(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Maurice de Guérin »
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(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Maurice de Guérin »

Maurice de Guérin28

I

Était-il un seul de nos lecteurs qui eût jamais entendu parler de Maurice de Guérin, quand on en publia les œuvres ?… Annoncées depuis longtemps par quelques personnes qui l’avaient connu et aimé, ces œuvres disent mieux que l’amitié — et leur voix portera plus loin — les mérites exquis de ce poète qui, s’il eût vécu, aurait été grand. Georges-Maurice de Guérin, qui dans le monde aimait à porter le nom du Cayla (l’antique château de ses pères), fut un poète, ou, pour parler plus correctement, un écrivain d’imagination, qui mourut très jeune, en 1839, dans une obscurité contre laquelle, du reste, il ne s’est jamais révolté.

Quoique d’un temps fécond en misères qui fit cabrer plus d’un orgueil, il n’aurait pas, lui, allumé le réchaud d’Escousse. Il n’aurait pas bu le poison de feu qui nous a tué, à l’aurore de son génie, Hégésippe Moreau. Il était d’une race d’âmes plus élevées et moins impatientes. Il aimait beaucoup de choses avant la gloire ; car pour les esprits très hauts et très purs, il y a beaucoup de ces choses-là qui doivent passer avant elle. Pour lui, pour Maurice de Guérin, — et celui qui écrit ces lignes a été profondément mêlé à sa vie, — l’émotion désintéressée que donne le génie et la perfection de son langage étaient bien au-dessus de tous les profits, toujours grossiers et vains, de la renommée ! Ce rêveur triste, chaste et doux, mais si personnel, et dont la rêverie n’est — comme vous le verrez — ni celle de Chateaubriand, ni de Gœthe, ni de Sénancour, ni de Ballanche, ni d’aucun des grands Tristes contemporains, ne souffrit guères que d’une unique souffrance, très délicate, mais infiniment rare, et qui fera son exclusive originalité.

Chateaubriand, Gœthe, Sénancour et Ballanche lui-même ont tous plus ou moins souffert de la vie,

— du moral ou du physique de la vie, — de ses passions positives ou du vague de ses passions (comme l’a dit l’un deux, qui même a inventé l’expression), — tandis que Guérin n’a simplement souffert que de la pensée, un mal très précis, mais très exceptionnel. Il a eu le mal de l’idéal. Ce mot, affecté pour un autre, était vrai pour lui, littéralement vrai. Toute sa vie, qui fut courte, il souffrit de cet idéal vers lequel il aspirait, mais qu’il n’atteignait pas, et qu’il aurait atteint probablement s’il avait vécu davantage ; car « nos désirs sont les pressentiments de nos facultés, les précurseurs des choses que nous sommes capables d’exécuter », a dit Gœthe, dans un éclair. Malheureusement il mourut, et il mourut se souciant peu d’une gloire qui l’intéressait moins que son idéal, et qui restera, maintenant, mieux que son idéal, atteinte !

Tel est le véritable caractère de cette physionomie de Maurice de Guérin, de ce talent englouti dans son espérance et que l’on veut ressusciter. François Ier fit déterrer Laure. Adoration profanatrice ! Il y a moins d’inconvénient à déterrer les poètes. Ils sont comme les saints les plus aimés de Dieu, que l’on trouve, au fond de leurs tombes, avec des grâces de sommeil incomparables, tout vermeils et déjà parfumés du ciel. Les poètes paraissent plus beaux, surtout aux générations qui auraient pu les connaître et qui les ignorèrent, quand on les tire de l’oubli et de l’ombre de leurs tombeaux. Le double regret de les avoir perdus sans les voir les rend plus charmants, et ce regret, voilà leur gloire !

Sera-ce la gloire de Guérin ? Déjà une fois on a tenté une exhumation de sa personne et de quelques-uns de ses écrits. Peu de temps après sa mort, la Revue des Deux-Mondes lui consacra un long article. Ce n’avait pas été grand’chose pour la gloire de Guérin que l’article de la Revue des Deux-Mondes, qui, d’ailleurs, resta solitaire, comme l’agréable oiseau des Psaumes : nycticorax in domicilio. Nous l’espérons bien, la publication de son œuvre sera meilleure pour sa gloire, — cette gloire à laquelle il ne pensait pas, et qui, comme la Fortune, aime à venir s’asseoir à la porte de ceux qui dorment, hélas ! de leur sommeil éternel.

