Morceaux retranchés à la censure dans l’Essai sur les éloges.
Portrait du cardinal de Richelieu.
Examinons les moyens dont il se servit, et de quelle manière il déploya l’autorité royale qu’il usurpait. Il y avait deux reines ; il les persécuta toutes deux, et les outragea tour à tour ou ensemble. Il traita l’une, plus d’une fois, comme criminelle ; il força l’autre d’être, jusqu’à sa mort, errante et fugitive hors du pays où elle avait régné, privée de ses biens, manquant du nécessaire, et réduite à implorer, par d’inutiles requêtes, la vengeance du parlement contre son ennemi, qu’elle avait fait cardinal et ministre. Le roi avait un frère ; le cardinal, toute sa vie, en fut l’oppresseur et le tyran. Il emprisonna ou fit périr sur l’échafaud plusieurs des amis de ce prince, le maltraita lui-même, l’obligea plus d’une fois, à force de persécutions, de fuir de la cour et de sortir de France, déclara tous ses partisans coupables de lèse-majesté, et fit ériger une chambre pour les proscrire. Partout on ne voyait que des instruments honteux de supplice, et des effigies de ceux qui avaient échappé à la mort par l’exil. Il y avait des princes du sang ; le cardinal les traite à peu près comme le frère du roi ; il les emprisonne ou les fait fuir, les avilit ou les écrase. Il y avait des ministres, des généraux, des amiraux, des maréchaux de France ; il suit avec eux le même plan. Le ministre La Vieuville le fait entrer au conseil ; le cardinal lui jure sur l’hostie une amitié éternelle ; le cardinal, six mois après, le fait arrêter. Le duc de Montmorency avait la place d’amiral ; le cardinal l’en dépouille, et la prend pour lui sous un autre nom. Ce même duc, en 1630, gagne une bataille en Italie, et, en 1632, perd la tête sur un échafaud, pour s’être ligué avec le frère du roi contre le ministre : il est vrai qu’il avait été pris les armes à la main. Les deux princes de Vendôme, fils de Henri IV, sont emprisonnés à Vincennes ; le comte de Soissons fuit en Italie ; le duc de Bouillon sauve sa tête par l’échange de Sedan. Parmi les maréchaux de France, le maréchal Ornano, arrêté en 1636, meurt à Vincennes ; le maréchal de Marillac, après quarante ans de service, est décapité, sous prétexte de concussions, c’est-à-dire, comme il le disait lui-même, pour un peu de paille et de foin ; le maréchal de Bassompierre, un des meilleurs citoyens, est mis à la Bastille, en 1631, et y reste onze ans, c’est-à-dire, jusques après la mort du cardinal. En 1626, le comte de Talleyrand-Chalais, ennemi du cardinal, est jugé à mort, et exécuté à Nantes. En 1631, Marillac, le garde des sceaux, frère du maréchal, est aussi arrêté, et meurt prisonnier à Châteaudun. En 1632, Châteauneuf, autre garde des sceaux, est mis en prison sans forme de procès. En 1633, le commandeur du Jars et d’autres sont condamnés à perdre la tête ; un seul a sa grâce sur l’échafaud ; tous les autres sont exécutés. En 1638, le duc de La Valette, fugitif, est condamné à mort par des commissaires, exécuté en effigie, et déclaré innocent après la mort du cardinal. En 1642, Cinq-Mars, favori du roi, est exécuté pour avoir conspiré contre, le cardinal : de Thou, qui avait su la conspiration, et qui s’y était opposé de toutes ses forces par ses conseils, est aussi arrêté, jugé à mort et exécuté. C’est ainsi que le cardinal traita tous les grands et les hommes en place qui étaient, ou qu’il regardait comme ses ennemis. Le roi avait des favoris, des confesseurs et des maîtresses ; le cardinal les fit exiler, les fit arrêter, ou les obligea de prendre la fuite, dès qu’ils eurent le courage de lui déplaire. Les particuliers même furent exposés à sa vengeance. Urbain Grandier est condamné comme magicien et brûlé vif en 1634 : son premier crime était d’avoir disputé, dans des écoles de théologie, le rang à l’abbé Duplessis-Richelieu. Tous ceux qui étaient amis de ses ennemis, tous ceux qui approchèrent, à quelque titre et de quelque manière que ce fût, de la mère ou du frère du roi, créatures, confidents, domestiques, médecins même, furent arrêtés, dispersés, condamnés, et perdirent ou la liberté ou la vie. Il y avait des lois, il n’en respecta aucune dès qu’il s’agissait des intérêts de sa haine ; il persécuta ceux qui les réclamaient ; il opprima les corps établis pour en être les dépositaires et les vengeurs. Jamais il n’y eut en France autant de commissions. On sait que Richelieu se servit toujours de cette voie pour assassiner juridiquement ses ennemis. Laubardemont, conseiller d’état, et l’un de ces hommes lâches et cruels faits pour servir d’instrument au plus cruel despotisme, pour égorger l’innocence aux pieds de la fortune, pour calculer toutes les infamies par l’intérêt, et avilir le crime même aux yeux de celui qui le commande et qui le paie, Laubardemont, enivré de sang et affamé d’or, présidait à la plupart de ces tribunaux, allait prendre d’avance les ordres de la haine, les recevait avec le respect de la bassesse, se pressait d’obéir pour ne pas faire attendre la vengeance, et, après avoir immolé sa victime, venait, pour le salaire d’un meurtre, recevoir le sourire d’un ministre. C’est ainsi que Urbain Grandier fut traîné dans les flammes, Marillac, Cinq-Mars et de Thou sur les échafauds.
