XXXVIIIe entretien.
Littérature dramatique de l’Allemagne.
Le drame de Faust par Goethe
I
Pour bien comprendre une littérature il faut d’abord bien comprendre un peuple ; car la littérature d’un peuple, ce n’est pas seulement son génie, c’est son caractère.
La race allemande est une branche de la famille orientale. Sa langue l’atteste non seulement par son antique construction et par sa primitive fécondité, mais elle l’atteste plus encore par ses étymologies, qui la rattachent évidemment à la vieille langue sacrée des Indes, le sanscrit. Creusez le mot, vous trouvez l’Inde à sa racine.
L’histoire, qui perd tant de choses sur la route des siècles, a complétement perdu les traces de cette filiation de la race allemande avec les Indes ; mais la langue est un témoin qu’on ne peut récuser.
Le caractère allemand est un autre témoin de cette parenté éloignée de l’Allemagne avec les Indes. Le peuple allemand est rêveur et mystique comme l’enfant dépaysé du Gange ; il s’enivre de sa propre imagination, il aime le surnaturel, il se délecte dans les traditions populaires, il ressasse éternellement les vieilles légendes, il a la pensée pleine de héros qui n’ont jamais existé ; le monde visible occupe moins de place pour lui que le monde invisible ; il converse la moitié de sa vie avec des fantômes : l’Allemagne est la terre des hallucinations.
Cette disposition somnolente et rêveuse de l’Allemagne la rend prompte à l’idée, lente à l’action ; penser lui suffit, peu lui importe de conclure, encore moins d’agir ; aussi la lenteur un peu lourde de l’Allemagne est-elle passée en proverbe. Il n’y a rien de si paresseux que le bien-être ; le kef des Orientaux, cet état des sens où l’âme contemplative se détache du corps pour planer dans l’espace imaginaire, est l’état naturel de l’Allemagne. Pourquoi s’agiterait-elle ? Elle n’est pas où elle est ; elle vit dans la région des chimères ; elle est bien.
Cette paresse pensive du génie de l’Allemagne se retrouve jusque dans sa constitution politique. Cette constitution est illogique, gênante, nationalement impuissante ; l’Allemagne la déplore, mais elle ne la modifie pas. Déchirée plus que constituée en empires, en royautés, en féodalités ecclésiastiques, en principautés, en municipalités ou en républiques souveraines, cette terre manque essentiellement d’unité ; elle est constamment en diètes ou en délibérations avec elle-même. Pendant qu’elle délibère on la frappe à la tête ou au cœur ; avant qu’elle ait réuni ses contingents on est au centre de ses provinces, à Mayence, à Francfort, à Vienne, en Saxe, à Munich, à Berlin. Quoique très belliqueuse de courage, elle est, de toutes les races, la plus ouverte aux invasions ; on la frappe à tous les membres sans que la tête le sente ; avant qu’elle ait porté la main à la blessure elle est conquise ; mais aussi elle ne meurt d’aucune de ces blessures, parce que sa vie nationale est partout et que son patriotisme, qui enfante des armées sur des champs de défaites, est immortel. Il est heureux peut-être pour l’Europe que le caractère de l’Allemagne se refuse ainsi à l’unité ; car, si l’Allemagne était une, l’Europe serait peut-être vassale de la Germanie.
II
La littérature allemande a toutes les qualités et tous les défauts de ce caractère national des Germains ; elle est lente et contemplative comme cette race ; elle a mis treize cents ans à se développer en littérature digne d’être étudiée, et, malgré ces treize cents ans de vieillesse, elle a encore aujourd’hui les balbutiements, la naïveté, disons le mot, la puérilité d’une première enfance. Ce n’est pas le génie cependant qui manque aux Allemands, fortes têtes de la famille européenne, c’est l’emploi de leur génie ; ils jouent avec leur imagination comme des enfants avec leurs jouets. Au lieu de lui demander ces œuvres sérieuses que l’Italie, la France, l’Angleterre font produire à leurs grands hommes de lettres, les Allemands rêvent, et nous pensons. Le Rhin et le Danube sont des Léthés qui semblent ne rouler que des songes.
III
Nous remonterons incessamment avec vous ce cours lent de la pensée allemande par ses œuvres, depuis nos jours, c’est-à-dire depuis Klopstock, Schiller, Goethe, ces poètes culminants du dix-huitième siècle, jusqu’à l’année 1152 du douzième siècle, où parut l’Iliade des Germains, le poème barbare et sublime des Nibelungen. Aujourd’hui, selon notre habitude de ne caractériser les littérateurs que par leur chef-d’œuvre, nous allons vous introduire dans le théâtre allemand par l’analyse du Faust de Goethe, drame qui contient, dans l’imagination d’un poète aussi philosophe que Voltaire, aussi mélodieux que Racine, aussi observateur que Molière, aussi mystique que Dante, tout le génie de la littérature allemande et tout le caractère du peuple allemand.
L’auteur de ce drame de Faust, Goethe, presque notre contemporain, est incontestablement à nos yeux le plus grand génie de la race allemande. Étudions un moment l’homme avant d’étudier l’œuvre : l’homme dans Goethe n’est pas moins caractéristique que l’œuvre.
IV
Un de ces hommes d’élite littéraire, mais trop modestes, qui font pendant toute une vie d’études le travail pour ainsi dire souterrain de la pensée de leur siècle, hommes de silence qui ne demandent rien au bruit, tout au mérite, M. Blaze de Bury, écrivain de l’école ascétique, renfermé comme dans les cloîtres studieux de la religion littéraire, a publié, il y a douze ans, une complète étude sur le génie de Goethe et une incomparable traduction du drame de Faust ; nous nous en servirons, comme on se sert, dans les ténèbres d’une langue inconnue, d’une lumière empruntée qui fait rejaillir de tous les mots les couleurs mêmes de cette langue, ou comme on se sert, dans un souterrain, d’un écho qui répercute le bruit de tous les pas de ceux qui vous devancent dans sa nuit. En marchant à sa lueur et sur sa trace nous retrouverons Goethe tout entier.
V
Avant de dire quelques mots à notre tour de la vie de Goethe, voyons d’abord en lui l’homme extérieur. L’homme est dans ses œuvres, sans doute, mais il est aussi dans ses traits : la nature moule le visage sur l’âme. Prenons la figure de Goethe à cette époque fugitive où la fleur de la jeunesse éclate encore sur les traits, mais où le fruit de la pensée ou du sentiment commence à se former et à s’entrevoir sous cette jeunesse qui s’effeuille. Nous avons de ce grand homme d’excellents portraits à tous les âges.
Le voilà à vingt-six ans. Sa taille est élevée ; sa stature est mince et souple ; ses membres, un peu longs comme dans toutes les natures nobles, sont rattachés au buste par des jointures presque sans saillie ; ses épaules, gracieusement abaissées, se confondent avec les bras et laissent s’élancer entre elles un cou svelte qui porte légèrement sa tête sans paraître en sentir le poids ; cette tête, veloutée de cheveux très fins, est d’un élégant ovale ; le front, siège de la pensée, la laisse transpercer à travers une peau féminine ; la voûte du front descend par une ligne presque perpendiculaire sur les yeux ; un léger sillon, signe de la puissance et de l’habitude de la réflexion, s’y creuse à peine entre les deux sourcils très relevés et très arqués, semblables à des sourcils de jeune fille grecque ; les yeux sont bleus, le regard doux, quoique un peu tendu par l’observation instinctive dans l’homme qui doit beaucoup peindre ; le nez droit, un peu renflé aux narines comme celui de l’Apollon antique : il jette une ombre sur la lèvre supérieure ; la bouche entière, parfaitement modelée, a l’expression d’un homme qui sourit intérieurement à des images toujours agréables ; le menton, cet organe de la force morale, a beaucoup de fermeté, sans roideur ; une fossette le divise en deux lobes pour en tempérer la sévérité. Toute la physionomie exprime la beauté apollonienne en elle-même, et hors d’elle-même l’amour et la jouissance de la beauté. L’intelligence heureuse s’y joue sans paraître s’y briser sur aucun point, comme la lumière s’y joue sans se heurter à aucun angle. C’est le portrait vivant de la facilité dans la toute-puissance. La terre est déjà un ciel pour ces figures de prédestinés de l’amour, du bonheur et du génie sans obstacles. Je ne vois guère que Raphaël, dans les portraits de son adolescence, qui puisse lutter avec cette sévérité rayonnante d’un visage humain ; mais Raphaël devait mourir jeune, et Goethe devait mourir vieux, après avoir passé sans se flétrir par tous les âges et en empruntant successivement au contraire tous les genres de beauté à chacun des âges de la vie.
Remontons maintenant à son berceau, et suivons-le de là, de destinée en destinée et de chefs-d’œuvre en chefs-d’œuvre, jusqu’à l’apothéose ; car la tombe pour lui n’a été qu’une apothéose : ce n’est pas un homme comme nous, c’est un immortel.
VI
« Le 28 août 1749 », dit-il lui-même dans son mémorial domestique, « je vins au monde à Francfort-sur-le-Main, pendant que l’horloge sonnait midi. »
Il était né dans une ville libre ; heureusement né, ni trop haut, où l’on est facilement corrompu par l’orgueil de la naissance, ni trop bas, où l’on est facilement avili par la servilité d’une condition inférieure ; il était né à ce degré précis de l’échelle sociale où l’on voit juste autant d’hommes au-dessus de soi qu’au-dessous, et où l’on participe, par égale portion, de la dignité des classes aristocratiques et de l’activité des classes plébéiennes ; heureux milieu qui est le vrai point d’optique de la vie humaine.
Son père était le premier magistrat élu de la bourgeoisie de Francfort ; la maison gothique et sombre qu’il habitait dans une rue déserte de Francfort rappelait, par sa vétusté, par ses escaliers tournants, par ses vestibules fermés de grilles de fer sur la rue, et par ses fenêtres sans symétrie, échelonnées sur la façade, la demeure forte du gentilhomme allemand, interdite aux séditions du peuple comme aux assauts de la féodalité. Francfort était la Florence de l’Allemagne, moins les Médicis ; ville où le négoce ne dérogeait pas à la noblesse, et où les arts illustraient les métiers.
L’enfance de Goethe, sur laquelle il s’appesantit trop dans ses Mémoires, à l’exemple de Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions, ne mérite pas d’être regardée avant l’âge où les sensations deviennent des idées. On trouve les premières prédispositions de l’enfant à la rêverie, maladie féconde des grandes imaginations, dans la description de la chambre haute où son père lui faisait étudier ses leçons. Qui de nous ne se reconnaît pas dans cette peinture de l’enfant captif au dernier échelon de quelque cage paternelle ?
