(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Armand Carrel » pp. 15-29
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(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Armand Carrel » pp. 15-29

Armand Carrel

Armand Carrel et ses œuvres complètes.

I

Les œuvres d’Armand Carrel, qui ne sont guères que la collection de ses articles au National et une histoire de la Contre-révolution en Angleterre, n’avaient jamais été réunies. Chose singulière ! malgré leur dévouement à sa mémoire, MΜ. Paulin et Littré, ses éditeurs, n’ont songé qu’à la fin de 1857 à réunir en un corps d’ouvrage les écrits dispersés du célèbre rédacteur du National. Ils ont attendu, patients, sans doute, parce qu’ils le croyaient éternel.

Hélas ! ils ont compté sans le Temps, ce grand défaiseur de toutes choses. Ils ont pensé qu’ils retrouveraient bien toujours assez de cette renommée, déjà pâlie, pour qu’en la tisonnant un peu, en bons amis et en bons éditeurs, ils en pussent ranimer la flamme. En cela, ils se sont trompés. Il était trop tard. Le vent qui a soulevé les feuilles au bas desquelles le nom d’Armand Carrel a brillé quelques jours, les avait bien emportées. On a l’imprudence de les rapporter. On empile pesamment les unes sur les autres ces feuilles éphémères privées maintenant de l’électricité du moment qui les produisit, mais à quoi bon ? Elles ont cessé d’être ce qu’elles étaient. On ne les reconnaîtra plus.

C’est la destinée et la nature des choses qu’il en soit ainsi, du reste. Carrel était un journaliste, et ce mot-là se décompose d’une manière terrible. Il veut dire écrivain d’un jour. Or, Carrel n’a point à se plaindre, ni personne pour lui ; n’a-t-il pas eu le sien ?… Il a respiré sa petite pincée de gloire. Il a été important, désagréable au pouvoir, redouté des partis, même estimé d’eux, — quoi qu’on fût peut-être moins sur de ce sentiment que de la crainte.

Ses œuvres à la main, que vient-on réclamer ?… Ces trois volumes très compactes, nous les avons lus. Il nous est impossible de les admirer. Nous serions même étonné de la médiocrité foncière de ce talent, qu’on a cru énorme, et du peu d’intérêt de ces écrits, qui ont eu la vie, si nous ne savions pas que, par son essence, le journalisme est condamné à ces effroyables déchets. Qu’est-ce qu’une bulle de savon à laquelle manquerait la lumière ? Dans ces journaux, qui prennent aux événements leur contour, leur passion, leur être, il n’y a plus rien qui se voie quand le soleil de la circonstance est couché !

Et peu d’exceptions à cette règle. Qui se donne exclusivement au journalisme y perd son talent, s’il en a, et mange en herbe le blé de sa gloire, s’il était vraiment fait pour recueillir cette noble moisson. Quel que soit le temps auquel on appartienne, quelle que soit la grandeur des événements qu’on représente dans les mille facettes d’une polémique qui n’a souci, le plus souvent, que de les briser, — et ce n’était pas le cas pour Armand Carrel, homme de petite époque, vulgaire et abaissée, — le journalisme, qui fait litière pour l’histoire, n’est jamais de l’histoire, et voilà pourquoi, quand elle commence, lui n’est déjà plus.

Et comment durerait-il ? La première condition de toute durée dans l’inspiration de l’esprit humain, c’est le renouvellement de la vie par le travail, l’étude, la lecture, la méditation, tout cet entretien de la pensée. Or, le journalisme ne se renouvelle pas. Il se répète. Engoulevent qui vit d’air, et qui, après avoir-fait du bruit, expire au bout… dans le silence ! Quand donc un homme livré au journalisme n’a pas de facultés plus hautes que son métier, et n’apporte pas la main souveraine et incontestable d’un maître dans le pétrissage de cette pensée qu’il jette sur la place tous les jours, il est bientôt dévoré par sa fonction même, et le temps n’est pas loin où il sera oublié.