Mais tout Guérin n’est pas dans ces deux volumes29 ! C’est le timide discernement de cette petite faculté sobre qu’on appelle le Goût avec tant de bonheur, qui a choisi ces fragments, et qui les a choisis pour que le public à qui on les offrait pût les prendre. Ce sont là les bords d’un vase plein. Mais ce n’est pas le fond de cette profonde coupe de rêveries, dans laquelle, si on la vidait, on regarderait peut-être encore, comme ce vieux enivré de roi de Thulé regardait au fond de la sienne, en l’emplissant de ses longues larmes avant de la jeter dans la mer !

II

Du reste, et quoi qu’il soit de ces deux volumes, les amis de Guérin qui les ont publiés ont cru être habilement modestes. Ils ont demandé à Sainte-Beuve un peu de sa célébrité pour orner celle qu’ils se proposaient de faire à Maurice de Guérin. Au lieu d’écrire, eux qui l’avaient connu, sous l’empire des souvenirs personnels et émus qu’il leur avait laissés, ils ont mieux aimé s’adresser à un écrivain qui ne l’avait jamais vu, pour dire au monde ce qu’il était et lui attacher le second grelot de sa gloire, puisque le premier n’avait pas assez retenti ! Évidemment, dans leurs prévisions et combinaisons, le grelot était Sainte-Beuve lui-même.

Malheureusement, Sainte-Beuve est peu sonore. Malgré son talent, à qui j’ai rendu souvent et dernièrement encore justice, Sainte-Beuve n’est pas constitué pour faire grand bruit. Il a un joli timbre, mais il est voilé naturellement, et, par une précaution pleine de délicatesses… pour lui-même, il le voile encore. Quoiqu’il ait le sens critique beaucoup trop fin et trop exercé pour ne pas sentir les beautés et les suavités de toutes sortes qui sont dans Guérin, il n’a pas l’enthousiasme qu’il faudrait, l’éclat et la portée de voix, la souveraineté dans la parole, qui peuvent exiger l’admiration comme une justice et la décider du même coup. Nous l’avons, on le sait, déjà nommé un donneur d’oboles tumulaires. Mais, passé l’obole, voyez-vous ! il ne donne plus. Dans l’introduction aux Reliquiæ de Maurice de Guérin dont on l’a chargé, je trouve cette dernière phrase tout à fait dans les cordes indécises de son agréable, mais petite voix : « Ce que Guérin n’a pas eu le temps de tresser et de transformer selon l’art, devient sa plus belle couronne, a et qui ne se flétrira point, si je ne m’abuse ! »Si je ne m’abuse ! Quelle peur consciencieuse de se tromper ! Si je ne m’abuse ! C’est bien là l’obole, et encore celui qui la donne n’est pas bien sûr qu’elle ne soit pas de la fausse monnaie ; seulement, toujours prudent, il ne la risque qu’en supposant qu’elle n’en est pas !

Certes ! je crains fort, pour mon compte, que les amis de Guérin, qui avaient pris pour lui faire trompette un hautbois tortueux aussi peu sûr de ses sons, ne se repentent maintenant d’un choix déterminé par le nom seul de l’instrumentiste ; mais ce que je sais de science certaine, c’est que Guérin n’avait nul besoin que l’auteur des Consolations, qui n’est nullement celui des affirmations et des certitudes, affirmât, sous réserve de s’abuser, un genre de génie que Guérin était bien de force à affirmer tout seul, et que l’auteur des Portraits contemporains ajoutât au mou de ses affirmations le mou de sa manière, en donnant, pour éclairer son œuvre, ce médaillon, vaporeux et gris, d’une biographie, qui, cependant, n’est pas sans charme (le charme du sujet), mais dans lequel je ne trouve que le profil fuyant et énervé de cette individualité poétique, — plus poétique que son talent même ! — et qui fut pour nous Maurice de Guérin.

