Les traductions.
La manière de traduire les auteurs en général, & les poëtes en particulier, a été un double sujet de dispute chez la nation laborieuse, pesante, mais souvent utile des traducteurs.
Dans la première contestation, il s’agit de sçavoir si une traduction, pour être bonne & pour réunir les suffrages de tout le monde, doit être ou littérale ou libre. Cette question a été faite de tout temps ; mais on l’a principalement agitée du nôtre à l’occasion des voyages de Gulliver, traduits par l’abbé Desfontaines. On sçoit que son principal mérite étoit le jugement & le goût. Il avoit fait des changemens considérables dans cette traduction, ainsi que dans celle de Laurent Echard, de Joseph Andrews, &c. ; car, parmi les auteurs où il y a le plus à changer, c’est assurément chez les romanciers Anglois, & nommément chez le docteur Swift, écrivain plein d’esprit & original ; mais à qui l’on reproche, en Angleterre même, d’être un à low author, un auteur qui tombe souvent dans le bas.
Un homme de génie, & qu’on a vu remplir une des premières places du ministère, dans la préface de sa traduction en prose des essais de Pope sur la critique & sur l’homme, blâme la liberté qu’on avoit prise d’ôter quelque chose au Gulliver. Il invectiva contre ceux qui se donnoient carrière en traduisant, & voulut démontrer la nécessité d’être littéral : il appuya ses raisonnemens de l’exemple. Sa traduction des Essais sur la critique est rendue presque mot pour mot de l’original, & par-là directement opposée à la traduction de ce même ouvrage, donnée en vers par M. l’abbé Duresnel.
La différence qu’on remarque pour la fidélité entre ces deux traductions, est étonnante : il semble que ce ne soit pas le même ouvrage. Autant l’une a pour objet de faire sentir toute la force & tout le mérite du texte, autant l’autre tend à l’accommoder à notre goût, & à le tourner beaucoup moins à notre instruction qu’à notre amusement. L’abbé Duresnel envoya un exemplaire de sa traduction au Despréaux de l’Angleterre qui n’en fut pas satisfait, & ne jugea point à propos de faire réponse. Pope croyoit avoir été défiguré. Il est certain pourtant qu’il y a des vers de génie, & d’une vérité frappante dans cette traduction en vers de l’Essai sur la critique, ouvrage dont on parle en Angleterre, comme on parle en France de notre art poëtique. Le mécontentement de Pope ne fut pas le seul chagrin qu’eut à essuyer M. l’abbé Duresnel : on lui fit beaucoup d’autres tracasseries, qui l’ont empêché de donner une édition nouvelle de son ouvrage avec des corrections & des changemens.
Le traducteur des voyages de Gulliver, attaqué par celui de l’Essai sur la critique, repoussa les traits lancés contre lui, & n’écouta que son dépit : on en voit la preuve dans ses feuilles. En faisant l’opposition de la traduction en prose & de la traduction en vers, il jugea celle-ci supérieure à l’autre. Il ne vit, dans la première, qu’une mauvaise copie d’un très-bon original. Il en prit occasion de faire valoir ses idées sur la liberté, & l’espèce d’audace que doit sçavoir prendre toute personne qui traduit.
Selon lui, les beautés du goût de toutes les nations doivent être
conservées : mais il ne juge pas qu’il en soit de même de certaines
beautés locales, que des allusions, à des usages particuliers, empêchent
d’être senties partout, & rendent le plus souvent des énigmes
insipides. Auquel cas, il recommande qu’on substitue des allusions plus
ingénieuses & plus sensibles, qu’on remplace même quelquefois les
idées outrées, les détails trop étendus, les comparaisons forcées par
des choses plus justes & plus nobles, en avertissant toutefois le
public de ces changemens. Il se moque de ces traducteurs, qui, sous
prétexte de conserver à un original son air naturel, sacrifient la
force, l’élégance & la clarté à une fidélité ridicule.
« Substituer, dit-il, des mots françois à des mots d’une
autre langue, c’est faire comme les écoliers qui commencent à
traduire. »
D’ailleurs, ajoute-t-il, qu’est-ce qui empêche
qu’on ne soit à la fois élégant & siecle ?