Ce n’est pas tout ; les premiers juges de Marillac l’admettent à se justifier ; le cardinal fait casser l’arrêt et lui donne d’autres juges. Parmi ses juges étaient ses plus violents ennemis. M. du Châtelet, avocat-général au parlement de Rennes, refuse d’être du nombre des commissaires ; le cardinal le fait arrêter et le fait mettre en prison. On traîne l’accusé, chargé de chaînes, jusque dans la maison de campagne du cardinal ; et c’est là, contre toutes les lois du royaume, c’est sous les yeux et dans la maison même de son ennemi, qu’on lui fait son procès. Les lois de l’Église défendent à un ecclésiastique d’instruire un procès criminel, et c’est le sous-diacre Châteauneuf, garde des sceaux, le même qui avait recueilli la dépouille d’un des deux frères, qui prononce la sentence de mort contre l’autre. Le procureur-général Molé conclut au parlement à recevoir l’appel du procès ; le cardinal assemble un conseil pour le décréter. Voilà comme on procéda dans l’affaire de Marillac. Il ne faut pas oublier que, par arrêt du parlement, son innocence fut reconnue ; mais c’était après la mort du cardinal, et sa tête, en attendant, était tombée sur l’échafaud. On veut condamner le duc de La Valette au même supplice ; et comme les crimes manquaient, on lui en fait un de s’être mis par la fuite à couvert des vengeances du ministre. De Thou n’en a d’autres que de n’avoir point été le délateur de ses amis. Tous les juges qui témoignent du courage sont écartés. Il n’y a point de preuves ; on corrompt Cinq-Mars, à qui on promet la vie. Il n’y a point de loi ; on déterre une vieille loi dans le code romain, rendue par des ministres despotes, sous deux princes imbéciles, employée une seule fois en France, sons un tyran. L’abbé de Thou sollicite pour son frère et réclame les lois ; le cardinal l’exile et lui défend d’approcher du roi, sous peine de la vie. Le roi avait permis à l’évêque de Toulon de solliciter pour son beau-frère ; le cardinal, par lettre de cachet, lui défend ce que le roi avait permis. Le cardinal lui-même est à Lyon pendant qu’on y instruit le procès ; on lui rend compte de tout ; chaque jour il fait venir les juges, et de tout le poids de sa puissance sollicite le meurtre. Le chancelier hésite et le combat ; le cardinal répond : Il faut que de Thou meure. On emploie toute l’adresse de l’art pour que l’innocent n’échappe point : un des juges est contraire à l’arrêt de mort, on le fait opiner le dernier. Enfin, l’arrêt se prononce. Le chancelier, sur le bureau même, écrit au cardinal. Il manquait un bourreau, le chancelier l’achète et le paie de son argent. Il refond ensuite et change tous les actes de la procédure. C’est ainsi qu’un cardinal, qu’un ministre et qu’un prêtre faisait observer les lois dans les jugements. On assure que le même homme fit demander au pape, sous le nom du roi, un bref pour faire mourir qui il voudrait dans les prisons, sans charge de conscience et sans forme de procès ; comme s’il y avait une puissance qui pût affranchir des lois de la nature et de l’humanité ; comme si un bref pouvait autoriser des assassinats.
Celui qui se jouait ainsi des lois ne devait point avoir plus de respect pour leurs ministres. Il destitua arbitrairement des magistrats ; il écrasa les parlements ; il interdit des cours souveraines. En 1631, il envoie au parlement un arrêt du conseil, qui déclare tous les amis du frère du roi coupables de lèse-majesté. Les voix s’y partagent. Le parlement est mandé ; on déchire sa procédure, et trois des principaux membres sont exilés. En 1636, il crée, pour avoir de l’argent, vingt-quatre charges nouvelles : le parlement se plaint ; le cardinal fait emprisonner cinq magistrats. Ainsi, partout il déployait avec une inflexible hauteur les armes du despotisme ; c’est ainsi qu’il vint à bout de tout abaisser.
