(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Jules Girard » pp. 327-340
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Jules Girard » pp. 327-340

M. Jules Girard

Étude sur Thucydide.

I

Nous aimons ces sortes d’essais ou d’études sur un grand esprit ou sur une grande œuvre. Ce pourrait être de la critique très profonde, doublée de biographie très éclairée, mais pour qu’il en fût ainsi, il faudrait une indépendance d’esprit absolue, presque aussi rare que ce diamant bien, — l’originalité ! il ne faudrait pas, par exemple, être trop professeur et maître de conférences à l’École normale, il ne faudrait pas être trop digne d’un prix à l’Académie française, et surtout l’avoir remporté. Or, M. Jules Girard a cette position et a eu cette fortune. L’École normale a ses traditions ; l’Académie, les siennes. Je pourrais écrire un mot plus vif, mais je veux être poli et je laisse « traditions ». Ces traditions, qui sont les mêmes à peu près à l’École normale et à l’Académie, et que comme professeur, quand on l’est, on est obligé de transborder dans d’autres esprits, qui à leur tour en seront les débardeurs sur tous les quais des écoles de France, ne sont pas des garanties d’indépendance bien souveraines quand il s’agit d’un classique aussi séculairement admiré, par exemple, que Thucydide.

Non qu’en beaucoup de points il ne mérite de l’être… Je me hâte de le dire d’abord, pour éviter le cri et le cabre ment de ces esprits qui avalent un homme en bloc et qui prennent toute gloire pour une hostie, dans chaque partie de laquelle il y a un Dieu tout entier. Thucydide est un historien qui a jeté sur les événements de son temps le regard clair d’un fils de Minerve aux yeux pers. Il a, dans le style, le mouvement et la vigueur du cheval que Neptune fit jaillir du sol de l’Attique d’un coup de trident. Le stylet dont il s’est servi pour écrire sur ses tablettes son Histoire du Péloponèse, est emmanché du bois de l’olivier que Minerve avait planté du fer de sa lance. C’est un Athénien que Thucydide, aux qualités les plus autochtoniquement athéniennes. Jamais personne, en son temps, ne fut plus digne de porter la cigale d’or dans ses cheveux — Mais parce qu’il est cela, — incontestablement, — est-ce une raison pour que la Critique n’ose pas mesurer son niveau et porter sur lui le regard qu’elle y porterait si cette œuvre paraissait aujourd’hui et fût toute neuve dans la gloire ?…

C’est une raison au contraire pour qu’elle l’ose, car, le difficile, voilà ce qui tente les esprits vraiment courageux. M. Jules Girard l’a bien senti, mais il ne pouvait pas, étant ce qu’il est et voulant ce qu’il a voulu, et obtenu aussi, nous donner l’essai ou l’étude de critique que, nous, nous attendons encore ! Son essai a été un éloge… complet. Spirituel souvent, mais pas assez, très fin toujours, et toujours trop, car la finesse s’en va de fin en fin jusqu’à l’imperceptibilité, M. Girard est un béat malgré ses finesses. Il admire Thucydide comme, je crois, il ne faut admirer personne, sans restriction d’aucune sorte, et plaidant — je ne veux pas dire sophistiquant — toutes les admirations de détail qui composent son ensemble d’admiration.

Non ! M. Jules Girard ne sophistique pas. Il plaide ce qu’il pense, mais au moins il le pense ! Seulement, voici qui va devenir très singulier : si ce qu’il pense est réellement ce qu’il faut penser sur Thucydide et son histoire, ce n’est pas là une justification de la gloire qu’ont faite et conservée à l’historien grec les Écoles et les Académies. Au contraire, c’en est forcément la diminution. Je ne prétends pas que les explications données par la critique de M. Girard n’expliquent pas très bien le génie et les mérites de l’historien et de l’Histoire du Péloponèse, mais je dis simplement qu’elles les expliquent en sens inverse de l’opinion de M. Girard, impossible, si on les admet, d’admettre l’historien grec et son œuvre sur le pied immense où M. Jules Girard les pose et veut nous les donner. Et en effet, en les posant, il les renverse… Et, même, de telle façon, que si jamais un téméraire en critique critique avait vainement cherché un moyen de ne pas trop révolter les habitudes faites en abaissant dans l’opinion, qu’il croirait mal informée ou superficielle, cette renommée effrayante de grandeur et de fixité qu’on appelle « l’histoire de Thucydide », il n’aurait, maintenant, rien de mieux à prendre que les motifs consciencieusement cherchés et savamment déduits de l’admiration de M. Girard, dans son commentaire d’aujourd’hui !

