Chapitre XXIV.
Siècles de barbarie. Renaissance des lettres. Éloges composés en latin moderne, dans le seizième et le dix-septième siècles.
On sait que l’invasion des Barbares en Occident fut, dans cette partie de l’univers, l’époque d’une destruction presque générale ; on sait que l’Europe et l’Afrique furent ravagées. Des villes entières furent consumées, sans qu’il en restât de trace ; d’autres ne conservèrent pas un seul habitant. Ailleurs, quelques hommes épars se cachaient parmi des ruines. Les campagnes couvertes d’ossements étaient abandonnées et désertes. Au sein de l’Italie même, et dans les climats les plus riants, la terre devint stérile et sauvage. Des forêts incultes s’élevèrent où l’industrie et la paix avaient fait croître des moissons. Dans plus d’une province, les bêtes féroces prirent la place de l’homme, et vinrent s’emparer des pays qu’il laissait déserts. Les monuments des arts étaient détruits. Ces édifices qu’avait élevés l’architecture grecque et romaine, les statues, les tableaux, les chefs-d’œuvre du génie déposés dans les bibliothèques ; tout avait disparu. Le sol de l’ancienne Rome avait été caché deux ou trois fois ; des restes de palais ou de temples noircis par les feux, et un terrain immense couvert de décombres, attestaient seuls son ancienne grandeur. Sur une partie de la terre régnaient la dévastation, le silence, et cet étonnement stupide qui suit les grands malheurs. L’homme, dans cet état, fut condamné à l’ignorance et à la barbarie ; il devint sauvage comme le globe qu’il habitait. Le Barbare qui avait vaincu, c’est-à-dire, qui avait égorgé et brûlé, dédaignait des arts inutiles pour les combats ; il les regardait comme un instrument de servitude, et la vaine occupation de la mollesse ; le vaincu, esclave et avili par ses malheurs, avait perdu tout ce qui élève l’âme ; ainsi, l’éloquence et les lettres furent éclipsées.
Le sixième siècle n’offre que la lutte des nations qui se disputent l’univers. Les Lombards et les Grecs en Italie, les Francs dans les Gaules, les Vandales en Espagne, les Saxons en Angleterre, chacun démolit l’empire, et tous s’égorgent pour s’en arracher les débris. Au septième, Mahomet s’élève, et répand un fanatisme tout à la fois religieux et guerrier. Pendant huit cents ans, les hommes ne furent occupés qu’à se déchirer et à combattre. Nulle politique ne présidait au carnage. Une sorte de superstition, tantôt faible et tantôt féroce, quelquefois esclave et quelquefois conquérante, régna presque d’un bout du monde à l’autre.
L’univers connu était alors partagé en trois grandes masses ; l’empire des Califes ou des Arabes, l’empire Grec et l’Europe occidentale échappée aux fers des Romains. Chez les Arabes on fut fanatique et conquérant pendant trois siècles ; pendant les autres, on cultiva les arts, mais ce peuple ingénieux et brave eut des médecins, des astronomes, des géomètres, des chimistes, des poètes même ; tout, excepté des orateurs. Sous un despotisme religieux et militaire, on croit, on agit, on commande, on ne persuade pas.
Chez les Grecs, le temps de Photius et de Léon le philosophe, ou le neuvième siècle, fut le temps le plus célèbre pour les connaissances ; mais les crimes du palais, la superstition du schisme, la petitesse du gouvernement et les fureurs scolastiques étouffèrent tout.
L’Europe chrétienne fut occupée et divisée tour à tour par les établissements des Barbares, par les incursions des Normands, par l’anarchie des fiefs, par les guerres sacrées des croisades, et par les combats éternels du sacerdoce et de l’empire. Il y eut pourtant, à travers ces ravages, quelques éclairs de connaissances. On enseigna sous Charlemagne un peu d’arithmétique et de grammaire, et quelques formes de raisonnements qu’on prenait pour de la logique. Alfred, en Angleterre, vers la fin du neuvième siècle, fut lui-même grammairien, un peu philosophe, dit-on, historien et géomètre ; c’était beaucoup pour un roi, et surtout dans ce temps ; mais il étonna son pays, et ne le changea pas.