Pour voir maintenant s’il travailla pour l’État ou pour lui-même, il suffit de remarquer qu’il était roi sous le nom de ministre ; que, secrétaire d’état en 1624, et chef de tous les conseils en 1639, il se fit donner pour le siège de La Rochelle les patentes de général ; que, dans la guerre d’Italie, il était généralissime, et faisait marcher deux maréchaux de France sous ses ordres ; qu’il était amiral, sous le titre de surintendant-général de la navigation et du commerce ; qu’il avait pris pour lui le gouvernement de Bretagne et tous les plus riches bénéfices du royaume ; que, tandis qu’il faisait abattre dans les provinces toutes les petites forteresses des petits seigneurs, et qu’il ôtait aux calvinistes leurs places de sûreté, il s’assurait pour lui de ces mêmes places ; qu’il possédait Saumur, Angers, Honfleur, le Havre, Oléron et l’île de Rhé, usurpant pour lui tout ce qu’il était aux autres ; qu’il disposait en maître de toutes les finances de l’État ; qu’il avait toujours en réserve chez lui trois millions de notre monnaie actuelle ; qu’il avait des gardes comme son maître, et que son faste effaçait le faste du trône. Ainsi sa grandeur éclipsait tout. S’il humilia les grands, ce ne fut point pour l’intérêt des peuples ; jamais ce sentiment n’entra dans son âme. Il était ambitieux et il voulait se venger : il s’éleva sur des ruines.
Si, pour achever de le connaître, nous demandons maintenant ce qu’il fit pour les finances, pour l’agriculture, pour le commerce, pendant près de vingt ans qu’il régna ; la réponse sera courte : rien. Ces grandes vues d’un ministère qui s’occupe de projets d’humanité et du bonheur des nations, et qui veut tirer le plus grand parti possible et de la terre et des hommes, lui étaient entièrement inconnues : il ne paraît pas même qu’il en eût le talent. Les finances sous son règne furent très mal administrées. Après la prise de Corbie, en 1636, on avait à peine de quoi payer les troupes : il fut réduit à la misérable ressource de créer des charges de conseiller au parlement. Sous lui, les provinces furent toujours très foulées : d’une main il abattait les têtes des grands, et de l’autre il écrasait les peuples. Presque toutes ses opérations de finance se réduisirent à des emprunts et à une multitude prodigieuse de créations d’offices, espèce d’opération détestable qui attaque les mœurs, l’agriculture, l’industrie d’une nation, et qui d’une richesse d’un moment fait sortir une éternelle pauvreté. L’état, sous Richelieu, paya communément quatre-vingts millions à vingt-sept livres le marc, c’est-à-dire près de cent soixante millions d’aujourd’hui. Le clergé, qui sous Henri IV donnait avec peine treize cent mille livres, sous les dix dernières années du cardinal, paya, année commune, quatre millions. Enfin ce ministre endetta le roi de quarante millions de rente ; et à sa mort il y avait trois années consommées d’avance. On peut donc lui reprocher d’avoir prodigieusement augmenté cette maladie épidémique des emprunts, qui devient de jour en jour plus mortelle ; d’avoir donné l’exemple de la multiplication énorme des impôts ; d’avoir aggravé tour à tour et la misère par le despotisme, et le despotisme par la misère ; de n’avoir jamais vu que je ne sais quelle grandeur imaginaire de l’État, qui n’est que pour le ministre, et dont le peuple ne jouit point ; et d’avoir sacrifié à ce fantôme les biens, les trésors, le sang, la paix et la liberté des citoyens.