II

Ce commentaire — car je ne veux vous priver de rien de ce qu’il nous offre d’inattendu et de frappant — est composé d’une introduction et de quatre chapitres (en tout un volume de 326 pages), dans lesquels, je le reconnais, toutes les questions critiques relatives à Thucydide et à son livre sont examinées avec soin. L’introduction contient la méthode générale de l’historien grec, et les quatre chapitres, en suivant, — les harangues, les récits et les descriptions, — l’art de Thucydide, et enfin, le fond de l’art et de l’artiste, son génie et son originalité. Dès les premiers mots de son introduction, nous savons parfaitement ce que c’est que M. Jules Girard qui va nous conduire, et dont (remarquez-le bien, je vous prie) nous ne nions nullement le flambeau. Il ne le voit pas, lui, et il nous le tend de sa main d’aveugle, mais nous, nous le voyons, et nous nous servirons tout à l’heure de sa lumière.

M. Jules Girard est un de ces esprits qui ne sont pas encore les plus mauvais parmi les esprits modernes, car du moins ils ont le goût, l’atticisme, l’imitation réfléchie et savante pour orner leur sécheresse ou cacher leur stérilité, mais qui se payent de tout ce que leur a coûté leur archaïsme en ne concevant rien de plus beau que l’art et la civilisation des Grecs. Il ouvre son livre par une définition du génie grec qui nous avertit suffisamment de ce qui va suivre, et qui est, dit-il crânement, le « modèle de l’avenir ». L’avenir se moque très bien de ceux qui le prédisent, mais il n’en est pas moins vrai que le génie grec est cette raison avec laquelle les têtes païennes de ce temps, qui rabâchent le mot de Socrate, prétendent expliquer l’univers. C’est cette raison humaine, philosophique, didactique, qui n’admet ou du moins ne veut admettre que ce qu’elle conçoit en elle-même ; c’est cette raison qu’il reconnaît, et qui fait la force, la beauté, la grandeur de histoire de Thucydide.

« Tout — dit-il — dans son œuvre, émane de la raison. La critique, il en soumet tous les matériaux, sans céder à aucune influence ni humaine, ni merveilleuse (lisez : religieuse), à l’idée générale à laquelle il en rapporter ensemble. — L’histoire, pour lui, — dit-il encore, — c’est le travail de l’intelligence examinant le monde des faits et s’y découvrant elle-même ». Selon M. Girard, si Thucydide n’est pas ce qu’on peut appeler rigoureusement un philosophe, c’est toujours cependant un esprit philosophique, une espèce de rationaliste plus ou moins athée, comme l’étaient tous les Grecs cultivés au temps de Périclès. C’est enfin un historien (un historien !) « qui estime que le culte du passé est une superstition (pages 19 et suivantes), — qui le méprise, ce passé, et l’appelle une barbarie, — qui supplée à la tradition par le raisonnement, et, — le croira-t-on ? — en la diminuant, atteint à la poésie ».

Et, hormis cette prétention dernière qui est tout une Poétique sur laquelle nous allons revenir, tout est vrai dans ce que dit là M. Jules Girard. Oui ! c’est la vérité que cette ressemblance, ou plutôt cette identité qu’il signale entre l’esprit grec et le génie de Thucydide, qui est, je le veux bien, l’expression la plus haute de l’esprit grec dans l’histoire. C’est la vérité que tout ce qui distingue l’un, l’autre le possède, en le spécialisant. Seulement, ce qui est pour M. Girard — rationaliste moderne en philosophie et archaïste en littérature — une supériorité tranchée et absolue, doit-il être pour nous une pareille supériorité ? Faire, de système et de réflexion, acte négatif de raison en histoire au lieu de faire acte positif de compréhension historique, chicaner le fait mystérieux qui est à l’origine de tout, en histoire aussi bien qu’en nature humaine et quand la chicane qu’on en fait est impuissante, le supprimer d’autorité et passer outre, — comme Thucydide a passé outre sur les temps barbares de la Grèce, — est-ce là réellement le dernier mot du génie humain dans une race, et du génie d’un homme qui, dans cette race, à un moment donné, écrit l’histoire ?

Que si cela est, du reste, comme l’affirme avec tant de certitude M. Jules Girard, tout ce qui suit son introduction dans les quatre chapitres de son commentaire n’est qu’une conséquence nécessaire de cette première démonstration. Si Thucydide est le génie grec dans son expression la plus pure, la plus haute, la plus complète (style d’école normale), abordant l’histoire, il l’aborde nécessairement avec toutes les idées et tous les procédés familiers au génie grec. Et voilà que nous nous retrouvons une cinquantième fois devant une vieille poétique abattue, qu’on n’oserait peut-être pas relever en littérature, mais qu’on croit pouvoir très bien relever en histoire, et qui est vraie partout, ou qui ne l’est pas plus en histoire qu’en littérature !

