(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Auguste Barbier »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Auguste Barbier »

Auguste Barbier

Silves.

I

Il est des noms qui obligent la Critique. Alors même qu’elle ne penserait pas que la poésie est la plus belle et la plus difficile des choses littéraires, alors qu’elle partagerait pour ce langage des dieux, méprisé des goujats, l’indifférence dédaigneuse des fortes têtes de son siècle, la Critique ne peut pas plus laisser inaperçu un livre de vers signé Auguste Barbier, qu’un poème de Lamartine et des recueils de poésies de Victor Hugo et d’Alfred de Musset. Forcément, il faut qu’elle en parle, sinon par respect de leur génie, à ces quatre grands poètes acclamés autrefois, au moins par respect pour l’opinion qui les a acceptés et dont elle est, comme l’on sait, la très humble et très obéissante servante. Alfred de Musset3, Victor Hugo, Lamartine et Auguste Barbier, sont, de fait, en possession, tous les quatre encore, de cette gloire acquise qu’on ne perd pas en France une fois qu’on l’a et quand même on ferait tout ce qu’il faut pour la perdre, les moutons de Panurge ne revenant jamais de la route qu’ils ont une fois enfilée !

Il est vrai que cette gloire, qui, vu l’esprit de l’époque, tendrait un peu à devenir momie, Hugo et Lamartine, pour la raviver et pour la rajeunir, l’ont plongée, comme le vieil Éson, dans la cuve bouillante de la politique, tandis qu’Auguste Barbier, qui est sorti de cette cuve-là comme le bronze de la fournaise, n’y est pas rentré, et s’est — comme les morts — froidi à l’écart.

II

C’est par la politique, en effet, qu’Auguste Barbier a donné sur le tympan du siècle ce coup, inouï d’éclatante sonorité, qui, après plus de cinquante ans, vibre encore… Avec autant de génie qu’il en montra alors, — car, je ne ménage pas les termes, l’auteur des Iambes, dès son début, apparut complet comme un homme de génie, — Auguste Barbier n’aurait, certes ! pas, sans la politique, conquis la moitié de la renommée qu’il eut immédiatement. Comme tant d’autres, il aurait été obligé d’attendre. Il aurait fait l’horrible pied de grue du talent devant l’opinion.

Mais quand le génie, cette intensité immortelle, se joint à la passion du moment, cette chose périssable mais qui est aussi une intensité, de cette rencontre, comme de deux nuages électriques, il jaillit tout à coup des tonnerres, et on sait si l’auteur des Iambes fit le sien ! Publiée en 1830, sa première pièce fut cette fameuse Curée, qui, sans préparation, sans grondement antérieur, tomba, comme la foudre, dans la publicité, et y embrasa tous les esprits, y alluma toutes les curiosités… Depuis, je crois, le grand Corneille, personne n’avait donné un pareil tressaillement d’admiration aux entrailles de tout un pays. Il y avait bien eu Rouget de Lisle et La Marseillaise, ce canon de quatorze armées, mais La Marseillaise n’avait été que la voix de fer et de feu du patriotisme retentissant dans des vers mal faits, dont la musique était la seule poésie. Ici, au contraire, c’était aussi du patriotisme, mais d’une inspiration plus haute, parce qu’elle était moins collective, exprimé dans des vers qui n’avaient pas besoin de musique pour paraître beaux, et comme, avant eux, la langue française n’en connaissait pas.

Après ce seul morceau de La Curée, qui fit au poète complet une gloire complète, Auguste Barbier aurait pu mourir, il n’était pas moins immortel qu’après toute une vie de chefs-d’œuvre… Il ne mourut pas, et nous y gagnâmes. S’il ne grandit point dans l’Art, puisque j’ai dit que dès le premier coup il y fut complet, comme dans la gloire, il s’y féconda et il publia successivement ces merveilles : Le Lion, L’Émeute, La Popularité, Melpomène, Le Rire, Desperatio, Les Victimes, Terpsychore, L’Amour de la mort, La Reine du monde, La Machine, Le Progrès et L’Idole, L’Idole, qui, dans la préférence que l’on donne à des beautés égales, me semble ce qu’il y a de plus beau. Ce fut éblouissant et prodigieux. Parmi les grands succès contemporains, — (et dans ce temps-là on aimait la poésie pour elle-même, on n’avait pas les ineptes dégoûts d’à présent,) — rien de plus prompt ne s’était produit. Les Méditations de Lamartine avaient mis leurs mains chastes et mélancoliques autour de tous les cœurs, mais, malgré un accent adorable, Les Méditations, même dans leurs parties les plus fières : l’Épître à Byron, L’Enthousiasme, Le Désespoir, n’avaient point eu ce ravissement sur l’imagination qu’eurent les premiers vers d’Auguste Barbier.

