(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « L’abbé Maynard »
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(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « L’abbé Maynard »

L’abbé Maynard

Saint Vincent de Paul.

À propos d’histoire et de biographie, nous nous plaignions, il y a quelque temps, que personne, parmi nos contemporains, n’eût songé à écrire la vie de saint Vincent de Paul. La beauté désespérante d’une telle histoire faisait peut-être hésiter ou trembler les mains capables de récrire. Toujours est-il qu’on avait l’air de ne pas oser… On vivait, non sur les vieilles histoires, mais à côté des vieilles histoires (car on ne les lisait guères) d’Abelly et de Collet, ces modestes garde-notes historiques qui n’eurent jamais, du reste, la prétention de s’élever à ce que nous autres modernes appelons de l’histoire, nous dont le seul mérite devant la postérité sera d’en avoir élargi la notion. Les histoires d’Abelly et de Collet étaient matières de clerc à clerc plus qu’œuvres vraiment historiques et littéraires.

Çà et là, il est vrai, saint Vincent de Paul avait eu parmi les écrivains religieux, plus ou moins touchés de ses vertus, les panégyristes de l’admiration et de l’amour. Mais d’histoire dans sa tenue correcte, dans son renseignement critique et profond, il n’y en avait pas. Et ce n’était pas pour le saint qui est au ciel et qui a laissé sur la terre des œuvres vivantes, lesquelles disent mieux ce qu’il fut qu’aucune plume d’homme ou de génie, ce n’était pas pour le saint qu’il fallait regretter cette lacune. C’était pour nous. Les saints se passent très bien de la gloire du monde. Ils ont mieux qu’elle. Mais, puisqu’il faut se rabattre à la critique littéraire, disons que c’était presque une honte pour la littérature française que d’avoir de si magnifiques récits à mettre en œuvre sans une main qui fût attirée par ces magnificences et qui les plaçât dans la lumière, par amour seul de leur beauté.

Eh bien, grâce à Dieu ! cette honte est finie, et la lacune que nous déplorions n’existe plus. L’abbé Maynard vient de publier sur saint Vincent de Paul un immense travail, qui n’est pas seulement de l’hagiographie, mais de l’histoire, de l’histoire comme il en faut aux esprits de cette génération, qui ne comprend plus rien aux œuvres naïves, et dont on doit plier l’orgueil incrédule et chicanier sous la science, la critique et les faits. Il pouvait être naïf, cet abbé Maynard, je le crois. Il a la foi. Il a une imagination aux grâces un peu pâles, mais touchantes. Il a l’amour de l’humilité, qui n’est pas la naïveté de la vertu, mais qui en est la simplicité, achetée souvent bien cher. Il a enfin dans la pensée tous les parfums d’aubépine blanche des puretés chrétiennes, mais il s’est abstenu de ce charme, qui eût été perdu, d’une histoire naïve, et il s’est fait profondément et savamment historien.

Renoncement réfléchi, volonté de n’être que sévère dans un sujet où le cœur se fond d’admiration et d’attendrissement. En ce sens-là, il a été courageusement prêtre. Il a imposé silence à ses instincts, à ses facultés, et jusqu’aux tendresses de son âme. Il dit dans son cœur à l’époque actuelle : « Je te parlerai ton langage, mais pour t’apprendre à respecter ce que tu dédaignerais de connaître si je te parlais seulement le mien. » Et, en effet, le monde, auquel on est obligé de s’adresser quand on est écrivain, aurait laissé dans l’ombre une œuvre qui n’eût été qu’hagiographique sur Vincent de Paul.

L’hagiographie, cette peinture byzantine littéraire, avec son inspiration macérée, avec ses nimbes mystérieux et rayonnants, ne touche guères que les cœurs qui les voient, ces nimbes, sans qu’on ait besoin de les leur montrer, et c’est pourquoi l’abbé Maynard a mieux aimé faire de l’histoire, — de la vaste et forte peinture d’histoire, — avec tout le ragoût de critique et de renseignement qu’une civilisation très avancée et très difficile exige maintenant de l’historien. Par là, il s’est donné vis-à-vis du public, auquel il veut avoir affaire, ce qui constitue aux yeux de ce public la suprême autorité. L’abbé Maynard n’a pas, certes ! oublié dans son livre qu’il avait l’honneur d’être prêtre. Au contraire ! Seulement, si le caractère sacerdotal, qui est pour nous le grand caractère de son livre, n’était pas tenu pour ce qu’il est par les têtes de linottes littéraires, elles seraient pourtant bien obligées, les charmantes cervelles ! de respecter l’historien.