III

Cette vieille poétique, qui est probablement « la poétique de l’avenir », comme la raison philosophique de la Grèce doit être « la raison de l’avenir », cette vieille poétique n’est autre que la littérature des Grecs passée, après coup, à l’état de théorie, et qui a droit de retour et de despotisme si elle a l’absolu d’une vérité ; Or, pour M. Girard, elle l’a certainement. Pour M. Girard l’archaïste, qui se croit un Athénien en voyage à Paris, parce qu’il est allé à Athènes et en est revenu faire des conférences à l’École normale, les us et coutumes littéraires des Grecs doivent être la vérité catholique dans le sens d’universel. Aussi les invoque-t-il pour expliquer à fond tout son Thucydide, et en cela a-t-il raison encore, comme il l’a eue déjà en disant que Thucydide n’était que l’expression du génie grec… Partout, en effet, à toutes les objections qu’on a faites ou qu’on pourrait faire contre Thucydide et la beauté littéraire de son histoire, M. Girard répond par les livres et l’exemple des Grecs.

Ainsi, les harangues, que les esprits qui croient aux genres en littérature ont tant reprochées à l’historien grec, M. Girard ne les défend guère énergiquement que par la seule raison qu’il était de tradition chez les Grecs, peuple harangueur, de faire des harangues ; qu’on tenait cela de la poésie épique, etc. Et il n’a pas même l’air de se douter qu’il est des raisons pour admettre l’emploi de tel procédé ou de telle manière, en dehors de toute tradition, que tout artiste trouve au fond de sa capacité esthétique et qui en marque même la profondeur. En d’autres termes, il n’a pas senti que si des harangues, telles que les conçoit et les réalise Thucydide dans son histoire, donnent à cette histoire quelque chose de plus dramatique, de plus vivant, de plus intense, de cela seul, l’histoire est plus belle et l’historien littérairement justifié.

Et il en est de même de toutes choses, des portraits, des récits, des descriptions, de la composition et du style de Thucydide. M. Girard ne défend son Grec… qu’en grec ! Il nous donne toujours la raison grecque de son faire, jamais la raison humaine, la raison profonde, la raison absolue… Et je le crois bien ! Thucydide lui-même, ce Grec, ne l’avait pas. Il n’avait non plus que la raison grecque. Or, cette raison grecque, nous la connaissons. C’est cette raison qui, dans l’art littéraire des Grecs comme dans les autres arts, retranche, combine, mesure, équilibre, sacrifie le détail vigoureux à ce qu’elle appelle un peu vaguement l’harmonie de l’ensemble, dispute enfin, dispute avec la forme, comme, en philosophie, elle dispute avec le fond, chez ce peuple disputeur par excellence, pour qui la harangue même, dont nous parlions plus haut, n’était qu’une des formes de la dispute éternelle.

C’est cette forme disputée, faite d’arrangements et surtout de retranchements, élégante, nue et souvent froide comme la statuaire (la statuaire ! l’art le plus réussi des Grecs et qui devait l’être !) c’est cette forme qui apparaît aux yeux de M. Girard comme l’idéal du génie même dans Thucydide, puisque le plus beau génie humain, c’est le génie grec, et le plus beau génie parmi les Grecs, Thucydide. Et, de fait, il doit avoir raison encore, notre très logique commentateur : si le génie grec est le plus beau génie qu’il puisse y avoir parmi les hommes, sa poétique doit participer de la beauté incomparable de ce génie. Seulement, si pour tout ce qui n’est pas grec comme M. Girard et comme Thucydide, cette poétique ne crée qu’un art insuffisant aux besoins de pensée, de sentiment et d’émotion des sociétés qui n’en sont plus à la civilisation de Périclès, ce ne sera plus un avantage d’être si Grec. Thucydide pourra être encore (peut-être ?) le plus parfait des historiens grecs, mais il ne sera plus toujours le plus parfait des historiens possibles, et l’admiration de son commentateur n’aura plus le droit d’exister, — du moins au même degré de chaleur Réaumur.

Et, en effet, demandons-nous-le une bonne fois, qu’est-ce que l’art grec pour nous autres modernes, chez qui le Christianisme a doublé l’âme et approfondi la pensée ? Quelle peut être sur nous l’influence vivante et sincère de cet art, extérieur je le veux bien, mais dont la prétention est la simplification dans l’harmonie, alors que l’ambition de l’art, en ces derniers temps, est une concentration, aussi profonde qu’elle puisse être, dans l’harmonie aussi, mais dans une harmonie qui ne fond rien en elle pour tout unir, et, au contraire, donne la plus violente intensité à chaque détail et voudrait décupler les forces les plus vives de la vie ! Thucydide se soucie peu du pittoresque, comme dit M. Girard, du pittoresque, ce grand souci de l’art moderne, qui ne croit pas à la vie sans la couleur, pas plus dans les compositions littéraires que dans les compositions plastiques, — pas plus sur la toile que dans l’histoire, — et de cette insouciance, très inférieure selon nous, M. Girard fait à l’instant même une qualité !