Beaucoup, d’ailleurs, de ces Méditations, sentaient la jeunesse, l’indécision, la balbutie. De son côté, Victor Hugo, qui avait été appelé l’Enfant du génie, on sait par quel parrain et par quelle marraine, avait donc été un enfant… Mais Auguste Barbier n’avait, lui, de perceptible en ses vers, ni balbutie, ni enfance.

Il sortait… D’où sortait-il ainsi en pleine maturité ?… C’était un Homère jeune comme Achille. André Chénier semblait avoir balbutié pour lui… André Chénier s’était le premier servi de l’iambe, mais l’iambe de Chénier était dépassé de la longueur de dix javelots. André n’était que l’éphèbe de cette poésie ; Auguste Barbier devait en être l’homme, dans sa toute-puissante virilité… Quand il lança, de ce bras musclé qui rappelle les bras de Michel-Ange, ces premiers vers-flèches à la tête de la Révolution de 1830, ce que l’imagination avait rêvé sur ces grands noms : Archiloque et Tyrtée, dont on n’avait point les vers, fut réalisé pour elle !

Comme après La Curée, après ces douze chefs-d’œuvre que nous venons d’énumérer si le poète des Iambes était mort, il aurait laissé une immortalité d’autant plus belle que le regret, le regret de l’avoir perdu dans la plénitude de sa force, aurait ajouté à ses œuvres finies la poésie d’œuvres qu’il n’aurait pas faites. Mais il continua de vivre, et il eut raison de cette fois encore ; car s’il resta le même par le génie, il se diversifia par les œuvres, et il écrivit le Pianto, c’est-à-dire les plus beaux vers qui aient été faits sur l’Italie depuis Byron, les plus tristes depuis le Dante ! Seulement, il ne mourut pas plus après le Pianto qu’après La Curée et les Iambes, et de cette fois il eut tort de ne pas mourir. Il eut tort, puisque le Pianto fut ce chant du cygne mourant qui doit emporter la voix et le cygne ; puisque après le Pianto son génie devait disparaître d’un coup, brusquement, presque avec effraction, absolument de la même manière qu’il s’était produit. Inexplicable et singulière destinée ! à laquelle on peut appliquer les mystérieuses paroles du Prophète : « Dites-moi d’où il était venu et je vous dirai où il est allé ! »

ΙII

Oui ! c’est là, il faut en convenir, une exceptionnelle destinée. Il y a des talents qui s’élèvent et qui tombent, mais qui mettent du temps et des efforts à s’élever et à tomber ; qui, en raison de la force qui les éleva, se retiennent dans leur chute et planent encore à différentes hauteurs, avant de définitivement sombrer. Puisque j’ai parlé de Corneille, quel exemple ne nous a-t-il pas donné, celui-là, de cette remontée d’aigle lassé, mais insatiable d’azur, vers ce ciel d’où il tombe, mais qu’il reprend par places avant de tomber tout à fait. Auguste Barbier, tout vigoureux qu’il soit, n’avait pas cette vaillance Après le Pianto, on vit encore briller dans Lazare quelques vers, dernières torsions de la flamme divine, puis ce fut fini… Les ailes de ce génie si vrai se fondirent comme des ailes de cire. Il se précipita de son zénith sans discussion, sans cabrement devant l’abîme, et il sombra nettement, d’un trait, la tête en bas, tombant à pic dans ses Chants patriotiques et religieux, — et je ne dirai point à plat ; car il sembla trouer la place où il tomba pour mieux s’y ensevelir et y disparaître. On chercha Barbier (on disait déjà Barbier comme d’un homme entré dans la gloire) ; on ne le trouva plus.

