(1875) Premiers lundis. Tome III « Eugène-Scribe. La Tutrice »
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(1875) Premiers lundis. Tome III « Eugène-Scribe. La Tutrice »

Eugène-Scribe. La Tutrice

M. Scribe continue à produire, sans que cette facilité surprenante, qui est la plus grande partie de son talent, en éprouve la moindre lassitude. Hier il versifiait un opéra, aujourd’hui il dialogue une comédie, le tout sans efforts, et avec les mêmes chances de réussite. C’est que M. Scribe a pour système de suivre le public plutôt que de lui commander, et de chercher à lui plaire en obéissant à ses goûts plutôt que de le dompter en lui imposant les siens. Habile autant que personne à nouer et à dénouer une intrigue, spirituel et délié dans le dialogue, vrai le plus souvent, sinon profond, dans la peinture des mœurs, il sait toujours se mettre au niveau de son auditoire, et calcule avec une rare précision tous ses effets. Ou pourrait dire qu’il a la vocation du succès. Sa nouvelle comédie, La Tutrice, doit prendre place parmi ces agréables croquis toujours bien reçus du public, pour lequel ils semblent écrits expressément, et qui occupent dans le répertoire si varié de l’auteur une place bien distincte à côté de ses productions plus sérieuses, Bertrand et Raton, l’Ambitieux et la Camaraderie.

Les deux premiers actes se passent dans une auberge d’Allemagne, à quelques lieues de Vienne. Un industriel, un de ces spéculateurs de notre temps qui mettraient le soleil en actions s’ils croyaient trouver des actionnaires, est descendu dans cet hôtel avec sa jeune fille, qui a nom Florette. M. Conrad annonce à mademoiselle Florette que M. Julien, son employé, le quitte pour aller chercher fortune ailleurs. La jeune fille aimait Julien, et son chagrin se comprend du reste. C’est le premier chagrin d’amour : je ne sais pas si celui-là est le plus vif et le plus profond ; assurément, c’est le plus sincère. — Survient M. le comte Léopold de Vurzbourg, étourdi, prodigue, mauvais sujet, qui a appris la mort de son oncle le feld-maréchal, et qui arrive bon train, à grandes guides, pour venir recueillir une succession immense, dont il doit déjà une bonne part à de gracieux usuriers qui lui ont prêté, au denier vingt, par avancement d’horie.

Presque en même temps, une dame modestement vêtue, aux manières élégantes et simples, descend dans l’auberge, qui ressemble décidément, à ne pas s’y tromper, au terrain vague, rendez-vous si commode de tous les personnages du vieux théâtre. Léopold, pour jouer son rôle d’héritier opulent et faire impression sur la belle et jeune voyageuse, ne parle que de dépenses folles, de plaisirs ruineux, et s’attire de la part de la dame, qui d’abord n’avait pas l’air d’écouter, la plus juste et la plus piquante leçon de morale sur l’emploi des richesses. Cette inconnue est bien la plus aimable prêcheuse qu’on puisse entendre. Mais l’entretien ne tarde pas à être troublé par un courrier, porteur de dépêches pour M. le comte. On a certes bien fait de ne pas perdre un moment, et d’expédier un postillon à franc étrier ; la nouvelle est importante : le testament a été ouvert, et le comte Léopold de Vurzbourg est complètement déshérité. La légataire universelle du feld-maréchal est une jeune chanoinesse du nom d’Amélie Moldaw, qui n’était pas même sa parente éloignée. Le coup est terrible. Conrad, qui a une idée fixe, et qui veut, avant tout, placer ses actions industrielles, ne s’aperçoit pas du contre-temps, et prie la dame inconnue, comme il a prié Léopold, d’une façon fort comique, de lui souscrire quelques actions. La jeune voyageuse, sans se faire attendre, donne sa signature. — La chanoinesse Amélie de Moldaw ! dit M. Conrad. — Amélie de Moldaw ! s’écria Léopold. — Et, lui lançant un regard furieux, il s’élance et disparaît. — Quel est donc ce jeune homme ? demande Amélie surprise. — C’est le comte Léopold de Vurzbourg, répond naïvement Conrad. — C’est Léopold de Vurzbourg ! Allez, courez ! empêchez à tout prix qu’il parte ! s’écrie la chanoinesse en poussant M. Conrad.

Ce premier acte est habilement conduit ; il a de jolis mots, de jolies scènes, des coups de pinceau assez fins. — Lorsque le second acte commence, l’attention est parfaitement éveillée. Le jeune comte n’est pas parti, et il se trouve en présence de mademoiselle de Moldaw, qui, noble et généreuse, a été héritière malgré elle, et ne veut être que la tutrice du neveu de son bienfaiteur. Et d’abord elle veut payer ses dettes ; Léopold s’y oppose avec énergie, et il ne cède même pas lorsque les huissiers cernent la maison, et vont s’emparer de lui. Le cas était embarrassant pourtant, et la situation devenait orageuse ; une lettre de la célèbre danseuse Fridoline arrive à temps, Léopold retrouve son audace, et, par bravade, prend la résolution la plus extravagante, celle d’épouser la danseuse, qui, étant très-riche, vient de lui offrir sa main, pour devenir comtesse, et pouvoir faire graver une couronne sur le panneau de ses voitures. Mais Amélie, qui a eu jusqu’ici du bon sens et de la bonté, va avoir de l’esprit. Au lieu de payer les dettes de Léopold, c’est elle maintenant qui le fait jeter en prison.