Il appelle cela être plus sévère, et il adore la sévérité. Il l’adore tant, que ces mots de sévère et de sévérité reviennent je ne sais combien de fois à toute page de son livre et que jusqu’à l’œil, l’œil physique, en est importuné. Cette sévérité par appauvrissement, — car toute sévérité consiste à se priver de quelque chose, — cette simplification comme l’entendent les Grecs, est toujours la diminution ou l’extinction d’une réalité dont un art plus large et plus fort ne redouterait ni la grandeur ni l’énergie. Thucydide ne l’a pas que dans son absence de pittoresque. Cette sévérité qui simplifie est le caractère principal de son œuvre tout entière. Par simplification, « il ne conçoit l’histoire — dit M. Girard — que comme un témoignage » (page 161). Par simplification, il laisse l’idée du droit se dégager toute seule du spectacle des choses, et il ne comprend pas, ce Grec qui n’est dirigé que par la raison, que la beauté de son histoire — à ne regarder que la seule beauté ! — gagnerait à ce que la morale, qui est la sainteté de l’histoire, fût plus énergiquement affirmée dans la sienne, et M. Jules Girard, qui finit par se dépraver dans ces accointances grecques, conclut au nom de cette raison, dont l’art, pour lui, relève, que l’émotion, la plus noble émotion de l’homme, n’est rien dans la recherche du vrai et dans l’histoire de l’humanité !

IV

Telle est l’explication que vient de publier M. J. Girard du génie et de l’histoire de Thucydide. Au fond, une telle explication n’est qu’une affirmation redoublée. Expliquer un génie grec par le génie grec, est une tautologie qui n’explique rien. Comment est-il possible de juger un homme, si on ne se sépare pas de lui dans une atmosphère quelconque, — si on ne se place pas plus haut que lui pour l’embrasser mieux et le voir tout entier ? Si le mot superbe de Napoléon est profondément vrai : « La main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit », cela n’est-il pas bien plus vrai encore de la tête qui juge ? Hélas ! la tête de M. Girard est aux pieds de Thucydide et du génie grec, et, je le crains bien, n’en bougera pas. C’est donc sa vraie place ; mais elle est mauvaise pour les juger. Nonobstant, de cette place, naturellement ou volontaire ment prise, M. Jules Girard a mis dans son commentaire bien des observations qui font honneur à son coup d’œil. Il a la myopie juste, ce M. Girard. Il n’est aveugle que quand il conclut, — que quand il conclut les mérites transcendants et incomparables de Thucydide et de son histoire, des observations qui devraient justement figer sous sa plume sa conclusion.

Je l’ai dit : porte-lumière aveugle, qui nous éclairerait nous, si nous avions besoin d’être éclairés. Pour lui comme pour nous, Thucydide est un Grec très digne du temps de Périclès, mais, pour nous, c’est justement parce qu’il est un Grec de ce temps-là qu’il n’est pas le plus grand des historiens, — même de la Grèce, car dans la Grèce il faut distinguer les époques et les races. Il est de la Grèce harangueuse, disputeuse et civilisée, qui doutait au lieu d’affirmer, tandis qu’Hérodote, par exemple, le religieux et majestueux Hérodote, étant d’un temps et d’une race qui savaient affirmer, est par cela seul plus grand que lui !

À le bien prendre, ce grec d’Athènes ne fut qu’un artiste comme on l’était à Athènes du temps de Périclès et de Phidias. C’est déjà quelque chose ! Mais comme l’art littéraire tel que les Grecs le concevaient n’était pas tout, même à Athènes du temps de Périclès et de Phidias, et que la Critique y avait droit, comme en ce moment à Paris, d’y exiger plus d’un historien que de l’art, fût-il raffiné, que répondrait M. Girard à la critique d’Athènes ? Deux mots terribles, qui descendent un peu son historien du socle prodigieux où il l’a posé : rationaliste en philosophie, Thucydide, en politique, fut juste-milieu et modéré (page 283). Certes, la Critique d’Athènes, si elle croyait dans la sublimité de toute faculté en Thucydide, comme M. Girard, serait bien attrapée. Rationaliste et juste milieu ! Nous savons ce que c’est… dans notre pays ! — Naïf éloge ! Devient-il flatteur à l’étranger ? Couronné pour son commentaire, M. J. Girard avait droit à une couronne… de cyprès. Car il s’est enfilé lui-même sur son éloge, — un glaive bien traître, dont nous avons seulement voulu faire voir l’éclair !