Au onzième, l’exemple et la rivalité des Arabes, et quelques voyages en Orient, firent naître en Europe l’idée de s’instruire ; ce fut l’époque de cette science barbare, nommée scolastique ; l’esprit s’exerça et ne s’éclaira point.
Dans le suivant, on commença à mieux écrire ; on vit en France saint Bernard, qui par ses talents s’éleva au-dessus de son siècle, et par sa considération fut presque au-dessus des papes et des rois ; et l’amant d’Héloïse, bien plus célèbre aujourd’hui par ses amours et ses malheurs, que par ses ouvrages.
Au treizième, parurent tous ces docteurs qui jouèrent un si grand rôle dans leur temps, et qui sont si peu lus dans le nôtre, dont quelques-uns sont au nombre des saints, mais qui ne sont plus au nombre des écrivains célèbres. Frédéric second, si fameux par ses démêlés avec les papes, fonda dans le même siècle plusieurs écoles en Italie et en Allemagne ; mais ces écoles étaient bien loin d’être des écoles de goût. Alphonse, en Espagne, fut astronome, et réforma les cartes des cieux ; mais on n’en ignora pas moins l’art de parler et d’écrire avec éloquence sur la terre. Les sciences exactes accompagnent quelquefois, mais ne supposent pas toujours ces arts brillants qui tiennent à l’imagination et au génie.
Enfin, les langues même dans presque toute l’Europe étaient barbares. C’était un mélange de plusieurs idiomes corrompus, sans harmonie, sans goût, et qui n’avaient encore été façonnés par aucun de ces hommes de génie qui dominent sur les langues comme sur la pensée. L’italien ne fut formé que dans le treizième et le quatorzième siècles, par le Dante et Pétrarque ; l’anglais, du temps d’Elisabeth, par Spenser et Shakespeare ; l’allemand demeura longtemps une espèce de jargon tudesque, dont les nationaux mêmes, en écrivant, dédaignaient de se servir. Le français, mélange informe, fut sauvage et dur jusqu’à François Ier. Peu à peu ses sons se polirent, mais il ne devint une langue harmonieuse, précise et forte, que sur la fin du règne de Louis XIII.
Un latin plus que barbare était chez tous les peuples la langue générale des lois, de la religion, des sciences et des arts. C’était un reste d’hommage que l’Europe, au bout de dix siècles, rendait encore à ses anciens tyrans. Enfin, le temps arriva, et la lumière partit du fond de l’Italie ; mais elle ne se répandit que peu à peu sur le reste de l’Europe.
On remarque une conformité singulière entre toutes les époques où les arts ont fleuri. À Athènes et dans l’ancienne Rome, l’éloquence et les lettres eurent un grand éclat dans des temps orageux, quand la liberté disputait ses droits contre la tyrannie qui s’avançait. Ainsi, la grande époque des Grecs fut de Pisistrate à Alexandre ; et celle des Romains, de Marius à Auguste. En Italie, la renaissance des arts fut précédée par les factions des Guelfes et des Gibelins, et par tous les orages qu’excita dans la plupart des villes le choc du sacerdoce et de l’empire, de la tyrannie et de la liberté. En Allemagne, les lettres ne commencèrent à être florissantes qu’après la guerre de trente ans ; en Angleterre, sous Charles II, après Cromwell ; en France, après les troubles de la ligue et les agitations des guerres civiles. Mais par la combinaison des gouvernements et de la constitution singulière des États, il avait, fallu d’abord dans la plus grande partie de l’Europe que le pouvoir monarchique s’affermît, pour que les lettres et les arts pussent renaître. Le pouvoir des nobles, qui pendant plusieurs siècles combattit le pouvoir des rois, ne donnait point aux âmes l’élévation et le genre d’activité dont elles ont besoin pour les lettres. Ce gouvernement n’était que l’indépendance de cinq cents tyrans, et l’esclavage d’un peuple. Jamais la grande partie du genre humain ne fut plus avilie. D’ailleurs, l’oppression, le malheur, les guerres renaissantes, les haines si actives entre des voisins jaloux, haines d’autant plus vives, qu’ils avaient moins de forces pour se nuire, mettaient partout des barrières, et empêchaient la communication. Chaque ville, chaque bourgade était séparée. La petitesse même des intérêts devait rétrécir tous les esprits, et empêcher les idées de s’étendre. Il fallait donc que les grands souverains et les rois commençassent par former des corps de toutes ces masses dispersées ; il fallait rétablir des liens entre les hommes. Il fallait surtout que les hommes cessassent d’être esclaves ; car la nature a défendu aux esclaves de penser.