Deux ans se sont écoulés, et nous nous trouvons, au troisième acte, dans un château dépendant de la succession du feld-maréchal. M. Conrad, qui a placé enfin toutes ses actions, et qui est aujourd’hui très-riche, parce que ses actionnaires ne le sont plus, plaide contre la chanoinesse de Moldaw, et il a choisi pour avocat le jeune fou des deux premiers actes, qui, ramené par le régime de la prison à des idées plus saines, s’est créé par son travail une position honorable. Léopold, apprenant de Conrad, avant d’avoir vu Amélie, que la jeune chanoinesse est loin de mener une vie exemplaire, s’emporte et laisse, pour la première fois, voir assez clairement le fond de son cœur. Depuis quand le jeune comte de Vurzbourg est-il amoureux d’Amélie de Moldaw, qu’à la fin du second acte il maudissait et détestait avec une sorte de rage ? Nul ne le sait, et il ne le sait peut-être pas lui-même. Mais voyez comme nous allons vite ! Florette, qui a revu Julien, lequel ne lui a pas fait grand accueil, est irritée, piquée au vif, et, pour se venger, veut se marier aussitôt ; Léopold est exactement dans la même disposition, et il se conclut, entre le jeune homme et la jeune fille, un projet de mariage par vengeance, qui fournit une scène assez originale et assez gaie.

Ce singulier mariage va s’accomplir, lorsque Léopold apprend la vérité, toute la vérité, sur le compte de mademoiselle de Moldaw. Elle est restée pure, sa vie est sans reproche ; Amélie explique les absences et les déguisements qu’on lui imputait à crime, en faisant connaître à Léopold que c’est elle qui, sous l’habit de religieuse, allait le veiller dans sa prison quand il était malade et qu’il avait le délire ; et, pour preuve, elle veut lui rendre un anneau qu’elle portait précieusement à son doigt depuis le jour où, dans un accès d’exaltation furieuse, il l’avait donné à la religieuse qui veillait à son chevet. Cet anneau, on le devine, sera bientôt l’anneau nuptial, et la tutrice, en devenant la femme de son pupille, lui rend de si beaux comptes de tutelle, qu’on voit bien que nous sommes dans un vieux château d’Allemagne.

Cette pièce a de l’entrain ; le caractère de la tutrice est d’une donnée assez neuve, et l’esprit, sans y être de haut vol, n’est pas trop vulgaire. Les acteurs ont fait preuve de talent. M. Provost, dans le rôle de Conrad, s’est montré comique et naturel. M. Brindeau a été un comte de Vurzbourg à peu près irréprochable ; s’il n’a pas eu plus d’éclat, c’est moins sa faute que celle de son rôle. Mademoiselle Brohan est une gaie et naïve Florette. Enfin, mademoiselle Plessy, qui remplissait le rôle de la chanoinesse Amélie de Moldaw, a été pleine de réserve et de bon goût, et dans deux ou trois de ces longues tirades où excellait mademoiselle Mars avec ses inflexions si savantes, elle s’est souvenue très-heureusement du parfait modèle.

Nous attendons M. Scribe à une œuvre plus importante, à une grande toile. Il n’est pas vrai, comme on se plaît à le répéter, que la comédie ne soit plus possible, que Molière et le XVIIe siècle aient épuisé le champ des faiblesses, des sottises et des vices de l’homme, et que, les maîtres s’étant emparés des principaux sujets, il ne reste plus qu’à glaner. Si vieille que soit une littérature, si vieux même que soit le monde, les sujets ne manqueront jamais au génie, qui est précisément la faculté de voir et de faire voir les choses sous des points de vue nouveaux. C’est l’absence du poëte comique que nous prenons pour l’absence de la comédie. La comédie n’a jamais été plus possible que de nos jours. Que M. Scribe y songe : la haute muse comique, qui à la vue des excès du vaudeville est blessée au cœur et nous boude avec raison, a tendu la main à l’auteur de la Camaraderie, et le protégerait de préférence à beaucoup d’autres, si, au lieu d’éparpiller ses forces, il s’appliquait à les réunir ; s’il livrait plus souvent de véritables combats, au lieu d’escarmouches sans fin ; s’il donnait à son observation plus d’étendue et de profondeur, et s’il ne dédaignait pas aussi ouvertement cette puissance ombrageuse qui ne se laisse captiver que par de continuels sacrifices, mais qui seule aussi peut faire vivre l’écrivain : c’est du style que je veux parler.

Quant au public, le drame moderne ne l’a pas changé : le peuple d’Athènes aimera toujours la comédie.