II

Et je me permets d’insister sur cette mâle conduite, sur l’excellence d’une méthode qui a peut-être beaucoup coûté à l’enthousiasme du nouvel historien de saint Vincent de Paul, mais dont il ne s’est jamais départi dans les quatre immenses volumes qu’il a publiés. J’avais lu quelquefois l’abbé Maynard, et il me faisait l’effet (je lui en demande bien pardon !) d’un Pontmartin ecclésiastique, plus fort que Pontmartin, sinon dans la forme, au moins dans le fond, parce que, à force égale de talent ou d’esprit, l’homme qui a mis son front dans un livre de théologie vaudra toujours mieux qu’un littérateur, fût-ce un littérateur tout à fait, et non pas, comme Pontmartin, un littérateur de salon.

Je ne m’attendais donc pas, quand j’ouvrais cette Vie de saint Vincent de Paul, par l’abbé Maynard, à beaucoup plus qu’à des choses infiniment touchantes et touchées délicatement par un homme d’un talent borné par le goût, cette barrière élégante ! Je n’aurais jamais cru d’avance à cette virilité et à cette hauteur d’appréciation, à cette profondeur de judiciaire, à ce calme dans les plus vifs sentiments contenus, de la part d’un écrivain qui, jusque-là, avait montré du talent littéraire, mais sans rien de tranché et de péremptoire comme l’est la supériorité.

Je puis bien le dire maintenant à l’abbé Maynard, puisque la supériorité lui est venue : je ne le croyais pas capable du beau livre qu’il vient de nous donner. Comment cette supériorité lui a-t-elle poussé tout à coup ? Intéressante et trop mystérieuse question littéraire ! Y a-t-il, pour la tête humaine comme pour certains fruits, un coup de soleil après lequel elle a, comme les fruits, son point juste de saveur, de parfum et de maturité ? Et pourquoi, puisqu’il s’agit ici d’un homme assez saint pour faire des miracles, saint Vincent de Paul, avec qui l’abbé Maynard a vécu intimement des années dans la contemplation de sa pensée et de sa vie, n’aurait-il pas été ce miraculeux coup de soleil ?

Il est bien évident, en effet, qu’il y a dans cette contemplation puissante des mérites inouïs de Vincent de Paul, de quoi assainir l’esprit d’un homme et l’élever aussi haut que, sa nature une fois donnée, cet esprit peut jamais monter. Il est évident, pour qui veut bien y regarder, qu’on ne pourrait pas étudier longtemps impunément une créature de cet ordre, et que, ne fût-on qu’un écrivain, on emporterait sous sa plume même quelque chose de la sagesse et de la simplicité de cet admirable saint dont on se consacre à écrire l’histoire. Pour moi, j’incline infiniment à le penser, c’est ce qui a dû arriver à l’abbé Maynard.

En touchant à ce sujet de saint Vincent de Paul, il s’est transformé de manière et de ton, et ce sublime sujet l’a enfanté à la vie du talent, et du talent le plus réel, le plus droit, le plus allant au cœur des choses. Rhétorique, sentimentalités, mièvreries littéraires, il a laissé tout cela dans une histoire où les philosophes ont pourtant la bonté d’autoriser l’émotion en faveur du fondateur des Filles de la Charité et des Enfants trouvés ; — comme ils disent : un saint populaire. Et il a enfin été digne de parler de cet homme qu’on enterre un peu trop dans sa grande âme, mais qui était aussi, il faut bien qu’on le sache ! un homme de génie dans le sens que les hommes respectent le plus.

Or, voilà ce qui est montré avec une autorité, un détail, une vérité plénière, dans cette vie nouvelle de saint Vincent de Paul que, pour cette raison, j’ose appeler la première histoire qu’il ait eue. Le génie de Vincent de Paul faisant équation avec ses vertus ! C’est la première fois qu’on nous ait donné l’impression profonde, la notion claire, la mesure exacte de ce génie qu’on dédoublait et qu’on croyait déshonorer peut-être en l’appelant le génie du cœur, mais que voici aussi lumineusement prouvé que celui des génies de tête les plus incontestables, grâce au livre de l’abbé Maynard. Allez ! une telle preuve faite, sans que le grave et sincère historien qui l’a faite ait, une minute, joué aux enfantillages de la thèse ou du paradoxe, n’est pas indifférente à l’histoire et à l’édification de ce monde.