Plus l’autorité monarchique gagna sur l’autorité féodale, plus les hommes et les peuples se communiquèrent, plus les idées s’étendirent, plus les nations et les rois conçurent et exécutèrent de grands desseins, et plus les esprits purent s’élever. Enfin, dans le seizième siècle, les querelles de religion vinrent agiter les esprits. Alors il fallut s’instruire pour combattre. On remua, on consulta les anciens dépôts. De grandes passions se mêlèrent à un zèle sacré.
Qu’on imagine un pays couvert autrefois de villes florissantes, mais renversées par des secousses et des tremblements de terre, et un peuple entier assoupi sur ces ruines, au bout de mille ans s’éveillant tout à coup comme par enchantement, ouvrant les yeux, parcourant les ruines d’un pas incertain, et fouillant à l’envi dans les décombres, pour en arracher ou imiter tout ce qui a pu échapper au temps : tels parurent les Européens dans cette époque. Rome, l’empire, tout avait été bouleversé ; tout avait changé ou péri : mais il restait encore une telle idée de la grandeur romaine, qu’on ne s’occupa, chez tous les peuples, qu’à faire revivre les lois, les arts, les monuments et la langue du peuple-roi qui n’était plus. Ainsi, tandis qu’on déterrait les statues et les débris d’architecture échappés aux barbares, pour tâcher de les copier, on s’efforçait, en écrivant, de copier l’harmonie et les sons des orateurs de Rome. Les descendants des Bructères et des Sicambres, et des Celtes et des Bataves, eurent l’ambition de parler, sur les bords du Danube et dans les marais de la Hollande, comme Caton et Pompée avaient parlé dans le sénat, ou Cicéron sur la tribune. Ce fut, pendant deux siècles, la seule éloquence qui régna d’un bout de l’Europe à l’autre.
Le besoin éternel que l’on a de flatter et d’être flatté, fit bientôt renaître les panégyriques. Des orateurs, aujourd’hui très inconnus, firent les éloges de princes plus inconnus encore. Papes, évêques, cardinaux, princes d’Italie, princes d’Allemagne, ducs, margraves, électeurs, abbés même, pour peu qu’ils eussent l’honneur d’être souverains dans leur couvent, ne manquaient point d’avoir un orateur, qui, en phrases de Cicéron ou de Pline, les comparaît ou à César ou à Trajan. On sent bien qu’en leur parlant à eux-mêmes, il n’était guère possible de les mettre moins haut. L’orateur et le panégyrique, comme cela devait être, avaient beaucoup de célébrité un jour ou deux ; et le lendemain, comme cela devait être encore, personne n’y pensait.
Il ne faut pas confondre, avec tous ces misérables panégyriques, prononcés dans de petites cours, pour de très petits princes, les éloges consacrés à quelques grands hommes de ce temps-là. Tels sont, par exemple, ceux que l’on prononça à Rome, et dans plusieurs villes d’Italie, en l’honneur de Léon X. On peut lui reprocher, sans doute, de n’avoir pas en assez d’austérité dans ses mœurs, et sa cour était plus celle d’un prince que d’un pontife ; mais le protecteur de Raphaël, de Michel-Ange et du Bramante, l’ami du Trissino et du Bembo, celui qui cultiva les lettres en homme de goût, et sut les protéger en souverain, mérita l’honneur des éloges publics.
J’ajouterai encore à ce nom celui de ce célèbre Gustave-Adolphe, qui, au commencement du dix-septième siècle, fit trembler le Danemark, la Pologne et la Russie, parcourut ensuite l’Allemagne en conquérant, ébranla le trône de Ferdinand second, vengea la liberté germanique écrasée, donna à la Suède l’ascendant sur l’empire, créa plusieurs grands hommes, fit tous ces prodiges en deux ans, et mourut dans une victoire. Le génie des conquêtes a presque toujours réveillé le génie des arts. Gustave-Adolphe fut célébré par un grand nombre d’orateurs. Les panégyriques parurent en foule, et de son vivant et après sa mort.
