraiment, cet écrivain qui se plaît dans son dandysme mystique, portant sa croix avec une charmante mélancolie d’artiste, laissant transparaître à travers ses articles, avec je ne sais quelle grâce douloureuse, les souffrances d’un poète délicat et blessé, n’est point le critique d’action qu’il nous faut… Il nous fait rêver, et nous avons besoin de penser !

H. Taine, lui, a la plus sereine insouciance de l’avenir, avenir littéraire ou autre. Il est curieux de nous, mais ne nous aime pas. Il nous explique et ne saurait nous exciter. C’est un critique en arrière, un critique sans initiative, un critique après coup, — et, malgré tout son talent, un critique stérile ! Ne serait-il pas insensé d’attendre un encouragement de celui qui supprime notre âme, c’est-à-dire notre liberté, comme pour s’éviter la fatigue de nous mépriser, et nous déclare à jamais les serfs de notre organisme ?

Jules Levallois se dit, et l’est certainement, ami de l’avenir. Mais il s’enlève à chaque instant dans les nuages d’une vague métaphysique religieuse, où sa pensée nous reste à peine distincte, où son style perd le contour et la netteté. Il nous fuit et nous échappe sans cesse. Il y a, je le crains, en lui, comme en Émile Montégut, une âme lasse du Présent, une âme profondément ennuyée… Ennuyée ! J’ai intitulé ce morceau : « La critique s’amuse », j’aurais pu l’intituler aussi bien : « La critique s’ennuie. » Mais n’est-ce pas même chose ? Et la critique ne s’amuse-t-elle pas, justement parce qu’elle s’ennuie — et qu’elle désespère ?

La dernière école

La poésie privée. — Les Impassibles. — « Notre Parnasse n’est pas de ce monde. » — Les Brid’oison du Pinde. — Kypris, Zeus, Dionysos. — Magomanie. — Indomanie. — Le Lotos. — M. Leconte de Lisle supérieur à Lafontaine, M. G. Flaubert supérieur à Diderot. — Les ficelles de la grande lyre. — Qui dit école dit écoliers.

J’avançais récemment qu’il n’y a plus d’École littéraire en France. (Voir le précédent chapitre.)

Le groupe dont je vais parler n’en est point une, si l’on veut qu’une école s’impose au dehors, s’appuie sur un public. Mais si, la question d’influence écartée, on entend par là toute famille d’écrivains ayant sa poétique spéciale, ses dogmes particuliers, s’affirmant à l’exclusion de tout ce qui n’est pas elle, proclamant qu’elle seule possède la vérité littéraire, le groupe des i mpassibles forme certainement une école. Peu nombreuse, sans doute. C’est l’église réduite aux proportions de la chapelle, et d’une chapelle où le Célébrant n’aurait guère pour auditoire que les enfants de chœur nécessités par les répons — et par l’encensoir.

Aussi, parler d’une semblable école, c’est presque pénétrer dans la poésie privée. Mais si l’influence extérieure est nulle, la prétention est considérable, monstrueuse, inouïe, et, par là, vaut qu’on la signale. Je ne sais pas, dans l’histoire des littératures, un cas pathologique plus étonnant.

*
*   *

Les Impassibles (le mot le dit) excluent la passion des ouvrages d’art et de poésie.

« Sans insensibilité, point de chef-d’œuvre. »

Comme il arrive pour les plus absurdes et les plus vaines théories, celle-ci part d’un principe d’esthétique tout à fait incontestable, mais faussé, perverti. Ce mensonge a pour tige une vérité. La vérité, la voici :

Que le sens du livre ou du drame sorte naturellement et de lui-même, sans que l’écrivain l’en tire, des situations exprimées. — Expose, ne plaide pas. Distribue la terreur, la pitié, le comique, d’une main invisible. Gouverne le combat du haut de la colline et n’y descends jamais. Sois maître de toi pour rester maître des acteurs et du public. Domine ton œuvre. Sois impersonnel.

La supériorité de Shakespeare, de Molière et de Balzac vient de leur impersonnalité.

Le poète, pour cela, ne serait-il que cerveau ? Mais, alors, comment nous passionnerait-il ? D’où partiraient ces cris suprêmes qui traversent le drame et où l’humanité éperdue se reconnaît ? Le poète, rien qu’un cerveau ? Non pas ; mais une âme aussi, une âme avant tout, immensément impressionnable et vibrante… Le poète est réellement tous ses personnages (Eh ! peut-on observer les autres ailleurs qu’en soi-même ?) ; par un privilège divin, il souffre la passion universelle ; mais il lui est donné de se dédoubler, pour ainsi dire, d’assister à ses propres déchirements avec impartialité, de se faire le critique de ses plus violentes sensations : en lui le moraliste et l’artiste travaillent parallèlement à l’homme qui éprouve, — et avec une clairvoyance désintéressée qui, mettant chaque chose à son point juste, chaque personnage à son rang logique, établit l’harmonie de l’œuvre ; si bien que, l’œuvre terminée, on n’aperçoit plus que l’artiste. L’homme a disparu. Seulement, tout vient de l’homme, il est la source.

Les Impassibles, eux, se refusent à commencer par être des hommes.

Non seulement ils ne veulent pas qu’on soupçonne en eux ombre d’émotion, mais ils ne veulent pas être émus ; bien plus, ils seraient désolés d’émouvoir ! « Un poète qui passionne est un poète inférieur ; un chef-d’œuvre qui touche, un chef-d’œuvre manqué. »

Le suprême de l’art, suivant eux, consiste à provoquer une approbation purement intellectuelle, — abstraite, dirais-je, s’il y avait un grain de philosophie dans ces têtes vides.

Un jeune écrivain de nos amis combattant ces doctrinaires de l’insensibilité :

« Monsieur, interrompit sévèrement un d’entre eux, le Parthénon ne m’a jamais fait ni rire ni pleurer. »

Comme le jeune écrivain insistait et, pour montrer que la douleur inspire d’admirables poèmes, citait la Lettre à M. de Lamartine d’Alfred de Musset :

« Alors, riposta le même Impassible, l’omnibus qui écrase un petit enfant fait de la poésie ? »

Et voilà comme on foudroie un adversaire ! Notre ami, cela va sans dire, resta bouche close devant cette belle raison et se tint pour foudroyé.

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*   *

Ce qui rend particulièrement curieux le cas de messieurs les Impassibles, c’est qu’ils appliquent leur théorie justement dans la poésie lyrique, tout à fait passionnée de sa nature et dont on pourrait dire qu’elle est la sensibilité mise en strophes.

Ils n’ont point d’indignation, d’amour ni de haine (et s’en vantent) : de là leur supériorité lyrique.

« Soyons sereins, mes frères ! Jouons de la lyre sur les hauteurs inaccessibles à l’âme humaine ; exprimons le vide et le néant, n’exprimons rien ! Faisons des vers comme en feraient les cadavres, s’ils pouvaient écrire… Notre Parnasse n’est pas de ce monde… »

Il n’est pas de ce monde, en effet. Rien de ce qui s’y passe et nous impressionne, aucune joie, aucune douleur n’altèrent la sérénité de ces lyriques à l’envers. N’allez pas, en leur présence, faire acte d’enthousiasme ou de colère, gardez de vous intéresser tout haut à la grande infortune d’un peuple qu’on tourmente, refoulez toute plainte, toute espérance, fermez votre âme ! Sinon, préparez-vous à subir leur étonnement hautain. Prononcez-vous le nom de Rome avec une sollicitude douloureuse : « Pardon, monsieur, interrompent-ils froidement, n’est-ce pas un nommé Bismarck qui est roi d’Italie ? » vous signifiant ainsi d’avoir à taire devant l’Olympe les choses basses de la politique.

Les mots de patrie et de liberté ont le privilège de leur dédain.

Ils n’aiment donc rien ? ils ne croient à rien ?

Si.

En politique, ils croient au rythmeh ;

En philosophie, — au rythme ;

En morale, — au rythme.

« Le ry-y-y-thme ! le ry-y-y-thme ! »

Oh ! les Brid’oison du Pinde !

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Quelque ferme résolution qu’on ait de ne pas s’émouvoir, de ne se départir jamais de cette insensibilité superbe à laquelle on reconnaît les forts, cela n’est point aisé dans un sujet contemporain. Bon gré mal gré, le Présent nous passionne. Aussi, les Impassibles, décidés à ne pas compromettre leur impassibilité, s’adressent-ils de préférence à des temps et des pays tellement éloignés qu’on est, en les traitant, sûrement prémuni contre les « surprises du cœur ».

Voilà d’où sont nés tant de petits néo-grecs, et pourquoi nous avons eu, dans ces dernières années, une resucée de mythologie, bien inattendue après tous les poèmes antiques de Théodore de Banville.

Théodore de Banville, au moins, se jouait dans les sujets païens avec la grâce, un peu mignarde et précieuse, mais française après tout, des peintres et sculpteurs du xviiie  siècle. Il restait moderne et de son pays quand même.

Ses déesses sont vraiment femmes, quelques-uns disent Parisiennes… Anachronisme, si l’on veut, mais piquant et qui donne leur originalité à ces odelettes brillantes et légères où triomphe le caprice. Et le caprice, ici, n’exclut pas la passion : sous le vent brûlant de l’inspiration lyrique on voit parfois les marbres anciens palpiter et frémir comme une chair vivante !

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Ce n’était pas le compte de messieurs les Impassibles qui, tout au rebours de Banville, se glorifient de faire des marbres avec des hommes et tiennent la passion pour ennemie de la beauté, la beauté, suivant eux, n’allant pas sans l’inexpression. Aussi résolurent-ils de rendre aux Olympiens leur immobilité sereine, troublée, profanée par un poète impie. Nymphes et Faunes, Hamadryades et Sylvains, Sous-Dieux et quarts de Dieux, pas une Flore, pas une Pomone, réduite au rôle d’épouvantail à moineaux dans les vergers bourgeois, pas un Vertumne rouillé par la pluie, écaillé par la grêle, devant qui les Impassibles n’aient fait amende honorable — pour cette grande profanation — en vers pompeux, compassés, vides et d’un emportement didactique.

Ce fut un véritable déluge d’odes expiatoires, déluge où se noyèrent tous ces poétereaux que l’originalité ne portait point, à moins qu’on ne soit original pour appeler Vénus : Kypris ; Jupiter : Zeus ; Bacchus : Dionysos ; Hercule : Héraclès ; Sapho : Sappho (avec deux p).

Ah ! comme cet étalage d’érudition pittoresque, venant de gens dont la plupart ne sauraient lire, dans le texte, une demi-page d’Homère ; comme cette affectation de mots grecs fichés, en guise de grains de beauté, sur la poésie française, nous eût amusés et fait rire, si les pédants n’étaient toujours si profondément ennuyeux !

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Quelques impassibles, amis de la variété, faisaient alterner la Chine avec la Grèce, les tours de porcelaine avec les blancs Parthénons, et les mandarins avec les nymphes, décrivant le tout avec la patience la plus minutieuse… Car ce n’est pas une des moins folles prétentions de cette école, qui vise pourtant à l’exactitude plastique, que de peindre ce qu’elle n’a jamais vu.

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Certes, l’Olympe est vaste, et la Chine a bien des mandarins, tous plus jolis les uns que les autres en leurs robes multicolores, et se prêtant à merveille aux épithètes voyantes.

Mais, comme disent les paysans, il n’est pré si dru qui ne se tonde.

Les mythologistes les mieux informés, les magomanes les plus retors ne surent bientôt plus de quel foin nourrir leur Pégase.

Que faire ? Revenir à la poésie vivante, exprimer l’amour tout naïvement, un amour qui ne s’appellerait pas Éros, qui ne serait pas de marbre ou de pierre ? Y pensez-vous ? Et voulez-vous donc abaisser « l’art divin » jusqu’à l’âme humaine ?

Assurément non. Aussi, ne méconnaissons-nous point la beauté des motifs qui viennent de pousser les néo-grecs à se faire… devinez… poètes hindous.

M. Leconte de Lisle est le grand prêtre de la pagode où se célébreront désormais les mystères du Rythme sacré. Voilà que, sur un signe de ce vénérable richi, les Impassibles plongent au plus profond des théogonies asiatiques, et chacun remonte avec sa demi-douzaine de petites idoles, qu’il parera tout à l’heure de bibelots et de verroteries lyriques, mettant à cette besogne la gravité d’un bambin qui fait toilette à sa poupée neuve.

Puis, quelle gloire d’introduire dans la poésie française une foule de mots exotiques et de noms à consonances bizarres, qu’elle ne connaissait point encore !

À Zeus et Dionysos ont déjà succédé (sans compter les Dieux) quelques centaines de héros qui se nomment Rama, Çunacépa, Daçaratha, Lakçmana, Civa, Cwarga, Uheldéda… Et le laurier-rose a fait place au lotos, entendez-vous ? Lotos. On ne disait plus Cypris, on disait Kypris ; on ne dit plus lotus, il faut dire lotos, ou l’on n’est que le dernier des Impassibles.

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À choses mortes, langue morte. Les Impassibles, gens logiques, professent le culte de la période roide, figée. Ils frappent leurs strophes. Un de ces messieurs proclamait, l’autre jour, l’auteur de Salammbô, un prosateur bien supérieur à Diderot, Diderot ayant cette infirmité :

La vie et le mouvement dans le style.

Ce qui revient à préférer M. Leconte de Lisle à La Fontainei.

Ils préfèrent, en effet, M. Leconte.

Ainsi, M. Flaubert en prose, M. Leconte de Lisle en poésie, voilà les modèles de ces jeunes gens qui se disent « formistes ».

De la forme, ils en ont, je l’accorde ; mais de style, point.

Tous font très facilement des vers difficiles. Le malheur est qu’ils les font également : rien ne se ressemble comme deux formistes, et cela par la raison toute simple que la forme est chose artificielle et convenue, qui s’apprend comme l’orthographe ou le trapèze. Une aptitude spéciale, native, n’est point nécessaire, il suffit de s’exercer. Au bout de quelques mois d’exercices, le moindre fabuliste de province disloquera son vers très convenablement, je le lui garantis, et fera des effets de césure ou de rejet — comme on fait des effets de muscles — à ravir toute une galerie de gobe-mouches littéraires.

Procédé, procédé pur.

La « Grande Lyre » a pour cordes des ficelles qui n’échappent à personne.

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*   *

Et dire qu’on voit, mêlés à ce troupeau ruminant des impassibles, quelques jeunes gens d’une réelle intelligence ! N’est-il pas triste qu’ils se dépensent à ces niaiseries rythmées et mettent leur orgueil à exprimer le néant ? N’est-il pas déplorable de les entendre se déclarer, à vingt-cinq ans, les ennemis de la passion ?

Pauvres dupes qui, par horreur de la banalité, par la rage de vous distinguer quand même, arrivez à l’égalité devant la forme !

Pauvres cerveaux, qui vous emplissez à la hâte d’une érudition baroque, — puisée dans les dictionnaires ou dans les relations de voyage, et dont sourirait le concierge de l’Académie des Inscriptions, — pour la verser ensuite dans des odes uniformément moulées et qui se ressemblent toutes !

Pauvres garçons, qui nous méprisez parce que nous ne disons pas kypris et lotos !

Mais cette folie, cette folie froide ne durera pas. Beaucoup d’entre ces messieurs, je le répète, beaucoup ont de l’intelligence ; plusieurs même ont de l’esprit et font, j’en suis sûr, des poèmes hindous purement par dandysme. Ceux-là ne tarderont pas à s’apercevoir de la vanité de leur œuvre ; comprenant quel danger il y aurait, pour l’avenir de leur talent, à continuer ce jeu puéril, ils s’empresseront de redevenir des hommes pour devenir des poètes.

Ce jour-là, la dernière École aura vécu, et je ne la pleurerai certes pas, car qui dit École dit Écoliers.

Un poète agitateur : Frédéric Mistral

Un félibre chef de parti. — L’émancipation des provinces. — Mistral, un patoisant ! — Lettre inédite de Mistral sur les paysans. — Un dîner à la Maison dorée. — « Je bois à la sainte poésie ! » — Paris et le peuple rustique. — « Allez, mes beaux, et ne vous laissez pas rebuter par la senteur de l’ail ! »

I

Un critique démocrate, M. Émile Zola, remarquait, ces jours derniers, et très justement à mon avis, que l’auteur de Calendau est « chef de parti » en même temps que poète. Chef de parti ? Entendez par là que Frédéric Mistral commande un groupe littéraire qui regrette… activement les vieilles franchises provençales. Or, après avoir loué le félibre pour ses beaux vers, M. Zola croit démocratique de railler les ardentes espérances du citoyen.