Il faut être Camille Desmoulins, l’André Chénier du journalisme révolutionnaire, qui en a l’iambe en prose et la langue souple, pure comme un camée, parfumée d’antiquité et quelquefois de mélancolie, pour qu’on puisse toucher sans dégoût ou sans indifférence aux haillons du Vieux Cordelier. Certes ! Armand Carrel n’est pas le Camille Desmoulins de la révolution de Juillet. Mais, sans ressembler à Tardent jeune homme qui trouva l’inspiration du talent dans les premières ivresses de la Révolution française, Carrel pourrait avoir des facultés à part, un talent à lui, dont nous regretterions l’emploi, mais dont nous subirions la puissance. Eh bien, non ! malheureusement, il n’en a pas.

Armand Carrel n’est sérieusement ni un penseur, ni un écrivain, ni un esprit politique, ni un historien, quoique une fois dans sa vie il ait touché à l’histoire, à ces pierres d’un passé en ruines qui nous écrasent quand nous voulons les détacher pour les jeter à nos ennemis. Voilà ce qu’il était pour le talent, Mais pour le caractère, ce qui importe bien davantage, que fut-il ?

Était-il vraiment républicain ? Était-il vraiment le « grand citoyen » que dit Littré dans sa notice ? l’espèce de Washington en espérance pour lequel on veut le faire prendre ?… Question dangereuse, qui était enterrée et qu’on déterre pour la poser à nouveau.

Cette publication est une maladresse de l’amitié… ou une tentative de la spéculation. Comme les anciens rois persans, ce républicain avait un prestige tout le temps qu’il était invisible, c’est-à-dire qu’on ne lisait pas ses écrits et qu’on oubliait sa vie. On nous force à relire les uns et à examiner l’autre. Le prestige va se dissiper. Nous allons avoir l’exacte mesure d’un homme grandi par le besoin des partis ; car les partis se font des hommes quand ils n’en ont pas, et Carrel est un de ces postiches.

David d’Angers avait fait à Carrel une statue contre laquelle le Temps, qui était passé, ne serait pas revenu. Elle pouvait rester sur sa tombe. La publication de MΜ. Littré et Paulin mettra cette statue en morceaux.

II

En effet, que trouvons-nous dans cette publication, dont le but certainement sera manqué. À la fin du troisième volume, nous sommes en 1833, à l’année qui précéda la fondation du National, l’œuvre personnelle de Carrel, l’hégire de ce nouveau prophète d’une république qui se révélait. En 1833, Carrel avait trente-trois ans, l’âge de la force juvénile sur laquelle la réflexion doit commencer de jeter ces ombres qui sont une lumière. Il venait de se déclarer républicain.

Il est vrai qu’il ne l’était pas : c’était une thèse dont il allait vivre.

De tempérament très aristocrate, fou d’égalité par orgueil, Armand Carrel n’a jamais été, d’opinion, autre chose qu’un bonapartiste. Élevé pour être un soldat, il était de sentiment ce que furent tous les hommes de sa génération qui avaient reçu sur leurs berceaux le coup de soleil de l’Empire. Et cela est si vrai, que, sans ce bonapartisme de conscience qu’il ne put s’arracher du cœur, on pourrait défier d’expliquer sa vie.

Cette vie fort douloureuse et fort triste, qu’il fut toujours disposé à donner pour rien et qu’il a donnée pour moins que rien, car ce fut pour une question qui ne le regardait pas, toute cette vie fut éternellement dominée par deux impossibilités qui la rendirent intolérable. Carrel ne put être l’homme de ses opinions réelles et ne voulut pas être l’homme de sa situation factice. Pour échapper à cette alternative, il lui aurait fallu plus de caractère ou d’intelligence qu’il n’en avait. Il lui aurait fallu s’élever au-dessus de lui-même.

Bonapartiste avant l’heure et sans patience, trompé dans ses ambitions les plus légitimes quand il se comparait à Thiers et Mignet, il se jeta, de dépit et de colère, dans une opposition qui l’entraîna de la gauche triomphante à la gauche souffrante, et de là à la république. Mais, républicain seulement pour faire pièce à un gouvernement qui ne lui avait pas fait place, il n’eut pas la force que contenait son parti, parce qu’un tel parti est nécessairement l’excès même et qu’il en repoussait les excès.