« Au second étage de notre maison, dit-il, il y avait une chambre dont les fenêtres étaient couvertes de plantes, afin de remplacer un véritable jardin que nous ne possédions pas. La vue donnait sur les jardins de nos voisins et sur une plaine fertile, qu’on découvrait par-dessus les murs de la ville. C’est dans cette chambre qu’en été je venais apprendre mes leçons, contempler un orage, admirer le coucher du soleil et soupirer après la campagne. J’y voyais aussi nos voisins se promener dans leurs jardins, arroser leurs fleurs, regarder jouer leurs enfants, et se livrer avec des amis à toutes sortes d’amusements. Plus d’une fois le bruit d’une boule qu’on lançait et des quilles qu’elle faisait tomber arrivait sourdement jusqu’à moi. Tout ceci éveillait dans mon jeune cœur d’incertains désirs et un besoin de solitude tellement en harmonie avec mes dispositions à la gravité rêveuse et aux vagues pressentiments que je ne tardai pas à en être visiblement influencé. Au reste, notre maison, si pleine de recoins obscurs, était très propre à entretenir de semblables penchants. Pour comble de malheur on croyait alors que, pour guérir les enfants de la crainte du surnaturel, il fallait les accoutumer de bonne heure à l’envisager sans effroi. Dans cette conviction on nous força à coucher seuls, et lorsque, ne pouvant plus maîtriser nos terreurs, nous nous échappions du lit pour nous glisser dans la compagnie des valets et des servantes, notre père, enveloppé dans sa robe de chambre mise à l’envers, et, par conséquent, suffisamment déguisé pour nous, nous barrait le passage et nous faisait retourner sur nos pas. Le résultat de ce procédé est facile à comprendre. Le moyen de se débarrasser de la peur quand on se trouve entre deux situations également propres à l’exciter ! Ma mère, dont l’affabilité et la bonne humeur ne se démentaient jamais, et qui aurait voulu voir tout le monde dans les mêmes dispositions d’esprit, eut recours à un moyen plus aimable et qui lui réussit à merveille : celui d’entre nous qui n’avait pas eu peur la nuit recevait, le matin, une ample distribution de friandises. Bientôt nous vainquîmes complétement nos terreurs, parce que nous trouvâmes notre intérêt à le faire.
« Mon père avait suspendu, dans la salle d’entrée, une collection de vues de Rome, gravée par quelques habiles prédécesseurs de Piranese, qui avaient une entente merveilleuse de l’architecture et de la perspective. Grâce à ces gravures, je contemplais chaque jour la place du Peuple, le Colisée, la place et l’église de Saint-Pierre. Ces divers points de Rome m’impressionnèrent si vivement que, malgré son laconisme habituel, mon père se plut souvent à me les expliquer. Il avait, au reste, une grande prédilection pour tout ce qui tenait à l’Italie, et il employait une partie de son temps à composer et à revoir la relation du voyage qu’il avait fait en ce pays, et d’où il avait rapporté une collection de marbres et de curiosités naturelles. »
VII
C’est par ces fenêtres que la mélancolie entrait dans les sens et dans l’âme du poète futur. C’est ainsi qu’elle entrait plus tard dans la mienne, par les fenêtres au couchant de ma chambre dans la maison de mon père, ouvrant sur des toits éclaboussés d’une morne lumière et attristés encore par le roucoulement de pigeons blancs qui bordaient les tuiles de la rue voisine.
La poésie y entra aussi malgré le père de Goethe ; il répugnait, comme beaucoup de vieillards, à ces innovations du génie ; elles dérangent les vieilles admirations dans l’esprit à compartiments des hommes qui ont fait leurs provisions d’idées pour leur vie, et qui s’impatientent quand on les force d’y ajouter ou d’en retrancher quelque chose.
Les dix premiers chants du poème épique de la Messiade, par Klopstock, venaient de paraître ; l’Allemagne s’étonnait et frémissait d’enthousiasme à cette poésie sérieuse comme une religion, où le drame du Calvaire se déroule entre le ciel et l’enfer et où l’enfer lui-même laisse entrer le rayon de la miséricorde.
Un vieil ami du père de Goethe apporta un jour ces pages à la maison et voulut les lire ; le père s’indigna au premier vers de cette poésie qui prenait au sérieux sa mission jusque-là futile en Allemagne ; il rejeta avec fureur le livre sur le parquet et pria son ami de ne jamais lui prononcer le nom de Klopstock. L’ami contristé s’éloigna ; mais la mère, encore jeune, de Goethe l’arrêta, à l’insu de son mari, dans l’antichambre, lui redemanda le volume et le lut en secret comme un objet d’édification de ses enfants. Les enfants furent ravis et retinrent les passages les plus pathétiques dans leur mémoire.
Quelques jours après, pendant que le père de Goethe se faisait raser dans le salon, Goethe et sa sœur se récitaient l’un à l’autre, au coin du feu, à demi-voix, les amours d’Abbadonna et de Satan. Tout à coup la jeune fille, oubliant dans son enthousiasme l’aversion de son père pour ce livre, jette pathétiquement ses bras au cou de son frère en déclamant à haute voix, et avec des larmes, l’apostrophe de l’amante de Satan. À ce geste, à ces accents, à ces larmes, le barbier, croyant à un accès de démence de la jeune fille, laisse tomber son bassin rempli d’eau de savon dans la poitrine du père ; le père se lève, indigné d’être poursuivi jusque dans la mémoire de ses enfants par la poésie de son aversion, il s’emporte contre sa famille et proscrit plus sévèrement le livre de sa maison.
VIII
Après les premières études faites sous l’œil de son père, le talent poétique se révéla dans le jeune adolescent par le premier amour, ce révélateur du beau dans tous les cœurs nés pour aimer. Des jeunes gens de son âge, mais d’une condition très inférieure à la sienne, l’entraînèrent dans des compagnies suspectes des faubourgs de Francfort. C’est dans une de ces tavernes, fréquentées par ces jeunes corrupteurs de son adolescence, qu’une jeune fille angélique, pureté morale dépaysée dans la boue, lui apparut pour la première fois et lui fit sentir la beauté de la vertu en contraste avec les vices. Cette jeune fille se nommait Gretchen, abréviation familière du nom de Marguerite ; elle fut évidemment pour Goethe le type de ces deux figures de Marguerite et de Mignon, figures de femmes dégradées par la condition, divinisées par la nature, qui devinrent les plus touchantes créations de son génie. Les premières impressions sont les vraies muses de notre âme.
Cette jeune fille servait à boire, dans la maison de sa tante, à ses cousins, jeunes débauchés amis de Goethe. La première fois qu’il la vit rayonner comme une étoile du firmament au-dessus de cette lie, Goethe rougit de lui-même et de ses amis. Il ne continua à les fréquenter que pour la revoir. La scène de la première entrevue de Goethe avec Gretchen est biblique par sa naïveté ; lisez-la de sa main :
« Quand le vin commença à manquer sur la table, un des jeunes gens appela la servante, et je vis entrer une jeune fille d’une beauté éblouissante, et d’une modestie d’attitude et d’expression qui contrastait avec le lieu où nous étions.
« Elle nous salua avec une grâce timide.
« — La servante est malade, dit-elle ; elle vient de se coucher ; que lui voulez-vous ?
« — Nous n’avons plus de vin, dit un des jeunes buveurs ; tu serais bien aimable si tu voulais aller nous en chercher.
« La jeune fille prit quelques flacons vides et sortit ; je la suivis des yeux avec admiration. Un joli bonnet noir à la mode allemande s’adaptait étroitement à sa petite tête, qu’un col long et mince attachait gracieusement à une nuque souple et à des épaules d’une forme statuaire. Tout en elle était accompli, et je jouissais tranquillement du charme de sa personne en la regardant s’en aller, car, lorsqu’elle était devant moi, mon imagination était fascinée par ses yeux si purs et si calmes et par sa bouche si délicate. Je fis des reproches à mes amis de ce qu’ils avaient fait sortir cette enfant si tard dans la soirée. Ils se moquèrent de moi, en me disant qu’elle n’avait que la rue à traverser pour aller chez le marchand de vin. Gretchen, c’était le nom de cette jeune fille, revint en effet au bout de quelques minutes. On la fit asseoir à la table de ses cousins ; elle trempa ses lèvres dans un verre de vin à notre santé ; puis elle se retira en recommandant à ses cousins de ne pas faire trop de bruit, parce que sa tante, leur mère, allait se mettre au lit.
« Depuis cet instant l’image de Gretchen me poursuivit partout ; n’osant aller chez elle, je me rendis à l’église de sa paroisse ; j’eus le bonheur de la voir. Les cantiques du culte protestant ne me parurent pas trop longs cette fois, car, tandis que tout le monde chantait, je m’enivrais du bonheur de regarder cette adorable jeune fille. Je sortis immédiatement derrière elle ; je n’eus cependant pas le courage de lui parler, je me bornai à la saluer ; elle me répondit par un léger signe de tête. »
IX
À une seconde réunion dans la même maison, les deux cousins de Gretchen prièrent Goethe d’écrire des vers amoureux au nom d’une jeune fille à un jeune homme qu’ils voulaient tromper par cette feinte déclaration d’amour.
« Je cherchai à leur complaire en écrivant ces vers ; mais, m’impatientant contre moi-même, je jetai la plume. Cela ne va pas ! m’écriai-je.
— « Tant mieux ! dit Gretchen à demi-voix ; vous ne devriez pas vous mêler de cette tromperie. Et, quittant son rouet, elle vint s’asseoir près de moi.
« Mes cousins, me dit-elle, ne sont au fond ni méchants ni vicieux, mais l’amour du divertissement les entraîne quelquefois à des plaisanteries dangereuses. Je suis entièrement dans leur dépendance, et cependant j’ai refusé de copier votre déclaration d’amour. Comment donc un jeune homme riche et indépendant comme vous l’êtes peut-il se prêter à une mauvaise plaisanterie qui finira mal ?
« Elle lut mes vers. C’est bien joli, dit-elle ; c’est dommage qu’on ne puisse pas en faire un usage sérieux.
— « Vous avez raison, lui dis-je ; mais supposez un moment qu’un jeune homme qui vous adore mette cette déclaration de tendresse sous votre main en vous conjurant de la signer de votre nom ; que feriez-vous ?
« Elle rougit, sourit, réfléchit un moment, prit la plume, et écrivit sans rien dire son nom au bas des vers.
« Je me levai tout hors de moi, et j’allais la serrer dans mes bras ; mais elle me repoussa doucement.
— « Point de familiarité légère, me dit-elle : c’est trop vil ; mais de l’amour innocent, si vous en êtes capable. Maintenant partez avant que mes cousins reviennent du jardin.
« Je n’avais pas la force de me retirer ; elle prit, pour m’y décider, une de mes mains entre les siennes. Mes larmes étaient près de couler, je crus voir ses yeux se mouiller. J’appuyai mon front un instant sur ses mains et je m’enfuis précipitamment. Jamais encore je ne m’étais senti si troublé !… »
X
Quelques jours après, les deux cousins, ses amis, l’invitèrent de nouveau à se divertir avec eux à leur table. À la fin du souper ils lui demandèrent un conte pour leur abréger la veillée ; il y consentit.
« Jusque-là, dit-il, Gretchen n’avait pas cessé de filer au rouet dans l’embrasure de la fenêtre. À ce moment elle se leva, vint s’asseoir au bout de la table, y appuya ses deux bras enlacés sur lesquels elle posa ses deux mains, attitude qui lui seyait admirablement, et qu’elle conservait quelquefois pendant plusieurs heures sans faire d’autre mouvement que quelques légers signes de tête provoqués par ce qu’elle voyait, entendait autour d’elle, ou par ce qu’elle pensait en elle-même. »
XI
Ces amours pures, tantôt contrariées, tantôt servies par des circonstances d’un intérêt touchant dans le récit de Goethe, finirent, comme toutes les fleurs folles de la vie, par un coup de vent qui en disperse les illusions et les parsème sur le sol : le jeune Goethe, réprimandé par ses parents et compromis par ses mauvaises relations avec les cousins de Gretchen, fut envoyé à Strasbourg pour y achever ses études de droit. Là il connut le philosophe allemand Herder, neuve, vaste et forte pensée dont M. Quinet, nature allemande dans un talent français, a donné pour la première fois à la France la traduction, le sens et le commentaire.
La fréquentation de Herder mûrit de bonne heure le génie aussi philosophique que poétique de Goethe. Un second épisode d’amour pastoral avec Frédérica, la fille d’un pasteur protestant de village, sur les bords du Rhin, entremêla des songes dorés de la jeunesse les graves occupations de l’étudiant de Francfort. Cet amour, peint avec les couleurs du Vicaire de Wakefield, ne fut qu’une distraction attachante pour Goethe et causa la mort de la pauvre Frédérique.