N’est-ce pas railler mal à propos ?

Si l’on pouvait, à l’heure présente, traiter sans précautions ce grand sujet, le moins expert aurait, ce me semble, bientôt fait de prouver que les mêmes gens qui vantent les décrets centralisateurs de la République doivent aujourd’hui pousser à l’émancipation des provinces. Quoi que prétende certaine École à courte vue, la centralisation révolutionnaire, en effet, était, dans la pensée de ceux qui l’accomplirent, un moyen seulement, une arme — et non un but : elle ne fut pas dirigée contre les provinces mêmes, mais contre les influences aristocratiques, influences qu’on ne pouvait frapper mortellement qu’en retirant des provinces à Paris toute la vie politique. Cependant, l’idée moderne d’égalité s’interrogerait, prendrait connaissance d’elle-même, se préparerait, deviendrait apte enfin à s’emparer du pays pour le renouveler.

La République ne supprima donc pas et ne voulut pas supprimer, elle suspendit simplement l’action provinciale.

La conclusion est facile à tirer :

Maintenant que la Démocratie a pour elle le nombre et l’élite, que rien plus ne la peut soumettre, — émanciper les provinces, c’est, naturellement, mettre à l’œuvre démocratique une foule d’énergies toutes neuves et, partant, se montrer le fils intelligent et fidèle de la Révolution.

Tel nous apparaît Frédéric Mistral. Et je m’étonne qu’un écrivain révolutionnaire ait pu traiter aussi légèrement le poète-agitateur. « Il rêve », dites-vous. Soit. Mais il rêve avec le pays tout entier !

Je ne saurais non plus approuver M. Zola quand il reproche à Mistral (fort doucement, il est vrai) de n’avoir pas choisi les personnages de son poème parmi les contemporains. Ce faisant, le félibre n’aurait-il pas dérobé le but que visait le citoyen ? N’était-il pas naturel, n’allait-il pas de soi que Mistral évoquât les temps où la Provence jouissait de ses franchises, où le peuple nommait lui-même ses consuls, où chacun enfin se mouvait à son gré dans les institutions municipales ? Il me semble lire sous chaque strophe de Calendau : « Voilà ceux que vous étiez, ô mes compatriotes ! Devant ce tableau des libertés anciennes excitez-vous à la fierté civique, ô vous que je conjure de ne pas désespérer encore… Un jour, les Parisiens donneront la volée aux franchises prisonnières ; et, ce jour-là, comme vous bénirez les Parisiens, amis qui ne voulez point vous détacher de la France, mais qui la voulez servir avec toute la ferveur des hommes libres ! »

II

Grâce à l’idée obstinée de centralisation, toujours placée devant nos esprits et à travers laquelle nous avons coutume de regarder toutes choses, que de fois (je touche ici le point littéraire) n’ai-je pas entendu demander « pourquoi Mistral n’écrit pas en français ? » On part de là pour le nier, on le traite avec superbe de poète patois, croyant le déshonorer littérairement, croyant l’écraser de cette épithète ! Sans rechercher comment une langue dans laquelle Dante écrivit les deux premiers chants de l’Enfer peut être ainsi méprisée, je répondrai par ces quelques lignes d’un critique très pénétrant : « Vous rendez-vous bien compte de ce qui constitue une langue et de ce qui fait un patois ? Quelle différence admettez-vous entre l’une et l’autre ?… Ruines d’idiome ou retards de langage, est-ce que le génie, lorsqu’il naît au sein des patois, ne les relève pas si ce sont des ruines, ne les avance pas si ce sont des retardements14 ? »

Mistral, un patoisant ! Moi, je vous dis que lorsqu’un patois réfléchit la Nature en ces images brillantes et nettes ; qu’il exprime, tantôt avec cette grâce, tantôt avec cette énergie, les situations les plus diverses, les sentiments les plus fins comme les plus violents ; qu’il montre avec ce relief les hommes et les choses ; qu’il unit cette ampleur à cette fermeté ; je vous dis qu’un tel patois est une langue et (consécration définitive pour une langue !) une langue qui convient merveilleusement au peuple ardent qui la parle, au paysage éclatant qu’elle décrit.

Ce paysage, Mistral l’a fixé dans Calendau avec une précision, et, tout à la fois, une magnificence incomparables, — chaque strophe est comme un lac où se regardent le soleil et les forêts ! Mais ce qu’il a de particulier, de caractéristique, c’est l’enthousiasme qui le saisit devant la Nature : de là, un mouvement, un emportement de style qu’on ne trouve guère chez les descriptifs. La Nature l’enivre, il ne se possède plus, et ses vers se précipitent avec la fougue d’une déclaration passionnée.

Ce vif amour pour les choses n’absorbe pas le poète, et l’on peut dire que, si Mistral aime ardemment le paysage, nul aussi n’a parlé des paysans et ne leur a parlé d’une âme plus émue. Car ils sont pour eux surtout, ces admirables livres : Mireille et Calendau, — pour eux, qu’il sait bien trempés et qu’il veut libres, et que sa poésie exhorte sans cesse à tous les fiers sentiments. Non, je n’imagine pas de plus vraie et de plus heureuse gloire que celle de ce félibre qui s’inquiète de faire des citoyens en faisant de beaux vers !

C’est le moment de citer un fragment de lettre intime, où l’on verra quelle est la sollicitude incessante de ce tendre et vigoureux génie pour les ouvriers de la terre. Donc, le 3 novembre 1864, Frédéric Mistral écrivait de la sorte à certain ami qui, dans une étude littéraire, avait traité sans indulgence les paysans limousins :

« … Une question sur laquelle je crois devoir vous combattre est celle des paysans. Il m’est impossible d’admettre que vos paysans — qui, après tout, parlent la langue d’Oc et sont fils du soleil — soient mauvais et abêtis comme ceux que vous peignez ! Prenez garde, mon bon ami, ne vous fiez pas au dire des petits bourgeois de province (ennemis-nés du paysan), ne vous laissez pas rebuter par la senteur de l’ail et la rudesse de l’écorce, allez manger et boire avec eux, et vous serez ravi des qualités humaines qui sont encore en eux. Me ferais-je illusion ? Les courses de taureaux, la conservation vivace de la langue provençale, les fêtes grecques en plein air (lutte, saut, course, etc…) et nos vieilles traditions municipales — toutes choses qu’on nous reproche et qu’on nous arrache avec la peau — auraient-elles contribué à sauver les paysans de Provence de l’humiliation morale que vous trouvez chez les vôtres ? Je ne sais ; mais, pour moi, les vrais hommes, dignes de ce nom, les seuls qui offrent encore à l’artiste des mouvements naturels, des lignes gracieuses, des couleurs accentuées, des passions indomptables, ce sont les hommes de la terre. Ils aiment la terre avec rage, c’est vrai ; mais quel homme, s’il n’avait pas au cœur cette passion sauvage, pourrait subir, toute une vie, cette lutte harassante avec le sol pour quarante sous par jour ? Et puis, pour arriver à l’indépendance, quelle autre voie ont-ils que la conquête de la glèbe ? Allons, mon beau, ne soyez pas si dur aux nourriciers, de notre espèce, — et, pour aujourd’hui, restons-en là… Vous m’avez mis en colère. »

III

Les plus secs s’attendrissent à cette cordialité pour les pauvres gens ; — les plus sceptiques se sentent pénétrés de respect devant le poète, s’ils ont l’heur de le rencontrer et de causer avec lui : tant les naïfs comme F. Mistral dégagent je ne sais quoi de grand, de vénérable, de presque auguste qui, tout d’abord, déconcerte la mauvaise ironie parisienne ! En désirez-vous la preuve ?

Au printemps de 1864, Mistral ayant fait le voyage de Paris pour entendre sa Mireille mise en opéra par Gounod, quelques écrivains voulurent fêter, verre en main, l’illustre félibre. Rendez-vous fut pris à la Maison-Dorée.

On causait, on cancanait à la parisienne, quand Mistral, qui souriait — un peu par bienséance, je crois, et sans trop les comprendre — à ces jolis riens artificiels, à ces folies froides, se leva tout à coup et, tendant sa coupe de champagne à travers la table, dit simplement : « Mes amis, je bois à la sainte poésie. »

la sainte poésie !

C’était là, n’est-ce pas, une « énormité », comme il n’en arrive plus des bourgades même les plus lointaines ? Et, sans doute, cette quinzaine de gens de lettres parisiens, dont les plus nobles sont toujours vaudevillistes par quelque endroit, et qui, poursuivis par l’idée fixe du ridicule, se moquent vite de tout de peur qu’on ne se moque d’eux, sans doute, Lousteau, Blondet et leurs amis durent bien rire ! Erreur. Tous, Bixiou même, choquèrent avec émotion leur verre contre celui de ce paysan qui venait, en plein Paris, dans un salon de la Maison-Dorée, de porter un toast à la sainte poésie.

Tel est le privilège de la naïveté, telle est la puissance des hommes simples qui, vivant filialement avec la Nature, gagnent à cette habitude des grands spectacles et des sensations saines une autorité devant laquelle demeurent étonnés, devant laquelle font silence les artificiels et les corrompus !

Un dernier mot.

Ce beau poème de Calendau me semble une œuvre très opportune et d’un excellent exemple. Nous lisons Mistral avec une sorte d’admiration honteuse. En face de son livre si plein et si riche, nous rougissons de nos pauvres volumes, où s’agitent misérablement des semblants de mœurs et des semblants de passions ; nous comprenons que ce Paris affaibli15, ce Paris effacé, sans caractère et sans relief, n’a plus rien qui puisse tenter des imaginations un peu hautes — et que, décidément, il faut regarder ailleurs ! Car l’inspiration littéraire est bien malade ; sous peine de mourir, elle doit se déplacer au plus vite et chercher un air plus pur. Que les poètes, qui gardent un reste d’espérance, un reste de fierté, se retournent vers la Nature, toujours nouvelle, et vers le peuple rustique, chez qui persistent encore les mâles sentiments, les passions vigoureuses et le rude courage. Tout le monde s’en trouvera bien. Nous recevrons du paysan autant que nous lui donnerons : si nous lui révélons sa puissance, il rendra la santé à nos œuvres ; en même temps que les talents se retremperont, l’énergie populaire prendra conscience d’elle-même ; et quelque jour — un jour qui n’est pas très éloigné, si nous le voulons bien — on verra revenir, se tenant par la main, la Poésie et la Liberté.

« … Allez, mes beaux, et ne vous laissez pas rebuter par la senteur de l’ail ! »

L’art dans les démocraties

Le « convenu », mot de convention. — Racine réaliste. — Achille et Thésée avec l’épée en verrou. — On croit avoir ressuscité, l’on a créé tout au plus. — Parole de Proudhon. — Analogie entre Racine et Shakespeare. — La sculpture pour les anciens, la peinture pour les modernes. — Les impressions directes. — L’atelier de la rue Hautefeuille. — Conversation avec Gustave Courbet. — La poésie, le pittoresque sont partout. — « Voyage à l’étranger pour mieux voir ton pays… »

À M. J. CASTAGNARY,
critique d’art
Mon cher ami,

Les aperçus esthétiques, récemment publiés par toi dans le Nain Jaune et la Liberté, me semblent très raisonnés et très opportuns. Ce peuple des artistes, si léger, si peu réfléchi, veut être surveillé sans cesse ; sans cesse il a besoin qu’on le remette sur la grand-route de la Vérité, qu’il fuit étourdiment, et comme à plaisir, pour gaminer de toutes parts : dans le joli, l’artificiel, le convenu.

Le convenu ?… mot de convention. Ce qu’on déclare justement aujourd’hui artificiel et convenu fut — presque toujours — le vrai, le naturel à son heure. Rien d’absolu ni d’immuable dans le domaine de l’Art.

La tragédie racinienne, par exemple, a-t-elle été suffisamment traitée de genre artificiel ! Et, pourtant, n’est-elle pas l’expression par excellence, la forme logique, nécessaire, réelle, du Drame à la cour de Louis XIV ? En dépit des noms anciens, Ajax, Thésée, Achille, Agamemnon, qui composent la liste des personnages, Racine reste de son temps et de son milieu. Si le terme n’était pas d’invention nouvelle, et qu’on s’accordât sur la signification, j’appellerais volontiers le « divin poète » un réaliste, à condition qu’on désigne ainsi (et ce n’est pas très sûr) l’homme de lettres ou l’artiste dont l’œuvre reproduit, dans une forme appropriée, le spectacle social qui se déroule devant lui. Le mot entendu de la sorte, dans cette acception vaste et quelque peu vague, Racine est réaliste bien plus qu’écrivain de son époque — sans excepter les poètes familiers comme La Fontaine et Molière — et cela, je le répète, parce que la forme littéraire choisie par lui s’adapte mieux que toute autre à la société d’alors :

La cour étant peuplée de héros — à commencer par Louis XIV, — la tragédie, pièce à héros, devenait la forme réelle du théâtre ;

La tragédie répond admirablement aux grandes perruques ;

En ce temps-là, pour être exact et vrai, le poète devait être solennel.

Oh ! je n’ignore pas quelles bassesses et même quels crimes formaient l’envers de cette grandeur, quel tissu de hontes ces broderies pompeuses ornaient et cachaient ! Mais l’endroit, la surface, pour être artificielle, n’en était pas moins, et Racine, en fixant ces apparences dans ses poèmes, a fait besogne, sinon de moraliste, du moins d’artiste fidèle.

————

J’admire les Romantiques blâmant Racine d’avoir présenté des Achille et des Thésée peu ressemblants aux originaux, d’avoir méconnu la façon de penser et de sentir propre à ces héros barbares. Il ne les restitua point, en effet, dans leur réalité morale, et par une suprême raison, qui dispense des-autres, c’est qu’il ne le pouvait, et nul ne l’aurait pu. Ces Cuvier-là n’existent pas.

On a le génie, on a la patience, on étudie avec zèle les époques disparues, on exhume les moindres notes manuscrites enfouies dans les bibliothèques et les couvents, on pénètre jusqu’aux documents les plus secrets, qui permettent de faire aux événements dits historiques un encadrement pittoresque ; on arrive à savoir les maisons, l’ameublement et les repas anciens… Efforts perdus, conquêtes inutiles pour l’artiste comme pour le poète ! Ces renseignements ne leur suffiront point à faire revivre de leur vie véritable, complète, de leur vie locale, les générations lointaines, dont ils n’étaient pas, dont ils n’ont pas ressenti les passions. L’archéologue, l’historien, le moraliste y trouveront matière à dissertations, rapports, relations et même tableaux 16 intéressants ; mais, encore, une fois, quant à rétablir ces âmes et ces esprits dans leur entière réalité, quant à réveiller ces morts et les faire marcher devant nous, en leur conservant leur attitude rigoureusement vraie, ce qui serait le triomphe de l’Art, voilà une visée impossible !

On croit avoir ressuscité, l’on a créé tout au plus. Racine sentait bien cette impossibilité. Son instinct l’avertissait que s’efforcer à cette restitution morale serait ambition folle et pure utopie. Aussi fit-il bravement, ouvertement, des Grecs et des Romains qui sont des seigneurs français. Nul désir d’en imposer. Voyez ! il voulait si peu donner le change que, dans les représentations du temps, Achille, Ajax et Thésée paraissent sur la scène avec la perruque, le chapeau à plumes et l’épée en verrou.

Sous ces noms grecs il ne faut pas chercher d’individualités grecques ; ici, Thésée, Ajax et les autres ne conservent point leur nationalité ; ces noms historiques deviennent, dans la tragédie racinienne, des noms de fantaisie, comme Éraste, Valère, Alceste, dans les comédies de Molière.

Et, par là, Racine a fait preuve d’une haute raison : nous entrevoyons, dans son œuvre, cet aveu implicite que le poète ne peut efficacement exprimer, telle étiquette, d’ailleurs, qu’il mette sur ses personnages, que le monde où il vit, les passions auxquelles il assiste, en un mot, ses impressions directes 5.

De même, évidemment, pour l’artiste.