Assurément, en tant qu’on ne devait pas nous le montrer plus vivant que cela, plus caractérisé, plus vrai, plus ressemblant, plus pénétré, la publication des Reliquiæ suffisait. Elle nous en aurait autant appris. Sainte-Beuve, qui, dans sa notice, n’a guères que répété les faits de la publication autobiographique de Guérin, a le mérite d’une glace qui réfléchit une autre glace ; mais comme l’étamage de la seconde n’est pas supérieur à celui de la première, c’en est évidemment une de trop ! Avant Vigny, qui devina André Chénier par le génie, nous eûmes La Touche, qui le publia, et qui nous ébrancha ce beau platane grec avec sa petite serpette de jardinier français et d’homme de goût. Eh bien, puisqu’il ne pouvait être un peintre divinateur comme Vigny, c’était un critique comme La Touche que Sainte-Beuve devait se contenter d’être en parlant de Guérin, cet « André Chénier du panthéisme », comme il ne l’appelle pas, mais comme il dit qu’on l’a appelé !

Et, en effet, il ne prend pas même sur lui la responsabilité de cette parole superficielle, mais il l’approuve, et c’est une manière passive d’être capable de la trouver. Or, parce que Maurice de Guérin a écrit quelquefois des vers qu’on dirait tirés de l’Anthologie grecque, par exemple ceux-ci :

Les siècles ont creusé dans la roche vieillie
Des creux où vont dormir des gouttes d’eau de pluie ;
Et l’oiseau voyageur qui s’y pose le soir
Plonge son bec avide en ce pur réservoir.
Ici je viens pleurer sur la roche d’Onelle
De mon premier amour l’illusion cruelle ;
Ici mon cœur souffrant en pleurs vient s’épancher…
Mes pleurs vont s’amasser dans le creux du rocher…
Si vous passez ici, colombes passagères,
Gardez-vous de ces eaux : les larmes sont amères ;

parce que de Guérin a quelques-uns de ces vers finis parmi les vers non finis, mais charmants dans leur ébauche, qu’il nous a laissés, il n’est pas pour cela le jumeau posthume d’André Chénier dans un genre différent, et l’appeler l’André Chénier du panthéisme est même une expression contradictoire. Il a pu y avoir, sans doute, par éclats, par réminiscences isolées (car ce n’est pas pour rien que les Grecs, ces rois du symbole, avaient fait les Muses — toutes les neuf — filles de la Mémoire), il a pu y avoir, à certaines places et à certaines reprises, de l’André Chénier en Guérin. Mais, d’essence, leurs génies différaient trop profondément pour qu’on pût les comparer ou les assimiler jamais. Le grand anthropomorphiste qui a écrit L’Aveugle, Le

Mendiant, tant de fragments grecs et aussi tant d’autres chefs-d’œuvre, — grecs encore quand il voulait le plus être du xviiie  siècle et français, — n’a rien de commun avec le panthéiste qui n’est pas panthéiste seulement que dans son étrange poème du Centaure.

Maurice de Guérin est un panthéiste ; mais un panthéiste d’un accent jusqu’à lui inconnu. C’est un panthéiste qui, pour être profond et puissant, n’est ni trouble, ni confus, comme tous les esprits qui inclinent au panthéisme, aussi bien en poésie qu’en philosophie, aussi bien dans le sentiment que dans l’abstraction. C’est un panthéiste ; mais dans la netteté et dans la lumière. Le livre qu’on a fait avec ses papiers, et que l’on a intitulé Reliquiæ, pourrait s’appeler Pan. Poète naturaliste (pictura poesis), qui traverse la description pour aller heurter obstinément sa rêverie contre l’obstacle, éblouissant ou sombre, de la Nature, qui cache invinciblement son secret sous les formes incompréhensibles de la vie, il procède toujours par larges échappées de paysages, par prolongement d’horizons, ou par ces traits qui, tout déliés qu’ils soient, se fondent dans la transparence qui est l’infini au regard :

Elle (sa Muse) me conterait sans pause
Toutes les merveilles des mers,
Et le mystère qui se passe
En ce point vague de l’espace
Où le ciel et les flots amers
S’entre-baisent dans les jours clairs.