Le monde est fort lâche et fort sot. Depuis qu’il existe, il a toujours préféré à tout les facultés altières de l’esprit, les brutalités de sa force et la profondeur de ses perfidies… Mais lui démontrer, à propos de ce merveilleux et pauvre prêtre, — saint Vincent de Paul, — que Renan, ce rude connaisseur, ne trouvait ni imposant ni poétique, et dont il faisait tout au plus un saint bonhomme ; lui démontrer que ce saint bonhomme pouvait avoir dans la tête, à la même place précisément que Richelieu ou Napoléon, un génie égal ou supérieur au génie des plus fiers, des plus impérieux, ou même des plus mauvais qui aient mené un jour les hommes et dompté les choses, ne vous y trompez pas ! c’est non seulement relever l’adorable saint méconnu, ce qui est une justice, mais c’est encore relever la Sainteté elle-même, ce qui est une leçon !

III

Et de fait, c’est un grand homme d’État que saint Vincent de Paul, et même un des plus grands, si ce n’est le plus grand qui ait jamais existé ! Je n’ai pas peur de la réalité et je ne force pas le mot qui l’exprime. Pour nous chrétiens, saint Vincent de Paul est bien autre chose qu’un homme d’État, puisque le Saint-Esprit avait pris son cœur pour tabernacle ; mais il ne s’agit pas du Saint-Esprit pour les gens d’esprit qui endoctrinent présentement le monde. Pour eux, Vincent de Paul doit être un homme d’État, et s’ils veulent bien y prendre garde, il doit l’être dans l’acception la plus politique de ce mot.

Je citais plus haut Napoléon, le grand organisateur moderne, Napoléon, qui a même inventé jusqu’à ce mot d’organiser, lequel disait bien une de ses actions les plus grandes et une de ses préoccupations les plus continuelles. Eh bien, Napoléon n’a pas plus organisé à sa manière que Vincent de Paul à la sienne ! Je citais Richelieu : mais le cardinal de Richelieu, cet homme d’ordre et d’unité, avec ses quatre à cinq coups de hache éblouissants qui brillent dans l’histoire, n’a jamais créé autour de lui des unités de volonté et d’obéissance aussi vastes, aussi cohérentes et aussi profondes, que cet humble et bon Vincent de Paul, qui n’a jamais frappé personne ! Ni Napoléon, ni Richelieu n’ont gouverné leur royaume, l’un avec son épée et l’autre avec cette robe rouge dont il couvrait tout ce qu’il avait fauché, comme Vincent de Paul a gouverné le sien d’à genoux ; car ceci n’est point une image : on peut le dire, c’est d’à genoux qu’il a gouverné !

Or, son royaume à lui, ce n’était pas la France ou une partie de l’Europe coupée au fil du glaive, mais c’était le monde tout entier conquis, embrassé, dévoré par cette « toute petite compagnie » de Saint-Lazare, comme il l’appelait, et qui, fondée par lui, renouvela le miracle des apôtres. C’étaient les missions établies par toute la terre, les missions d’Europe, de France, d’Italie, des Îles Hébrides, d’Écosse, d’Irlande, de Pologne, d’Autriche, de Prusse, d’Espagne, de Portugal, de Madagascar, de Bourbon, de l’Île-de-France, d’Amérique, des Échelles du Levant, de l’Empire Turc, de la Perse, de Babylone, de la Chine ; et ce n’était pas tout encore : c’étaient les royaumes de toutes les misères, de tous les crimes, de toutes les hontes, c’était le grand Hôtel-Dieu de Paris, c’étaient les hôpitaux des provinces, l’œuvre des forçats, des mendiants, des fous, enfin les Filles de Charité et les Enfants trouvés, qui sont restés aux yeux des hommes les deux plus belles institutions de cet incroyable gouvernement de l’amour ! L’abbé Maynard nous a raconté chacune de ces missions et de ces œuvres, et vous pouvez voir dans son livre si Vincent de Paul n’emplissait pas tout, n’éclairait et ne réchauffait pas tout de son âme, de sa vigilance et de son coup d’œil. Cette omniprésence du saint à toutes ses œuvres, le soin infatigable qu’il y donnait, les lettres, instrumenta regni, par lesquelles il les gouvernait des distances les plus éloignées, toutes ces fortes qualités, incessamment appliquées, de direction, d’influence et d’irrésistible commandement, frappent plus encore que sa charité, et tout cela est d’une telle proportion en saint Vincent de Paul, qu’il est impossible de bien comprendre son action souveraine sur tout ce monde immense dont il ne cessa d’être, jusqu’à la mort, le père de famille et la providence, sans l’aide personnelle, directe et surnaturelle de Dieu ! Ôtez par hypothèse cette aide surnaturelle, mais évidente, d’un Dieu qui versait en son serviteur ce qui abrège tout en faisant voir tout, Vincent certainement ne suffira plus aux choses prodigieuses qu’il a accomplies, et ces choses, trop grandes ou trop nombreuses, déborderont de toutes parts, sans pouvoir y tenir, la coupe profonde des quatre-vingts ans qu’il vécut !