N’est-ce pas le grand critique Proudhon qui disait… à peu près, car je n’ai pas le texte en mémoire :

Un artiste fait venir dans son atelier une jeune femme ou un jeune garçon, drape ce modèle à la grecque, le reproduit en marbre ou sur la toile, et s’adressant ensuite au public : « Voici un éphèbe, voici une courtisane athénienne. » Insensé, qui ne voit pas que les habitudes du corps moderne ne concordent pas avec le vêtement ancien ; que, malgré l’ingénieuse façon dont il aura disposé la draperie autour de son modèle, l’aisance, le mouvement naturel, la Vie ne persistera pas sous cet accoutrement inusité, et qu’en place du jeune Grec et de la belle Athénienne, il nous donnera je ne sais quels personnages de convention qui laisseront le public indifférent !

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Les paysages qu’il a devant les yeux, les mœurs et les passions contemporaines, ou, pour parler bref, ses impressions naturelles, voilà donc ce que doit, traduire l’artiste, s’il veut faire œuvre vivante.

Mais la réalité, mais le vrai, dans les choses d’art, est essentiellement relatif et changeant, ses aspects se renouvellent sans cesse, et c’est ainsi (pour y insister) que le vrai devient l’artificiel et le convenu. Pour le « Beau », je confesse ignorer quelle signification ce mot peut avoir en l’époque présente. Si l’on veut dire, cependant, qu’une œuvre admirablement exécutée est quelque chose de « beau », oh ! je conçois qu’il faut poursuivre le Beau à l’égal du Vrai, puisqu’il en est la manifestation éclatante et comme la glorification sensible !

Aujourd’hui, comme il y a deux mille ans, qu’il s’agisse d’une redingote ou d’une tunique, d’une robe ou d’une draperie, que le sujet soit Laïs ou Lola-Montès, l’artiste (cette proposition est trop simple et nul besoin de s’y arrêter), l’artiste doit s’efforcer de rendre, avec la plus grande fidélité, le visage, l’habit, le corps et le mouvement du corps, en un mot, serrer de près la réalité, imiter la nature et la vie. Mais le secret de la Vie, il ne peut le demander qu’à la contemplation assidue des choses et des hommes contemporains.

Par où l’on voit que le Beau, comme le conçoivent les modernes, n’existe pas en dehors du Réel, n’en est que le vêtement harmonieux et irréprochable. Aussi, lorsque devant une œuvre d’art, portrait parlant, groupe de personnages offrant une image exacte de la vie sociale, paysage donnant la sensation juste et vive de la nature, le public s’écrie : « C’est beau ! » entendez : « C’est admirablement vrai ! »

Expression beaucoup plus raisonnable, beaucoup mieux appropriée.

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On dit habituellement que « le Beau est antique ». On le dit avec raison : car le Beau, ou mieux, la représentation de la Beauté fut l’aspiration, le but constant des artistes anciens. Harmonie, pureté des lignes, grâce ou majesté de l’attitude, je ne sais quelle idéalisation du corps humain d’après l’idée plastique qu’ils s’étaient faite de la Divinité, l’apothéose de la forme, en un mot, voilà ce qu’ils poursuivirent sans cesse. De là, en ces temps de dilettantes, où les philosophes même étaient souvent des dilettantes, où l’éloquence était musicale et s’adressait à l’oreille autant qu’à l’esprit, un Art fait surtout pour le plaisir des yeux ; et, par suite, la prédominance de la sculpture et de la statuaire qui, inférieures à la peinture quand il s’agit de rendre l’expression morale du visage, la physionomie, l’emportent quand il faut rendre la beauté des formes.

Mais les temps sont changés ! L’âme artistique s’est élargie singulièrement, elle s’est ouverte toute grande à l’innombrable peuple des impressions et des sentiments, dont elle n’admettait autrefois que quelques-uns, et après avoir vérifié, pour ainsi dire, leurs titres de noblesse.

De par l’instinct et la raison démocratiques, l’amour du Beau, naturellement exclusif, s’est effacé devant le vaste amour du Vrai. Nous ne dédaignons aucune des manifestations de la vie ; ce qui jadis eût choqué nous intéresse et nous émeut. Il n’y a plus (grâce à l’idée, généralement adoptée, de solidarité universelle), il ne peut plus y avoir de sujet bas ou sublime, mais seulement des sujets vrais. Le paysan et l’ouvrier nous paraissent des motifs aussi nobles que François Ier ou Napoléon. Plus de héros, des hommes. Nous sommes tous égaux devant l’artiste moderne.

Aujourd’hui rien n’est laid, artistiquement, que ce qui est mal exécuté.

À une société démocratique, où surgissent de toutes parts, et continuellement, des sujets nouveaux qui veulent être traités et ont droit de l’être, il faut un art compréhensif — et compliqué, prêt à toutes les nuances. À la multiplicité des situations et des sentiments à exprimer doit correspondre la multiplicité des moyens indispensables pour cette représentation. Or, il saute aux yeux que la sculpture, art noble naturellement et forcé de choisir, art restreint, n’y peut suffire, et que la peinture dispose de ressources autrement nombreuses.

Avec la belle prose du xviie  siècle, qui s’adaptait si bien aux idées et aux sentiments généraux, Balzac n’aurait pu écrire la Comédie humaine. De même, avec la sculpture pour moyen d’expression, l’artiste moderne ne peut interpréter les sujets infiniment variés, et dont chacun comporte tant de nuances, qui le sollicitent aujourd’hui.

La peinture est donc, par excellence, l’art plastique de la société contemporaine. Aussi voit-on, au rebours de ce qui existait dans les temps anciens, que le nombre des peintres passe de beaucoup celui des sculpteurs.

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Qu’un homme soit impressionné vivement, — et il ne peut l’être que par les êtres et les choses qui l’avoisinent, — qu’il ait, en outre, reçu la puissance de produire cette impression au dehors de lui-même et de nous l’imposer, je salue en lui l’artiste ou le poète moderne, serviteur de la Vérité, qui ne dédaigne aucun sujet, interprète de la Vie, intéressante dans toutes ses manifestations par cela seul qu’elle est la Vie !

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Je plaignais naguère les jeunes poètes qui, s’empressant autour de M. Leconte de Lisle, s’acharnent follement à décrire la nature orientale, qui lui est familière, à lui, au milieu de laquelle il est né, mais qu’eux n’ont jamais vue et, si je puis dire, éprouvée. Croire qu’on peut communiquer des impressions qu’on n’a pas reçues d’abord, faire du paysage d’après des renseignements, quelle naïveté !

Cette naïveté, je la trouvais un peu forte, et je le dis nettement.

Là-dessus, quelques-uns me reprochèrent sous cape de conseiller l’ignorance et de vanter la barbarie, de mettre en interdit les vieux chefs-d’œuvre, de mépriser les productions du génie qui, antérieures à l’époque présente, ne la réfléchissaient pas… Accusation toute simple, du reste, et dont je ne m’étonnai point, puisqu’elle était absurde.

Ces messieurs, sans doute, ne parlaient pas sérieusement. Ils savent bien que, si l’on dénonce la vanité de leurs efforts, quand ils prétendent, après quelques lectures et sur des notes prises, décrire d’eux-mêmes l’Inde orientale et célébrer ses idoles, on les applaudira de nous traduire fidèlement les épopées de cet étrange pays, ou d’exposer en de claires dissertations, — qui n’exigent pas, comme la poésie, la sincérité, la vivacité de l’impression directe, — les mythes de ces théogonies exotiques.

Mais, encore une fois, on ne fait pas de poèmes avec des sensations et des sentiments qu’on n’a pas soi-même éprouvés !

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Nous devons à M. Leconte de Lisle une traduction de Théocrite, très précise et très savante, et nul plus que moi ne prise ce beau travail. Mais que serait-il advenu si, au lieu de se borner à traduire admirablement cet ancien, M. Leconte s’était dit : « Je vais, de moi-même, chanter les paysages de l’antique Sicile, — je vais faire du Théocrite ?… » Il ne l’a point essayé, fort heureusement pour lui, pareil dessein étant hors de réalisation.

Eh ! quand même cela serait possible, quand même nous autres, Français et modernes, nous pourrions, à notre fantaisie, et de manière à faire illusion, nous déguiser en Virgiles ou bien en Homères, en Phidias ou bien en Praxitèles, et produire des œuvres vraiment grecques ou latines, à quoi bon ? Et quel besoin de refaire ce qui a été fait ? À vingt imitations, et je les suppose très habilement exécutées, de l’Apollon ou de la Vénus, je préfère une œuvre, fût-elle médiocre, qui témoigne d’une impression personnelle. Et qu’on ne s’y trompe pas ! l’auteur de cette œuvre-là, en travaillant d’après nature et d’après sa nature, montre l’intelligence et se rapproche des grands artistes passés, dont les niais lui reprochent de déserter la tradition, bien plus que ceux qui disent la continuer « parce qu’ils traitent les mêmes sujets » ! Car, si ces artistes restent grands, c’est pour avoir été les échos sincères de leur individualité propre, en même temps que de l’époque et du pays où ils vécurent. Leur puissance vient de leur sincérité ; c’est grâce à cette sincérité qu’il leur est donné de nous impressionner à travers les âges.

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On ne saurait trop le répéter : Artiste ou poète, sois de ton temps et de ton pays ; à ce prix seulement, tu peux intéresser les autres pays et les temps futurs.

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Un jour de cette année que je causais avec Gustave Courbet, dans ce modeste et glorieux atelier de la rue Hautefeuille, d’où l’on a vu sortir une peinture si franche, si puissante — et si contestée :

« Croiriez-vous, me dit l’artiste, qu’ils viennent de partir une dizaine pour la Bretagne, dans la ferme intention de nous rapporter des landes et des étangs bretons ?…

— Eh bien ! interrompis-je, quoi d’étonnant, — si vos paysagistes sont Bretons eux-mêmes ?

— Aucun ne l’est ! et voici bien qui me passe : ils s’imaginent qu’ils comprendront et sentiront du premier coup des sites qu’ils n’ont pas pratiqués, qu’ils n’ont jamais vus ! Mais qu’importe ? ils vont quand même en Bretagne et peindront quand même la Bretagne, parce qu’ils trouvent la Bretagne plus pittoresque que les autres provinces !!! »

Et Courbet partit de ce rire large et sonore qui fait trembler dans leurs vieux châssis les vitres des Académies.

« Le Breton Auguste Brizeux, reprit-il, décrit la Bretagne dans ses poèmes, et c’est tout naturel ; Mais vous figurez-vous le Parisien Banville se mêlant d’écrire Marie ou Primel et Nola ? »

« Ah ! les imbéciles ! ils n’ont donc pas un coin de pays à eux ! ils ne sont donc nés nulle part ! »

Boutade pleine de justesse.

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Non, il n’existe pas de chose plus poétique ou plus pittoresque qu’une autre. La poésie, le pittoresque sont partout, il ne s’agit que de les voir.

On accuse les Réalistes de supprimer la poésie, ils font tout le contraire : ils l’universalisent, si l’on peut dire, ils proclament que tous les sujets dépendent et relèvent d’elle, montrant ainsi la parfaite connaissance de ce que doit être l’Art dans les sociétés démocratiques.

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Faut-il donc interner l’artiste dans la province natale et permettre seulement à son regard les horizons familiers à son enfance ? Je ne dis pas cela. Voyager, voir des paysages lointains et des mœurs nouvelles, est utile à l’artiste ; non pas que je croie (à moins d’une pratique prolongée, d’une assimilation obtenue par un long séjour et comme une naturalisation insensible) qu’il puisse nous rapporter de ces pays une représentation profondément, intimement exacte, où transparaîtront, pour ainsi dire, l’âme du paysage et le génie des mœurs ; — mais les voyages feront l’éducation de son œil et de son esprit. Ils le forceront, à son insu, de comparer ces spectacles nouveaux avec la province maternelle qui, par cette comparaison, se distinguera mieux désormais, lui apparaîtra avec son caractère propre, tranché, son originalité. Et c’est ainsi que de la montagne ou de la vallée natale — dont il avait déjà le sentiment — il acquerra l’intelligence.

Artiste, voyage à l’étranger, pour mieux voir ton pays.

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Je déplorais, en commençant, mon cher Castagnary, la frivolité d’esprit que montrent la plupart de nos artistes ; je disais avec quelle facilité étourdie ils se laissent prendre aux sujets artificiels et de convention.

Cependant, de loin en loin, espacés parmi ce peuple léger, on aperçoit quelques groupes plus virils et plus sérieux qui, comprenant enfin à quelles conditions une œuvre peut être déclarée vraie désormais, c’est-à-dire belle, se vouent à la représentation de la vie moderne, nous donnent leurs impressions naturelles.

Ces artistes, qu’un des premiers tu saluas de ta plume fraternelle, tout ami de l’avenir leur doit son applaudissement : d’autant qu’ils n’ont point à compter sur les récompenses officielles. Académies et gouvernements leur préféreront toujours les inféodés de la convention, d’abord parce que ces derniers sont nativement des esprits dociles et disciplinés, des sortes d’esclaves intellectuels, et puis pour d’autres raisons que je sais bien, mais que je ne dirai pas.

Qu’importent, après tout, les croix et les médailles ? Je ne gémis point qu’elles ne soient pas distribuées à nos amis. Au contraire ! L’artiste et le poète, résolus à traduire fidèlement leur époque, doivent garder jalousement leur pleine liberté. Que nulle raison de convenance ou de reconnaissance n’altère jamais l’expression de la pensée. Que cette pensée demeure comme une vierge farouche ; qu’elle refuse toutes les jolies distinctions dont voudraient la parer les enjôleurs du Pouvoir ; qu’elle ne doive rien, même au gouvernement préféré : ainsi, elle conservera toujours son franc-parler et pourra, sans embarras, dire leurs vérités à ceux qu’elle aime comme à ceux qu’elle abhorre ; ainsi, elle ne courra pas risque de s’amoindrir !

… Et d’ailleurs, toute considération morale écartée, quel plaisir d’orgueil une décoration peut-elle donner à l’homme qui a déjà le « Nom » ?

Quatuor de critiques officiels

Décadence d’un janséniste. — Mansuétude de M. de Sacy pour Ponson du Terrail. — L’avenir selon M. de Sacy. — Une étrange idée du ministre Duruy. — Paul Féval critique. — Dénombrement des romanciers français. — Une façon magistrale de caractériser les talents. — P. de Molènes, Victor Cherbulliez, P. Perret, Maxime du Camp, Jules Noriac, Erckmann-Chatrian, etc. — J. de La Madelène et Ferdinand Fabre n’existent pas. — Michelet, Quinet, Littré, Vacherot non plus. — Les compères de M. Féval : Théophile Gautier, Édouard Thierry. — Question mémorable des châtelains de Compiègne. — À quoi servent les critiques officiels.

I

J’ai toujours pensé qu’il faut écrire la préface de ce qu’on… a fait, non de ce qu’on fera ; les auteurs, qui composent l’avant-propos en dernier lieu, et seulement le corps de l’ouvrage terminé, me paraissent les plus sages et les plus raisonnables, car ils évitent ainsi bien des mécomptes à leurs lecteurs comme à eux-mêmes.

Et ce n’est certes pas l’exemple de M. Sylvestre de Sacy, lequel vient de publier une préface, pleine de promesses, aux rapports de MM. Féval, Gautier et Thierry, sur le progrès des lettres 17, rapports qui ne tiennent et ne contiennent rien du tout ; ce n’est pas cet exemple qui me donnera tort. Jamais préface ne mentit davantage ; jamais, aussi, préface ne dit si peu en tant de mots. Ah ! le pauvre régal ! Et quelle abondance de privations l’austère janséniste inflige au lecteur ! Il lui refuse jusqu’au plus maigre aperçu.

C’est un véritable désert que ces 42 pages, format de Revue. Et pas même le mirage d’une idée ! Pas l’ombre d’une image où se reposer l’esprit, fatigué par ce vide et ce néant ! On périrait de tristesse dans cette préface, s’il n’y avait quelque drôlerie à voir le fervent Caleb de Pascal devenu le parrain de l’auteur des Mystères de Londres et le répondant du poète qui chanta l’hermaphrodite Maupin.

Ce rôle bouffon, assurément M. de Sacy ne l’ambitionnait pas, il l’a subi, et nul doute que le vieil homme n’ait soupiré profondément quand l’homme nouveau, le sénateur, le beau-père de M. Baudrillart lui a signifié de patronner Paul Féval et Théophile Gautier. Hélas ! le moyen de refuser ? Aussi n’aurons-nous pas la cruauté de blâmer cette docilité aux circonstances, ces courtisanes qui se moquent si lestement des principes et des caractères, et débauchent en riant les plus respectés et les plus vénérables !