Comme jamais on n’avait vu d’ascension plus haute et plus rapide, on ne vit guères non plus de prostration plus soudaine, de renversement plus à fond… Jamais manque de transition plus complet entre la grandeur et la petitesse, et, que Dieu me pardonne de tels mots en parlant d’un tel homme ! entre le sublime et le niais. Cette espèce de phénomène très rare, j’ai tardé, pour ma part, à le signaler, tant je le croyais impossible, tant je croyais à un engourdissement momentané de facultés en cette puissante nature qui m’avait donné de si mâles plaisirs, et tant je répugnais à montrer, dans ce Samson tondu par je ne sais quelle main invisible, non pas une faiblesse relative après une force absolue, mais une faiblesse absolue arrivant à l’anéantissement de toute faculté.

Amer crève-cœur pour qui aime le génie ! L’auteur des Iambes publia des Odelettes, dans lesquelles le terrible et noir Archiloque, voulant faire de l’Anacréon, culbuta dans le Fidèle Berger de la rue des Lombards. Cela pouvait bien n’être qu’une fantaisie infortunée. Par respect pour les égarements d’un talent immense, je me tus sur ces incroyables Odelettes, quoiqu’elles m’inquiétassent pour l’avenir du poète ; car si je conçois jusqu’à un certain point qu’Hercule, imbécillisé par l’amour, file aux genoux d’Omphale, je ne le conçois plus si, en filant, il ne casse pas tous ses fuseaux. Or, Auguste Barbier ne cassait rien du tout. Sa plume de fer brûlant ne déchirait ni n’incendiait son papier rose.

Lui, le Juvénal de 1830, il semblait avoir été créé et mis au monde de toute éternité pour pondre ces versiculets fadasses que les confiseurs paient un louis le mille à leurs faiseurs et qu’ils roulent autour de leurs bonbons… et c’était cela qui était effrayant ! C’était cela qui empêchait de croire que l’auteur des Iambes et du Pianto, englué dans le miel de la bonbonnerie et dans les douceurs de l’Almanach des Muses, pût s’arracher de là et redevenir lui-même. Hélas ! il ne l’est pas redevenu. Le recueil de poésies qui vint après celui-là, plus considérable et plus grave que les Odelettes, montre que, dès les Odelettes, le poète inspiré n’était plus. Au moins, Milon le Crotoniate, pris par les poignets dans son chêne fendu et refermé, mourut mangé par les loups, — des gueules dignes de lui ! — mais par quelles odieuses petites bêtes le Crotoniate de la poésie lyrique et satirique du xixe  siècle aura-t-il été dévoré !…

IV

À l’imitation de Stace, Auguste Barbier a donné assez pédantesquement le nom de Silves à ce plus récent recueil, — qui sera le désespoir définitif de ceux qui ont aimé l’auteur des Iambes et qui le respectent pour tout ce qu’il a fait de vraiment beau. Les Silves sont non seulement un recueil de vers médiocres, mal faits et souvent d’une platitude suprême, mais de plus ce fut un affreux désastre pour le poète, atteint par cette publication jusque dans le passé de son génie, Ce qui avait, en effet, marqué le génie d’Auguste Barbier de ce grand et exceptionnel caractère sur lequel j’ai tant insisté, ce fut son éruption sans fumée, l’élancement si subitement pyramidal de la flamme du volcan vers le ciel ; ce fut, enfin, ce premier coup d’archet, sans prélude, sans agacement préalable d’aucune corde, qu’on appelle La Curée, et qui ne pouvait s’élever d’une note de plus sans faire voler l’instrument en éclats ! Si, avant de le donner, ce coup d’archet magistral et magique, le Paganini qui l’enlevait avec cette furie avait dû se faire fort par l’étude, les essais et les tâtonnements, le volume des Iambes n’en révélait rien. Nulle infériorité de détail n’y trahissait l’effort du poète. Aussi fut-ce alors pour Barbier une entrée d’artiste consommé dans la gloire. Talma n’avait pas été plus beau lors de sa fameuse entrée en scène dans Hamlet ! C’était là une illusion, un bien joué sans doute : les Minerves tout armées ne sortent de la tête des Jupiters que dans les Mythologies. Mais cette illusion grandissait le poète et son œuvre…