S’il a parfois, comme les rivages qui ont des anses et les forêts qui ont des clairières, de petits coins de descriptions bornées qui ravissent les contemplateurs au microscope comme Sainte-Beuve, il n’en est pas moins vrai qu’il est particulièrement le poète du mystérieux et de l’immense ; quand, au contraire, André Chénier, le graveur sur onyx avec un poinçon d’or, le faiseur de camées en deux vers et qui en incruste ses plus longues pièces, cet artiste puissamment fin, qui fait tenir tout un combat de Lapithes et de Centaures ou tout un univers émergeant des ondes sur une facette de saphir, est le poète de la ligne ramassée et du contour, cette borne de l’âme à laquelle, pour l’en consoler, Dieu, et l’Art qui répète Dieu, ont donné cette forme divine du contour ! Enfin, l’un est le fini le plus parfait, et l’autre l’infini (qui ne peut pas l’être sans perdre à l’instant même son grand caractère d’infini), seulement semblables en ceci, s’il faut à toute force leur trouver une ressemblance, c’est qu’ils sont, chacun à sa manière, de délicieux poètes tous les deux !

Et comme justement ils différèrent par l’inspiration et l’observation poétique, ils différèrent autant par le langage. Tous les deux écrivirent également en prose et en vers ; mais l’un (André Chénier), le poète du fini, parla mieux la langue des vers, qui est le langage du fini, et l’autre (Maurice de Guérin), le poète de l’infini, parla mieux la langue de la prose, dans laquelle la nature et la pensée semblent avoir plus d’espace pour s’étendre et tenir tout entières. La prose de Guérin est infiniment supérieure à ses vers. Les deux volumes trop restreints qu’on nous a donnés se composent presque exclusivement de sa prose, et ce n’est pas un mal, puisqu’elle est seule véritablement et irréprochablement belle.

Et cependant, moi qui connais le langage poétique que Guérin a laissé derrière lui, j’aurais voulu qu’on eût ajouté aux quelques pièces éditées plusieurs autres, inférieures aussi d’art, de rhythme, et même de rime, mais qui n’en serviraient pas moins à caractériser le génie personnel d’un poète qui n’a cherché à imiter personne ! On n’en trouve guères que trois, et ce n’est pas assez. Les Souvenirs (une rêverie digne de la jeunesse du Dante), L’Anse des Dames, et cette Promenade dans la Lande qui commence à donner, distincte et profonde, cette note si particulière que le génie de Maurice de Guérin ne perdra plus. Le reste, et le reste est le tout, n’est que prose : lettres écrites à des amis, mais dans les premiers moments de la vie ; Memoranda, vues sur soi-même ; paysages bretons : admirable rendu de la nature par qui l’adore ; et, pour couronner cet ensemble, Le Centaure, qui n’est pas un fragment, mais un chef-d’œuvre complet et absolu, où pour la première et seule fois Guérin saisit son idéal et n’insulta pas sa pensée.

III

Mais, quoiqu’ils soient moins originaux, moins grandiosement profonds et moins étonnants que ce Centaure, qui n’est ni antique ni moderne, mais quelque chose de tout à fait à part de toutes les productions littéraires connues, et même pour cette raison-là, les autres fragments, et dans ces fragments, par exemple, les paysages, seront-ils plus goûtés du public des livres que Le Centaure, et sera-ce par eux que Guérin fera sa gloire, qui, d’ailleurs, ne sera jamais populaire ? Il y a certainement de très grands artistes qui ont été ou qui sont populaires, mais ce sont les grands artistes par la force, que tout le monde comprend toujours. Ce ne sont pas les grands artistes par la délicatesse et par la beauté pure de l’idéal, bien plus difficile à comprendre… Assurément cet idéal, que Guérin souffrait tant de ne pouvoir saisir comme il le voyait, pour l’emprisonner dans la forme vive et diaphane d’une langue digne de le contenir, cet idéal rayonne, comme un ciel lointain, à travers les paysages qu’il nous a peints ; mais il n’y rayonne que pour ceux qui savent l’y voir ; tandis que pour le plus grand nombre, que la réalité visible attire, ce qui constituera le grand mérite de ces paysages, c’est leur vie, c’est la vérité d’impression  de ces aperçus, transposés de la vision plastique dans la vision littéraire… et qui nous effacent presque du coup les paysagistes les plus vantés : Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, madame Sand, dont la seule qualité qui n’ait pas bougé dans des œuvres déjà passées est d’être une paysagiste !