Le traducteur en prose, ennemi décidé de toute traduction libre, (car celles qui ne sont que des imitations le révoltoient bien davantage, & lui paroissoient des monstres), soutenoit que la crainte de n’être pas assez exacte & littéral devoit faire sacrifier les mots aux choses. Rien de plus vrai que ces principes, répondoit l’abbé Desfontaines, mais qu’ils sont dangereux dans les conséquences. Celui qui se borne à être purement littéral en abuse le plus souvent ; ensorte qu’au lieu de sacrifier les mots aux choses, il sacrifie réellement les choses aux mots. La raison est qu’en rendant les mots, & même le sens principal, on ne rend pas toujours les idées accessoires, qui forment tout l’art & tout le mérite d’un ouvrage.
Le comte de Roscommont, dans son poëme sur la manière de
traduire, reproche aux traducteurs de notre nation d’être
d’ennuyeux & froids paraphrastes ; « un trait, dit-il, une
pensée, que nous renfermons dans une ligne, suffiroit à un François
pour briller dans des pages entières. »
Les circonlocutions
& les paraphrases sont
des défauts
communs à tous les traducteurs. Mais ce sentiment du comte de Roscommont
favorisoit l’opinion des traductions littérales, & on le cita en
triomphant. Les partisans des traductions libres ne tinrent aucun compte
de cette autorité, & lui opposèrent celle de madame Dacier, qui
caractérise ainsi une traduction servile & littérale. « Ce
n’est là qu’une imitation basse, qui, par une fidélité trop
scrupuleuse, devient très-infidèlle : pour conserver la lettre elle
ruine l’esprit ; ce qui est l’ouvrage d’un froid & stérile
génie. »
A force de vouloir être exact, ajoutoient-ils, on n’est que plat &
sec, on se fait un stile le plus souvent confus, entortillé. Tout
traducteur, il est vrai, a pour ainsi dire, un maître qui est son
auteur ; mais « ce maître ne doit pas exercer sur lui un empire
oriental & despotique, ni le changer de chaînes comme un vil
esclave. L’unique devoir de celui-ci est de le suivre toujours, mais
quelquefois d’un peu loin : c’est même par cette espèce de liberté
qu’il lui fait honneur. En marchant scrupuleusement
& immédiatement sur toutes ses traces, il ne
pourroit avoir qu’une démarche contrainte, & sa basse servitude
seroit honteusement marquée par ses pas timides, & par la
mauvaise grace de tous ses mouvemens »
.
Faute de prendre un juste milieu entre une exactitude scrupuleuse & une liberté honnête, presque toutes nos traductions ont été manquées ; il en est très-peu dont ont parle. Celles d’Amiot ont été longtemps recherchées pour leur stile naïf & charmant : on met encore au rang des bonnes celles des lettres de Pline, par l’avocat Sacy, de l’académie Françoise ; des lettres de Cicéron à Atticus, par l’abbé Mongaut ; celles de Virgile, par l’abbé Desfontaines ; de l’Anti-Lucrèce, par M. de Bougainville ; de la vie d’Agricola & des mœurs des Germains, par M. l’abbé de la Bletterie. Les présidens Cousin & Bouhier, les abbés Prevôt & d’Olivet se sont encore distingués par leurs traductions. Cette élite de nos traducteurs a tâché de réunir la fidélité, l’élégance, & la noblesse. Il est à desirer que les grands historiens de la Grèce & de Rome soient rendus par une plume digne de la leur. On attend avec impatience que l’auteur de la vie de Julien nous donne, en partie cette satisfaction. On desire de connoître, d’après lui, Tacite, cet historien qui a si bien peint l’ame fausse, impérieuse, dissimulée & cruelle de Tibère, exécrable imposteur, modèle de Cromwel pour les grandes qualités & les grands vices ; cet historien, qui a si bien nuancé le caractère des Romains, qui veut prouver que tout, dans le sénat & chez Tibère, se faisoit par une combinaison de crimes ; cet historien dans qui l’on remarque un esprit d’ordre & de suite, des réflexions & des vues profondes & lumineuses, un talent merveilleux pour faire des tableaux.