Sa fille Christine eut le même honneur, et à plusieurs égards s’en montra digne. Elle passa longtemps pour avoir su régner, comme son père avait su combattre. Personne n’ignore que son ministère influa beaucoup sur ce fameux traité de Westphalie, qui soumit à des lois une anarchie de sept cents ans, et fixa en Allemagne l’équilibre des pouvoirs. Christine fut louée en Suède comme la législatrice de l’empire : on lui adressa plusieurs panégyriques sur cet objet. Les arts, d’ailleurs, qui jamais n’ont oublié ni leurs bienfaiteurs ni leurs tyrans, les arts lui devaient de la reconnaissance. Elle les préférait à tout, puisqu’elle les préféra au trône même. Amie et disciple de Descartes, liée avec tous les savants de l’Europe, mécontente des intrigues et des petites passions qui trop souvent entourent les princes, on sait combien elle mettait l’art de s’éclairer, au-dessus des étiquettes et des cérémonies des cours. Cependant, on peut dire qu’elle eut moins de grandes vertus, que le goût des grandes choses, et qu’elle inspira plutôt l’étonnement que l’admiration. Son principal mérite fut de n’avoir presque aucun des préjugés qu’on a sur le trône : c’est par là surtout qu’elle parut supérieure à son rang. En général, elle méprisa presque toutes les conventions, celles de la beauté, comme de la grandeur. Mais, en dédaignant les bienséances, elle parut ne pas assez connaître les hommes, qui entre eux ont institué des signes pour reconnaître tout, et même la vertu. Comme elle était dominée par son imagination, sa conduite fut inégale et souvent peu mesurée. Elle agissait plus par des mouvements que par des principes. Elle eut la fermeté d’un moment, qui conçoit et fait de grands sacrifices, et n’eut pas cette fermeté plus rare qui soutient l’âme par sa propre force, quand elle n’est plus animée par les regards et par l’effort même que demande tout ce qui est difficile. Son amour pour la gloire était plutôt une coquetterie inquiète, qui tenait à l’esprit, qu’un de ces sentiments profonds qui subjuguent l’âme et la remplissent : aussi obtint-elle plus de célébrité que de gloire. Elisabeth, en Angleterre, avait fondé sa renommée sur celle de sa nation ; la célébrité de Christine ne fut que pour elle. Étrangère au milieu du peuple qu’elle gouvernait, elle se passionnait pour les grands hommes de tous les pays, et était assez indifférente sur le sien. Elle sépara trop ses goûts de ses devoirs ; et, destinée à régner, elle eut le malheur de n’estimer assez ni la souveraineté, ni les hommes.
On sait que de son vivant même elle trouva des censeurs ; les femmes, en France, lui reprochèrent de n’avoir point les manières et les agréments de son sexe ; les protestants, d’avoir changé de religion ; les politiques, d’avoir quitté un trône ; tous ceux qui avaient quelque humanité, d’avoir pu croire que sa qualité de reine pût autoriser un assassinat : mais elle fut l’objet éternel des hommages des savants et des gens de lettres. Dès qu’elle sortit de l’enfance, chaque année de son règne fut marquée par un éloge ; et, après son abdication même60, elle conserva des panégyristes quand elle n’eut plus de courtisans. Cette femme célèbre fut louée en France, en Allemagne, en Hollande, en Italie, en Suède. Il serait seulement à souhaiter que tous les panégyriques eussent cessé au moment du meurtre de Monaldeschi : ce serait en même temps et l’honneur des lettres et l’instruction des princes.
Outre les éloges et les panégyriques que je viens de citer, il y en eut des milliers d’autres, écrits en latin moderne, dans le cours du seizième et dix-septième siècles. Mais il s’offre naturellement ici un problème à résoudre. Parmi tant d’orateurs allemands, italiens, français, hollandais, suédois, comment n’y en eut-il pas un seul qu’on puisse lire aujourd’hui avec intérêt, et qui ait conservé du moins quelque célébrité ?