M. de Sacy est assez malheureux, ne lui reprochons rien, pas même d’avoir essayé la justification de M. Ponson du Terrail et autres romanciers à la lieue, en donnant cette belle et très littéraire raison, qu’après tout il faut payer son terme et se nourrir, soi et les siens : « Hasardez donc un mot dur, sévère, une boutade injuste peut-être, contre un talent qui n’a pas le bonheur de vous plaire, mais qui est le champ dont la moisson fait vivre un galant homme et sa famille ! » Ainsi parle cet aristarque, assermenté près les bureaux de bienfaisance.

Que devient la critique, combinée avec l’amour du prochain ? M. de Sacy ne s’en embarrasse pas : le tout est d’avoir bon cœur.

Plus loin, M. de Sacy tue d’un mot la libre recherche et le progrès, au nom de l’ordre, comme il tuait tout à l’heure la critique littéraire au nom de la charité : « Pour établir ce que l’on croit une vérité, vérité de pure théorie souvent ou du moins toujours contestable, faut-il s’exposer à ébranler d’autres vérités, qui sont le fondement même de l’ordre public et de la vie sociale ? » C’est net et décisif, n’est-ce pas ? Et que dites-vous de cette glorification implicite de l’Index et de l’Inquisition, adressée à M. Duruy et acceptée par Son Excellence démocratique et libérale ?

Il n’y a pas là, du reste, de quoi se fâcher. Laissons en paix ce janséniste appointé, qui veut faire son salut dans l’autre monde et assurer sa situation en celui-ci. Que font ces débiles attaques ? Les satisfaits de tous les temps ont toujours parlé de la sorte, on connaît cette vieille chanson, et, reprise par cette voix chevrotante, elle ne sera pas même entendue de MM. Littré, Vacherot, Quinet ; elle ne les distraira pas une minute de leur affreuse conspiration contre la routine et le mensonge sacro-saints.

Après une telle déclaration, n’est-il pas comique au suprême degré que M. de Sacy s’écrie avec l’enthousiasme d’un Prudhomme inspiré : « Une ère nouvelle commence ! Je suis de ceux qui ont foi en l’avenir ! » L’avenir ? Eh ! lequel, brave homme ? Expliquez-vous, car je vous crois de force à poursuivre le progrès par l’immobilité. Mais M. de Sacy ne s’explique pas.

Ici je m’arrête. À quoi bon insister ? Cette préface, je le répète, est la pauvreté même. Indigence absolue de style et d’idées. Nulle part on ne retrouve le Sacy, tout à la fois charmant et sévère, du journal des Débats, qui, naguère encore, écrivait si parfaitement sur ses chers livres de la grande époque, et dont le style un peu faible, un peu pâle, trop dépouillé peut-être, avait pourtant un bouquet si fin et bien particulier.

Au lieu de ce délicat, au lieu de cet émigré dans le passé littéraire, nous n’avons plus qu’un louangeur du présent, exécutant des préfaces sur commande, pour le compte d’un ministre content de peu.

II

Une des plus étranges idées certainement qui aient jamais traversé le cerveau de M. Duruy, a été l’idée — réalisée aujourd’hui — de confier à M. Paul Féval un travail critique.

Paul Féval, improvisateur de romans, machiniste-né, mêle ses personnages, accumule les faits, enchevêtre les situations, en dépit du sens commun, je l’avoue, mais avec une dextérité surprenante et de sorte à intéresser vivement ses lecteurs.

Il étonne, il effraye, — il amuse même, ce qui est plus difficile, — il charme quelquefois, ce qui est supérieur ; cela, au jour le jour, au hasard de la plume, suivant que ça vient ou ne vient pas. Être exécrable ou bon lui coûte même peine. La logique dans les caractères, la suite dans la vraisemblance, dans les situations, ne le préoccupent guère, on le voit, et, qui sait ? si elles le préoccupaient, la surprise du lecteur n’en serait-elle pas amoindrie ? Puis le temps lui manque ! il a tant à produire et à livrer !… Et voilà pourquoi M. Duruy, persuadé que les pommiers portent des abricots et qu’il faut demander un travail tout de jugement, de goût et de réflexion à qui fait profession de s’en passer, a chargé M. Féval d’écrire une étude sur le roman contemporain.

Il fallait un critique, on prit un romancier !

M. Féval pouvait échapper spirituellement à l’invitation ministérielle, tout en y répondant ; il n’avait qu’à raconter avec légèreté, au courant de la plume, comment se cuisine un roman en 1868, et à nous exposer les trente-six manières de tendre un piège à l’émotion du gros public. Comme il a de la bonne humeur et même quelque humour, la chose eût été piquante.

Malheureusement, M. Féval a pris sa besogne au sérieux.

Nous le voyons, au début, la tête entre ses mains, se tourmentant à définir le roman et son objet.

Qu’est-ce que le roman ? Quel but poursuit-il ? Abîme ! mystère ! Enfin, M. Féval trouve ceci : « Narratur ad probandum, le roman est fait pour prouver. » Cette définition, venant de M. Féval, ne vaut-elle pas, comme imprévu, la péroraison de M. de Sacy : « Une ère nouvelle commence, je suis de ceux qui ont foi en l’avenir ? »

Mais que doit prouver le roman ? Là commence l’embarras du critique improvisé — et il ne finit pas. En tête-à-tête avec ses trois mots latins, M. Féval cherche vainement à les faire parler, ils ne répondent point, rien ne sort de ce tête-à-tête laborieux qui a dû le fatiguer horriblement. Aussi de quel entrain, de quel air délivré (après quelques banalités sur W. Scott, Nodier, Balzac, et sans daigner exposer sous quelles influences diverses et successives sont nés le roman historique, le roman sentimental, le roman social, le roman physiologique, etc.), de quel entrain il court à l’énumération des romanciers, ses confrères !

Le beau dénombrement !

M. de Sacy, homme de retraite et d’étude, peu au courant de nos gens de lettres, n’avait, dans sa préface, mentionné auteur qui vive : « Nous sommes, dit-il avec un grain de malice (le seul grain que puisse becqueter dans cette préface le lecteur affamé), nous sommes dans un temps où il ne faut nommer personne, si l’on ne veut pas nommer tout le monde… » Et plus loin : « … Des noms propres éclaireraient tout ceci, je le sens. Le lecteur prendra la peine de les chercher, s’il le veut bien. Mieux vaut lui laisser ce petit embarras que de se briser soi-même sur l’écueil. »

M. Paul Féval, lui, qui connaît toute la multitude littéraire et qui, ne pouvant être un critique, veut être au moins un bon camarade, nous fait assister à un défilé de romanciers, tel qu’on n’a jamais vu le pareil : Dénombrement fort loin d’être complet, d’ailleurs, malgré les deux cents auteurs nommés, et qui pouvait l’être, limité à vingt-cinq ou trente écrivains… Mais il aurait fallu choisir, et choisir, c’est faire besogne de critique, une besogne que M. Féval ignore absolument.

Presque personne, parmi cette foule de romanciers, n’est, je ne dis pas traité, mais indiqué seulement. Autour de chaque nom à peine une phrase insignifiante, qui ne s’ajuste pas mieux à celui-ci qu’à cet autre, un encadrement uniforme à toutes les figures ; quelquefois, rien qu’une épithète, et vague, générale, qui ne précise pas. Mais ce qu’il y a de plus curieux dans le cas de M. Féval, c’est la façon dont il apparente les talents et dont il les groupe. Lisez plutôt :

« Paul de Molènes, le dernier soldat, cerveau brûlé aux éclairs du glaive, passa également parmi nous, physionomie tranchée (par le glaive ?) et digne du souvenir… » Savez-vous ce qui « place auprès de lui le témoin des Trente-deux duels de Jean Gigon, A. Gandon, qui voyait du côté gai la comédie militaire », le savez-vous ? Je vous le donne en mille ! « C’est la fraternité de l’uniforme. »

Voilà, ou je me trompe fort, une admirable et toute nouvelle méthode de déterminer les affinités littéraires.

Je veux prélever, de ci de là, encore quelques lignes, qui vous renseigneront suffisamment sur la pénétration critique de M. Féval et sa manière d’entendre la caractéristique des talents. « Citons, sans leur donner tous les éloges qui leur sont dus, Victor Cherbulliez, Ernest Serret, Paul Perret, Maxime du Camp (quel groupement harmonieux !), dont les livres apportent au lecteur un sérieux profit… Robert Halt, dont le premier pas, la Cure du docteur Pontalais, est déjà plus qu’une riche promesse… Jules Noriac, le chantre mordant et fin de la Bêtise humaine… Élie Berthet, trésor inépuisable d’intérêt, bonne et loyale plume, etc., etc. » On voit à quel critique vif et net, trouvant tout de suite le mot décisif, l’expression qui frappe une personnalité, M. Duruy s’est adressé pour faire connaître au monde les romanciers français.

Une dernière citation. Elle concerne Erckmann-Chatrian, le seul, dans cette grande revue des auteurs, le seul réprimandé par l’inspecteur Féval, si coulant d’ordinaire et qui vante Léon Beauvallet, Albert Blanquet et Timothée Trimm pour leur belle prestance littéraire : « On a reproché à Erckmann-Chatrian de faire toujours le même livre. Il est certain que l’écritoire de ce partisan de la paix (n’y a-t-il pas une nuance de mépris dans ce : partisan de la paix ?) contient une encre couleur de sang qui donne à toutes choses un aspect de carnage. C’est le danger de monter en chaire. » Je ne veux pas critiquer cette langue ; j’avertis seulement M. Féval que son appréciation, « ce qui donne à toutes choses un aspect de carnage », fera sourire les plus humbles et les plus simples locateurs, je ne dis pas de l’Ami Fritz, du Docteur Mathéus et des Contes des bords du Rhin, mais des romans militaires d’Erckmann-Chatrian.

Si M. Féval se montre dur pour Erckmann-Chatrian, il est impitoyable à Jules de La Madelène et à Ferdinand Fabre : il ne les nomme pas ! Cela est incroyable, et cela est ; non, pas un mot sur La Madelène, observateur si fin et si poétique ; toujours réel sans cesser d’être exquis ; écrivain coloré, mais léger, souple, français, comme s’il n’était pas coloriste ; paysagiste original, ce qui n’est pas un petit don en une époque où tout le monde décrit de la même manière ; pour tout dire, l’auteur de ce chef-d’œuvre : le Marquis des Saffras. Pas un mot non plus sur Ferdinand Fabre, si pittoresque et si riche dans sa peinture des Cévennes, romancier dramatique et passionné, faisant jaillir le pathétique des situations les plus naturelles par les moyens les plus naïfs ; Fabre qui, par les Courbezon et le Chevrier — en deux bonds ! — s’est enlevé à la hauteur des maîtres, et que M. Féval aurait salué, sans doute, s’il avait le temps de lire, avec le respect dû aux fiers talents, qui vivent pour les lettres avant de s’inquiéter de vivre par elles !

Assez sur ce Rapport. Je suis lassé par tant d’insignifiance ; je n’ai pas la force, en quittant M. Féval, de suivre dans leurs énumérations complaisantes MM. Gautier, chargé de la poésie, et Thierry, chargé du théâtre, qui, pour écrire l’un et l’autre (cela va sans dire) d’un style très supérieur à celui de M. Féval, n’ont émis aucun aperçu nouveau. Banalités des banalités, tout n’est que banalités ! Je me borne à constater la satisfaction sans mélange de ces messieurs, qui ne dissimulent point leur fierté en contemplant le théâtre et la poésie de l’an 1868. « C’est toujours, s’écrie avec enthousiasme M. Édouard Thierry, c’est toujours une magnifique armée que la famille des auteurs qui écrivent pour le théâtre ! »

Brigadier, vous avez raison.

Ah ! les bons et consciencieux critiques ! Et que M. de Sacy avait raison de les présenter au ministre en ces termes flatteurs : « En lisant leurs rapports, vous reconnaîtrez, j’en suis sûr, qu’ils ont dignement répondu à votre appel et noblement servi cette cause des lettres, dont vous avez voulu qu’ils fussent les représentants et les organes en cette occasion solennelle ! »

III

Il ne faut pas, d’ailleurs, s’étonner outre mesure de la faiblesse et de l’insignifiance de ce rapport. Rédigé par des écrivains d’attache officielle, sous les ordres d’un personnage officiel, on ne devait pas s’attendre à ce qu’il approfondît le sujet, à ce qu’il fît rendre aux questions offertes l’enseignement qu’elles contiennent. Cette tâche, les esprits libres seuls la peuvent remplir. Tout écrivain officiel est obligé à la superficialité ; la recherche des causes, le pourquoi de l’aplatissement intellectuel, lui sont naturellement interdits : autrement, il courrait le risque d’impertinence envers d’augustes patrons, et l’on ne composerait pas son travail à l’imprimerie impériale. On doit convenir cependant que le présent rapport est d’une pauvreté dont on n’avait pas encore l’idée : les cantates du 15 août elles-mêmes renferment plus de beautés.

Dans ce rapport, il n’est pas soufflé mot de l’histoire ni de la philosophie. Elles seront l’objet, dit M. de Sacy au courant de sa préface, de travaux particuliers et subséquents. Nous verrons, mais je plains d’avance les rapporteurs. Comment louer Michelet, Quinet, Littré, Vacherot, P. Lanfrey, lesquels n’ont rien d’agréable, — et, d’un autre côté, comment leur dénier toute valeur ?

Si les rapporteurs m’en veulent croire, ils les passeront tout bonnement sous silence, —  sint sicut non essent ! — leur rapport n’en sera que plus irréprochablement officiel ; et, du reste, bien des gens, appartenant aux plus hautes classes, ne s’apercevront pas de l’oubli. Ne raconte-t-on pas, en effet, cette anecdote ? M. Sainte-Beuve, en visite, il n’y a pas fort longtemps, dans un château princier des environs de Paris, fut prié, après boire, de réciter quelques poésies. Il dit le Napoléon II de V. Hugo et une des Nuits d’Alfred de Musset. Il avait fini, on applaudissait, quand tout à coup : « de qui est-ce ? » demandèrent à la fois, avec une naïveté souveraine, la châtelaine et le châtelain.

Il n’est donc pas indispensable de mentionner M. Michelet et M. Littré dans une étude officielle sur l’histoire et la philosophie contemporaines. Les personnes, à l’usage desquelles sont écrites ces sortes de choses, n’y regardent pas de si près. Quant au reste, au vulgus libéral et lettré, il ne vous demande pas de l’instruire, messieurs les rapporteurs, il lui suffit que vous le fassiez rire un peu !

Rapport d’un critique sans mandat

Force du critique sans mandat. — Les lettres en 1868. — De quoi l’on nourrit l’imagination populaire. — Triomphe des kiosques. — Feuilles dites littéraires. — La postérité de Rocambole. — Avènement du roman judiciaire, MM. Belot et Gaboriau. — La Bibliothèque nationale et l’École mutuelle. — La classe abaissée. — Littérature à fleurs rouges. — Littérature secrète. — Encore, papa Feydeau, encore ! — Les fils des fiers étudiants de la Restauration. — Il n’est qu’un vrai protecteur pour la littérature.

À S. E. M. DURUY, MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE
I
Monsieur le ministre,

Plus j’y songe, et plus le Rapport sur le progrès des Lettres, dont j’ai relevé les beautés officielles dans un article récent, provoque, à mon avis, une enquête contradictoire, un rapport supplémentaire.

Ce nouveau rapport, nous l’appellerons, s’il vous plaît, rapport, non sur le progrès, mais sur l’état des lettres françaises en 1868. Et comme vous ne me l’avez point commandé, que je n’ai ni le devoir ni le désir d’agréer quand même à Votre Excellence, il y a des chances pour que, malgré ma profonde infériorité d’écrivain, j’évite l’insignifiance hors ligne qui distingue les rapports de MM. de Sacy, Th. Gautier, Paul Féval et Thierry.

Avantage immense, n’avoir pas reçu de mission ! Bonheur inappréciable, être un critique « sans mandat » !

Ce que j’aime et prise avant tout dans la profession de critique, c’est qu’elle ne va pas sans une entière indépendance, c’est que, pour l’exercer avec quelque honneur pour soi-même et quelque profit pour le public, il ne faut rien céder de cette liberté soupçonneuse et farouche qui ne souffre aucune avance, même la plus discrète et d’apparence désintéressée. Tout Mécène est odieux à une critique un peu fière, elle ne distingue pas entre le patron et le tyran. Elle tient les politesses pour des affronts, et si vous la flattez, si vous vous montrez obséquieux, elle se dit tout de suite que vous voulez faire d’elle une servante.