Rappelé dans sa famille par son père, Goethe, chez qui l’imagination dominait le sentiment, s’attacha passionnément à sa sœur, âme ardente et souffrante, qui s’attacha elle-même à ce frère comme si elle eût vécu en lui plus qu’en elle-même.
Il alla, après quelques mois de séjour chez son père, se mêler à Leipzig à tout le mouvement des études, des littératures et des factions scolastiques de la haute Allemagne. Il y connut tout ce qui illustrait alors l’Allemagne dans les lettres ; il commença lui-même à s’y faire connaître comme un jeune écrivain et comme un futur poète d’un immense avenir.
C’était le moment où la vieille littérature naïve de la Germanie se greffait, sous l’influence du grand Frédéric, sur la philosophie et à la littérature de la France. Voltaire était le missionnaire de cette poésie et de cette philosophie chez les Allemands. Le monde germanique et le monde français luttaient dans les universités, dans les livres et sur les théâtres. Goethe, avec cette impartialité éclectique qui est la force du génie original et qui prend son point d’appui en soi-même, méprisa ces vaines controverses et écrivit sous la seule inspiration de sa nature. Cette nature était allemande par le terroir, grecque par la beauté, française par l’indépendance des préjugés des lieux et des temps.
XII
Son premier essai, qui tient plus de J.-J. Rousseau que de Voltaire, fut le livre de Werther.
Ce livre, dont l’exagération sentimentale et maladive ressemble aujourd’hui à un accès de folie du cœur, a été cependant l’origine et le type de toute une littérature européenne qui a bouleversé pendant plus d’un demi-siècle les imaginations jeunes et fortes de l’Occident. La Corinne de Mme de Staël, le René de M. de Chateaubriand, le Lara de lord Byron, les mélancolies de nos propres poésies françaises depuis André Chénier jusqu’à nos poètes d’aujourd’hui, à l’exception de Béranger et de M. de Musset, poètes de réaction et d’ironie contre le sérieux des âmes, toutes ces œuvres sont de la famille de Werther. Quant à moi, je ne m’en cache pas, Werther a été une maladie mentale de mon adolescence poétique ; il a donné sa note aux Méditations poétiques et à Jocelyn ; seulement la grande religiosité qui manquait à Goethe, et qui surabonde en moi, a fait monter mes chants de jeunesse au ciel au lieu de les faire résonner comme une pelletée de terre sur une bière dans le sépulcre d’un suicide.
XIII
Il y a toujours une réalité sous une fiction dans l’œuvre, quelle qu’elle soit, d’un homme de génie. Goethe raconte lui-même l’origine de ce roman, qui commence par une idylle et qui finit par un coup de feu.
Goethe, d’une beauté déjà olympienne et d’une célébrité déjà entrevue, était à Wetzlar.
Le jeune Jérusalem, fils d’un prédicateur renommé de l’Allemagne, y vivait en même temps et dans les mêmes sociétés. Jérusalem était épris d’une passion violente pour la femme future d’un de ses amis (la Charlotte du livre) : Charlotte était fiancée à un employé de la chancellerie impériale de Wetzlar. Elle était orpheline. Goethe, introduit chez elle par Jérusalem, adorait dans Charlotte l’image angélique et naïve de la maternité dans les soins qu’elle avait de ses petits frères et de ses petites sœurs ; elle était leur unique providence.
Goethe, Charlotte et son fiancé ne formaient qu’un cœur. On ne savait lequel des trois occupait la meilleure place dans l’affection innocente et confiante des deux autres.
« Bientôt cependant, dit Goethe, je devins inquiet et rêveur ; il me sembla que j’avais trouvé tout ce qui manquait à mon bonheur dans la fiancée d’un autre. Charlotte aimait à m’avoir pour compagnon de ses promenades ; le fiancé se joignait à nous toutes les fois que son emploi le lui permettait. Nous contractâmes ainsi l’habitude de vivre constamment ensemble ; c’était ensemble que nous parcourions les champs encore humides de rosée, que nous écoutions l’hymne de l’alouette et le gai rappel de la caille. Quand la chaleur du jour nous accablait, quand des orages d’été éclataient sur nos têtes, nous nous rapprochions les uns des autres, et, sous influence de ce constant amour mutuel, tous les petits chagrins de famille disparaissaient. »
Goethe, obligé de s’éloigner un moment, trouva Charlotte refroidie pour lui à son retour ; il s’éloigna pour plus longtemps, et il apprit, sur les bords du Rhin, le suicide du jeune Jérusalem. Il en attribua, peut-être imaginairement, la cause au même sentiment qu’il avait ressenti pour Charlotte et au désespoir qu’avait éprouvé Jérusalem en contemplant le bonheur paisible de cette jeune femme unie à son fiancé.
XIV
Goethe alors conçut Werther, et personnifia ses propres sentiments dans ce personnage fantastique. Il écrivit en quatre semaines de solitude et de fièvre cette maladie du cœur et cette catastrophe de la mort qui devinrent, à l’apparition de ce livre étrange, le manuel de l’Allemagne et bientôt après de l’Europe tout entière. Nos temps n’ont pas d’exemple d’une commotion pareille imprimée par quelques pages à l’imagination du monde. Pourquoi ? On ne saurait le dire aujourd’hui, si ce n’est parce qu’un miasme de cette maladie morale du suicide par malaise de vivre était répandu dans l’air du siècle, et que ce miasme, concentré dans quelques pages d’un homme de génie, acquérait tout à coup une puissance irrésistible de corrompre l’imagination, d’énerver l’âme et de tuer des milliers de vies !
De nombreux suicides suivirent en effet ici la lecture de ce livre. Le siècle était malade ; il sentait qu’il portait en lui sa propre mort prochaine par la foi mourante dans son âme et par les révolutions couvées sous ses institutions ; il tendait à devancer par des morts volontaires l’effet de ces germes morbifiques qu’il portait dans ses veines. Un livre à succès n’est jamais qu’une de ces deux choses : l’explosion dans une seule âme d’une disposition presque universelle quoique encore latente du temps, ou bien la prophétie d’une vérité à venir qui n’éclaire encore qu’une tête supérieure à l’humanité. Dans le premier cas le livre n’attend▶ pas son succès une heure : il est l’étincelle sur la poudre des imaginations ; dans le second cas il paraît comme s’il n’avait pas paru, et il ◀attend▶ son public pendant des années ou pendant des siècles.
Werther, comme le Génie du Christianisme, n’◀attendit pas son succès une heure : l’électricité ne court pas plus vite d’un pôle à l’autre ; le monde entier des jeunes gens, des amants, des femmes, des malades de cœur, se jeta sur ce livre.
Ce livre était plein cependant de puérilités qui touchaient au ridicule, de naïvetés qui touchaient à la niaiserie, de germanismes de mœurs qui touchaient à la caricature ; c’est vrai, mais le feu y était. Quand le feu est dans un livre, peu importe qu’il brûle de la paille, des haillons ou des immondices ; c’est toujours la flamme ; elle ne s’entache pas de ses impurs aliments ; elle brûle, elle brille, elle éblouit, et le monde est fasciné.
XV
Il fut fasciné par Werther ; mais, par un phénomène moral très connu chez les grands artistes comme Goethe, pendant que le livre incendiait le monde l’auteur resta froid. Son imagination seule s’était échauffée en le composant ; son cœur était resté tiède et dans ce parfait équilibre qui permet à l’écrivain de juger son ouvrage. C’est là la particulière puissance du génie de Goethe, puissance qui le fit accuser d’insensibilité. Plus tard il se séparait en deux parts en écrivant ses poèmes et ses romans ; l’une de ces deux parts regardait penser et écrire l’autre, afin de pouvoir la diriger et la juger. Le suprême et impassible bon sens siégeait ainsi dans sa tête au-dessus de la féconde imagination, comme dans l’œuvre de la Providence l’homme travaillait et le dieu regardait.
On a fait un reproche à Goethe de cette impassibilité artistique ; si le reproche s’adressait à l’homme, il pouvait être fondé ; s’il s’adressait à l’artiste, il était absurde. Qu’est-ce qu’un artiste qui ne dominerait pas sa propre inspiration ? Ce serait un fou. Qu’on ait regretté dans Goethe, homme, l’absence de cette sensibilité qui fait aimer et souffrir, nous le concevons ; mais qu’on ait reproché à Goethe, artiste, son impassibilité presque divine, nous ne le concevons pas ; l’impassibilité n’est-elle pas le signe de la force ? Vous lui voudriez une faiblesse, il ne vous présente qu’une toute-puissance. Vous ne le comprendrez jamais : c’est un Phidias qui ne sent pas dans sa chair les coups que son ciseau donne au bloc de marbre dont il fait un dieu !
XVI
Presque en même temps qu’il écrivait Werther pour les masses, il écrivait, pour l’élite, son premier drame, Goetz de Berlichingen. C’était un drame national pour l’Allemagne, puisé dans les sources historiques du monde chevaleresque et féodal. Ce drame imprimé rallia à ce jeune homme la sérieuse admiration de toute la patrie allemande. Du fond de la sombre maison de son père, à Francfort, le nom de Goethe, porté à la foule par Werther, porté à l’élite et aux universités par Goetz de Berlichingen, grandit, comme l’aloès, en un soleil. Les hautes sociétés de Francfort recherchèrent ce beau jeune homme, obscur de près dans leur bourgeoisie, rayonnant au loin sur toute l’Europe. Une jeune fille, belle, riche, séduisante, mais capricieuse, nommée Lilli, lui donna le désir d’un mariage d’amour et de raison réunis en elle. Ainsi que cela a lieu en Allemagne, ces amours, favorisés par les deux familles, allèrent jusqu’aux plus douces intimités et jusqu’aux plus saintes promesses ; quelques caprices d’humeur de Lilli, quelques impatiences de Goethe rompirent tout. Il voyagea pour se consoler en Italie et en Sicile. Son voyage, qu’il a imprimé dans ses Mémoires, n’a qu’un seul intérêt, l’enthousiasme d’un homme du Nord pour le soleil, l’ivresse de la nature respirée sur place dans les parfums de Naples et de Palerme. L’homme sensuel y éclate partout, l’homme sensible nulle part. À peine quelques frissons d’amour à la brise tiède du midi, à l’aspect d’une blonde Milanaise à Rome, d’une brune Espagnole à Naples, rappellent-ils que le voyageur est jeune, beau, poète ; ces frissons ne vont pas jusqu’à l’âme : c’est de la jeunesse, ce n’est pas de la tendresse ; ce cœur d’artiste pose toujours devant lui-même ; les passions ne sont que ses études. Aussi ne vieillit-il pas, bien qu’il touche à sa quarantième année : il est comme ces statues de marbre de la galerie du Vatican, qui prennent des siècles sans prendre une ride ! Goethe est un homme de marbre aussi ; il émeut son siècle, il ne s’émeut pas.
XVII
Après ce voyage à Naples et en Sicile, voyage qu’il faut faire quand on veut chanter, car tout y chante dans la nature, mer, ciel, montagnes, atmosphère et impressions, Goethe s’arrêta quelques années à Rome. C’est là qu’il partagea son temps, comme l’horloge partage les heures, entre des sociétés douces, des promenades philosophiques, des études variées et universelles, telles que la peinture, la chimie, la philosophie, la poésie, la prose. Il se prête à tout, ne se donne à rien ; il ressemble à un de ces philosophes scythes de l’école d’Anacharsis, qui prenait un portique d’Athènes pour une habitation, et qui suivait tantôt les leçons de Platon, tantôt les ateliers de Zeuxis ou de Phidias. Il envoyait de là à ses amis d’Allemagne les drames, les romans, les poèmes, les élégies qui tombaient de sa plume, selon la saison, au vent des sept collines.