Un bon traducteur doit avoir un plan à soi. Le grand défaut de tous est
de marcher au hasard, de ne sçavoir pas ramener les choses à un point
intéressant. C’est par cette raison principalement qu’on ne lit plus
d’Ablancour, réputé si longtemps la perle des
traducteurs. On n’aime plus sa traduction de Tacite, surnommée
la belle
infidelle. La
Houssaye est un discoureur froid, minutieux & pesant. Quelle
langueur, quelle incorrection, quelle indécente familiarité de stile
dans M. Crévier ! il semble avoir voulu travestir la plupart des
endroits de Tacite qu’il a rendus. On se plaint aussi de M. d’Alembert,
de son peu de fidélité, de force même dans sa copie, de son projet de ne
traduire que des morceaux, du reproche qu’il fait à Tacite de présenter
des images ou des idées puériles,
d’opposer, par exemple, « la rougeur du visage de Domitien à la
pâleur des malheureux qu’on exécutoit en sa présence, & de faire
remarquer que cette rougeur, étant naturelle, préservoit le visage
du tyran de l’impression de la honte »
. Cette circonstance
ne fait aucun tort à l’historien, à ce peintre du cœur humain ; elle
ajoute à l’horreur du tableau que forment tant d’innocences victimes
& l’ame attroce du tyran qui les voit expirer. Les admirateurs de
Tacite condamnent M. d’Alembert sur le passage même : ils veulent que
l’historien Romain ait tout dessiné dans le grand.
Passons à la dispute sur la manière de rendre les poëtes. Est-ce en vers, est-ce en prose qu’il faut les traduire, pour en faire sortir toutes les beautés ?
Le célèbre président Bouhier, ce sçavant d’un esprit si juste & d’un
goût si délicat, tient pour les vers. Il prétend que « les
traductions en prose sont moins faites pour le plaisir des lecteurs
que pour l’intelligence du texte »
. Il ne pense pas qu’avec
cette exactitude servile qu’elles exigent, on puisse
rendre toutes les graces de la poësie. Au contraire, dit-il, cette
heureuse hardiesse, l’ame des bons vers, ne peut qu’être favorable au
traducteur. Le président Bouhier a pour lui l’exemple des nations
voisines. Homère est très-heureusement traduit en vers Italiens par Salvini ; Théocrite par Ricolotti ;
Anacréon surtout par plusieurs excellentes plumes ; Virgile par Hannibal Caro ; Ovide par les Anguillara. Les Anglois sont aussi heureux en traductions
poëtiques. On connoît celle d’Homère par Pope, de
Virgile & de Juvénal par Dryden, de Lucrèce par
Creech.
Mais, à tous ces exemples frappans, les partisans des traductions en prose opposoient le mauvais succès de nos traductions en vers ; comme de celles de Virgile par Ségrais ; des Odes d’Horace par l’abbé Pellegrin* ; des Héroides & des Élégies amoureuses d’Ovide par Thomas Corneille, par l’abbé Barrin, & par Richer qui a mieux réussi dans ses Fables ; des Métamorphoses par Bensérade ; de la Pharsale par Brebœuf. Ils mettoient tous ces copistes versificateurs dans la dernière classe des écrivains. Ils les jugeoient les plus cruels fléaux de la vérité & des beautés originales. Ils leur préféroient, sans hésiter, l’ignorance & la platitude de Marole & de Martignac, les écarts d’imagination de Catrou, les bévues de Saint-Rémi, la froideur de Bellegarde & de Tarteron, la mauvaise grace de Dacier, l’enflure & l’esprit de systême de Sanadon, l’incorrection & le verbiage de l’abbé Bannier. Traduction pour traduction, ils on aimoient encore mieux une mal rendue en prose, qu’une autre mal rendue en vers.
Le traducteur en vers du poëme de Pétrone sur la guerre civile, de la Veille des fêtes de Vénus *, du quatrième livre de l’Énéide, n’avoit encore exposé qu’en général ses idées. Bientôt il les développa dans une préface à la tête de ce même quatrième livre.
L’abbé Desfontaines se proposoit alors de donner une traduction complette des œuvres de Virgile. Il espéroit que la sienne, pour l’exactitude, pour la précision, l’élégance & la clarté, effaceroit toutes celles qui avoient paru. Ainsi Desfontaines avoit à craindre de voir son travail de plusieurs années perdu, si les idées du président Bouhier avoient lieu. Il pouvoit même se flatter d’écrire aussi bien en prose que ce président en vers : aussi ne manqua-t-il pas de protester hautement, dans une de ses feuilles, contre tout ce que celui-ci avoit dit dans sa préface & ailleurs. Cette protestation fut faite à l’occasion du compte qu’il rendit de la traduction nouvelle de Pétrone, ce courtisan emporté par la satyre & la débauche, ou plutôt ce pédagogue enflé qui ne connoissoit la cour que par oui-dire.