Eh bien, il n’a pas voulu nous la laisser ! C’est cette illusion que le volume des Silves a détruite. On y trouve beaucoup de pièces d’avant La Curée, que l’auteur gardait en portefeuille, qu’il aurait bien dû y laisser, et qu’il a publiées pour ne rien perdre. Vous figurez-vous, après l’exécution toute-puissante des plus fiers morceaux, ces misérables préludes, attardés et ânonnants ? Le poète ne semble-t-il pas dire : « Tenez ! voilà comme je m’y prenais dans le temps que je n’étais qu’un écolier maladroit… » Et il ne dit pas maladroit, car il s’admire rétrospectivement et son amour-propre se baise lui-même sur son front d’enfant. Ainsi, le volcan éteint nous jette, après coup, ses scories ! Nous avons la pluie de cendres, sans les feux… De gaieté de cœur, le poète s’est rapetissé lui-même en se repliant en arrière. C’est le contraire du duc de Guise tombé. Debout, il paraissait plus grand !…

Et je vous assure que je ne suis pas médiocrement embarrassé pour vous donner la mesure de cet homme qui fut un colosse, et qu’on dirait présentement atteint d’un rachitisme mystérieux. On croira que j’exagère tout le temps qu’on n’aura pas lu le volume entier de ces Silves, dont je ne puis pas, en un chapitre, faire les extraits que je voudrais… Mais qu’on le lise, et on verra ! On verra si, à l’exception de la pièce intitulée la Tentation, qui, du reste, avait paru dans une des premières éditions des Iambes, et qui, antérieure aux Iambes, promettait déjà les vers magnifiques du Pianto :

Dors, oh ! dors, Orcagna ! dans ta couche de pierre, etc.

il y a une seule pièce — je dis une seule pièce de ce navrant recueil — qui ne soit un chef-d’œuvre de maladresse, de main enflée, de poésie spatulée et gourde. Tous les vers, tous, sans exception, de ce poète qui fut Auguste Barbier, y sont jetés dans le moule à chandelle que voici… et c’est vraiment curieux, venant de l’auteur de l’Idole !

                           Oui, je le crois, l’amour,
L’amour vrai ne sera jamais l’amour d’un jour.
Mais, ô Lycas, heureux celui qui de jeunesse
A placé dignement les feux de sa tendresse,
Et trouvé par le monde un cœur égal au sien
Pour avec lui former un éternel lien !

Et dans une autre pièce :

Heureux les tendres cœurs dont aucun mur fâcheux
N’arrête les soupirs et n’entrave les feux !
…………………………………………………………
Car en ce brillant monde à quoi bon (sic) est la vie,
Si l’amour n’y peut point contenter son envie ?

Certes ! cela est encore plus fâcheux qu’un mur de ne pouvoir contenter son envie quand on a des envies qui s’expriment avec une telle ardeur et une telle impétuosité ! Elles doivent être, en effet, diablement cuisantes.

Ailleurs, ce terrible dévoré d’envies non contentées, devenu plus calme et moins plaintif, se prend à chanter sur un flageolet plus guilleret :

Merci !…

(forme nouvelle !)

Merci, divine fantaisie !
À toi l’art d’embellir la vie
Et de ne montrer que l’objet
Qui vous reluit et qui vous plaît !

Et ailleurs, poursuivant sur le même turlututu la même fantaisie :

Sans les jeux de la fantaisie,
Chers amis, que serait la vie ?
Un triste champ où l’homme froid
Tournerait

(ce serait peut-être pour se réchauffer ?)

                 dans un cercle étroit !

Enfin, ailleurs encore, ne pouvant arracher cette teigne de l’Almanach des Muses qu’il a sur la pensée, voilà qu’il s’écrie, à propos de pins et de montagnes :

Ô pics majestueux ! ô montagnes hautaines !
Que vous avez d’attraits

(toujours le mot doux !)

                                       pour les âmes humaines

On voudrait ne pas rire, car on souffre… On souffre de voir ces radotages, ces décrépitudes avant le temps, dans un livre qui n’est plein que de ces sortes de choses et sur lequel traîne et brille un des plus beaux noms de la poésie contemporaine. Or, la question d’une telle anomalie mérite d’être posée par la Critique ; car c’est presque là une question de pathologie littéraire.