Herman et Dorothée, pastiche admirable d’Homère, poème qui a la simplicité des scènes de Nausicaa ; le Comte d’Egmont, tragédie moderne ; enfin Faust, moitié drame, moitié poème, toujours rêve, mais rêve du génie, selon nous le plus vaste, le plus haut, le plus universel de ses chefs-d’œuvre. Il employa douze ans à le composer ; il y résuma, comme dans un poème séculaire, toute la passion, toute la foi, tout le scepticisme, toute la beauté morale et toute la laideur infernale de l’humanité. C’est le poème d’un Manichéen ; c’est le ciel et l’enfer dans un même cadre ; c’est le drame du bon et du mauvais principe dont la nature porte malgré elle l’empreinte sur toutes ses surfaces. C’est la médaille à l’endroit et à l’envers de l’humanité, l’une portant l’effigie du bien, l’autre l’effigie du mal, sans que le monde, incertain, puisse dire : J’appartiens à ce dieu : ou, Je suis la victime de ce démon.
L’esprit humain n’avait jamais osé, même dans l’antiquité, concevoir un pareil drame. Il faudrait convoquer la terre, le ciel et l’enfer à y assister.
XVIII
Ce drame de Faust, le voici.
Mais d’abord hâtons-nous de vous dire que l’invention n’en appartient pas à Goethe, pas plus que l’invention d’Ahasvérus, l’homme immortel, n’appartient aux innombrables poètes qui ont chanté ce songe universel de l’expiation par la vie ; pas plus que l’invention de don Juan, cette moquerie incarnée de la vertu, de l’amour dans la fidélité de don Juan, ce vampire de la femme, n’appartient à l’Espagne ou à la France.
Faust est une vieille tradition populaire de la vieille Allemagne, tradition si populaire que le docteur Faust, ce type de l’homme vendu au diable, joue un rôle dans les marionnettes comme épouvantail des petits enfants. De tout temps et en tout pays l’homme aspire plus haut que sa nature bornée ici-bas, immortelle ailleurs ; de tout temps, disons-nous, l’homme, ambitieux d’infini, s’est cassé la tête contre les murs de sa prison terrestre ; il a voulu être dieu, au moins pour un temps, au moins ici-bas, et, pour conquérir cette puissance surhumaine, il l’a empruntée tantôt à Dieu par la prière, tantôt au diable, cette parodie malfaisante de la Divinité. Ne pouvant faire un pacte avec le souverain Bien, il a tenté d’en faire un avec le souverain Mal, et il a dit au démon : Donne-moi la terre, je te donnerai mon âme.
De ce pacte imaginaire, que les peuples enfants ont cru quelquefois réalisé, sont nées les légendes innombrables qui ont épouvanté le moyen âge et amusé plus tard les âges suivants. C’est un magnifique thème pour une imagination à la fois passionnée et métaphysique.
Oui, ce sujet est le plus beau de tous pour une âme forte ; nous comprenons qu’il ait tenté Goethe : combien de fois ne nous a-t-il pas tenté nous-mêmes ! Mais nous avons craint de paraître impie envers le Créateur en prenant la création en flagrant délit de méchanceté ou de ridicule : le vase même mal façonné, même brisé, doit respecter le potier. Goethe n’était pas retenu par ce scrupule, parce qu’il était mille fois plus poète que nous et mille fois moins respectueux envers l’œuvre divine, dont les imperfections apparentes sont d’ineffables perfections.
XIX
Quoi qu’il en soit, Goethe eut ce bonheur de trouver son drame tout conçu dans l’esprit des peuples et tout popularisé dans l’oreille même des enfants que la lanterne magique des poètes de rue familiarisait dès le berceau avec le docteur Faust et le diable. Il ne lui manquait que ce personnage ironique, la pire forme du diable, riant du bien et jouissant du mal, Méphistophélès. Mais nous nous trompons, ce personnage même ne lui manquait plus, car un poète anglais, Marlowe, l’avait déjà inventé dans un premier drame de Faust sous le nom de Méphistophélis. Goethe trouva ce caractère satanique tout fait ; il n’eut qu’une voyelle à changer dans le nom de cet infernal personnage. Méphistophélès, c’est le diable de nos jours, c’est le Satan civilisé, c’est le démon de bonne compagnie qu’on appelle ricanement quand il dénigre l’enthousiasme, envie quand il salit la gloire, libertinage quand il profane l’amour, scepticisme quand il ridiculise la vertu, force d’âme quand il nie Dieu en le respirant par tous les pores. Méphistophélès, c’est un personnage que les jeunes écrivains et les poètes de ces derniers temps en France ont beaucoup trop fréquenté, et qui donne à leur prose trop ricaneuse ou à leurs vers lestes et ingambes des grâces de mauvais aloi, aussi éloignées de la véritable grâce que le dénigrement est loin de l’enthousiasme. L’Allemand Heine, ce petit-fils de Méphistophélès, croyant et sceptique, religieux et impie, pathétique et ironique, est de cette famille. Mais il y a aussi du Faust dans les imprécations de Job sur son fumier quand il interpelle son Créateur ; il y a du Faust dans Pascal quand il prend l’homme dans le creux de la main, comme le fossoyeur d’Hamlet quand il pèse sa poussière et qu’il la jette à son néant. Il y a du Faust à grande dose dans lord Byron, ce disciple de Goethe, quand il fait ricaner Manfred devant un crâne vide. Un disciple de Heine, qui vient de mourir à Paris, a été le spirituel et déplorable modèle de cette jeunesse infatuée de mauvais rire allemand. Méphistophélès inspire bien toujours la perversité ; mais il n’inspire le génie qu’à Goethe et à Byron, et aux hommes de leur grande race. L’Olympio de Victor Hugo a les tristesses et les amertumes de ce désespéré du doute ; il n’a ni la bouffonnerie ni la grimace de ces jeunes saltimbanques de la philosophie et de la poésie ; ceux-là dansent sur une corde tendue du ciel à la terre comme les baladins sur leur ficelle tendue entre deux mâts vénitiens. Hugo est un poète, ceux-là sont des rimeurs. Musset, qui leur est bien supérieur, s’est trop inspiré de Heine, au lieu de s’inspirer de lui-même ; il a donné dans ses boutades de scepticisme l’exemple et l’excuse à ses imberbes émules. La poésie est descendue avec lui d’un degré du ciel : paix à sa cendre ! Il faudra bien que la poésie y remonte si elle ne veut pas salir sa robe dans la lie des ruisseaux où l’on s’efforce de l’entraîner depuis quelque temps. Un écho de Méphistophélès, ce corrupteur du bien et ce moqueur du beau, se fait entendre de loin dans tous les livres de cette jeune école. Heine lui a donné l’accent allemand à Paris ; Byron, l’accent anglais ; Musset et ses imitateurs soi-disant légers, l’accent français. Prenons garde ! la pire des corruptions, c’est celle qui rit d’elle-même.
Sese ipsum deserere turpissimum est !
Que nous reste-t-il si nous perdons le respect au moins de notre misère ? Mais revenons à Faust ; nous en sommes bien loin, car nous n’en sommes qu’à ses parodistes.
XX
Faust est la tragédie du cœur humain dans le personnage de Marguerite.
Faust est la tragédie de l’esprit humain aux prises avec les deux principes du bien et du mal dans le personnage de Faust !
Enfin Faust est la tragédie de Dieu et de Satan, le bien et le mal, dans le personnage de Méphistophélès.
Marguerite, c’est le bien ou l’amour !
Faust, c’est l’homme ou le doute, l’indécision, la fluctuation, le crime, la chute, le repentir tardif.
Méphistophélès, c’est la propagande perverse du mal par le génie du mal pour corrompre et ruiner l’œuvre de Dieu, l’homme et la femme.
Y eut-il jamais un sujet de drame plus humain et plus surhumain à la fois ?
Suivez avec attention l’analyse de ce poème épique en dialogue, que nous allons feuilleter avec vous. Supposez-vous spectateur, mais spectateur à loisir, spectateur solitaire ; non devant une scène bruyante, mais devant votre livre et votre lampe, ayant le temps et le silence nécessaires aux impressions réfléchies, et mesurez l’étendue et la profondeur de cette œuvre incomparable du génie moderne en Allemagne.
XXI
Il est nuit ; c’est le jour de la pensée, parce qu’elle s’y recueille et qu’elle y recueille le monde extérieur avec elle.
La scène représente une chambre haute dans un vieux château gothique des siècles de féodalité. Un beau jeune homme, le front déjà pâli par la méditation et les yeux fatigués par la veille, est renversé sur le dossier d’un fauteuil de bois. Il est entouré de volumes sur les sciences occultes, documents scientifiques ou cabalistiques. On voit que, las de la terre, il a tenté d’escalader le ciel par des échelons surnaturels qui se sont brisés sous ses pieds.
« Ah ! philosophie, science, théologie ; ainsi j’ai tout sondé avec une infatigable obstination, dit-il avec amertume, et maintenant, pauvre insensé, me voilà aussi avancé qu’en commençant, et j’ai appris qu’il n’y a rien à savoir ! Aucun scrupule cependant ne m’a entravé ; je ne crains ni enfer ni diable ; je n’ai ni biens, ni argent, ni honneurs, ni crédit dans le monde : un chien ne voudrait pas de la vie à ce prix-là ! C’est pourquoi, à la fin, je me suis précipité dans la magie… Oh ! si, par la force de l’esprit et de la parole, certains arcanes m’étaient enfin révélés ! Si je pouvais découvrir ce que contient le monde dans ses entrailles ! » (Il regarde le firmament.)
« Oh ! que ne jettes-tu un dernier regard sur ma misère, rayon argenté de la lune, toi qui m’as vu tant de fois après minuit veiller sur ce pupitre ! Alors c’était sur un monceau de livres et de papiers, ma pauvre amie de là-haut, que tu m’apparaissais… Hélas ! si je pouvais au moins, sur les cimes des montagnes, errer dans ta douce lumière, flotter au bord des grottes profondes avec les esprits incorporels, m’étendre sur les prés avec ton crépuscule, et, libre de toutes les angoisses de la science, me baigner, plein de vie et de santé, dans tes rosées !
« Qu’ai-je pour horizon au lieu de cela ? un amas de livres rongés des vers, couverts de poussière ; partout autour de moi des télescopes, des boîtes, des instruments de physique ou de chimie vermoulus, héritages de mes ancêtres !
« Et cela est un monde ! Et l’on appelle cela un monde ! »
Après une longue et vaine lamentation sur la vanité de la science pour le bonheur ou même pour la lumière, Faust ouvre négligemment un volume cabalistique ; il tombe par hasard sur le signe qui donne à l’homme la toute-puissance sur la nature et la toute-félicité.
« Ciel ! s’écrie-t-il, comme tous mes sens viennent de tressaillir à ce signe ! Je sens tout à coup la jeune et sainte sève de la vie bouillonner dans mes nerfs et dans mes veines. Suis-je devenu un dieu ? Tout m’est révélé clair et facile. »
Ici un hymne magnifique, semblable sans doute à celui qui fit explosion des lèvres de la première créature intelligente, quand le monde entra avec son premier regard dans sa prunelle ! Nous ne le reproduisons pas, cet hymne, à cause de son étendue ; mais que le lecteur se représente le chant de la joie céleste dans la présence de Dieu.
Puis Faust tourne le feuillet, et tout se voile, tout se trouble, tout se transfigure. « Le ciel se couvre ; la lune retire sa lumière ; la lampe s’éteint, elle fume ; des lueurs de feu rouge tremblent sur mes tempes. »
C’est l’Esprit corrompu de la terre qui s’approche et qui lui apparaît.