Voilà pourtant l’homme à qui la poésie et l’éloquence ont prodigué les panégyriques pendant un siècle. Les lois qu’il a violées, les corps de l’État qu’il a opprimés, les parlements qu’il a avilis, la famille royale qu’il a persécutée, les peuples qu’il a écrasés, le sang innocent qu’il a versé, la nation entière qu’il a livrée tout enchaînée au pouvoir arbitraire, auraient dû s’élever contre ce coupable abus des éloges, et venger la vérité outragée par le mensonge. Ce n’est pas qu’on prétende attaquer ici les qualités que peut avoir ce ministre ; on convient qu’il eut du courage, un grand caractère, cette fermeté d’âme qui en impose aux faibles, et des vues politiques sur les intérêts de l’Europe ; mais il me semble qu’il eut bien plus de caractère que de génie : il lui manqua surtout celui qui est utile aux peuples, et qui, dans un ministre, est le premier, s’il n’est le seul. D’ailleurs je cite ici le cardinal de Richelieu au tribunal de la justice et de l’humanité : on les a trop oubliées quand il a fallu juger des hommes en place. Il semble qu’il y ait pour eux une autre morale que pour le reste des hommes : on cherche toujours s’ils ont été grands, et jamais s’ils ont été justes ; celui même qui voit la vérité craint de la dire. L’esprit de servitude et d’oppression semble errer encore autour de la tombe des rois et des ministres. Qu’on les adore de leur vivant, cela est juste ; c’est le contrat éternel du faible avec le puissant ; mais la postérité, sans intérêt, doit être sans espérance comme sans crainte. L’homme, esclave pour le présent, est du moins libre pour le passé ; il peut aimer ou haïr, approuver ou flétrir d’après les lois et son cœur. Malheur au pays où, après plus de cent ans, il faudrait avoir encore des égards pour un tombeau et pour des cendres !
Portrait de Le Tellier.
On ne peut douter que les deux oraisons funèbres de Le Tellier, où Fléchier et Bossuet le représentent comme un grand homme et comme un sage, le jour et le lendemain qu’elles furent prononcées, n’aient été fort applaudies à la table et dans l’antichambre de Louvois, qui était son fils, et qui était tout-puissant ; mais si elles avaient été lues à ceux qui avaient suivi la vie entière de Le Tellier, qui l’avaient vu s’élever par degrés, et qui, si l’on en croit les mémoires du temps, n’avaient jamais vu en lui qu’un courtisan adroit, toujours occupé de ses intérêts, rarement de ceux de l’État, courant à la fortune par la souplesse, et l’augmentant par l’avarice, flatteur de son maître, et calomniateur de ses rivaux ; si elles avaient été lues à Fouquet dans sa prison, à ce même Fouquet dont Le Tellier fut un des plus ardents persécuteurs, qu’il traita avec la basse dureté d’un homme qui veut plaire, et qu’il chercha à faire condamner à mort, sans avoir cependant le bonheur cruel de réussir ; si elles avaient été lues en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, à toutes ces familles de Français que la révocation d’un édit célèbre, révocation pressée, sollicitée et signée avec transport par Le Tellier, fit sortir du royaume, et obligea d’aller chercher un asile et une patrie dans des contrées étrangères ; qu’auraient pensé tous ces hommes, et des oraisons funèbres, et de l’éloquence, et des orateurs ?
Du rang qui appartient à Louis XIV parmi les rois.
Il ne sera pas mis au rang sacré des Antonins : trop de maux se sont mêlés à sa grandeur. Il ne sera pas mis non plus parmi ces grands hommes d’état nés pour être conquérants et législateurs, puissants par leur génie, grands par leur propre force, qui ont créé leur siècle et leur nation, sans rien devoir ni à leur nation ni à leur siècle : cette classe des souverains n’est guère plus nombreuse que la première ; mais il en est une troisième qui a droit aussi à la renommée : ce sont ceux qui, placés par la nature dans une époque où leur nation était capable de grandes choses, ont su profiter des circonstances sans les faire naître ; ceux qui avec des défauts ont déployé néanmoins un esprit ferme et toute la vigueur du gouvernement, qui, suppléant par le caractère au génie, ont su rassembler autour d’eux les forces de leur siècle et les diriger, ce qui est une autre espèce de génie pour les rois ; ceux qui, désirant d’être utiles, mais prenant l’éclat pour la grandeur, et quelquefois la gloire d’un seul pour l’utilité de tous, ont cependant donné un grand mouvement aux choses et aux hommes, et laissé après eux une trace forte et profonde. Tel fut à peu près Louis XIV.
On l’a comparé à Auguste ; il lui ressembla bien peu. Il n’eut ni sa fureur, ni sa politique, ni ce contraste singulier du plus grand courage d’esprit dans une âme lâche, ni ce mélange d’une ambition ardente et de la plus grande simplicité, ni cette séduction si douce qui n’avertissait jamais de l’empire, et enchantait des hommes fiers, que la nature n’avait point destinés à lui obéir. Il y a apparence que Louis XIV, né à Rome, ne serait point devenu le maître du monde. Il sut, comme Auguste, employer les talents qu’il n’avait pas, et faire servir les grands hommes à sa renommée ; mais il fallait qu’Octave se servît de ses égaux pour sa grandeur, et leur persuadât qu’il avait droit à leurs victoires, quoiqu’il ne tînt ce droit que de leurs victoires même ; tandis que Louis XIV, armé de la souveraineté, commandait à des hommes qui lui étaient soumis, etc.