Tel il fut cependant, et tel il fut surtout, cet homme bon et tendre qui s’en allait par les rues la nuit, ramassant les enfants abandonnés et les apportant sous son manteau aux mères qu’il leur avait données ! Le cœur qui palpitait en lui ne lui ôtait pas la fermeté de son génie, de ce génie que Richelieu sentit, à travers les vertus qu’il n’avait pas, frère du sien. L’abbé Maynard, qui n’oublie rien pour mettre en saillie son pieux héros, n’a pas oublié cette circonstance. Richelieu, en effet, rechercha toujours saint Vincent de Paul. Malgré une politique que n’approuvait pas Vincent, et que son historien juge avec la même rigueur que lui, Richelieu — par cela seul qu’il était Richelieu — connaissait l’importance morale et politique de ce clergé dont il faisait partie. Il avait l’œil sur les prêtres du temps.

Il savait mieux que qui que ce fût ce qu’un homme comme Vincent pouvait pour la gloire et la vertu d’un sacerdoce qui avait besoin d’être relevé dans la doctrine et dans les mœurs. En dehors des questions religieuses, il savait aussi ce qu’il y avait de prudence, même à sa manière, à lui, Richelieu, dans cet esprit éclairé d’en haut, dans ce bon sens net, absolu, perçant, qui méprisait les disputes et allait à l’action par la voie la plus courte, parce qu’elle était la plus droite. Certes ! pour ceux qui ont besoin de l’estime humaine et de l’admiration des connaisseurs, voilà qui jette la glorieuse et terrestre splendeur sur l’humble front du saint bonhomme ! L’admiration de Richelieu ! Voilà qui compense un peu, n’est-il pas vrai ? les mépris de Renan !

IV

Du reste, une fois l’homme d’État dégagé et mis dans sa lumière, une fois la tête humaine, que les philosophes respectent, reconnue toute-puissante dans le divin prêtre, l’historien actuel de saint Vincent de Paul n’a pas, lui, pour le saint bonhomme, le dédain insolemment attendri des mandarins philosophiques et des Trissotins d’Académie, et il n’oublie pas cet autre côté de la physionomie de saint Vincent qu’on a trop voulu regarder seul. L’abbé Maynard n’a pas manqué de nous rappeler mille traits charmants de saint Vincent, de ce pauvre paysan des Landes, qui avait été berger dans son enfance, et que tout semblait avoir prédestiné à l’humilité la plus complète qu’on ait vue jamais parmi les hommes.

Un prêtre ne peut pas se tromper sur la valeur, la beauté et le charme de l’humilité, et l’abbé Maynard n’a reculé devant aucun détail de ce sublime à la renverse du sublime humain. Il a cité beaucoup de lettres et une grande quantité de discours de saint Vincent à la compagnie de Saint-Lazare ou à ses missionnaires, dans cette éloquence sans modèle dont Bossuet surpris admirait la familiarité spirituelle, et que saint François de Sales lui-même n’avait pas. Langue sans nom d’humilité volontaire, que Vincent, ce grand artiste en abaissements, s’était faite, et dont il nous a donné toute la rhétorique dans un seul précepte ravissant : « Entre deux expressions, — disait-il, — retenez toujours la plus brillante pour en faire un sacrifice à Dieu dans le fond de votre cœur, et n’employez que celle-là qui, moins belle, ne plaît pas tant, mais édifie. »