XXII
L’Esprit se dévoile dans la flamme de l’enfer.
Un dialogue doublement infernal s’établit entre Faust et l’Apparition. Faust brave courageusement l’horreur que l’Esprit lui inspire ; il s’abandonne à lui. L’Esprit lui parle un langage lyrique comme les étoiles du firmament, mystérieux comme les sept sceaux de l’abîme.
Au moment où Faust va lui répondre, un de ses élèves, Wagner, apprenti prédicateur, entre pour le consulter sur l’éloquence.
L’Esprit infernal s’évanouit, et Faust, impatienté, se moque de l’histoire et de la rhétorique comme de mensonges convenus pour amuser les sots.
Faust, après le départ de son disciple, le
maudit d’avoir fait ainsi évanouir l’Apparition ; il se répand en invectives dignes de Job sur la vanité de la science ; il foule aux pieds tous les livres entassés dans la bibliothèque de ses pères. — « Trouverai-je en eux ce qui me manque ? dit-il ; irai-je feuilleter ces milliers de volumes pour lire que partout les hommes se sont agités de même pour améliorer leur sort et qu’un homme heureux n’a jamais vécu ? Et toi, crâne vide, qui parais rire de mes aspirations, ton ricanement veut-il me dire que l’esprit qui l’habitait s’est jadis fourvoyé comme le mien ? Tu cherchais la pure lumière, n’est-ce pas ? et tu as erré misérablement dans les ténèbres avec la vaine soif de la vérité !… Mystérieuse même en plein jour, la nature ne se laisse pas dépouiller de ses voiles, et, ce qu’elle veut cacher à ton esprit, tous tes efforts ne l’arracheront pas de son sein. »
Il aperçoit une fiole d’opium qui se trouve sur les tablettes de son laboratoire ; à l’instant l’ivresse d’un bonheur imaginaire s’empare de ses sens, et il chante des félicités inouïes.
« Buvons courageusement, se dit-il ; il est temps de franchir ce pas de la vie à la mort, dût-il nous conduire au néant !…
« Sors maintenant de ton antique étui, coupe limpide, coupe de cristal si longtemps oubliée ; tu brillais jadis aux fêtes des aïeux, et, lorsque tu passais de main en main, les fronts soucieux se déridaient ; c’était le devoir du convive de célébrer en vers la beauté et de te vider d’un seul trait. Tu me rappelles maintes nuits de ma folle jeunesse ; cette fois je ne te passerai plus à mon voisin, et mon esprit ne s’exercera plus à vanter l’artiste qui t’a façonnée ; en toi repose une liqueur qui donne une rapide ivresse ; je l’ai préparée, je l’ai choisie ; qu’elle soit pour moi le suprême breuvage ! Je la consacre comme une libation solennelle à l’aurore du jour. »
Il porte la coupe à ses lèvres.
À ce moment un chant de voix célestes se fait entendre dans les airs ; c’est le matin du jour de Pâques. Le chœur invisible chante en vers et en musique triomphale :
Christ est ressuscité !Paix sur la terre ! etc.
La main de Faust s’abaisse ; la coupe lui échappe. Les cloches de la cathédrale résonnent et se mêlent à l’angélique mélodie du jour de Pâques dans le ciel et sur la terre.
L’homme endurci s’amollit à ses joies religieuses
d’enfance. « Cantiques célestes, s’écrie-t-il, puissants et doux ! pourquoi me cherchez-vous dans la poussière ? Résonnez aux oreilles de ceux que vous pouvez consoler. J’entends bien le message que vous m’apportez, mais la foi me manque pour y croire ! Le miracle n’existe que pour la foi. Je ne puis m’élever vers ces sphères d’où la bonne nouvelle retentit ; et cependant, accoutumé d’enfance à cette voix, elle me rappelle à la vie. Autrefois un baiser du divin amour descendait sur moi dans ce recueillement solennel du dimanche ; le bruit des cloches remplissait mon âme de pressentiments, et ma prière était une voluptueuse extase ; une ardeur sereine, ineffable, me poussait à travers les bois et les champs, et là, seul, je fondais en larmes, et je sentais comme éclore en moi tout un monde. Ce souvenir vivifie mon cœur rajeuni et me détourne de la mort ! Ô chantez ! sonnez, chantez encore, anges et cloches ! Une larme a coulé, la terre m’a reconquis ! »
Les chants et les cloches recommencent à se faire entendre :
Christ est ressuscité !…Etc., etc., etc.
XXIII
Ici le lieu de la scène est changé ; la nuit s’est écoulée.
C’est l’heure où le peuple, vieillards, ouvriers, femmes, soldats, jeunes filles, sortent en foule de la porte de la ville pour se répandre en repos, en liberté et en joie, dans la campagne. Les entretiens entrecoupés de tous ces groupes qui passent sont une parfaite imitation des mœurs du peuple ; c’est le chœur dans les tragédies antiques. Ces conversations tiennent au sujet, comme on le verra plus tard, par le tableau de la candeur des jeunes filles de la bourgeoisie qui tremblent d’être séduites ou compromises aux yeux de la petite ville si elles se laissent approcher par la mauvaise compagnie. On pressent les périls, les malheurs et la honte de Marguerite, sans doute confondue dans ces groupes timides et charmants. Ce tableau repose les yeux par le contraste de la douce ignorance du peuple, qui ne souffre que du travail, avec les philosophes, qui souffrent de la pensée.
XXIV
Faust paraît à son tour ; il se promène avec
son disciple Wagner ; son cœur se dilate à l’aspect de cet essaim d’heureux peuple au premier sourire du printemps. « Regarde », dit-il à Wagner dans des vers semblables à des odes d’Horace ou d’Hafiz ; « voilà le fleuve et le ruisseau délivrés de leur couche de glace, etc. Tourne maintenant, du haut de ces sommets, les regards vers la ville ; hors de la sombre porte, toute une foule variée se penche ; chacun veut s’ensoleiller aujourd’hui. Ils fêtent la résurrection du Seigneur, et eux-mêmes semblent des ressuscités du fond de leurs demeures, de leurs chambres étroites, de leurs servitudes de négoce ou de métiers, de leurs bouges infects, de leurs rues fangeuses, de la nuit livide, de leurs cathédrales. Regarde un peu comme dans les jardins et les prés cette foule s’extravase, comme la rivière balance mainte barque joyeuse ! J’entends déjà la musique des ménétriers dans les villages ; c’est le paradis du peuple. »
XXV
Des paysans chantent une ronde joviale et amoureuse. Ils proposent respectueusement à Faust de trinquer avec eux ; les services que Faust a rendus à ce peuple pendant une épidémie récente le font acclamer, de groupe en groupe, par le peuple reconnaissant.
« Quelle joie ce doit être pour toi, ô grand homme ! lui dit son disciple, de te voir ainsi honoré par cette multitude ! Bienheureux celui qui peut faire un si puissant et si salutaire emploi de ses facultés ! Le père le montre à son enfant ; on s’informe, on s’attroupe, on s’empresse ; la musique s’interrompt, la danse s’arrête. Tu passes ; ils se rangent en haie, les bonnets volent en l’air. Peu s’en faut qu’ils ne s’agenouillent comme devant l’image de la Divinité ! »
Faust déprécie éloquemment ces hommages et se dénigre lui-même. « Regarde plutôt décliner le soleil couchant, le jour expiré !… « Oh ! que n’ai-je des ailes pour m’enlever dans les airs et tendre incessamment vers lui ? Je verrais dans un éternel crépuscule ce globe dont je n’entendrais pas le bruit à mes pieds. »
Voici la poésie de l’infini devenue mélancolie lyrique ; elle dicte à Faust des vers dignes d’être répétés par l’écho des firmaments. Nous souffrons de ne pas les reproduire à votre oreille ; mais ces entretiens seraient un volume si je n’abrégeais pas la partie extatique de ce prodigieux poème pour laisser au drame pathétique l’espace qui lui appartient. Plaignez-moi d’abréger et plaignez-vous vous-mêmes de ne pas tout entendre.
XXVI
L’entretien de Faust et de Wagner est interrompu par un chien barbet, en apparence égaré, qui circule autour d’eux et qui finit par les flatter en rampant à leurs pieds. Wagner s’étonne ; Faust soupçonne à demi un esprit déguisé sous la forme caressante de ce charmant animal. Il entre, suivi de Wagner et du chien, par la porte sombre de la ville.
XXVII
La scène change de place ; on est de nouveau dans le cabinet d’étude de Faust. Il y est seul avec le mystérieux animal, le chien barbet.
Faust ouvre l’Évangile, le chien s’agite et grogne. « Au commencement était le Verbe.— Non, non, se dit-il à lui-même, au commencement était la force ! la force, le dieu du monde ! »
Le chien gémit et hurle à côté de lui.
Ici une imitation de la scène des sorcières de Shakespeare défigure un peu cette belle œuvre. Le chien, aux paroles enchantées de Faust, apparaît tout à coup sous forme humaine derrière le poêle du jeune docteur. Ceci est évidemment de la part de Goethe un sacrifice à la triviale popularité de la tradition puérile de l’Allemagne. Il faut laisser cette scène aux enfants et au peuple infatués de la sorcellerie du moyen âge, et ne voir dans le barbet changé en homme, et en homme cachant un esprit démoniaque sous ses formes humaines, que l’inspiration manichéenne du mal conseillant le mal à tout ce qui respire.
Ceci admis, le rôle du mal, caché sous la forme de Méphistophélès, devient vrai comme le monde réel et pittoresque comme l’incarnation de toute perversité. Goethe, quoique bien peu avancé dans la vie, puisqu’il n’avait que quarante ans quand il composait Faust, se montre un observateur consommé de la malice humaine et de la séduction par la passion. S’il avait peu senti par lui-même, il avait tout compris dans les autres. Jamais la force lyrique et la force impassible et analytique de l’observation ne furent plus étrangement réunies dans un même homme. Poursuivons.
XXVIII
À ce moment Méphistophélès apparaît sous le costume d’un étudiant allemand élégamment vêtu, l’épée au côté, le manteau rejeté avec grâce sur l’épaule, le sourire du sceptique sur les lèvres, le ricanement ironique dans l’accent, la physionomie indécise entre l’homme d’esprit moderne et le satyre antique ; ses gestes sont saccadés et forcés comme ceux de l’homme qui dit une chose et qui en pense une autre. On dirait que Goethe a fréquenté, dans les tavernes de Francfort, ces êtres dépravés qui masquent à demi le vice sous l’élégance et le crime sous l’hypocrisie. Faust, en esprit fort qui a si souvent évoqué les puissances occultes de la nature, n’est nullement étonné ; il conserve son sang-froid ; il cause familièrement avec l’hôte infernal de sa solitude.
— « Qui es-tu ? — Je suis l’Esprit qui nie tout et toujours ; je lutte contre tout ce qui est pour le vicier ou le détruire, et je ne puis réussir : tout renaît et subsiste malgré moi. »
Ceci est dit en vers d’une métaphysique aussi poétique qu’elle est profonde, mais c’est le sens. On voit combien Goethe, tout esprit sceptique qu’il était, avait compris, jeune, que l’extrême scepticisme était l’extrême forme, la forme satanique de tout mal. Car le scepticisme complet mène au mépris de la création, de soi-même et de Dieu : c’est le suicide par le blasphème, c’est le déicide par le désespoir.
Dans la scène suivante, Méphistophélès, transfiguré en jeune et brillant gentilhomme, pervertit de plus en plus l’esprit malade de Faust. Il lui fait apparaître, tantôt dans ses songes, tantôt dans ses veilles, des esprits secondaires qui jouent avec la création ou qui la raillent.