Le critique accompagne néanmoins ses observations de ménagement & de
beaucoup de politesses ; mais il mit, dans la suite, plus de chaleur
& de méthode dans un discours, sur la traduction des poëtes, placé à
la tête de celle de Virgile. « La prose,
dit-il, ne sçauroit représenter qu’imparfaitement les
graces de la poësie ; c’est-à-dire qu’elle ne peut en réprésenter le
rythme & la cadence : mais, à cela près, elle peut en
représenter parfaitement toutes les graces, en retracer toutes les
images & en rendre même toute l’harmonie, par une autre sorte
d’harmonie qui lui est propre & qui vaut bien, dans son genre,
celle dos vers. »
Il soutient que le traducteur en vers
& le traducteur en prose font sujets aux mêmes loix ; qu’ils sont
aussi astreints à la
fidélité l’un que
l’autre ; qu’il est aussi ridicule de voir l’un se donner l’essor &
perdre de vue son original, que de voir l’autre ramper servilement &
ne faire de sa traduction qu’une glose ennuyeuse & littérale.
Le P. Sanadon est d’avis qu’on peut traduire très-heureusement en prose.
Il s’explique clairement sur cela, dans la préface de sa Traduction des œuvres d’Horace. L’abbé Desfontaines n’oublia
pas de faire valoir ce sentiment. Il cita le morceau où ce jésuite dit :
« Une traduction en vers ne sçauroit manquer de sacrifier
souvent l’essentiel à l’accessoire, & d’altérer les pensées
& les expressions de l’auteur, pour conserver les graces de la
versification. »
Mais, d’un autre côté, le président Bouhier
pouvoit se réclamer du jésuite Tarteron, qui, après avoir donné la
traduction des Satyres, des Épîtres
& de l’Art poëtique d’Horace, avoit été vingt ans
sans oser entreprendre celle des Odes, dans la
persuasion qu’elles ne pouvoient être bien rendues qu’en vers.
Tout se passa, de part & d’autre, avec une politesse & des égards
qu’il
est bien rare de voir parmi les gens de
lettres d’un sentiment opposé. « Ce qui me fait le plus craindre,
écrivoit le président Bouhier à son adversaire, c’est le parallèle
de votre excellence traduction de Virgile, dont vous venez de nous
donner quelques échantillons, avec ma foible poësie. »
Celui-ci répondit à ces choses obligeantes par d’autres aussi flatteuses
pour le président. L’abbé lui accorda tout ce qu’il crut ne pas aller
directement contre son opinion. Il se retrancha seulement à dire, qu’en
soutenant qu’il falloit traduire les poëtes en prose, il ne parloit que
des longs poëmes où il est impossible au versificateur de soutenir le
ton de traducteur fidèle depuis le commencement jusqu’à la fin. Il se
prévaut beaucoup d’une expérience qu’il dit certaine ; c’est l’ennui que
cause une lecture de moins de demie heure des longs ouvrages en vers
François, & surtout en vers Alexandrins, quelques beaux qu’ils
soient d’ailleurs. M. l’abbé Trublet, admirateur, outré de quelques
écrivains, meilleurs prosateurs que poëtes, dit à peu près la même
chose. Ce langage ne
convient qu’aux mauvais
versificateurs & à ceux qui n’ont pas assez d’enthousiasme, &
peut-être de goût, pour sentir les charmes de la belle poësie.
« Quelle oreille, ajoute l’abbé Desfontaines, insatiable de
musique, pourroit écouter, jusqu’au bout, un opéra tout entier sur
la même mesure, & dont chaque mesure seroit constamment composée
de quatre notes égales. »
A l’égard des petites pièces, comme les églogues, les idylles, les élégies, les épigrammes, &c. il convient que cette raison n’est pas valable.