L’humilité est, je crois, en effet, le caractère de sainteté de Vincent de Paul encore plus que l’amour ; personne, même parmi les saints, n’a eu cette soif de bassesse ; personne n’a dit comme cet homme : « Donnez-moi encore ce verre de mépris ! » Saint Vincent de Paul est le saint qui a baisé avec le plus ardent respect les haillons, splendides pour lui, de la misère, et mis plus bas une tête illuminée de pensées angéliques, de prévoyances, de génie et de plans célestes, aux pieds des pauvres, qui, le croira-t-on ? l’ont souvent durement repoussée, cette tête qui ne pensait qu’à eux ! La grande sainte Thérèse elle-même, la carmélite brûlante, la fondatrice de tant de couvents, a autant d’amour que Vincent, mais n’a pas son humilité. Elle n’a pas cette douce furie d’humilité contenue et inassouvie qu’avait Vincent, et qui, même à l’heure où les nimbes allument leur or autour de la tête de nos saints, semble avoir éteint le sien jusque dans le ciel !

Écueil de l’histoire de saint Vincent de Paul que cette humilité, pour qui ne saurait pas combien cette goutte d’eau du diamant catholique est belle. Heureusement, ce n’était pas le cas pour son historien. Je l’ai déjà dit, l’influence de saint Vincent de Paul a créé le talent actuel de l’abbé Maynard. Elle l’a fait fort où un autre que lui n’aurait été que tendre, doctrinal, doctrinal surtout, où l’on pouvait craindre qu’il fut sentimental ou trop humainement pathétique, prêtre enfin, et non pas littéraire ! Mais ce n’était pas assez : l’influence de saint Vincent de Paul a transpercé jusqu’aux détails du livre que l’abbé Maynard a consacré à sa mémoire. C’est un livre d’autant plus beau qu’il est un livre le moins possible… L’auteur moins sincère, moins la proie des choses ineffables qu’il raconte, l’eût probablement mieux composé et plus habilement construit. Il en eût arrêté l’architecture.

C’est un récit libre et ondulant, qui s’avance et se replie du xviie  siècle jusqu’à nos jours et de nos jours au xviie  siècle, quittant la vie du fondateur pour suivre la destinée des grandes œuvres qu’il a fondées. On dirait qu’il n’y a pas de cadre à cette histoire, qui emporte le sien avec elle. Le fait y est tout, comme il était tout, du reste, pour saint Vincent de Paul, mais c’est le fait compris, interprété et décrit dans l’esprit le plus sain et la plus docte orthodoxie ! Si l’on osait parler d’originalité à propos d’un livre qui est bien plus une action sacerdotale qu’autre chose, on dirait que, parmi tous les livres, histoires et biographies dont nous sommes recrus sur le xviie  siècle, celui-ci a changé tout ce qu’on connaît, en éclairant l’histoire de la divine lumière qui sort de saint Vincent de Paul.

L’historien fait tourner tout le siècle dans cette lumière sacrée, — espèce de jour nouveau qui ne l’avait jamais pénétré. Les anecdotiers de l’histoire — qui passeraient bien un médaillon, ou même un grand portrait de saint Vincent de Paul, mais pas plus que cela, les honnêtes gens ! — ont repris, dans un journal fameux, l’abbé Maynard d’avoir parlé, dans un livre sur le doux Vincent de Paul, de Jansénius et de ses erreurs avec une rigueur méritée. D’autres viendront peut-être encore qui lui reprocheront d’avoir fait perler la goutte de sainte lumière qu’il y jette sur la politique de Richelieu et de Mazarin. Étendre par terre la vieille soutane de Vincent de Paul, qu’on trouve assez touchante, et dire à l’abbé Maynard : « Voilà votre cercle de Popilius ; plantez-vous là, mais ne sortez pas de ce bout de soutane ! », tel est le conseil du sophiste caché sous la petite leçon du littérateur… Mais que l’abbé Maynard se tienne bien tranquille et n’écoute pas ces pointus dont nous ne voyons que trop la pointe, malgré leurs précautions pour la cacher. On ne tue pas l’esprit d’un livre comme le sien, le robuste esprit d’un livre de prêtre, avec une piqûre de rhéteur.