Le malheureux ne fut jamais lui-même. Il oscilla toujours entre le mot d’ordre de son parti, et sa nature impatiente de le recevoir. Du moins, rendons-lui cette justice, c’est que sous la logomachie révolutionnaire, l’uniforme de son opinion, et qui lui était imposée, il avait, en sa qualité de bonapartiste, le sentiment vrai de l’honneur militaire de la France, et la douleur des traités de 1815 fut la seule chose peut-être, dans sa conduite et ses écrits, qui ne fut pas une consigne, un texte appris, arrangé et pédant, « un devoir extérieur », comme dit le cardinal de Retz. Mais, hors cela, qui n’implique, après tout, ni la supériorité de l’intelligence, ni même l’éloquence du talent, il n’y a rien dans les trois volumes de Carrel qui ne soit vieilli, passé, mesquin, et qui méritât qu’on s’y arrête si on ne nous forçait pas à les lire à la lumière de son nom.

Nous y retrouvons le vide profond d’une opposition politique que nous avons vue à l’œuvre depuis, et qui, au temps de Carrel, se demandait si elle devait parler par la fenêtre ou sur la borne, et qui préférait la fenêtre encore !

Quant aux événements contemporains qui viennent se mirer dans ces pages ; ils sont bien de taille avec elles. On sait ce que fut l’histoire de France, de 1830 à 1833. Obstinations, taquineries, aigreurs, objurgations de la presse contre le pouvoir et du pouvoir contre la presse, arrestations, duels, convois politiques, émeutes, conspirations et révolutions plus ou moins avortées, toute cette petite pluie de petites choses qu’après les tonnerres de l’Empire il nous a fallu entendre tomber, voilà les événements que Carrel jauge, interprète, éclaire, et sur lesquels il cherche, en tâtonnant, à ajuster la loi de l’avenir. En sa qualité d’homme du fait, il est fort maladroit à dégager cette loi qu’il ne voit pas, et d’ailleurs il s’en soucie peu, quoiqu’il en parle comme un doctrinaire ; car, ne nous y trompons pas ! Carrel était aussi un doctrinaire à sa manière. S’il ne l’était pas de doctrine, il l’était d’air gourmé, de violence et de creux.

Ce républicain d’occasion n’avait et ne pouvait avoir ni de principe de gouvernement, ni de foi politique ; et c’est pour cela qu’il allait devant lui, acceptant sans honte et sans embarras les transitions successives des partis qui expliquent tout par le progrès, — commode excuse !

Ils disent chaque jour qu’un jour il fera jour !

Voilà ce qu’il ne faut jamais perdre de vue quand on veut bien juger Carrel. Comme il est mort avant la naissance de la république, dont il eût aimé la dictature encore plus que la liberté, comme il s’est agité, mais n’a pas agi, — rien n’étant plus différent de l’action politique que les vaines agitations d’un journaliste de parti, — on peut sans danger lui établir une conscience posthume irréprochable, et supposer magnifique le rôle qu’il n’a pas joué. Seulement, nous voulons rappeler, nous, que le « grand citoyen » de Littré ne fut jamais, en toute rencontre, que le fils de boutiquier enragé qui répondait un jour au général d’Albignac, son chef à l’École Militaire, lequel le renvoyait pour cause d’insubordination à l’aune de son père : « Général, si je retourne à l’aune de mon père, ce n’est pas pour mesurer de la toile que je la reprendrai ! »

III

Un tel mot, dit à dix-huit ans, annonçait Carrel et le peint d’un trait.

Révolté de position sociale, révolté déjà à l’École où l’on savait le mieux obéir, révolté militaire plus tard, enfin révolté politique, il fut un révolté toujours. En un pareil homme, les opinions ne furent jamais que les sensations de l’orgueil souffrant, car la fierté ne souffre pas, et son talent, quand il en eut, le mouvement d’un sang irrité et jaloux. Dans ces conditions d’égoïsme, d’ambition et d’envie, quand on n’est pas au moins trempé comme un homme de Plutarque, on n’est rien… Si l’historien ou le critique interroge la vie de Carrel, qui fut courte, et ses œuvres, qui, grâce à MΜ. Paulin et Littré, menacent d’être longues, ils ne trouveront ni dans l’écrivain ni dans l’homme l’ascendant d’un dominateur. Il ne domina que la sottise et la lâcheté de son temps.