M. d’Alembert, dans ses Observations sur l’art de traduire, condamne aussi les traductions en prose. Il dit qu’un poëte Grec ou Latin, dépouillé de son principal charme, la mesure & l’harmonie, n’est plus reconnoissable ; que les habillemens à la moderne, qu’on peut lui donner, peuvent être tous très-beaux, mais que ce ne seront jamais les siens ; qu’on l’imitera, mais qu’on ne le rendra jamais au naturel ; que notre poësie, avec ses rimes, ses hémistiches toujours semblables, l’uniformité de sa marche, &, si on ose le dire, sa monotonie, ne sçauroit représenter la cadence variée de la poësie des anciens ; qu’enfin il faut apprendre leurs langues, lorsqu’on veut connoître leurs poëtes. Sans doute cet observateur admet l’exception de l’abbé Desfontaines. Il seroit en effet bien injuste de proscrire les vers des petits ouvrages. On a, par leur moyen, traduit heureusement tant d’opuscules charmans : le président Bouhier lui-même en a rendu plusieurs du Grec & du Latin, avec tout l’agrément possible. Il est telle petite pièce d’un genre élevé, où non seulement on peut, mais où l’on doit nécessairement employer les vers. Ceux qu’ont traduit le grand Rousseau & M. Le Franc, raviroient-ils en prose & dénués de ce charme ?
Le combat instructif entre l’abbé Desfontaines & le président Bouhier n’amena pas d’autres éclaircissemens. La mort enleva ce dernier en 1746. M. de Voltaire, en le remplaçant à l’académie Françoise, & faisant, dans son discours de réception, l’éloge de son prédécesseur, rappella sa dispute sur la traduction des poëtes & lui donna gain de cause. Il soutint, avec le célèbre académicien, que les poëtes ne devoient être traduits que par des poëtes. Il en montra la nécéssité, en même temps qu’il en découvrit les obstacles. Ce qui fait, dit-il, que les grands poëtes de l’antiquité ont été traduits en vers avec beaucoup de succès chez nos voisins, & ridiculement chez les François, c’est la différence du génie des langues, La nôtre ne sçauroit se plier à rendre les petites choses ; à nommer, sans causer du dégoût (tant nous sommes des Sybarites dédaigneux & difficiles) les instrumens des travaux champêtres & des arts méchaniques. Point de mots, au contraire, qu’on ne puisse, à l’exemple des anciens, rendre avec une sorte de noblesse dans la langue de Dante, de Lopès de Véga & de Shakespear.
Si nous en croyons certaines personnes judicieuses, il n’est point de poëte qu’on ne puisse traduire également bien en prose & en vers : tout dépend du talent du traducteur. En effet, que Racine ou Despréaux & le plus excellent prosateur du siècle passé eussent entrepris, à l’envi l’un de l’autre, de mettre en notre langue Virgile ou Horace, est-il douteux que les deux traductions ne se fussent balancées, & n’eussent un égal dégré de mérite, chacune dans son genre ?
Si nous sommes dépourvus de bonnes traductions, il faut s’en prendre à l’incapacité de ceux qui se mêlent ordinairement de nous en donner. Par qui voyons-nous cette carrière courue ? par tel homme qui n’entend pas mieux le François que le Latin ; par tel rimailleur, le mépris & l’effroi des gens sensés ; par beaucoup de ces auteurs condamnés à subsister de leur plume, à enfanter livre sur livre, non pour l’honneur, mais pour le gain. L’abbé Desfontaines, en parlant de sa traduction de Virgile, dit qu’il n’y a pas une seule ligne qu’il n’ait travaillée avec autant de soin que Despréaux travailloit ses vers. On a vu un traducteur, homme de mérite, être deux jours entiers à rendre une seule phrase de son original. Mais ces sortes de traducteurs sont rares. Le commun ne se doute pas qu’il faille du travail & du génie. Avant que d’être traducteur, il est essentiel d’être auteur. Traduire, c’est créer une seconde fois, & lutter sans cesse contre son original.
Une autre raison pour laquelle on manque de bons traducteurs, c’est l’injustice qu’on a de ne pas attacher de la gloire à leur occupation. En Italie, en Angleterre, les peintres & les gens de lettres, excellens copistes, sont mis à côté des originaux : mais, en France, un copiste en peinture, comme en toute autre chose, seroit réputé n’avoir aucun talent. Il est peu de nos beaux-esprits qui ne se crussent insultés sérieusement, si on leur proposoit de copier quelque grand maître que ce soit.
Enfin toutes les manières possibles de traduire doivent aboutir à un seul objet, qui est de se faire lire de suite, avec plaisir, sans égard au texte, de ressembler à un excellent original. Mais on ne remplira jamais cette idée qu’autant qu’on aura soin de faire parler son auteur, comme il auroit parlé lui-même dans la langue du traducteur.