V

Dans tous les cas, ce n’est pas une question nouvelle que cette infirmité des plus forts, proportionnelle, quand elle existe, à leur puissance. J’ai cité le grand Corneille, qui l’avait ; j’aurais pu citer le grand Shakespeare, et beaucoup d’autres parmi ceux-là à qui le monde reconnaît ce que l’on appelle du génie. Seulement, ne nous y trompons point ! elle n’est pas une conséquence nécessaire du génie. Comme l’aigle qui perce dans la profondeur du ciel pour y aller boire son coup de soleil, le génie humain monté à ce point culminant du sublime, — du sublime dont le caractère est de ne pas durer, — le génie humain peut très bien redescendre aux hauteurs moyennes et s’y maintenir avec imposance, au lieu de s’éventrer misérablement en tombant aux bornes du chemin. Mais, pour cela, il faut tout autre chose que du génie…

Il faut cette science, cette connaissance, cette expérience, qu’on appellera du nom qu’on voudra, mais, que vulgairement on nomme : du métier. Le métier, en effet, est le fond de tout Art. En politique, dit de Bonald, c’est le bon sens qui fait les interrègnes du génie. Dans les arts et dans la littérature, c’est le métier. Quoique le grand Corneille et le plus grand Shakespeare fussent de vigoureux travailleurs, qui se donnaient un mal infini pour tricoter leurs drames dans les conditions du Théâtre et des poétiques de leur temps, ils n’avaient point assez de métier, et quand Voltaire appelait Shakespeare barbare, c’était un reproche que le métier faisait au génie.

Quoique je n’aie pas à comparer Auguste Barbier à ces grands hommes, il n’en est pas moins certain qu’il a montré du génie, le génie de la Poésie lyrique et de la Satire enflammée. Eh bien, Auguste Barbier est un grand artiste d’élan qui ne sait pas son métier, et qui ne le sait pas à une époque où le métier est devenu plus obligatoire que jamais pour l’artiste, puisqu’il est la seule chose dans l’artiste que le temps puisse perfectionner ! Aussi, quand l’inspiration défaille chez Auguste Barbier, — et il est un moment où elle défaille chez tous les hommes, — il fait de ces terribles chutes que, par exemple, Théophile Gautier, qui n’avait pas son génie, ne ferait pas, quand il l’aurait !

Et il y a pis que ces chutes ; car pour chuter, il faut s’élever… À y bien regarder, les Odelettes et les Silves ne sont pas des chutes. Ce sont des demeures à terre et plus bas que terre d’un esprit qui a eu parfois des ailes, comme le condor, de trente-deux pieds d’envergure… Ce qu’on pourrait dire des gaucheries sans nom, des maladresses, et, qu’on me passe le mot ! des patauderies du sublime auteur du Pianto et qui tiennent à la profonde ignorance de son métier, passerait toute créance. Il nous suffira, pour en donner une idée, de citer des vers comme ceux-ci, que nous trouvons dans sa traduction du Jules César de Shakespeare :

Octave a devant moi dit tout haut à Lépide
Que, tels que des gens fous, troublés, anéantis,
Brutus et Cassius de Rome étaient sortis.

Il est bien évident que l’homme qui a écrit :

Que tels que des gens fous, troublés, anéantis,

ne s’est pas entendu en écrivant, et que le métier ne l’a pas averti, ce bouché d’oreilles, ce sourd-muet d’une organisation qui n’est plus rien une fois qu’elle n’est plus inspirée ! En dehors de l’inspiration, Auguste Barbier est quelque chose d’un déplorable et d’un lamentable qui prouvent combien peu le génie dépend des circonstances dont les théories à la mode le font dépendre, et que Dieu peut allumer cette flamme sur les plus grotesques trépieds. J’ai vu une fois Auguste Barbier, et à ses lunettes à pattes d’or, à son extinction absolue de tout style, à sa tenue de bourgeois effacé, je l’aurais pris pour un notaire. Et c’était là le poète, cependant, que les Anciens auraient appelé le Iambique, et qui nous a laissé ces douze Ïambes superbes, zodiaque de poésie dont il a été le soleil !

Depuis, cette inspiration par laquelle il fut sembla l’avoir abandonné, et je dis moi-même alors que le génie était mort en lui. Mais j’espérais pourtant encore de lui dans ce temps-là ; car qui est sûr de rien avec ces poètes ? On les croit morts, comme Franklin et comme Lapérouse… mais ils ne sont peut-être que disparus, et, plus heureux, prêts à revenir.

Celui-là, hélas ! n’est pas revenu.