Il avait cependant une certaine force d’âme, comme il avait aussi une certaine force de style, mais tout cela dans d’assez communes proportions. À coup sûr, on ne rencontrait rien d’épique dans ce chef d’idées ou de parti, au front bas, à la tête presque crépue, chagrin, froncé, retors, vrai Chicaneau normand quand il s’agissait de questions de droit touchant son métier, comme il n’y avait rien non plus d’un grand artiste dans cet écrivain assez mâle de ton, — correct et brossé, — qui ne perdait de sa rigidité de tenue que dans la colère. Le talent de Carrel, en effet, côtoyait toujours la colère. Mais ce n’était pas la colère d’Achille ! C’était celle d’un homme qui a des muscles et de la bravoure, et plus encore de nerfs que de muscles, voilà tout !

On a dit qu’il était duelliste, et, au fond, il ne l’était pas. Maladroit aux armes, mais, comme nous l’avons dit, ennuyé du collier de force que les partis lui avaient bouclé, il ne tenait pas à la vie, et il acceptait cette réputation de duelliste qui le débarrassa de mille affaires. Il en affecta même la pose. Relisez ses écrits, et voyez s’il n’a pas toujours l’air de coucher son épée sous sa signature, comme il disait. « Si vous n’êtes pas contents, vous savez ?… » Lui, l’homme de l’égalité et des légalités, lui qui vantait et promouvait la fraternité républicaine, il avait d’affection le mot qui blessait. En cela, inconséquent à ses idées comme à son parti lui-même, qui a inventé la fraternité ou la mort, il rappelait le sous-officier de l’Empire, — mais, s’il avait le ton du sergent, il n’en avait pas les vertus.

Militaire par l’éducation et l’instinct, il était, par l’indiscipline, antimilitaire. Il l’était encore par un puritanisme et un pédantisme que ne connaissent point ces bons et fiers enfants que l’on appelle des soldats. Impatientant bien plus qu’imposant, son talent, comme sa personne, n’était pas seulement antipathique à ses adversaires ; il manquait de sympathie, même parmi ses partisans et ses amis. Il était maussade. On trouve dans ces volumes de ses œuvres les premières traces de ses démêlés avec la Tribune. Les républicains de ce journal, qui ne comprenaient que le gant rouge, riaient des gants jaunes de Carrel. Ils avaient deviné l’aristocrate bourgeois qui veillait au fond de ce républicain, dont l’habit noir avait la propreté de l’habit bleu de Robespierre. Ils l’avaient si bien deviné, que, dans sa réponse à leurs attaques, on sent· la joie d’un reproche qui, pour lui, n’était pas une injure, et qui avait caressé, dans le secret de son âme, sa despotique vanité.

IV

Tel il fut pourtant, cet Armand Carrel dont on veut nous faire le Tancrède de la démocratie. Mais son amour pour elle ne fut ni assez désintéressé ni assez sincère pour mériter un si beau nom. Il n’aurait pas été fâché d’être traité de chevaleresque, malgré son mépris pour les figures et les souvenirs de la féodalité ; mais c’était trop. Les chevaliers ne se masquaient qu’avec la visière de leurs casques, et le masque dans lequel Carrel étouffait était moins guerrier et moins fier : c’était le masque d’une opinion. Il cachait ainsi une ambition verte, comme l’a si bien dit un écrivain de son temps, qui savait peindre ce qu’il voyait.

Sous l’influence de cette ambition masquée, le bonapartiste de sentiment qui n’avait pu rester sous-lieutenant, et qui avait saisi sa plume de journaliste comme il avait dit qu’il saisirait l’aune de son père, eut-il, en voyant l’effet qu’il produisait, la risible illusion d’être le second Bonaparte d’une seconde république ?… Ce n’est pas probable. Pour essayer d’être même la copie mesquine d’un si grand modèle, Carrel était trop teinté ou toqué de Washington. Washington était son oncle d’Amérique. La gloire de ce Président des États-Unis, Carrel la rêvait comme son héritage. Un rêve vain, du reste, comme en ont tant d’hommes qui restent sans jamais y entrer au seuil de l’histoire, dont on dit tout parce qu’ils ne firent rien, quoiqu’ils fussent capables de faire. Carrel l’était. Et voilà pourquoi, dans sa mesure, d’ailleurs étroite, nous préférons de beaucoup l’homme à l’écrivain.