Je la trouve raisonnable de penser ainsi.

Voué à la conquête de la vérité, que le critique reste libre de tous ces liens : les convenances, les complaisances, les compromis. Car être libre, c’est pouvoir être juste, c’est pouvoir être vrai.

Mais venons à notre sujet.

Dans le cas présent, monsieur le ministre, exposer sincèrement la situation de la littérature française en 1868, puis, cela fait, rechercher sans faiblesse et d’un esprit indépendant les causes qui ont créé cette situation, dire enfin avec toute franchise celles qu’on aura trouvées, voilà, n’est-ce pas, le devoir de l’écrivain ? Devoir très net, très défini, vous le voyez.

Ce tableau des lettres sous le second empire, j’ai montré, dans-le précédent article, de quel pinceau MM. de Sacy, Féval et leurs collaborateurs l’avaient exécuté, et n’ai point caché mon sentiment sur leur manière critique ; — quant au pourquoi de la situation littéraire, ils l’ont complètement négligé, vous le savez, ou, plutôt, esquivé. Il serait, d’ailleurs, injuste de le leur reprocher. Critiques en mission, ils ne pouvaient décemment agir d’autre sorte ; honorés et accablés, en même temps, de la confiance ministérielle, ils étaient tenus à une circonspection sévère, à des oublis même tout naturels, sous peine de paraître ingrats ou, tout au moins, de manquer aux convenances.

Moi, je n’ai pas d’obligations semblables, ce dont je suis fort aise.

II

Il ne fait doute pour personne, monsieur le ministre, que dans un pays de suffrage universel, chez une nation où l’égalité politique est inscrite au frontispice de la loi, où tout le monde est vraiment citoyen, il y a nécessité pour le plus humble de s’instruire et de savoir ; les institutions l’ordonnent implicitement. Par la force des choses, les lecteurs doivent se multiplier avec une grande rapidité ; et, partant, la littérature prend une importance sociale qu’elle n’avait pas et ne pouvait avoir sous le régime du cens et du privilège. Et cette influence de la littérature, elle est d’autant plus vive et facile que l’éveil intellectuel du peuple est plus récent, que ce peuple lui est livré sans défense.

Eh bien ! monsieur le ministre, de quoi nourrit-on présentement l’imagination populaire ? Quelles lectures sont offertes au peuple, qui est tout aujourd’hui, qui tient dans ses mains les destinées de la France, et à quels spectacles est-il convié ?

Nous l’allons examiner.

Le livre, vous ne l’ignorez pas, agonise à cette heure, et le journal est en train de l’achever. Les libraires au détail ne vendent plus rien ; les éditeurs désespérés attendent vainement, sur le pas de leur porte, les commissionnaires de la province, et ne voient venir que la faillite…… Les kiosques triomphent ! Cette victoire du journal sur le livre, je n’en veux pas aujourd’hui chercher les raisons, ni montrer les conséquences, j’y viendrai dans un temps prochain, je me borne à l’enregistrer. Donc, les feuilles dites littéraires, non contentes de couvrir d’un coup de filet toute la foule des lecteurs nouvellement éclos, ont pris aux livres les trois quarts des lecteurs anciens. Le débit de ces journaux est incroyable, inouï, prodigieux, on peut dire qu’ils ont maintenant la France entière in manu, ils sont les maîtres et seigneurs de la nation ; ils l’ont réduite, à la lettre, en servage intellectuel.

On se rappelle l’extraordinaire succès du forçat Rocambole, dont la fière et belle figure domine la littérature contemporaine. Il fut, ce d’Artagnan du bagne, il fut, pendant des années, la coqueluche, la folie de ce temps, et beaucoup de Françaises encore ne pensent pas à lui sans attendrissement et sans larmes.

On parlera de sa gloire
Sous le chaume bien longtemps !

Il ne fallait rien moins que l’odeur de crime, dégagée par le héros moderne, pour faire titiller délicieusement les narines de notre époque énervée, aux sens émoussés, vivante à peine, et qui ne tressaillait plus guère qu’aux décharges de la pile électrique de M. Ponson du Terrail.

Mais Rocambole eut une fin.

Hélas ! Rocambole mort, Rocambole endormi pour toujours sous cette tombe chère, que la piété des lecteurs n’a jamais laissé manquer de souvenirs-et-regrets, l’enivrant Rocambole disparu, que devenir, pour les abonnés ? que faire, pour les journaux ?

Le public, acclimaté au bagne, et s’y trouvant au mieux, n’en voulait plus sortir. Force était donc de l’y laisser, en lui rendant le séjour le plus agréable possible. Mais par quels moyens ? Les entrepreneurs de feuilletons eurent alors une idée sublime, qui prouve bien leur science du cœur humain.

« La foule, se dirent-ils, est portée aux aventures sanglantes, les récits de meurtres la ravissent ; cour d’assises, Toulon, guillotine, voilà ses décors préférés… Il s’agit de renchérir sur Rocambole ? Eh bien ! nous renchérirons, nous aurons mieux que cela ! Au lieu de ce personnage imaginaire, nous évoquerons des personnages réels, ayant existé, des forçats authentiques, des guillotinés contrôlés par M. le procureur général et dont on peut retrouver la tête coupée dans la Gazette des Tribunaux. Sûre que nos crimes ont été commis véritablement, qu’ils sont arrivés, la foule y prendra plus de goût, y trouvera plus de saveur et de montant. »

Ah ! les profonds psychologues !

C’est à leur pénétration que nous devons la métamorphose du roman en ces débats de cour d’assises, arrangés, agrémentés, enjolivés (mais en conservant les noms réels) par la tourbe des agenceurs qui reconnaissent pour leurs maîtres MM. Belot et Gaboriau. Le public n’a pas trompé les espérances de ces entrepreneurs de génie. Il ne se soucie plus que des « drames judiciaires », si bien qu’on voit de jeunes écrivains, nés pour mieux que cette besogne basse, glisser à l’emploi de greffiers dramatisants. Que voulez-vous ? Ces jeunes gens font œuvre mauvaise littérairement et moralement, ils le savent ; ils perdent leur talent en abêtissant les masses ; mais ils gagnent à ce métier plus d’argent qu’à celui d’écrivain — et y dépensent moins de peine.

Ce n’est, sur tous les murs, qu’affiches gigantesques, se faisant une concurrence étourdissante : l’Affaire Lelièvre, l’Affaire de la rue Cardinet, l’Affaire Lerouge, etc., etc. Toutes affaires qui, paraît-il, font l’affaire du public. Peuple, abrutis-toi ! Les provocations murales ne suffisent pas : on voit courir par les rues de Paris, de Lyon, de Lille, de Rouen, de toutes les grandes cités ouvrières, des voitures peinturlurées étalant sur toutes leurs faces, en guise d’armoiries, des réclames éclatantes, et que les grandes maisons de gros littéraire envoient aux provisions de lecteurs.

Les voitures rentrent pleines.

Car la place ne coûte que cinq centimes, — un sou ! Et l’artisan le plus besoigneux, l’ouvrière la plus économe peuvent se payer chaque jour ces omnibus à destination de la cour d’assises.

Qu’en pensez-vous, monsieur le ministre de l’instruction publique ?

III

Assurément, tout le peuple ne s’enivre pas de ce trois-six. Il est, parmi les ouvriers, et en plus grand nombre que partout ailleurs, surtout à l’heure actuelle, il est des âmes honnêtes, solides, non entamées par la décomposition générale, il est des esprits droits, sérieux ; et même, j’en ai la ferme espérance, c’est du peuple que montera prochainement le sursùm corda, c’est à lui que la France devra son assainissement. Oui, si beaucoup se laissent tomber à cette littérature qui enfièvre et qui énerve, beaucoup aussi aiment la science qui fortifie, la pensée qui fait espérer, et, dédaigneux de ces tristes distractions, économisent sur leur semaine pour acheter quelque ouvrage de la Bibliothèque nationale ou de l’École mutuelle, — deux publications fondées par la démocratie parisienne, et dans lesquelles, monsieur le ministre, le Pouvoir n’est pour rien.

Je viens de vous signaler, monsieur le ministre, la littérature à succès de ce temps-ci (littérature dont vos rapporteurs n’ont soufflé mot) ; je vous ai dit le genre de composition dont on fournit la masse, à quel râtelier et de quel foin, saupoudré de poivre, on nourrit l’imagination populaire. N’était-ce pas là le point important à toucher, dans un travail sur les lettres d’un pays où le suffrage universel existe, où le plus grand nombre est le maître et fait la loi ? En pareil sujet, évidemment, la préoccupation des goûts de la classe élevée, — qui n’est plus, au vrai, que la classe abaissée, — doit être moindre et ne vient qu’en second lieu. D’autant que son rôle social est fini, bien fini, et ce n’est certes pas d’elle que sortira l’avenir. La décrépitude n’enfante pas.

Où donc est-elle, cette belle et grande bourgeoisie d’autrefois, énergique, libérale, lettrée, éprise des fortes études ? Ah ! celle d’aujourd’hui ne ressemble guère à sa noble mère !

Non seulement on l’a vue favoriser l’épanouissement de la littérature à fleurs rouges, poussée dans l’herbe de Clamart, mais encore elle cultive dans les jardinières de ses boudoirs je ne sais quelle autre littérature aux parfums étranges, qui troublent le cerveau et vous jettent en de singuliers délires.

De même que la gaieté, le comique au théâtre sont impuissants à faire rire cette société ennuyée jusqu’à mourir, et qu’il lui faut le spectacle de pitres épileptiques ou convulsionnaires pour la dérider seulement un peu, — de même, les romans psychologiques, comme on en écrivait encore il y a quelque temps, l’analyse des passions naturelles, ne suffisent plus à l’intéresser. « C’est fade, la nature ! et nous sommes des blasés, qui ne détestons pas, il est vrai, les émotions grossières, mais qui nous complaisons surtout aux raffinements de la passion et du vice. Ponson et Gaboriau nous agréent fort, mais nous leur préférons encore Ernest Feydeau. Ah ! ce Feydeau, quel homme ! Et comme il sait nous chatouiller au bon endroit ! »

Cette curiosité, ce goût de la pourriture morale s’universalise et se prononce de plus en plus. Il y a dix ans, on laissait passer, sans le lire, le Monsieur Auguste de Méry ; aujourd’hui on se lèche et se pourlèche les lèvres après avoir mordu à la Comtesse de Châlis, en balbutiant à la façon des enfants gâtés — gâtés dans les deux sens : « Encore, papa Feydeau, encore ! »

Parfois, prise de fantaisie mystique, la bonne société quitte un moment cette littérature secrète pour s’amuser aux subtilités de la casuistique religieuse, et se met à raffoler de Sibylle. Rien d’étonnant à cela : les cas de conscience, c’est toujours du raffinement.

IV

Mais la jeunesse ? dira-t-on. Elle n’est pas sans doute avancée à ce point ?

La jeunesse ! Si vous apparteniez à ma génération, monsieur le ministre, si vous viviez d’ordinaire parmi les jeunes gens, et j’entends ici ceux qui seront demain avocats, magistrats, médecins, vous seriez effrayé de leur indifférence pour les choses intellectuelles.

Ils ne croient pas plus aux belles œuvres qu’aux beaux caractères. Leur ennui, leur dégoût, leur lassitude sont incroyables. Certes, vous ne reconnaîtriez pas en eux les fils de ces fiers étudiants de la Restauration, qui allaient attendre Manuel à la sortie de la Chambre et, la tête haute, le regard intrépide, lui faisaient escorte jusqu’à sa demeure à travers la foule des gardes du corps frémissants de colère. On s’interpellait, on se menaçait, et l’on se battait le lendemain pour l’honneur du parti !

Combien, dans cette jeunesse d’aujourd’hui, emporteront au fond de leur province le souvenir d’avoir témoigné virilement en faveur de la liberté ?

J’entre ici dans la politique, et vous me croyez hors du sujet. Non pas. J’y reste, j’accomplis mon dessein directement. Car, j’en suis persuadé, la triste situation littéraire faite à la France l’a été par le régime politique, — régime débilitant, — prescrit au pays et obéi depuis un long temps déjà.

Pensez-vous donc, monsieur le ministre, qu’on puisse déshabituer un peuple de la liberté, lui désapprendre les nobles luttes, pensez-vous qu’on puisse, pendant une suite d’années, façonner l’esprit public à la timidité, sans tuer du même coup l’enthousiasme, l’inspiration, sans énerver la littérature ? Ah ! vous vous tromperiez fort, si vous le pensiez. Tout se tient. Et, surtout dans une époque comme la nôtre, il n’y a de grands écrivains que s’il peut se former de grands citoyens.

On aura beau protéger les lettres, cette protection fera des pensionnés et des chevaliers de la Légion d’honneur, mais point de chefs-d’œuvre. Il n’est qu’un protecteur véritable pour la littérature, c’est la liberté ! la liberté, qui permet le plein et large épanouissement de toutes les facultés.

Je suis, monsieur le ministre, votre respectueux serviteur.

Le paysage dans le roman

D’où j’écris. — Un coin du Périgord. — Littérature à la mode de Lesbos. — Les seuls auteurs admis. — Mireille, Calendal, les Païens innocents, Nouvelles gasconnes, le Marquis des Saffras, Jacquet-Jacques. — Le Cévenol Ferdinand Fabre. — Paysages morts et paysages vivants. — Les monts Garrigues, le Bourbonnais, les landes du Cotentin. — La race rustique. — Citation de Frédéric Mistral.

À M. FRÉDÉRIC MISTRAL
I

C’est du Périgord, mon ami, que je vous écris cet article.

Depuis que les Barbares ont rasé la pépinière du Luxembourg où, mai revenu, linots, chardonnerets, pinsons et rossignols donnaient de si jolis concerts gratuits aux pauvres gens, où les rosiers, gros comme des arbres, figuraient des bouquets monstrueux, où les poiriers et les pêchers s’épandaient en gais espaliers, où toutes les allées faisaient berceau sur les promeneurs ; depuis qu’une spéculation sauvage a détruit ce coin de nature original, unique dans la ville, nous confisquant ainsi l’ombre, la fraîcheur et les parfums accoutumés ; depuis cette époque maudite, je ne vois plus de printemps à Paris : il a été supprimé par arrêté préfectoral !

Aussi, à peine m’a-t-on signalé, du Périgord, la première verdure, que je pars en toute hâte. Oui, sitôt que les feuilles commencent de pointer hors du bourgeon aux marronniers qui forment l’avenue, et que les trois polonias, dont les hautes branches se mêlent aux tuiles du pavillon crénelé, se garnissent de leurs clochettes violet-pâle, je me sauve au pays natal.

Ah ! qu’il fait doux vivre ici ! Sans dédaigner votre Provence, mon cher Mistral, cette contrée du Périgord, voyez-vous, est bien la plus plaisante de France. Pourquoi ? Je ne saurais le dire, « cela ne se prouve pas » ; mais vous me mépriseriez, vous qui aimez tant votre pays, si je ne préférais le mien.

La chambre d’où je vous écris est une grande pièce à quatre fenêtres, deux au levant, deux au couchant, sans cesse ouvertes toutes les quatre, car je veux laisser pénétrer à son aise la bonne nature et ses bruits paisibles ; même à la maison, je veux me sentir en plein air, en pleine campagne. On n’a qu’à lever la tête : à gauche, voici les prés (serrés, nourris, grainants déjà, l’on fera la première coupe dans huit jours) dont la nappe s’étend au vaste, traversée par la petite rivière de Nizonne, un ruisselet, un filet d’eau tout frétillant de brochets et d’assaies, qui s’en va lentement, là-bas, vers les pelées bleuâtres où courent les courlis qui font turrlui ! turrlui !

Si je regarde à droite, je vois la grande cour, avec son tilleul au milieu, retentissant du piaillement des passereaux. Par moments, ils s’abattent en troupe, et vite escroquent les grains d’orge ou d’avoine, sous le bec des poules et des coqs. Alors, poules et coqs de se fâcher à grande voix ! Et les bandits s’enlèvent en l’air, pour refondre deux minutes après, car cette colère solennelle ne leur fait pas longue peur. — Au-delà du portail à claire-voie, des prairies, encore des prairies…… puis, les taillis de chênes qui, tardifs, comme c’est leur habitude, ont, sous le coup de fouet du soleil, en l’espace d’une semaine, rattrapé les châtaigniers. Là, roucoulent les tourterelles cendrées à collier noir, et les geais jacassent en sautant d’une branche à l’autre.