On peut dire d’abord que l’érudition étouffa le génie ; et l’on en conçoit les raisons. Leur caractère et leur marche sont trop opposés : l’une est scrupuleuse et lente ; l’autre, hardi et rapide : l’une pèse sur les détails, l’autre saisit les résultats ; l’une amasse des faits, l’autre combine des idées : l’une, enfin, se défie de la pensée et craint l’imagination ; l’autre a le besoin de créer, et n’est riche que de ce qu’il invente. On connaît d’ailleurs la malédiction éternelle dont est frappé l’esprit d’imitation ; et cet esprit, comme nous l’avons vu, était la maladie dominante du siècle. L’éloquence et les discours de ces temps-là étaient donc bien loin d’avoir cette rudesse originale et forte, qu’il semblerait qu’on dut attendre au sortir des siècles de barbarie. Chez un peuple barbare ou qui cesse de l’être, et où l’on commence à écrire, les orateurs et les poètes sont avertis de leurs talents par leurs passions, et par les secousses que des objets extraordinaires donnent à leur âme. De là vient leur caractère inégal et sauvage, mais jamais froid, et surtout jamais servile. Ce n’est que par degrés que le goût vient les polir ; et quand ce goût est arrivé, ils ont déjà assez de connaissances et assez d’art pour substituer des beautés grandes et correctes, à ces premières beautés inexactes, mais fières. Il n’en est pas de même, quand, chez un peuple, l’esprit d’imitation et un goût puisé chez les modèles, succèdent tout à coup et presque sans degrés à la barbarie : alors les écrivains n’ont ni la vigueur originale et brute dont ce goût d’imitation les éloigne, ni les beautés solides et vraies auxquelles ils n’ont pas eu le temps d’atteindre, et qui sont presque toujours le résultat de la philosophie et des passions mêlées ensemble. Par la même raison, ils doivent encore être plus loin de la finesse de l’esprit et des idées, qui ne peut être que le partage d’un siècle exercé et très poli, et qui peut-être suppose déjà un peu le dégoût des grandes choses et le désir de s’ouvrir de nouvelles routes. Ajoutez que, dans les temps dont nous parlons, la plupart des écrivains étaient étrangers à leur pays et à leur siècle. C’était Rome, c’était Athènes qui étaient leur patrie. Ils se passionnaient pour Mantinée ou pour Pharsale, bien plus que pour Pavie ou Marignan. Ils vivaient, ils sentaient, ils respiraient à quinze siècles d’eux. Veut-on que des hommes, ensevelis dans les mines, parlent avec éloquence de ce qui se passe sur la terre ?
Mais leur plus grand obstacle, c’était la prétention d’être éloquents dans une langue morte. Ce sont les mœurs d’un peuple qui donnent la vie à son langage. Que ces mœurs s’anéantissent, la plus grande partie du langage périt ; les mots ne sont plus que des simulacres froids, qu’il est impossible de ranimer. L’orateur qui, au bout de quinze cents ans, veut ou croit employer cette langue, a donc deux torts ; il ne peut bien apprécier la valeur des signes, et les signes ne peuvent recevoir l’empreinte de son esprit et de son âme, qu’il voudrait leur donner. Son style ne sera donc qu’une traduction affaiblie de sa pensée. Il aura aisément des passions et des idées dans sa langue naturelle, qui, faite pour lui, correspond avec souplesse à tous ses mouvements : mais la langue étrangère résistera à tout, et dénaturera tout ce qu’il voudra lui confier. Il y aura, pour ainsi dire, un frottement et un choc continuel entre le sentiment et le signe, entre l’expression et l’idée. Pour affaiblir cette résistance, l’orateur ou l’écrivain tâchera d’emprunter avec le langage, et d’adopter, autant qu’il est possible, les passions, les goûts, et pour ainsi dire les idées religieuses, politiques et civiles du peuple dont il veut imiter la langue. Mais cette adoption factice, et qui ne sera jamais entière, ne peut avoir l’effet de la réalité. Ainsi, ces sortes d’écrivains n’auront ni la physionomie de leur nation, ni celle de leur siècle, ni celle de la nation et du siècle qu’ils prétendent imiter, ni la leur même. Leurs ouvrages seront une espèce de production équivoque, qui ne tiendra à rien, ne peindra rien, et restera à jamais sans caractère et sans couleur. Telle est l’histoire des orateurs du seizième siècle. En voilà assez, je crois, pour nous dispenser d’en rien citer. Il est triste, pour tant d’écrivains, qu’en les oubliant on ne leur ait rendu que justice.