Après l’avoir ainsi fasciné, il propose à Faust d’être son serviteur ici-bas, pourvu qu’il s’engage à se donner à lui dans l’autre monde. Le pacte, délibéré en dialogue, est conclu et signé.
— « Je te mènerai loin, se dit tout bas Méphistophélès, car tu es une de ces âmes qui ne s’arrêtent jamais dans leur course effrénée vers la science ou vers la puissance ! »
XXIX
Un disciple de Faust frappe à la porte. Méphistophélès revêt la robe et la figure du docteur ; il reçoit l’étudiant ; il répond à ses questions sur la logique, la métaphysique, la jurisprudence, la médecine, en embrouillant tellement
la tête du jeune homme de définitions scolastiques et absurdes que Pascal lui-même ne démontrerait pas mieux le néant emphatique de l’esprit humain et la vanité sonore de ce que nous appelons savoir. « Mon cher ami, finit-il par dire à l’écolier stupéfait, la théorie est grise et l’arbre de la vie est vert ; cueillez ses fruits. Va maintenant, ajoute-t-il à part et à voix basse ; crois dans ton orgueil que tu es semblable à Dieu, qui sait le bien et le mal ; suis ce vieux dicton de ton cousin le serpent. Ta prétendue ressemblance avec Dieu pourra bien t’inquiéter quelque jour ! »
Il rentre ensuite auprès de Faust et l’emmène, en brillant équipage, à travers le monde, qui ne le reconnaît plus. La toile tombe.
XXX
Encore un changement de scène ; on est transporté dans une taverne de débauchés à Leipzig. Les convives boivent, chantent, se racontent leurs amours.
Méphistophélès entre avec Faust, lie conversation avec ces buveurs ; il fait jaillir pour eux tous les vins qu’ils désirent du bois de la table ; puis il allume une flamme qui leur brûle les doigts, et s’envole, en se moquant d’eux,
hors de la tabagie. « Voilà, mes amis, ce que c’est qu’un miracle ! »
dit-il en riant.
Les deux personnages, l’un menant l’autre, apparaissent ensuite dans un long sabbat de sorcières, vaine imitation de Shakespeare, puérilité poétique grotesque de détails, qui n’est propre qu’à amuser l’imagination d’enfants ou de la populace dans un conte de fée. Les esprits sérieux se détournent de ces débauches d’imagination, qui ne servent qu’à détruire la belle illusion du drame pathétique dans lequel nous allons enfin entrer.
XXXI
Attention ! nous y voici.
On est dans une rue de la ville ; Marguerite passe seule et les yeux baissés auprès de Faust.
Faust.
Ma belle demoiselle, oserais-je vous offrir mon bras et ma protection pour vous conduire où vous allez ?
Marguerite.
Je ne suis ni demoiselle ni belle, et je n’ai besoin de personne pour me conduire à la maison.
Faust.
Par le ciel ! cette enfant est la beauté accomplie ! Je ne vis de ma vie rien de pareil. Si convenable, si modeste, et cependant si entraînante. Le rose de ses lèvres, l’éclat de ses joues ! non, jamais je ne saurais l’oublier. La manière dont elle baisse les yeux s’est incrustée à fond dans mon cœur. Et cette robe courte qui laisse entrevoir ses pieds fugitifs ! D’honneur, c’est à ravir les yeux et la pensée. (Survient Méphistophélès.) Il faut que tu me procures cette charmante jeune fille.
Méphistophélès.
Laquelle ?
Faust.
Celle qui vient de passer à l’instant.
Méphistophélès.
Celle-là ? Bon ! Elle vient de chez son prêtre, qui lui a donné à bon droit l’absolution ; je m’étais glissé derrière le confessionnal. Mais c’est l’innocence même que cette enfant : je n’ai aucun pouvoir sur elle !
Faust insiste avec l’autorité et la véhémence de la passion qui veut être servie et non conseillée : « Quelque chose seulement d’elle, un fichu de son cou, une chose qui l’ait touchée ! — Eh bien ! dit Méphistophélès, je ferai plus : elle est maintenant sortie de sa demeure, je vais t’introduire dans sa chambre ; là tu pourras tout seul te repaître dans l’atmosphère qu’elle habite en paix, atmosphère d’espérance et d’illusion. »
XXXII
La scène change ; c’est le soir du même jour. Marguerite, rentrée, est seule dans sa chambre, tresse ses nattes de cheveux et les relève de ses mains enfantines autour de sa tête. Elle rêve à haute voix en se parant.
« Je voudrais bien savoir, murmure-t-elle, quel était ce jeune seigneur d’aujourd’hui. Il est bien beau et il doit être de noble race ; cela se lit sur son visage ; autrement il n’aurait pas été si familier. »(Elle sort de nouveau.)
Méphistophélès et Faust paraissent sur le pas de la porte ; c’est là une des plus charmantes scènes inventées par le génie divin ou satanique de l’amour, et dont on ne trouve de trace ni dans le drame antique ni dans le moderne. Shakespeare même dans son chef-d’œuvre, Roméo et Juliette, n’a pas cette délicieuse invention : la respiration de l’atmosphère aimée dans laquelle respire la personne qu’on aime ! la visite au vide animé qui a contenu l’idole de ses yeux. Écoutez :
Méphistophélès, à Faust intimidé par ce sanctuaire.
Entre tout doucement ; allons ! entre !
Faust, après un moment de silence.
Je t’en supplie, laisse-moi tout seul.
Méphistophélès, furetant dans toute la chambre.
Toute jeune fille n’a pas cette élégante propreté dans son pauvre asile.
Faust, parcourant la chambre d’un regard avide et enthousiasmé, sent son libertinage se changer en respect de l’innocence dans son cœur.
Oh ! salut, doux demi-jour qui règnes dans ce sanctuaire ! Empare-toi de mon cœur, douce peine du désir d’amour qui vis altéré de la rosée de l’espérance ! Comme tout respire ici la paix, l’ordre et le contentement ! Dans cette pauvreté que de richesse ! Dans ce réduit sombre, que de félicité ! (En s’approchant du fauteuil de famille :)
Ô toi qui, dans leur joie ou dans leur douleur, as reçu les aïeux sur tes bras ouverts ! combien de fois des groupes d’enfants, les mains tendues, ont dû se suspendre autour de ce trône patriarcal ! Ici même, peut-être, ma bien-aimée, reconnaissante envers son divin Christ, enfant aux joues fraîches et saines, est venue pieusement baiser la main amaigrie de l’aïeul. Je sens, jeune fille, ton esprit d’ordre et d’économie murmurer autour de moi ; cet esprit d’arrangement nature là ton sexe, qui te souffle comment on étend proprement le tapis sur la table cirée, comment on saupoudre le parquet de sable ! Ô douce main, semblable à la main d’une créature céleste, tu fais de cet asile un paradis ! (L’aspect de cette chambre lui inspire des pensées délicieuses, mais toujours pures. Il ne se reconnaît plus ; l’air saint qu’il respire le sanctifie à son insu.) Quelle atmosphère surnaturelle m’enveloppe ? Je venais ici pour précipiter par la violence le moment de la possession, et je me perds en songes de respectueux amour. Sommes-nous donc le jouet de chaque impression de l’air ? Et si tout à coup elle venait à entrer, comme tu expierais vite l’audace d’avoir profané son asile ! comme il serait petit devant toi, comme il rentrerait en terre sous tes pieds, le grand homme !
Méphistophélès.
Vite ! je l’aperçois en bas qui monte !
Faust.
Éloignons-nous ; je ne reviendrai jamais !
Mais, avant qu’il s’éloigne, Méphistophélès, habile à préparer de loin la séduction, présente une cassette à Faust.
Méphistophélès.
Voici une cassette passablement lourde ; je suis allé la prendre quelque part ; glisse-la toujours dans cette armoire, et je te jure que la tête lui tournera. J’ai mis dedans bien des petites choses pour en gagner une autre. Tu sais, un enfant est enfant, un jeu est un jeu.
Faust, retenu maintenant par un scrupule, hésite.
Je ne sais si je dois !…
Poussé par Méphistophélès, il finit par glisser la cassette dans l’armoire. — Ils s’évadent sans être vus.
XXXIII
Marguerite entre, sa lampe à la main. Elle est toute troublée ; elle chante pour se rassurer la ballade du roi de Thulé, comme Desdémona chante la romance du Saule : le chant est un compagnon de l’âme peureuse. « J’étouffe ici ! » dit-elle. Elle ouvre machinalement l’armoire pour serrer ses habits de fête ; la cassette se rencontre sous sa main. Elle s’étonne, elle se demande comment cette cassette a été déposée là, elle l’ouvre en tremblant : les bijoux la frappent et l’éblouissent. « Je voudrais voir comment ce collier siérait à mon cou. »
Elle s’en pare et va se regarder au petit miroir.
— « Si seulement les boucles d’oreilles étaient à moi ? Je suis tout autre ainsi. À quoi te sert donc la beauté, ô jeunesse ? Personne ne fait attention à nous ; tout va à l’or, tout dépend de l’or ! Ah ! pauvres, pauvres que nous sommes !… »
XXXIV
La toile tombe sur l’éblouissement et l’hésitation de la pauvre enfant. La toile se relève sur Faust et Méphistophélès qui causent ensemble.
— « Pensez donc, dit Méphistophélès avec humeur ; la parure que je m’étais procurée pour Gretchen, un prêtre l’a escamotée. » La mère vient à découvrir la chose ; aussitôt un frisson la prend, la pauvre femme. Elle a toujours son front plongé dans son livre de prières ; elle flaire un à un tous les meubles pour s’assurer si l’objet est saint ou profane ; elle sentit donc clairement que l’objet n’apportait pas grande bénédiction dans sa maison. « Mon enfant, s’écria-t-elle, bien mal acquis pèse sur l’âme et brûle le sang. Consacrons ceci à la Mère de Dieu, et la manne du ciel descendra sur nous. »
La petite Marguerite fit un peu la moue. « Il ne peut être impie, dit-elle, celui qui a si galamment apporté cette cassette ici. »
La mère fait venir un prêtre : il leur promet toutes les joies du paradis et les laisse tout édifiées. — « Et Gretchen ? demande Faust. — « Elle est maintenant inquiète, agitée, ne sait ni ce qu’elle veut ni ce qu’elle doit, rêve nuit et jour aux bijoux, et bien plus à celui qui les a apportés ! »
— Faust supplie Méphistophélès de lui procurer un autre écrin plus riche pour remplacer celui que la mère de Gretchen a enlevé à sa bien-aimée.
XXXV
Le lieu change ; on est dans la maison d’une voisine pauvre, à laquelle Marguerite vient raconter naïvement qu’elle a trouvé une seconde cassette pleine de merveilles dans son armoire.
— « Ne va pas le dire cette fois à ta mère », lui recommande la voisine ; « elle la porterait encore en présent à l’église. »
La voisine ajuste la parure au front, au cou, aux doigts de Marguerite. — « Quel dommage, dit la belle enfant, de ne pouvoir ainsi me montrer ni dans la rue ni dans l’église ! — Viens me voir souvent, lui dit la voisine ; là tu pourras t’en parer en cachette et te promener une petite heure devant le miroir. »
La scène est délicieuse d’enfantillage d’un côté, de bavardage de l’autre.
Méphistophélès l’interrompt en paraissant. Il semble frappé de respect à la vue de Marguerite étincelante de bijoux ; il raconte à la voisine que son mari absent est mort à Padoue, laissant un trésor, et comment il peut lui amener un témoin de sa mort, le soir, dans son petit jardin derrière la maison, pourvu que la charmante Marguerite s’y trouve aussi à la nuit tombante. Il obtient ainsi par astuce une entrevue de Marguerite et de Faust. L’innocente jeune fille y consent par obligeance pour la voisine, sans prévoir le piège.