Dans l’allée des vieux charmes, contemporains de Louis XIV, dite aussi l’allée aux fontaines, j’entends siffler les merles ; et, tout au bout, du bois obscur et fourré, fait d’arbres de tout feuillage et de toute essence, que nous appelons notre « bois sacré », arrivent jusqu’à moi tantôt le chant clair du loriot, un excellent joueur de flageolet, tantôt la note ironique du coucou, cet insouciant qui ne se bâtit pas de nid et pond cyniquement chez le verdier ou le rouge-gorge, donnant ses œufs à couver aux ailes étrangères.

Ces bruits ne troublent point le travail, — ils l’accompagnent…

De temps à autre, une hirondelle entre vivement dans la chambre et, après quelques crochets, se pose en criant sur une tringle de rideau. Alors, de peur de l’effaroucher, je m’interromps, j’arrête ma plume dont le grincement mettrait en fuite la visiteuse, jusqu’à ce qu’elle s’envole dans la lumière à la chasse d’insectes invisibles.

II

Voilà ma retraite.

J’y vis heureux, mon ami, pendant les jours de printemps et d’été, n’admettant rien d’artificiel et qui pourrait rompre cette union avec la chère nature. Foin des romanciers dépravés ! Arrière cette littérature à la mode de Lesbos, qui provoque les imaginations éreintées à contempler les parties secrètes de l’âme contemporaine ! M. Feydeau et ses pareils gâteraient ma joie : je ne veux pas de leurs personnages sous mes arbres, — je ne sais pas ce qu’ils y feraient ! — puis, je les retrouverai bien assez tôt à Paris.

Les seuls écrivains que je reçoive ici dans mon intimité, les seuls invités, les seuls bien venus, ce sont les talents sains et frais, et, entre tous, ceux qui, mêlant la nature à leur récit, disent les sites de leur province et célèbrent le paysage natal avec l’amour dont je chéris le mien. Tels : vous, d’abord, mon cher et grand Mistral, vous, l’auteur de Calendal et de Mireille, qui comptent parmi mes livres de chevet ; ensuite, La Madelène, de Vaucluse (vous avez lu son Marquis des Saffras ?), dont je saluais l’autre jour, à cette place, la charmante mémoire ; Hippolyte Babou qui, dans les Païens innocents, a peint avec tant de grâce et de légèreté, et d’un coloris si vif, la Vallée de Diane et le Pays de Minerve en Languedoc, et qui nous a raconté si bien les mœurs adorables de ces rustiques de là-bas, poètes sans le savoir ; Eugène Ducom, au style âpre et rude comme l’Armagnac, que nous décrivent ses Nouvelles gasconnes ; Jérôme Bujeaud, qui fit Jacquet-Jacques, Jérôme Bujeaud, plus souriant, lui, plus idyllique (sans cesser d’être réel), car il est né dans l’heureuse Saintonge, sur la rive de cette Charente bordée de manoirs bourgeois et de papeteries aimables, qui n’ont rien du sombre et de l’enfumé des usines… Qui nommer encore ? Bien d’autres, sans doute. Mais il faut se borner, et j’arrive tout de suite à Ferdinand Fabre, un maître comme vous, mon cher Mistral, et dont les descriptions vont de pair avec celles de Mireille et de Calendal.

III

Ainsi que les romanciers cités avec lui, Ferdinand Fabre a peint la province maternelle, il s’est restreint aux Cévennes natales, obéissant au conseil profond de Barbey d’Aurevilly, qui écrivait naguère à son ami Trébutien : « Plantons-nous hardiment, comme des Termes, sur la porte du pays dont nous sommes, et n’en bougeons plus ! » Conseil profond, en effet, qui contient dans sa brièveté toute une poétique et que les artistes, aussi bien que les littérateurs, devraient mettre à profit. Le pays où l’on est né, où l’on a grandi, où les ancêtres ont vécu, où, petit enfant, on s’en allait tendre les gluaux au bord des mares claires fréquentées par les linots et les chardonnerets ; les bois et les landes que, jeune homme, on a courus tant de fois, guêtres au mollet, carnassière au flanc et fusil sur l’épaule, le paysage familier enfin qui vous a pénétré insensiblement et à votre insu, voilà ce qu’il faut décrire, car voilà seulement ce que vous décrirez avec force et vérité, de façon à impressionner le lecteur. C’est qu’il fait partie de nous, pour ainsi dire, ce paysage, c’est qu’il est en nous, qu’en le donnant nous nous donnons nous-mêmes. Il vit, et, partant, il émeut.

L’écrivain aura beau disposer d’une langue savante et connaître à fond les secrets de la description : je le défie de me toucher par la représentation d’un pays traversé en touriste, vu par une portière de voiture et comme à la volée. La Nature n’a pas de ces facilités de courtisane et ne se laisse pas aller ainsi au premier passant venu.

Donc, Fabre nous conduit dans ses Cévennes, où plutôt il nous y met, il nous y jette d’autorité, d’un coup ! De par lui, et dès le début, nous voilà Cévenols. Nous gravissons réellement, en sa compagnie, les monts Garrigues et le plateau du Larzac, comme avec G. Sand nous parcourons les forêts profondes du Bourbonnais ; comme, avec l’auteur de l’Ensorcelée, nous nous enfonçons, pleins de terreur, dans les landes infinies du Cotentin ; comme avec vous, mon ami, nous haletons sous le terrible soleil, à travers ce Sahara provençal que l’on nomme la Crau. Et de quel style solide et riche, abondant en images neuves, originales, toujours sûres et admirablement appropriées, qui impriment à jamais le spectacle des choses dans la mémoire, le poète du Chevrier rend le paysage ! Je ne sache pas de manière plus large, plus magnifique et plus précise à la fois.

J’ai dit « le poète », non sans intention. Ferdinand Fabre, en effet, a, du poète, l’enthousiasme et l’amour. On le sent tressaillir de tout son être devant la montagne : il se livre de toutes ses forces à la nature, car il sait bien que se donner, c’est encore le meilleur et le plus rapide moyen de conquérir ; — et, en maître, en véritable maître, il prend possession du paysage.

Je viens d’indiquer la puissance descriptive de Ferdinand Fabre. Prochainement, je parlerai du romancier proprement dit, et vous verrez alors, mon cher Mistral, de quelle fière plume écrit cet observateur des mœurs cévenoles. Ses paysans valent ses paysages. Les ardentes passions, le rude caractère des montagnards sont reproduits, dans les Courbezon et le Chevrier, avec une vigueur et un relief peu communs, je vous assure.

Et quoi de plus intéressant, pour le penseur comme pour l’artiste, que cette forte race rustique qui, dans cette époque d’énervement universel, garde le trésor de l’énergie française et n’en a rien dépensé encore ? Ce dernier membre de phrase ne renferme pas un reproche ; il formule bien plutôt une espérance, car, j’en suis de plus en plus convaincu, les destinées du pays seront faites par les travailleurs. En eux m’apparaissent les fondateurs de la liberté française.

« Autrefois, nos consuls faisaient tête à l’arme blanche, et, quand ils savaient le droit dedans, ils laissaient le roi dehors ! » vous êtes-vous écrié naguère, mon cher Mistral, avec une mélancolie héroïque… Songez au passé, mon ami, mais n’y songez plus que pour préparer l’avenir, vous qui avez une âme de citoyen et que les paysans de Provence écoutent avec admiration.

Un maître-peintre de rustiques : Ferdinand Fabre18

Abondance de romans rustiques. — Pourquoi cette abondance. — — Le médecin et le curé. — L’idéalisateur Balzac. — Romanciers de combat. — Caractéristique du talent de Ferdinand Fabre. — Trois prêtres : L’abbé Courbezon, M. de Boisd’hyver et Mgr Myriel. — Julien Savignac. — Les Courbezon. — Le Chevrier. — Marque distinctive des maîtres. — Le bouc Sacripant. — Roman ou poème ? — Ah ! si je m’appelais Sainte-Beuve !

I

Ce qu’on a publié de romans rustiques depuis vingt-cinq ans, mais surtout dans les temps derniers, est incroyable. À cela plusieurs raisons : d’abord, le goût, la passion de la nature, dont le siècle s’est épris dès le début, poussait tout logiquement nombre d’écrivains au genre de composition qui permet de satisfaire ce penchant déclaré pour la description des paysages ; ensuite, et ce motif peut-être fut le plus déterminant, la nouveauté des mœurs rustiques, si peu étudiées avant 1840, sollicitait les esprits curieux. L’observation avait là beaucoup à découvrir et à nous révéler, — et là seulement. Le reste avait été parcouru, exploré dans tous les sens, les villes ne réservaient plus aucune vraie trouvaille au chercheur. Ou revenir sur ses pas et recommencer éternellement le même chemin, ou se mettre en quête des tout petits coins, des îlots minuscules, non marqués encore sur la carte littéraire, raconter enfin (pour laisser la métaphore) les exceptions physiologiques et psychologiques, noter les désirs bizarres, les caprices monstrueux, qui naissent comme des vers sur les imaginations corrompues, et, partant, se résigner à une clientèle très limitée de lecteurs, voilà donc à quelle alternative on en était réduit !

Aujourd’hui, notaires, magistrats, médecins, commerçants, bref, tous les bourgeois français se ressemblent entre eux, comme entre elles toutes les villes françaises. Rien de particulier ni d’original suivant les lieux. Les conventions et l’hypocrisie contemporaines ont passé le niveau sur toutes les têtes, la civilisation a fait chacun à l’image de tout le monde, les mœurs portent l’uniforme.

Il n’en est point ainsi dans la classe rustique, et cela constitue sa supériorité aux yeux de l’artiste et du poète. De même que toutes les villes en sont venues à se ressembler et se ressembleront de plus en plus, et que leurs habitants (prenez-les où vous voudrez, au centre du pays comme aux extrémités) sont façonnés sur un patron commun ; de même, les mœurs de l’homme de la campagne sont aussi changeantes que les paysages au milieu desquels il vit. Quelle autre richesse, quelle autre abondance de types accentués et tranchés ! Livré à lui-même, hors de portée jusqu’à présent de ce terrible niveleur, le progrès, qui, ne voyageant qu’en wagon, n’a pas encore gravi toutes les montagnes et pénétré dans toutes les vallées, le paysan nous émerveille par une singulière variété d’habitudes, de tempérament, d’allures et de costumes. Visitez des provinces même limitrophes, le Limousin, par exemple, et le Quercy, et vous remarquerez entre elles une foule de diversités profondes, dont le signe extérieur le plus éclatant est la différence, sinon des langues, du moins des dialectes.

On voit maintenant si le peuple rustique doit attirer les observateurs.

Ajouterai-je à ces motifs de préférence le suivant ? C’est qu’à l’heure présente le romancier trouve chez les paysans seuls des passions vigoureuses, des élans énergiques, des âmes extrêmes, pour tout dire, cette vie intense et débordante qui s’est complétement retirée de nos villes énervées. Les talents fougueux et colorés peuvent là s’en donner à cœur joie !

Dirai-je aussi que les rares poètes qui sont des penseurs ont dû se sentir excités par l’importance politique qu’attribue au paysan le suffrage universel, et que l’étude d’une force sociale nouvelle ne les a pas moins tentés que le côté pittoresque ?

II

Le médecin et le prêtre, voilà les deux principales influences qui agissent sur le paysan, voilà les deux figures qui s’offrent d’abord à l’observateur, le prêtre surtout, car toute bourgade n’a pas son docteur. De là ces chefs-d’œuvre émouvants, le Médecin de campagne et le Curé de village ; mais (ce n’est pas une critique, je constate simplement) Balzac, homme d’imagination exaltée en même temps qu’observateur pénétrant, idéalise toujours ses observations, il exagère ses personnages, les élève à la dernière puissance, — et chacun d’eux tourne au héros. La réalité courante et normale ne lui suffit pas ; aussi, le Médecin de campagne et le Curé de village ne sont point les médecins et les curés que nous connaissons. Assurément, rien de plus vrai, de mieux vu que chaque détail pris, en lui-même, mais l’ensemble, le bloc est tout d’invention. Dieu me préserve d’y trouver à redire ! Pour avoir fait de la sorte, Balzac peut-être n’en est que plus grand. Mais enfin son médecin et son curé me paraissent des individualités exceptionnelles ou, ce qui revient au même, des personnifications très vivantes de la foi traditionnelle et de la science moderne. Ce procédé est assez ordinaire à Balzac (rappelez-vous encore le docteur Minoret et l’abbé Chaperon d’Ursule Mirouët), lequel, absolutiste et catholique, était, d’autre part, fort épris de physiologie, de magnétisme, d’alchimie, de toutes les sciences et quasi-sciences, et se plaisait à incarner les deux tendances contraires qui divisaient son esprit. Il reste neutre, d’ailleurs, entre ses personnages : chose toute simple, car se prononcer en faveur de l’un ou de l’autre, ce serait prononcer contre une portion de lui-même.

Il indique la lutte, il ne s’y mêle pas directement, il ne donne l’appoint de ses forces à aucun parti.

Cette lutte de la foi et de la science est une des préoccupations de la nouvelle génération de romanciers. On s’en est convaincu en lisant la Cure du docteur Pontalais, par M. Robert Halt, et les livres de Mme André Léo, qui, elle, substitue au médecin l’instituteur, qui, au temps de Balzac, n’avait pas l’importance qu’il a prise depuis.

Et la préoccupation est tellement vive, que ces deux écrivains de talent, mais peut-être plus penseurs qu’artistes, subordonnent sans cesse le roman à la thèse. Ils disputent, ils prennent parti, ils sont enfin et surtout romanciers de combat : emploi très méritant, du reste, et fort utile, à cette heure où la bataille est si violemment engagée, et où la foi furieuse veut faire donner les gendarmes !

Toute autre la nature du talent de Ferdinand Fabre. Il est observateur et poète avant tout. Je ne lui vois point de dessein religieux ou social ouvertement déclaré : Est-ce à dire que, malgré ce détachement apparent, il ne sorte aucun enseignement de ses récits ? Je ne dis pas cela. Le spectacle du pauvre abbé Courbezon aux mains paternelles et terribles de son évêque contient sa leçon. On voit assez par cet exemple combien les âmes un peu hautes et les cœurs larges sont à l’étroit, à la torture, dans la cage de cette discipline sans pitié qui, mettant la règle avant l’Évangile, n’admet pas la folie du bien ni rien des nobles imprudences où l’autorité épiscopale risquerait d’être compromise.

Cette figure de l’abbé Courbezon est une des plus touchantes physionomies de martyr qui se puisse imaginer : je ne sache aucune création du même ordre qui approche de celle-ci, pour l’émotion, la richesse et la vérité des détails, hormis peut-être Monsieur de Boisdhyver, de Champfleury. L’abbé Courbezon et M. de Boisdhyver, pour le dire au passage, me paraissent, artistiquement parlant, très supérieurs tous les deux au Mgr Myriel, des Misérables, devant lequel se sont extasiés naguère les critiques complaisants et qui n’a que le petit défaut de n’être pas vrai, de ne pas vivre. C’est une entité assurément fort respectable, mais quelle est-elle ? Un évêque ? Le diable m’emporte si je vois ses bas violets et sa croix pectorale !

M. Fabre, et c’est là que nous surprenons sa tendance démocratique, réserve sa sympathie au bas clergé. Chanoines de cathédrale, grands vicaires et autres gentilshommes d’église, intrigants, mondains et politiques, ne lui vont guère : il est pour les humbles et les malmenés ; il est pour le curé-paysan, qu’il s’appelle Alquier ou Courbezon. Et ces braves desservants, comme il les connaît bien ! comme il sait leurs manies, leurs faiblesses, leurs timidités, leurs scrupules, dont, quelque véritable homme qu’il soit, l’ecclésiastique se revêt comme d’une soutane de dessous, et qui lui impriment à jamais une allure gauche et craintive !

C’est qu’il les a vus de près, ayant vécu ses années d’enfance dans un misérable presbytère des Cévennes, chez un curé, son parent, — probablement l’abbé de Julien Savignac, — qui lui donnait le latin à la becquée et à qui lui, le petit, il servait la messe.