Chateaubriand est le Poussin du paysage ; pourquoi mêle-t-il des ambitions étrangères à son magnifique talent de peintre des choses naturelles ? Mais Guérin, lui, est vrai comme Claude Lorrain, et s’il nous avait peint le Midi comme il nous a peint l’Ouest, le pays du soleil au lieu du pays des nuages, il aurait eu la transparence orangée de Claude et l’or fusible de son incroyable lumière. L’affectation n’oserait pas toucher, dans Guérin, à sa sensation exquise ou profonde. Le placer, comme l’a fait Sainte-Beuve, entre Bernardin de Saint-Pierre, le poète anglais Cowper et le lakiste Wordsworth, c’est évidemment l’abaisser. Les lakistes ont des enfantillages. Byron disait de Wordsworth qu’il niaisait souvent, et Byron ne se moquait pas : c’est la vérité. Eh bien, Guérin ne niaise jamais, et descend sans enfantillage aussi loin que possible dans la simplicité ! Sans doute, aux premiers coups qu’il donna de cette plume qui est un pinceau, il rappela l’homme qu’il avait d’abord aimé. Les Études de Bernardin avaient été le vase vivant dans lequel il avait commencé de boire le lait des tendresses humaines pour la Nature… Mais, comme l’enfant grandi, qui a essuyé sa ronde bouche rose du lait maternel et qui n’a plus là que son propre souffle à lui, sa virginale haleine, Guérin ne fut plus que Guérin, et il ne resta pas dans les flots de sa chevelure ambroisienne, livrée à tous les vents de ses paysages, une seule des fleurs tombées de ce lilas de Bernardin sous lequel il s’était une minute assis.

Gœthe, si respecté par Sainte-Beuve, Gœthe, qui aurait joui si profondément du Centaure et qui aurait rêvé à son tour cet Hermaphrodite, fils des Musées et de Pausanias, et qui devait devenir, dans la pensée de Guérin, le frère du Centaure ; Gœthe n’aurait confondu avec personne ce panthéiste original qui ne vit jamais au monde que la Nature, — la grande Nature qu’aimait Lucrèce, celle-là qui tient sous le bleu du ciel, entre deux horizons, — et, tout allemand qu’il fût, il aurait mieux compris que Sainte-Beuve l’interprétation presque consubstantielle de cette nature que Guérin nous a faite, dans ces fragments inouïs de pureté, de mollesse et de transparence, de contours sinueux et rêveurs !

Tel il est dans ces deux volumes que j’ai appelés les deux bords d’une coupe qu’il faut plus hardiment incliner, et tel on va commencer de le lire et de le goûter. Laissons-le d’abord entrer dans l’imagination contemporaine. Quand il y sera bien établi une fois, ce beau revenant, qui n’est pas un fantôme, nous retournerons à lui et nous en parlerons à l’aise…

Nous n’avons voulu que signaler par quelques mots l’entrée dans la littérature française d’un poète d’une distinction suprême, en train de dégager, quand il est mort, une ravissante personnalité. Nous le répétons et avec joie, il y a plus que ces deux volumes en Guérin, et il y a surtout une biographie intellectuelle et intime à faire de ce poète qui surgit maintenant, l’étoile au front, dans la constellation des poètes de son siècle. Celle que l’on a arrangée ici pour les besoins du moment n’appuie sur rien, — et, d’ailleurs, même en n’appuyant pas, ne nous donne qu’une époque de la vie de Guérin, et l’époque la moins intéressante de la vie de ce poète qui n’était encore que la larve de lui-même quand il s’en revint de la Chesnaye vers nous qui le revîmes à Paris ! Cette biographie d’un poète qui était plus la Poésie encore dans sa vie que dans son talent, ce n’est pas le fusain rapide de Sainte-Beuve qui en tiendra lieu, si je ne m’abuse, et un jour ou l’autre, soyez tranquille ! cette biographie qui manque toujours, et qu’on attendait, il y aura quelqu’un qui la fera30.