Faust, prévenu par Méphistophélès du rendez-vous promis, s’y rend avec son guide satanique. La scène dans le jardin de la veuve est une délicieuse pastorale de l’Éden, dont Méphistophélès, qui converse avec la veuve, est le serpent sous l’herbe.
XXXVI
Faust se plaint à Marguerite de sa triste condition de voyageur, qui le condamne à ne rien aimer de permanent ; il touche de pitié le cœur naïf de la belle enfant.
Marguerite.
Oh ! moi !… songez à moi quelquefois un petit moment ; j’aurai assez de temps pour me souvenir de vous !
Faust.
Vous êtes donc beaucoup seule ?
Marguerite.
Hélas ! oui. Notre ménage est petit, encore faut-il s’en occuper ; il faut faire le feu, préparer les aliments, balayer, tricoter et coudre, et courir ici et le soir et le matin. Cependant nous pourrions, ma mère et moi, nous donner moins de tracas ; mon père a laissé en mourant un joli petit avoir, une maisonnette et un jardin hors de la ville. Mon frère est soldat ; ma petite sœur est morte. La pauvre enfant m’a causé bien des peines ; pourtant je ne regretterais pas de les reprendre pour elle : la pauvre enfant m’était si chère !
Faust.
Un ange ! si elle te ressemblait.
Marguerite.
C’était moi qui l’élevais, et elle m’aimait de tout son cœur. Elle était née après la mort de mon père ; le chagrin avait tari le sein de ma mère ; vous comprenez qu’elle ne pouvait penser à allaiter le pauvre petit vermisseau. Je l’élevai toute seule avec du lait et de l’eau, au point que c’était mon enfant ; dans mes bras, sur mes genoux, elle me souriait, jouait, grandissait.
Faust.
N’as-tu pas senti alors le bonheur le plus pur ?
Marguerite.
Oh ! oui ! Mais il y avait aussi bien des heures pénibles : le berceau était placé la nuit auprès de mon lit ; son moindre mouvement me réveillait ; il fallait lui donner à boire, la coucher à côté de moi, et, si elle ne se taisait pas vite, se lever du lit et marcher pieds nus à travers la chambre en la berçant ; ce qui n’empêchait pas, sitôt le jour venu, d’être au lavoir, au marché, et ainsi de suite, comme je serai demain. Dame ! Monsieur, on n’a pas le cœur bien à l’aise, mais on en goûte mieux son repas et son repos.
Ce charmant babillage de jeune fille, qui paraît oiseux peut-être ici au lecteur, a un triple but caché dans l’esprit de l’auteur, qui prépare ainsi son pathétique dans le drame. D’abord il prouve l’innocente et naïve confiance de la jeune fille ; puis il annonce au spectateur qu’elle a un frère chéri au service, frère dont la mort accidentelle sera bientôt un crime de son amour pour Faust ; puis enfin cette tendresse pour sa petite sœur, qu’elle élève si maternellement au berceau, prépare un contraste terrible avec le crime de délire qui lui fera plus tard sacrifier à la fièvre le propre fruit de ses entrailles. Ce sont les trois coups de pinceau qui paraissent flotter au hasard sur la toile et qui sont trois merveilleuses combinaisons calculées du grand peintre de caractère et de situation !
Pendant cet entretien des deux amants, Méphistophélès s’entretient à l’écart avec la voisine. Il lui fait astucieusement entendre à demi-mot que son cœur est tendre et libre, et qu’il pourrait bien, s’il l’osait, se présenter à elle pour finir son dur veuvage. La voisine va au-devant de ces galanteries de Méphistophélès, et sa ruse diabolique a un complice tout stylé dans la vanité de la voisine veuve, intéressée à la séduction de Marguerite pour mieux séduire elle-même le cœur de Méphistophélès. (Ils passent.) Faust et la jeune fille passent à leur tour devant le spectateur en se promenant dans le jardin.
Faust.
Ainsi tu m’as reconnu, petit ange, dès que j’ai mis le pied dans le jardin ?
Marguerite.
Ne l’avez-vous pas vu ? Je baissais les yeux.
Faust.
Et tu me pardonnes la liberté que j’ai prise de t’aborder et de te parler l’autre jour, au moment où tu sortais de l’église ?
Marguerite.
Je me sentais toute troublée ; jamais rien de pareil ne m’était arrivé, et personne n’avait rien à dire sur mon compte. Ô mon Dieu ! me disais-je, il faut qu’il ait trouvé dans ton air quelque chose de bien hardi et de bien immodeste pour se croire en droit d’aborder ainsi sans inconvenance une jeune fille ! Je l’avouerai, cependant, je ne sais quoi s’est remué là (sur son cœur) pour vous. Toujours est-il que j’étais mécontente de moi de n’être pas assez indignée contre vous !
Faust, voulant la serrer contre son cœur.
Chère âme !
Marguerite.
Laissez un peu ! (Elle cueille une marguerite du jardin et elle l’effeuille en rêvant.) — Il m’aime ! — Il ne m’aime pas ! — Il m’aime ! (Elle jette un cri de joie.)
Faust.
Oui, céleste enfant ; laisse la voix d’une fleur être pour nous l’oracle de Dieu ! Il t’aime ! Comprends-tu ce que ce mot veut dire : il t’aime !
(Il lui prend les deux mains dans les siennes.)Marguerite.
Je me sens toute tressaillir.
Faust, avec un sincère et ardent enthousiasme.
Oh ! ne tremble pas ! Que ce regard, que cette étreinte te disent l’inexprimable par les paroles ! Se livrer sans réserve l’un à l’autre, s’enivrer d’une félicité qui doit être éternelle, oui, éternelle ! car la fin d’un tel bonheur serait le désespoir ! Oh ! non, non ! point de fin ! point de fin !
Marguerite serre sa main, se dégage et s’échappe.
Méphistophélès et la veuve repassent en causant tout bas par l’allée du jardin rapprochée du spectateur.
Marthe(c’est le nom de la voisine).
Voici la nuit.
Méphistophélès.
Oui, nous nous retirons.
Marthe.
Je vous engagerais bien à rester plus longtemps, mais on est si méchant ici ! Et notre jeune couple ?
Méphistophélès.
Enfuis là-bas dans l’allée, les joyeux papillons !
Marthe.
Il en paraît bien épris.
Méphistophélès.
Et elle aussi éprise de lui ; c’est le cours du monde.
Ils sortent du jardin. Pendant qu’ils s’éloignent, une scène de badinage amoureux, naïve et tendre, se laisse entrevoir et entendre dans un petit pavillon du fond du jardin entre les deux amants heureux de leurs aveux, affligés de leur séparation. C’est de l’Albane à côté d’un Rembrandt, la lumière et l’ombre.
XXXVII
La scène suivante se passe quelque temps après sur les plus hautes cimes du Tyrol. Faust, non rassasié, mais ennuyé de son bonheur, est allé se reposer de sa félicité dans la solitude et dans la contemplation extatique de la nature.
Méphistophélès l’y a suivi, comme le doute suit la foi, pour l’empêcher de s’enraciner dans l’âme pieuse.
Ici Goethe s’étend dans ses pensées aussi loin que l’espace et s’élève aussi haut que les étoiles. Sa vraie nature intellectuelle, son panthéisme véritablement indien, c’est-à-dire une divinisation vague de l’œuvre au lieu de l’ouvrier ; une immersion les yeux fermés, à tout risque de l’âme, dans le sein de la nature matérielle et intellectuelle, éclatent dans les monologues de Faust comme dans son dialogue avec le génie du doute et du mal. Nous ne vous en donnerons ici que les principales éjaculations. Elles sont les plus beaux éclairs de paroles qui entrouvrent aux regards l’âme mystérieuse du grand poète.
« Esprit sublime ! » s’écrie-t-il en s’adressant à je ne sais quelle toute-puissance occulte, qui est peut-être la science, peut-être la foi, peut-être le génie infernal auquel il s’est donné pour disciple, « esprit sublime ! tu m’as donné tout ce que je demandais. Ce n’est pas en vain que tu as tourné vers moi ton visage à travers le feu ! Tu m’as donné la puissante nature pour royaume, la force de la sentir, la volupté d’en jouir ! Tu fais passer en revue devant moi la foule de tout ce qui a vie ; tu m’apprends à reconnaître mes frères dans le buisson silencieux, dans l’air, dans les eaux ; et lorsque la tempête mugit et gronde dans la forêt, roulant les pins gigantesques, secouant avec fracas leurs branches et déracinant leurs souches ; lorsque le bruit de leur chute fait retentir de coups sourds l’écho des montagnes, alors tu me conduis dans l’asile paisible des grottes, et les merveilles de ma propre conscience se révèlent par la réflexion à moi ; et la lune pure et sereine monte à mes yeux, apaisant sous ses rayons toutes choses…
« Oh ! combien je sens cependant que rien de parfait n’est la part de l’homme ! Tu m’as imposé, au milieu de ces délices qui me confondent avec la Divinité, un compagnon dont je ne saurais déjà plus me passer. Froid et superbe, d’un souffle de sa parole il réduit tous tes dons à néant ! Il nourrit dans ma poitrine une ardeur insatiable qui me pousse sans cesse vers cette douce image (Marguerite). Ainsi je vais, comme un homme ivre, des désirs à la jouissance, et dans la jouissance je regrette le désir ! »
Méphistophélès le raille sur cet enthousiasme vide. « Tu appelles cela », lui dit-il, « un plaisir surnaturel ? S’étendre sur les montagnes dans la nuit et la rosée, embrasser dans ses extases le ciel et la terre, se gonfler jusqu’à se croire un dieu, creuser avec la perplexité du pressentiment la moelle de la terre, sentir se résumer dans sa poitrine l’œuvre entière des six jours, jouir je ne sais de quoi, et conclure l’extase sublime (en ricanant) je n’ose dire comment ! »
— « Fi sur toi ! »
s’écrie avec dégoût Faust
indigné de voir profaner par cette ironie Dieu, la nature, la pensée, l’amour.
Méphistophélès.
Ta bien-aimée, en attendant, est dans la sombre ville, et tout lui pèse, tout la chagrine ; elle t’aime au-delà de sa puissance de sentir ; le temps lui paraît lamentablement long ; elle s’accoude à sa fenêtre, regarde passer les nuages au-dessus des vieux murs gris de la ville. Que ne suis-je un petit oiseau ? Ainsi chante-t-elle en elle tout le long du jour, la moitié des nuits !
Faust.
Serpent, vil serpent !
Méphistophélès.
Peu m’importe, pourvu que je t’enlace.
Faust.
Sors d’ici, misérable, et ne prononce pas le nom de l’angélique créature, et ne viens pas présenter à ma passion sainte un profane désir !
Méphistophélès.
Qu’en résulterait-il ? Elle croit que tu t’es enfui !
Faust.
Non, je suis de cœur et d’esprit auprès d’elle ; je ne puis jamais l’oublier, jamais la perdre. Oui, j’envie le corps du Seigneur quand ses lèvres pieuses y touchent !
Méphistophélès.
Bravo ! mon cher. Je vous ai souvent enviés, moi, couple de jumeaux couché parmi les roses !
Faust, qui se sent dominé et entraîné à perdre ce qu’il aime, s’invective lui-même et pleure sur sa victime. Méphistophélès rit et raille.
XXXVIII
La scène se transforme : on voit Marguerite seule dans sa petite chambre, filant au rouet ; elle chante une complainte délicieuse et mélancolique sur son propre sort :
Adieu mes jours de paix !Mon âme est navrée ! etc.
Où il n’est pas,Là est ma tombe ! etc.
C’est lui qu’à ma fenêtreJe cherche à l’horizon ! etc.