Je voudrais insister sur Julien Savignac et les Courbezon, publiés sous cette commune rubrique : « Scènes de la vie cléricale » et qui auraient pu l’être aussi bien, mieux même, sous celle-ci, plus vaste et plus compréhensive : « Scènes de la vie rustique. »

Justin Pancol, dit le Sanglier, la Pancole, Sévéraguette, Méniguette, Julien et son oncle l’abbé, sont, en effet, des figures adorables ou terribles, peintes, les unes avec un charme inexprimable, les autres avec une vigueur peu commune, et toutes sortant de la toile, comme disent les peintres. Ces « illusions-là » vivent réellement ; ces personnages, le romancier les a véritablement créés et mis au monde… Mais il me tarde d’arriver au Chevrier, le dernier livre de M. Ferdinand Fabre, et celui où son talent a atteint son plus haut vol. Toutes ses qualités s’y déploient magnifiquement ; elles s’y montrent avec plus de souffle et de largeur que dans les précédents ouvrages, et l’on peut dire que ce chef-d’œuvre est jusqu’à présent son chef-d’œuvre.

III

Une des marques auxquelles on distingue les maîtres est, du consentement unanime, la simplicité de l’affabulation. Arriver aux situations extrêmes sans effort, tout d’une coulée, exciter l’émotion par les moyens les plus naturels, demander ses effets à la passion même et les tirer d’elle seule, dégager l’éclair, amener le coup de foudre, sans avoir eu besoin, au préalable, d’entrechoquer des faits plus ou moins logiquement amassés, — voilà où l’on reconnaît le don !

Or, le Chevrier est un récit à la fois très simple et très dramatique. Avec lui, l’art naïf, le plus difficile de tous, vient d’avoir un beau triomphe.

Voici la brève et rapide analyse de ce roman. L’écrivain Ferdinand Fabre, éprouvé par la vie parisienne, surmené par le travail littéraire, s’en est allé rafraîchir ses forces au pays des Cévennes, chez un paysan, ami de sa famille, qui, braconnier émérite et fin tireur, habite une métairie adossée au plateau du Larzac. Site précieux pour un chasseur. Le Larzac, vaste espace granitique clairplanté de chênes verts, de hêtres et de châtaigniers, est, en effet, renommé pour ses pattes-courtes. Il faut vous dire qu’on entend par patte-courte un lièvre bas sur pattes (le nom l’indique assez), à la chair aromatisée et savoureuse, mais très difficile à tirer, car, à l’exemple du lapin, il accidente à tout instant sa course de zigzags et de crochets, qui déconcertent le coup d’œil du chasseur et le nez des chiens. Cependant, je le répète, la patte-courte, surtout accommodée en royale, est une si bonne chose qu’on ne plaint pas sa peine à cette poursuite laborieuse.

Et le Parisien de se pourlécher d’avance.

Dès le premier jour, malheureusement, à peine a-t-il bu le coup de l’arrivée avec son ami le métayer Érembert, que la neige se met à tomber, et tombe, tombe, tombe, comme elle tombe dans les montagnes, empilant couches sur couches et comblant les chemins jusqu’à la cime des haies. Défense au plus intrépide de risquer ses guêtres dehors. Puis, où rencontrer les pattes-courtes ? Elles sont nécessairement tapies au plus profond de leurs retraites…

Force est donc de rester au logis à boire du vin cuit et du genièvre, tout en causant du pays, de ceux qui sont morts, qui sont nés, qui se sont mariés depuis le départ du romancier. Le sujet pourtant s’épuise à la longue, on ne sait plus sur quoi bavarder, et la neige tombe dru toujours, toujours, quand soudain Érembert :

« Puisque vous faites métier de coucher par écrit des histoires pour amuser ces Parisiens de Paris, lesquels, à ce que disait un escamoteur en foire de Caylar, sont fainéants et grands liseurs de sornettes, je vais, monsieur, vous conter la mienne, plus plaisante à ouïr que pas une. »

Le récit d’Érembert terminé, Fabre ne regrette pas la chasse manquée. À toutes les pattes-courtes du Larzac il préfère, on le sent, cette « si plaisante histoire », venue d’elle-même dans son carnier de littérateur.

Quelle est donc cette histoire ?

Érembert n’a pas toujours été le maître dans la bonne métairie du Larzac. Né de journaliers besoigneux, orphelin avant d’être un homme, il ne sait que devenir quand, sur le conseil de l’excellent M. Alquier, curé de Navacelle, il se décide à s’aller offrir comme valet aux Agathon qui, pour lors, tiennent le domaine de Mirande. Le fils Agathon fut son camarade, ils ont fait jadis « la police » ensemble, puis les gens de Mirande sont braves gens : on ne refusera certes pas de le louer, par amitié d’abord — et par intérêt aussi, le gaillard ayant bonne charpente et ne boudant pas à la besogne.

On l’accepte. Le voilà dans la métairie, laquelle se compose déjà des vieux Agathon, père et mère, de leur fils Frédéry et d’une enfant trouvée, une hospitalière, comme on dit en Cévennes., qui est là bergère et servante. Rien de plus fin et de plus joli que Félice l’hospitalière : à la suivre de l’œil, trottinant à travers landes, on croirait voir une chevrette, tant ses mouvements sont gentils et souples. Le pauvre Éran a vite fait de s’affoler de cette mignonne fillette, et tout en menant la cabrade sur les monts Garrigues, il ne songe qu’à Félice, il ne rêve qu’aux moyens de conquérir cette délicate amoureuse.

Mais il est venu trop tard à Mirande, la petite a donné son cœur à Frédéry, — hélas ! elle a donné bien autre chose, car, au moment où celui-ci part pour l’armée d’Afrique, où l’envoie son mauvais numéro, l’hospitalière est grosse.

Éran, affermi dans sa passion par l’éloignement de son rival et, d’ailleurs, ignorant du « malheur » de Félice, la presse chaque jour davantage. Tendre et violent, suppliant et menaçant dans la même minute, son amour prend tous les tons. En vain ! Alors, se voyant ainsi dédaigné, pour s’étourdir ou se consoler, il se met à courir le jupon et finit par s’acoquiner à Françon Fontenille, une de ces luronnes de village qui paradent dans les frairies avec de beaux fichus voyants, des tabliers de soie fine, et des jeannettes d’or sur la gorgerette. Admirable type de la courtisane rustique, cette Françon ! Il vaut celui de la Sévère (François le Champi), il est même plus complet.

Françon, d’abord, coquette avec Éran, puis, le préférant à tous et à tout, même à l’argent de l’usurier Malgrison, se livre au chevrier que, durant des mois, elle caresse à le tuer. Mais rien n’y fait, il n’oublie pas, l’hospitalière lui tient toujours au cœur, et il ne tarde pas à revenir à la métairie de Mirande. Il trouve Félice accouchée, la bâtarde a fait son bâtard. Qu’importe ? il l’aime quand même, comme avant… Frédéry, et si elle voulait ! Elle ne veut pas, et ce misérable Éran ne dort plus, ne mange plus, il erre comme un « innocent » à travers la montagne, n’ayant plus souci de ses chèvres et du bouc Sacripant, qu’il laisse, à leur fantaisie, s’éparpiller sur le Larzac.

Or, quand le paysan néglige ses bêtes, qu’un autre soin l’en peut distraire, il est permis d’affirmer qu’il est bien malade.

Cependant, arrive tout à coup à Mirande la nouvelle de la mort de Frédéry, percé par le yatagan de quelque Arabe. Éran se remet à espérer, il servirait si volontiers de père au bâtard ! À la longue Félice cède, se disant qu’après tout il faut bien un gagne-pain à l’enfant, mais elle cède avec une résignation inquiétante, — elle ne veut pas être infidèle à celui qui est mort là-bas, au loin, au-delà de la mer de Cette ! et, le soir même des noces, quand les paysans finissent de se griser à la santé des nouveaux mariés, elle quitte paisiblement la table comme pour coucher le fils de Frédéry, et va se jeter dans la mare profonde des Fontinettes.

Tel est ce roman, grosso modo. Je viens de vous en donner le squelette. Mais la chair et le sang ? Cela passe les forces de la critique. Comme toutes les belles œuvres, le Chevrier vaut surtout par la vérité, la richesse et l’harmonie des détails, par la puissance dramatique, par l’aisance et le souffle, et ces choses ne s’analysent point. J’ai appelé le Chevrier un roman, c’est un poème plutôt, simple et grand, familier et pourtant épique, d’où s’échappent toutes les rumeurs de la nature, d’où s’épandent tous les parfums de la montagne, et qui nous donne le paysan à la fois dans sa réalité et dans sa poésie. Gens, passages et bêtes, toute la campagne y est contenue. Le bouc Sacripant, merveilleux étalon, tel qu’on n’en a jamais vu de plus vaillant à l’amour dans les monts Garrigues, Sacripant, qui marche fier, brave, faisant le beau, en tête de la cabrade, est célébré tout le long du livre en termes dignes de sa valeur érotique.

Le poète en a fait un personnage, presque sur le même plan qu’Érembert ; le chevrier et le bouc sont comme deux camarades ! Jamais, je le crois, cette amitié si vraie du paysan pour la bête, à laquelle il sait si bien parler, et dont il sait si bien se faire comprendre, n’a été peinte d’une façon aussi vive et aussi saisissante.

Maintenant, si l’on demande quelle parenté littéraire il faut assigner au poète du Chevrier, je ne vois, pour l’heure, que Frédéric Mistral. Mireille et le Chevrier sont vraiment frère et sœur. On peut tailler la reliure des deux ouvrages dans la même pièce de maroquin.

Et dire que le livre de Ferdinand Fabre, imprimé depuis dix mois, est à peine connu de quelques lettrés ! N’y a-t-il pas là de la faute des critiques qui, lorsqu’il se produit des œuvres si rares, devraient, dans la semaine même de la publication, faire feu à la fois de tous leurs feuilletons, de manière à éveiller en sursaut le public endormi dans son indifférence ? Ah ! si j’étais de ceux qui ont la voix forte comme dix et qui peuvent, à eux seuls, réparer la terrible insouciance de tous leurs confrères ! Ah ! si je m’appelais Sainte-Beuve !

Appendice

Monographie véritable de Chien-Caillou

Il ne sera peut-être pas sans intérêt pour les curieux de reproduire ici la monographie véritable de Chien-Caillou, publiée dans un précédent ouvrage de l’auteur19 :

« Connaissez-vous une toute petite nouvelle de M. Champfleury, bizarrement intitulée : Chien-Caillou ? C’est l’histoire d’un pauvre diable d’artiste qui nourrit de son travail un lapin qu’il aime beaucoup et une maîtresse qu’il adore. Un jour, la maîtresse s’en va ou meurt (je ne sais plus lequel), et ce départ trouble si bien la cervelle de l’infortuné Caillou, que, dans un accès de fièvre chaude, il tue son lapin en lui cognant la tête contre un mur. Voilà, si j’ai bonne mémoire, toute la nouvelle.

« Or, Chien-Caillou n’est qu’une copie dont Rodolphe Bresdin, le remarquable artiste que je veux vous présenter, serait l’original. Mais, à s’en rapporter à Bresdin, le romancier a mis beaucoup d’imagination dans ce récit qui joue à la biographie. L’artiste élève obstinément des lapins, quoiqu’il soit très loin de s’en faire trois mille livres de rente, — ceci est exact, — mais il n’assassine point ses pensionnaires. Cette accusation a beau être accolée à un nom de fantaisie (Chien-Caillou), elle met Rodolphe hors de lui chaque fois qu’il y songe. C’est la faute de son exquise sensibilité.

« Comprenez-vous, monsieur, me disait-il avec amertume, qu’on ait pu me charger d’une atrocité semblable ? Il faut être d’une nature bien perverse pour imaginer de pareilles choses ! »

« Et, ce disant, il frottait paternellement son vieux lapin blanc contre sa barbe rousse. Que M. Champfleury se cache : Rodolphe brûle de se retrouver en présence de son biographe (qu’il voyait beaucoup, autrefois) pour lui reprocher son dénouement calomnieux.

« Moi, qui n’ai pas un roman à faire, je vais vous narrer tout bonnement la vie vraie de Rodolphe Bresdin, avant de vous dire mon admiration pour ce grand talent ignoré. L’homme raconté, nous passerons à l’artiste.

« Un jour de 1849, Rodolphe Bresdin, qui avait alors vingt-trois ou vingt-quatre ans, sortait de Paris par la barrière Saint-Jacques, fuyant la bohème, dont il n’a gardé que de mauvais souvenirs — et pas un ami. Tout est cher à Paris, Bresdin avait été à même de constater cette terrible vérité. Certainement, il aurait pu, en aidant son talent d’un peu d’intrigue, à l’instar de ses camarades de la littérature et des arts, arriver lui aussi, c’est-à-dire vivre ; mais, d’une fierté, d’une honnêteté niaise et sublime, Rodolphe avait la bonhomie de penser qu’il est indigne d’un artiste d’assembler le public au bruit de la grosse caisse, et qu’il est bien de laisser cela aux marchands de crayons. Rien qu’une démarche, une simple démarche, prenait à ses yeux des proportions monstrueuses et déshonorantes.

« Dans ces idées, Paris était pour lui une ville impossible, où la misère avait trop beau jeu. Puis, il faut bien le dire, les peintres et les gens de lettres, au milieu desquels il vivait forcément, révoltaient avec leurs mœurs bohémiennes sa dignité si susceptible ; et leurs petites jalousies dégoûtaient sa fierté.

« Il partit donc sans regret, en toute liberté de cœur ; il partit sans rien dire à personne, se promettant bien de ne plus rentrer jamais dans cette pétaudière de la bohème parisienne. Où allait-il ? Il ne le savait ; il marcha longtemps, longtemps… Rodolphe et son lapin blanc, l’un portant l’autre, finirent par s’arrêter après deux cent cinquante lieues : ils étaient à Toulouse. Ce climat bienveillant invitait le pèlerin, cette splendide végétation méridionale le tentait. Et, comme il n’avait point lu Mme de Staël, il n’eut pas grand-peine à trouver la Garonne plus belle que le ruisseau de la rue Saint-Jacques.

« Lorsqu’il s’arrêta, Rodolphe possédait encore vingt francs. C’est vous dire qu’il ne pensa pas une seule minute à se mettre en quête des maisons à vendre ni même des maisons à louer. Où loger ? À un kilomètre environ de la ville s’élève (s’élève est une expression bien ambitieuse) une de ces cabanes moitié argile et moitié chaume, qui servent aux paysans de vestiaire pour les outils de labour. C’est à cet hôtel sans hôtelier que descendit notre voyageur. Comme pour entrer en possession, le lapin se mit immédiatement à dîner d’un chou colossal épanoui devant la cahute, pendant que Rodolphe mordait à même dans un magnifique bouquet de salade. Il avait déjà levé le loquet de la porte, il allait emménager, lorsque le propriétaire, qui bêchait non loin de là, accourut en sacrant. Le bonhomme était furieux et parla des gendarmes. Mais, quand il se fut suffisamment enroué à crier, l’honnête et douce figure de ce vagabond, évadé de quelque bagne, le rassura bientôt, et une causerie amicale s’établit entre l’artiste et le paysan. Un quart d’heure n’était pas écoulé que Rodolphe avait passé — pour la cahute — un bail de cinq ans, à raison de quatre francs par année. Il paya d’avance !

« Vous allez croire que j’invente, à mon tour, comme M. Champfleury : Rodolphe Bresdin a vécu là les cinq ans avec son inséparable lapin blanc, se nourrissant exclusivement tous les deux d’herbes et de légumes, de salade surtout. Quant au pain, il en mangeait comme les métayers mangent de la viande : une fois par semaine. Allant à la ville, tous les quinze jours, vendre pour huit ou dix francs à quelque brocanteur un de ses merveilleux dessins à la plume, l’artiste pouvait gagner en moyenne un napoléon par mois, la vie du lapin et la sienne. La somme suffisait grandement aux exigences du ménage, si bien qu’ils eussent été fort embarrassés, m’a dit Rodolphe depuis, de l’emploi du surplus, s’il y avait eu un surplus.

« Le lapin engraissa d’abord à vue d’œil. Pour Rodolphe, doué d’une santé vigoureuse, il résista.

« Mais la villa ne laissait pas que d’être humide, son parquet de glaise se détrempait horriblement pendant l’hiver. La dernière année, Bresdin était tout endolori de rhumatismes ; puis, le lapin se faisait vieux, et son camarade l’avait plus d’une fois surpris à grelotter dans sa fourrure, que le grand âge épilait.

« Alors Rodolphe se résolut à quitter la villa — pour la ville.