Nous l’avons dit déjà, l’écrivain était radicalement médiocre. Armand Marrast, son successeur au National, avait plus de verve, de mouvement, d’esprit et de talent que lui. Marrast, aimable et turbulent, qui avait été professeur de rhétorique et qui en rapportait les fleurs à son chapeau ; Marrast, ce Roger Bon-Temps d’avant-garde, qui avait le zèle tapageur de la Révolution, mais qui aimait trop les huîtres — celles qu’il mangeait et celles dont il se moquait — pour être une brosse de puritain et un austère ; Marrast enfin qui, s’il avait porté le bonnet rouge, y aurait campé des sonnettes, avait beaucoup de Jules Janin. C’était un Janin politique avec plus de mordant, et, ma foi ! avec autant d’ignorance. C’est lui qui écrivait d’Espagne qu’il avait passé les Pyrénées, et qu’il ne se sentait pas d’aise d’avoir pu contempler ces monts fameux, traversés autrefois par Annibal pour aller livrer la bataille de Pharsale. Armand Marrast, comme Janin, était de ces talents, jolis et éblouissants, qui s’enferrent sur des bévues et par là ne sont plus comptés pour ce qu’ils valent, tandis que la médiocrité correcte et posée de Carrel était de celles qui font les meilleures affaires d’un homme parmi ses contemporains. Elle lui rapporta autant que sa bravoure. C’était celle-là que l’on aime dans tous les pays, mais particulièrement dans celui-ci ; cette espèce de médiocrité qui est le niveau intellectuel de tout le monde et qui se parle dans une langue passable et époussetée. Elle ferait pardonnera un poète, qui l’aurait quelquefois, les exquises beautés du génie.

Armand Carrel l’avait aussi, heureusement pour sa renommée ; mais elle ne lui fait rien pardonner.

V

C’est cette renommée qu’il fallait laisser à Armand Carrel. La postérité, indifférente aux guerres des partis, que le temps extermine bien mieux qu’ils ne s’exterminent les uns les autres, la postérité aurait fait bénéficier Carrel de son indifférence. Elle aurait su son nom. Elle aurait vu sur ce nom les quelques gouttes de sang résolument versé qui, dans l’opinion française, passeront toujours pour de la pourpre, et cela eût suffi pour parer une gloire imméritée, qu’elle est capable de lui retirer tout entière si on vient lui demander d’y ajouter encore, — si on vient quêter sur ce tombeau !

Les Œuvres complètes de Carrel diminuent son nom et son souvenir — coup de cymbale retentissant et passager — dans la mémoire des hommes. Il est des renommées qui durent par leur vague même ; en les précisant, on les ruine. Ce sont celles-là qui n’ont pas leur raison d’exister. Armand Carrel était un journaliste politique et littéraire, comme dit le titre de ses œuvres. Il était donc un de ces hommes dont la fonction est de tout enseigner et dont la spécialité est l’univers. Rude besogne ! Pour être de force et de proportion avec une telle charge, il serait besoin d’un Atlas. Nous avons dit ce que fut Carrel. Ce n’était qu’un journaliste comme tant d’autres, un touche-à-tout qui met audacieusement une main familière sur l’épaule des plus hautes questions, un de ces agitateurs d’une minute et demie auxquels, cette minute passée, le monde qu’ils ont troublé ne pense plus. C’était même un journaliste moins fort que bien d’autres dont les œuvres moins sérieuses vivront plus longtemps que les siennes. Les siennes, si on avait eu de l’esprit, auraient peut-être tenu dans un demi-volume, en cherchant bien. Mais entreprendre l’énorme publication que MΜ. Littré et Paulin ont commencée !… Il fallait la | piété de deux ours au pavé, comme celui de la Fable, pour rouler une telle montagne sur son tombeau.