Et son air noble !Et sa parole pénétrante !Et sa main qui presse la mienne !Ô ciel ! Et son baiser ! etc.
Adieu mes jours de paix !Mon âme est navrée ! etc.
Après cette apparition et cette complainte mélancolique qui fait lire dans le cœur muet de Marguerite, la scène est transportée de nouveau au jardin de Marthe, la voisine veuve, entremetteuse des entrevues. Écoutez ce dialogue que Goethe a surpris mot à mot entre les lèvres de l’amant et l’oreille de l’amante. Qui ne l’a pas entendu une fois au moins dans sa vie ? L’âme pieuse de la femme, être plus divin que nous dans ses aspirations, parce qu’il est moins distrait et plus sensible, s’y retrouve tout entière. Dans quel drame antique, dans quel drame français trouverez-vous une telle scène ? Racine lui-même, qu’on appelle tendre, a-t-il soupiré ainsi dans Esther ? Il y a aussi loin de ces tragédies d’apparat à cette tragédie de l’âme qu’il y a loin de la déclamation théâtrale au sang chaud qui crie en suintant de la blessure secrète du cœur.
Marguerite, Faust, seuls au jardin.Marguerite.
Promets-moi, Henri !
Faust.
Tout ce qui est en ma puissance.
Marguerite.
Eh bien ! dis-moi, comment te comportes-tu avec la religion ? Tu es un bon, un excellent cœur ; mais je crois que tu n’en as pas beaucoup.
Faust.
Laissons cela, mon enfant ! Tu sens ma tendresse envers toi ; pour ceux que j’aime je donnerais mon sang et ma vie ; je ne veux troubler personne dans ses sentiments et sa foi.
Marguerite.
Ce n’est pas tout ; il faut y croire.
Faust.
Faut-il ?
Marguerite.
Ah ! si je pouvais quelque chose sur toi ! Tu ne respectes pas non plus les saints sacrements.
Faust.
Je les respecte.
Marguerite.
Mais sans les désirer. Depuis longtemps tu n’es pas allé à la messe, à confesse. Crois-tu en Dieu ?
Faust.
Ma douce amie, qui oserait dire : Je crois en Dieu ? Interroge les prêtres ou les sages, et leur réponse ne te semblera qu’une raillerie à l’adresse de celui qui leur aura fait cette question.
Marguerite.
Ainsi tu n’y crois pas ?
Faust.
Tu me mésentends, ô gracieux visage ! Qui oserait nommer Dieu et faire cette profession : Je crois en lui ? Quel être sentant pourrait prendre sur lui de dire : Je ne crois pas en lui ? Celui qui contient tout, soutient tout, ne contient-il et ne soutient-il pas toi, moi, lui-même ? La voûte du firmament ne s’arrondit-elle pas là-haut ? Ici-bas, la terre ferme ne s’étend-elle pas ? Et les étoiles éternelles ne se montrent-elles pas en nous regardant avec amour ? Mon œil ne se plonge-t-il pas dans ton œil, et alors tout n’afflue-t-il pas vers ton cerveau et vers ton cœur ? Tout ne flotte-t-il pas dans un éternel mystère, invisible, visible, autour de toi ? Remplis-en ton cœur aussi grand qu’il est, et, quand tu nageras dans la plénitude de l’extase, nomme ce sentiment comme tu le voudras : nomme le bonheur ! foi ! amour ! Dieu ! je n’ai point de nom pour cela ! Le sentiment est tout ; le nom n’est que bruit et fumée, obscurcissant la céleste flamme.
Marguerite.
Tout cela est bel et bon ; le prêtre dit bien à peu près la même chose, mais avec des mots un peu différents.
Faust.
En tous lieux tous les cœurs que la clarté des cieux illumine parlent ainsi chacun dans sa langue ; pourquoi ne le ferais-je pas, moi, dans la mienne ?
Marguerite.
À l’entendre ainsi, la chose peut paraître raisonnable ; cependant j’y trouve encore du louche, car tu n’as point de christianisme.
Faust.
Chère enfant !
Marguerite.
Déjà depuis longtemps je souffre de te voir dans la compagnie…
Faust.
Que veux-tu dire ?
Marguerite.
Cet homme que tu as avec toi m’est, au fond de l’âme, odieux. Rien dans ma vie ne m’a enfoncé le trait plus avant que le repoussant visage de cet homme.
Faust.
Chère mignonne, ne le crains pas.
Marguerite.
Son approche me tourne le sang. Je suis cependant bienveillante pour les autres hommes ; mais autant je brûle du désir de te regarder, autant l’aspect de cet homme m’inspire une secrète horreur ; et c’est ce qui fait que je le tiens pour un coquin ! Dieu me pardonne si je lui fais injure !
Faust.
Il faut bien qu’il y ait aussi de ces oiseaux-là.
Marguerite.
Je ne voudrais pas vivre avec son pareil. S’il se montre à la porte, il a toujours l’air si ricaneur et presque fâché. On voit qu’il ne prend aucune part à rien. Il porte écrit sur son front qu’il ne peut aimer personne. Je suis si bien dans tes bras, si libre, si à l’aise ! et sa présence me serre le cœur.
Faust.
Ange plein de pressentiments !
Marguerite.
Cela me domine à tel point que, dès qu’il s’approche de nous, je crois en vérité que je ne t’aime plus. Aussi, lorsqu’il est là, je ne saurais prier et j’ai le cœur rongé intérieurement. Il en doit être, Henri, de même pour toi.
Faust.
C’est de l’antipathie !
Marguerite.
Il faut que je te quitte.
Faust.
Ah ! ne pourrai-je jamais passer tranquillement une heure sur ton sein, serrer mon cœur contre ton cœur et confondre mon âme dans la tienne !
Marguerite.
Encore si je dormais seule, je laisserais bien volontiers pour toi les verrous ouverts ce soir ; mais ma mère a le sommeil léger, et, si elle nous surprenait, j’en mourrais sur la place.
Faust.
Chère ange, sois sans inquiétude. Tiens ! ce flacon : trois gouttes de ce breuvage suffiront pour que la nature s’endorme doucement en un sommeil profond.
Marguerite.
Que ne ferais-je point pour toi ! J’espère qu’il ne lui en peut résulter aucun mal ?
Faust.
Autrement, cher amour, est-ce que je te le conseillerais ?
Marguerite.
Quand je te vois, je ne sais quoi me force à vouloir tout ce que tu veux, et j’ai déjà tant fait pour toi qu’il ne me reste plus rien à faire.
(Entre Méphistophélès.)Méphistophélès.
La brebis est-elle partie ?
Faust.
Viens-tu encore d’espionner ?
Méphistophélès.
Non, mais j’ai tout saisi fort scrupuleusement. Maître docteur, on vous a fait la leçon, et j’espère que vous en profiterez. Les filles trouvent toutes leur compte à ce qu’on soit pieux et simple, à la vieille mode. « S’il cède sur ce point, pensent-elles, nous en aurons bon marché à notre tour. »
Faust.
Monstre, ne vois-tu pas combien cette âme fidèle et sincère, toute remplie de sa foi, qui suffit à la rendre heureuse, souffre saintement de se sentir forcée à croire perdu l’homme qu’elle chérit entre tous ?
Méphistophélès.
Amoureux insensé et sensible, une petite fille te mène par le nez !
Faust.
Grotesque ébauche de boue et de feu !
Méphistophélès.
Et la physionomie, comme elle s’y entend à ravir ! En ma présence elle se sent toute je ne sais comment ; mon masque lui révèle un esprit caché ; elle sent, à n’en pas douter, que je suis un génie, peut-être bien aussi le diable. Eh ! eh ! cette nuit…
Faust.
Que t’importe ?
Méphistophélès.
C’est que j’en ai aussi ma part de joie.
XXXIX
Après cette scène, où l’on pressent deux crimes involontaires dans une imprudence soufflée aux deux amants par le génie qui corrompt tout, jusqu’à l’amour, beaucoup de mois se passent sans qu’on sache ce qui est advenu de Marguerite et de Faust. Une scène biblique d’une simplicité patriarcale ou helvétique révèle au spectateur le fatal secret de la séduction accomplie de Marguerite : la pauvre coupable porte dans son sein une accusation cachée de sa faute.
Voici la scène.
Marguerite est allée, sa cruche à la main, chercher l’eau du ménage à la fontaine ; elle y rencontre une jeune fille du voisinage, jaseuse et médisante comme les commères désœuvrées des petites villes. On va voir comment un simple accident de conversation plonge le poignard jusqu’au sang dans le sein de la pauvre séduite.
Le théâtre représente un puits dans une rue déserte. Marguerite, sa cruche posée sur la margelle du puits, la tête basse et les deux mains croisées avec langueur sur sa robe, cause avec Lieichen, jeune fille à la langue affilée.
Lieichen, à Marguerite.
N’as-tu rien entendu dire de la petite Barbe ?
Marguerite.
Pas un mot ; je vois si peu de monde !
Lieichen alors raconte à Marguerite la chute enfin ébruitée de la petite Barbe, abandonnée par son séducteur, qui s’est enfui sans l’épouser, après avoir abusé de sa tendresse. Marguerite l’écoute les yeux baissés, la rougeur sur les joues, comme si la honte de Barbe était déjà sur son propre front. Elle revient atterrée à la maison, rentre dans sa chambre et arrose machinalement un pot de fleurs placé pieusement par elle devant une image de la sainte Vierge dans une niche au-dessus de son lit.
Oh ! daigne, ô toi dont le cœur a saigné,Incliner ton front vers ma douleur ! etc.
Ce Stabat Mater dolorosa en vers naïfs, dont le contrecoup frappe à chaque verset le cœur de la pauvre fille, produit ici une déchirante impression dans la bouche de cette enfant qui sera bientôt mère d’un fils repoussé par le monde !
Autrefois, à l’aube naissante,En allant cueillir ces bouquets,J’arrosais de mes pleurs de déitéLes pots de fleurs sur ma fenêtre !Et maintenant le premier rayon du soleilM’a surprise encore éveillée,Assise sur mon séantDans ma couche de tristesse !
XL
La scène est transportée dans la rue, la nuit, sous la fenêtre de Marguerite. Un soldat, à demi ivre de douleur plus que de vin, revient de l’armée ; il a appris en approchant de la ville la honte de sa sœur chérie, qu’il célébrait partout comme la gloire et la beauté de la famille. Il a noyé son humiliation et sa douleur dans quelques verres de vin ; il vient à tâtons chercher le seuil de son enfance et s’assurer si sa sœur n’a pas été calomniée par la malignité des voisins.
En s’approchant de la maison il chante en s’accompagnant d’une mandoline quelques couplets grivois sur les filles qui se laissent séduire. Faust et Méphistophélès se rencontrent au même instant dans la rue, rapportant un écrin plein de bijoux des montagnes à Marguerite. Une querelle s’engage entre le soldat et le séducteur. Le soldat tombe frappé à mort sur le seuil de la maison par l’épée de Faust. Méphistophélès et Faust s’évadent ; le peuple s’attroupe. Marguerite descend cependant pour recevoir le dernier soupir de son frère adoré ; il la reconnaît avec horreur, l’appelle des noms les plus infâmes en présence de toute la ville, et meurt intrépide en la maudissant.
Arrêtons-nous là pour aujourd’hui, là où le pathétique commence, et réservons pour le prochain entretien les développements d’un drame qui se joue dans l’âme plus encore que sur la scène, et dont on ne peut omettre un détail, parce que chaque détail est un coup de sympathie mille fois plus acéré qu’un coup de poignard.
Il y a assez à réfléchir et à admirer sur cette première moitié de l’œuvre du poète, qui, en créant Faust et Marguerite, a créé non plus la tragédie des cours, des dieux ou des rois, mais la véritable tragédie du cœur humain !