« Après deux jours de recherches, il découvrit, sur les derrières d’une grande maison mal bâtie, un petit rez-de-chaussée ouvrant sur un immense potager. Quel Éden ! Les choux et la salade tant aimés étalaient jusque sous la fenêtre leurs vives couleurs appétissantes, — et Rodolphe aurait la jouissance d’un carreau tout entier ! Ajoutez que le loyer de ce rez-de-chaussée, infiniment plus luxueux que la cabane, ne dépasse pas neuf à dix francs par mois : nous sommes à Toulouse, où il n’est pas encore question de percer des boulevards de Sébastopol, pour la plus grande joie des propriétaires !

« Pour la première fois depuis cinq ans, Rodolphe Bresdin coucha dans un lit, un vrai lit, débordant de paille, avec un vieux rideau pour couverture. Cette chambre, qu’il occupe encore aujourd’hui, est coupée en deux par une cloison : d’un côté s’étend la cuisine, de l’autre l’atelier. L’unique fenêtre, grâce à une vaste visière en carton adaptée par Rodolphe, éclaire d’un jour presque intelligent une table de bois blanc, légèrement inclinée à la façon des pupitres, et où rôdent quelques plumes autour d’un pot rempli d’encre de Chine. C’est là qu’il travaille, inconnu, admirable. Parfois, Rodolphe interrompt le dessin commencé pour se livrer aux joies de la famille en causant avec le vieux lapin, un miracle de longévité, le Mathusalem de l’espèce. Il l’appelle, et Petiot, qui trottinait par la chambre, s’arrête soudain sur le cul et se met à écouter le maître en se battant la barbe avec ses pattes. — Dans un coin, une rainette à robe verte grimpe après un arbuscule fiché entre deux carreaux ; tout auprès, une grenouille fait la planche dans une cuvette qui joue le rôle de bassin. Le lapin, cette rainette et cette grenouille, voilà toute la famille de Rodolphe. Ils sont, avec l’art, sa seule joie et sa seule inquiétude.

« Rodolphe est presque riche maintenant : avec un travail assidu, il ne gagne pas moins de trente-cinq à quarante francs par mois. Qui donc a prétendu que les artistes mouraient de faim ? Loué soit Dieu ! Le propriétaire a vu, par deux fois, Rodolphe Bresdin faire cuire un morceau de bœuf sur quelques brindilles sèches, ramassées dans le verger. — L’ordinaire de l’artiste est demeuré ce qu’il était lorsque Rodolphe habitait la campagne, à peu près exclusivement végétal. Ce régime lui va-t-il ? Bresdin a le teint blanc et rosé, il est grassouillet même, son extérieur annonce presque la santé. Extérieur menteur. De grandes faiblesses surprennent souvent le pauvre diable : une bouteille de vin et une livre de viande par semaine ne lui nuiraient peut-être pas !

« Mais comment se permettrait-il ces prodigalités luculléiennes ?

« Il est trop fier (j’ai déjà parlé de cette fierté, pure et solide comme le diamant), il est trop digne, — je ne sais comment dire, — trop lui enfin pour discuter un prix avec l’acheteur : on l’a déjà augmenté, du reste, d’une quarantaine de sous par chef-d’œuvre. Vainement, ses rares amis s’évertuent à lui répéter qu’il peut demander à vivre sans cesser d’être honorable, rien n’y fait. Vous vous irritez, vous vous emportez, vous tempêtez devant cette insouciance absurde et stoïque, Rodolphe vous sourit doucement pour toute réponse, et vous lui serrez la main, avec une larme dans les yeux.

« Ce n’est pas qu’il soit atteint d’une fausse modestie ; il a conscience de son prodigieux talent… C’est peut-être pour cela que les discussions d’argent font plus que lui répugner : il ne les comprend même pas.

« Encore un mot sur l’homme — et j’arrive à l’artiste.

« Doux et bienveillant, Rodolphe cause volontiers avec les quelques personnes qui le visitent, et vous offre, le plus cordialement du monde, la chaise sur laquelle il était assis, à votre entrée. Sa conversation, grâce à la vie intérieure qu’il mène, est fine et substantielle à la fois, et d’un grand pittoresque dans l’expression. Il a une probité de jugement, une franchise de sensation, inconnues à nous tous que la société a faussés en nous façonnant. Cette société, d’ailleurs, il ne s’en plaint pas, il ne parle point d’en extirper les abus, quoiqu’il ait vécu jadis avec des réformateurs et des messies de toute sorte. Elle ne lui a jamais rien refusé : il ne lui a jamais rien demandé. »

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(Suivait une description des eaux-fortes et des lithographies de Rodolphe Bresdin.)

Le panégyriste de la force
(Extrait de la Revue nouvelle du 15 mai 1864.)

Le Chevalier des Touches, par M. J. Barbey d’Aurevilly.

« Ce qui frappe tout d’abord dans les ouvrages de M. Barbey d’Aurevilly, c’est la sympathie violente de cet écrivain pour la force et l’autorité. Critique, il se bat avec fureur pour le principe autocratique ; romancier, il peint de préférence les individualités en qui s’incarne, à certains moments de l’histoire, cette autocratie vénérée. Ici, l’artiste est tout à fait conséquent avec le politique. Chez l’un comme chez l’autre éclate un ardent mépris des foules auxquelles, je le parierais, M. d’Aurevilly ne voit « une raison d’être » que parce qu’il faut bien, après tout, à l’autorité, un troupeau à pousser devant soi ; à la force, une tête de more où exercer son poing ! Et j’écris poing avec intention ; car ce n’est pas seulement la force, dans le sens de domination, qu’il aime et qu’il exalte, c’est aussi la force physique, ou, pour dire plus énergiquement, la force brutale.

« Rien qu’au style de M. d’Aurevilly, et abstraction faite des idées, rien qu’au tour de sa phrase, à son emploi du mot, on reconnaît tout de suite un tempérament autoritaire : il prodigue les expressions hautaines, les comparaisons impitoyables ; les substantifs, sous cette plume, prennent des airs souverains de commandement et, parfois, de bravade. Bien plus ! cette adoration de l’autorité et de la hiérarchie féodale s’affirme jusque dans le détail typographique. Qui n’a remarqué comme les majuscules abondent dans ses feuilletons du Pays : le Droit, le Pouvoir, la Critique, l’Inspiration, le Catholicisme, etc., etc. ? Pour rien au monde, il ne sacrifierait aucune de ces majuscules. Il semble qu’il y ait une étiquette typographique, que les substantifs mêmes doivent avoir leurs dictateurs, et qu’il existe des expressions nées pour dépasser de la tête la foule des autres mots !

« Qu’on ne traite pas de puérile cette observation : elle concourt à faire voir quel homme tout d’une pièce, logique jusqu’au raffinement, est M. Barbey d’Aurevilly.

« Ceci posé, il est bien évident que ce n’est point à nos mœurs démocratiques, à notre siècle d’égalité, que M. d’Aurevilly demandera les sujets de ses romans ; nul temps ne fut plus hostile à l’éclosion, ou plutôt à l’éruption des personnalités héroïques (j’entends « héroïques » au sens purement littéraire) qui sollicitent cette imagination. M. d’Aurevilly se retournera donc vers les époques guerrières, très favorables aux « héros » ; et, entre toutes, il s’adressera d’instinct, en sa qualité de catholique et de Normand du Cotentin, aux années cruelles où sévissait la chouannerie.

« Dans l’Ensorcelée, admirable récit qui, parfois, atteint à la grandeur épique, nous avons eu la glorification de l’autorité dans la personne de cet inflexible et hautain abbé de La Croix-Jugan qui, prêtre et soldat à la fois, devait séduire doublement M. B. d’Aurevilly. Aujourd’hui, dans le Chevalier des Touches, nous avons l’exaltation de la force et, comme je le disais tout à l’heure, de la force physique.

« Le chevalier des Touches, gentilhomme d’une hardiesse, d’un sang-froid et d’un poignet incroyables, une des têtes, un des bras de la chouannerie, est tombé par trahison aux mains des républicains. Enfoui au plus profond de la prison d’Avranches, il n’en sortira que pour monter sur l’échafaud. Or, la chouannerie tient au chevalier comme à sa tête ; elle sent bien qu’elle serait guillotinée avec lui ! Donc, il faut sauver des Touches, l’enlever, l’escamoter au nez des Bleus.

« Douze héros du parti se dévouent à cette besogne impossible. Une première tentative sur la prison d’Avranches échoue ; mais un second coup de main sur la prison de Coutances, où le chevalier vient d’être transféré, réussit… Comment ? Comme réussissent les coups de folie !

« Ces deux expéditions : voilà tout le roman ou, plutôt, le poème de M. Barbey d’Aurevilly. De quelle plume emportée il a tracé cette petite épopée, avec quelle rapidité vertigineuse il a fait défiler devant nous les épisodes où les Hercules royalistes accomplissent ces tours de force, cela ne se peut dire. Il est réellement grisé par son sujet ; son style participe du tourbillonnement enragé que font les pieds de frêne aux poings des faux blatiers, sur le champ de foire d’Avranches. C’est inouï de mouvement et de couleur.

« — C’est à nous de commencer la danse ! — dit gaiement Juste Le Breton à La Varesnerie.

« Et ils entrèrent tous deux sous une des tentes de la foire où il y avait le plus de monde et où l’on buvait. Ils y entrèrent nonchalamment, mais ils avaient leurs bâtons gaufrés à la main. Autour d’eux, on n’avait nulle défiance. Le monde qui était là resta, les uns assis, les autres debout, quand Juste Le Breton, s’approchant de la grande table de ceux qui buvaient, coucha délicatement son bâton sur une rangée de verres pleins jusqu’aux bords, et dit de sa voix, qu’il avait très claire :

« — Personne ne boira ici que nous n’ayons bu.

« Tout le monde se retourna à cette voix mordante, et les deux blatiers devinrent le point de mire de mille regards, où l’étonnement annonçait une colère qui n’était pas loin.

« — Es-tu fou, blatier ? dit un paysan. Ôte-moi ton bâton de delà ! et garde-le pour défendre tes oreilles. Et, prenant par le bout le bâton que Juste avait couché sur la rangée de verres, mais qu’il tenait toujours par la poignée, il l’écarta.

« C’était là l’insulte que Juste cherchait. Il ne dit mot, il resta tranquille comme Baptiste ; mais il releva subitement son bâton à bras tendu par-dessus sa tête, et de cette main, qu’il avait aussi adroite que vigoureuse, il l’abattit sur toute cette ligne de verres pleins, en file, qu’il cassa d’un seul coup, et dont les morceaux volèrent de tous les côtés dans la tente. Ce fut le signal du branle-bas. Tout le monde fut debout, criant, menaçant, mêlé déjà, les pieds dans le cidre qui coulait en attendant le sang. Les femmes poussèrent ces cris aigus qui enivrent de colère les hommes et leur prennent sur les nerfs comme des fifres… Elles voulaient fuir et ne pouvaient, dans cette masse impossible à percer, et qui se ruait sur les deux blatiers pour les étouffer.

« — Vous avez eu l’honneur du premier coup d’archet, monsieur ! dit à Juste Le Breton M. de la Varesnerie, avec cette élégante politesse qui ne le quitta jamais, — mais, si nous voulons exécuter tout le morceau, il faut que nous tâchions de sortir de cette tente, où nous n’avons pas assez d’espace pour faire seulement avec nos bâtons un moulinet.

« Et de leurs épaules, de leurs têtes et de leurs poitrines, ils essayèrent de trouer cette foule, compacte à crever les toiles de la tente, où ce qui venait de se passer faisait accourir du monde encore. Mais cette marée d’hommes montant toujours, ils poussèrent alors, pour qu’on vînt les dégager du dehors, le cri que leurs amis, autour de la tente, attendaient comme un commandement :

« — À nous les blatiers !

« Ce dut être un curieux spectacle ! Les blatiers répondirent à ce cri par le claquement de leurs fouets terribles, et ils se mirent à sabrer cette foule avec ces fouets qui coupaient les figures tout aussi bien que des damas ! Ce fut une vraie charge, et ce fut aussi une bataille. Tous les pieds de frêne furent en l’air sur une surface immense. La foire s’interrompit, et jamais, dans nulle batterie de sarrasin, les fléaux ne tombèrent sur le grain comme, ce jour-là, les bâtons sur les têtes. Dans ce temps-là, la politique était à fleur de peau de tout. Le moindre coup faisait jaillir du sang dont on reconnaissait la couleur à la première goutte. Le cri “Ce sont les chouans !” partit de vingt côtés à la fois. À ce cri, la générale battit. Cette générale, que nous n’avions pas entendue du haut de la tourelle de Touffedelys, couvrit Avranches et le souleva. Le bataillon des Bleus voulut passer à la baïonnette à travers cette masse qui roulait dans le champ de foire, comme une mer, mais impossible ! Il aurait fallu percer un passage dans cette foule d’hommes, d’enfants et de femmes qui s’agitaient là, et qui, à eux seuls, de leur pression et de leur poids, pouvaient écraser cette poignée de chouans. Les Douze, ou plutôt les Onze, car Vinel-Royal-Aunis était à la prison, les Onze, qui semblaient un tourbillon qui tourne au centre de cette mer humaine dont ils recevaient la houle au visage, les Onze, ramassés sous leurs fouets et sous le moulinet de leurs bâtons, avaient bien calculé. Ils abattaient autour d’eux ceux qui les poussaient et qui leur rendaient coup pour coup…

« Partout ailleurs, ce n’était dans ce champ de foire qu’un désordre sans nom, un étouffement, l’ondulation immense d’une foule au sein de laquelle, affolé par les cris, par le son du tambour, par l’odeur du combat qui commençait à s’élever de cette plaine de colère, quelque cheval cabré montrait les fers de ses pieds par-dessus les têtes ; et où çà et là des troupes de bœufs épeurés se tassaient, en beuglant, jusqu’à monter les uns sur les autres, l’échiné vibrante, la croupe levée ; la queue roide, comme si la mouche piquait. Mais à l’endroit où les Onze tapaient, cela n’ondulait plus. Cela se creusait. Le sang jaillissait et faisait fumée comme l’eau sous la roue du moulin ! Là, on ne marchait plus que sur des corps tombés, comme sur de l’herbe, et la sensation de piler ces corps sous leurs pieds leur donna, à tous les Onze, la même pensée, car, tout en tapant, ils se mirent, tous les Onze, à chanter gaiement la vieille ronde normande :

Pilons, pilons, pilons l’herbe ;
L’herbe pilée reviendra !

« Mais elle n’est pas revenue ! À Avranches, on vous montrera, si vous voulez, à cette heure encore, la place où ces rudes chanteurs combattirent.

« L’herbe n’a jamais repoussé à cette place. Le sang qui, là, trempa la terre était sans doute assez brûlant pour la dessécher. »

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« Que pensez-vous de ce petit morceau ?

« Je voudrais transcrire encore le supplice infligé par le chevalier des Touches au meunier du Moulin bleu ; mais l’espace étroit qui m’est réservé me l’interdit. Vous y verriez si des Touches le cède en rien, pour la souplesse et la vigueur du poignet, aux terribles blatiers d’Avranches… et si M. Barbey d’Aurevilly n’est pas, décidément, le poète de la force. — Il est aussi, quand il le veut, le poète de la grâce féminine : Aimée de Spens, cette héroïne de l’amour sans espérance, cette création d’une pureté si fière, qui plane, avec la légèreté d’une vision, sur toutes ces choses et tous ces hommes sanglants, en est la preuve adorable. Mais le sens de « l’héroïque » n’abandonne jamais M. d’Aurevilly : il y a de l’épique dans cette grâce virginale ; et, si Aimée est un ange, elle l’est un peu à la façon de saint Michel. Reportez-vous à ses fiançailles (chapitre vi) avec Monsieur Jacques.

« On peut se figurer, par la citation faite plus haut, la vie intense qui circule à travers ce roman. Je l’ai dit ailleurs, le style de M. d’Aurevilly a des gestes ! Quoique littéraire jusqu’au raffinement et ne versant jamais dans la banalité (chute fréquente chez les écrivains de mouvement), il a l’emportement, le torrentiel de la parole oratoire. Il est vrai que le torrent, — car il faut noter aussi les défauts, — se brise parfois contre des incidentes et des parenthèses, qui le ralentissent mal à propos : cela vient de ce que l’auteur veut tout dire, fixer toutes les nuances. Et à cela il est encouragé par la richesse d’analogies et de métaphores que lui fournit son imagination abondante. Mais M. Barbey d’Aurevilly reste quand même un écrivain hors de pair pour ceux qui préfèrent le fier style de Saint-Simon, malgré ses rugosités, ses heurts et ses soubresauts, à la correction élégante et toujours égale de Buffon. — Alcide Dusolier. »