(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Camille Desmoulins » pp. 31-44
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(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Camille Desmoulins » pp. 31-44

Camille Desmoulins

Œuvres de Camille Desmoulins.

L’éditeur Marpon a publié une partie de l’œuvre de Camille Desmoulins qui n’était pas dans la circulation, et bien évidemment c’est pour l’y mettre ; car le prix des volumes de poche que voici est de trente-cinq centimes par toute la France. En librairie, c’est Le Petit Journal ! Ces œuvres choisies de Camille Desmoulins (pourquoi choisies ? pourquoi ne pas nous donner tout, pendant qu’on y était ?), ces œuvres d’un prix si réduit et d’un format si commode, contiennent l’écrit intitulé : La France libre, Le Discours de la Lanterne aux Parisiens, des Lettres de Camille à son père et à sa femme, et, enfin, ce qui a fixé la gloire d’écrivain de l’auteur, son Vieux Cordelier. Le tout est précédé d’une notice de Μ. Despois, et d’une notice encore de Μ. Marc Dufraisse.

Eh bien, je suis loin de blâmer cette publication ! Il y a bien là-dessous, je crois, un filet de propagande révolutionnaire. Tout n’est pas dans cette édition une simple question de librairie, de bon marché, et même de littérature. Seulement, disons-le, cette petite propagande n’aura pas le succès qu’on pouvait en attendre, si j’en juge par l’impression que laisse dans l’esprit la lecture de Camille Desmoulins et de ses deux notices ! Selon moi, cette impression est désastreuse. Camille Desmoulins n’en reviendra pas.

Ces volumes, en effet, sont suffisants pour fixer sur Camille Desmoulins l’opinion, que les grandes histoires de la Révolution laissaient indécise quand elles le plaçaient dans un lointain qui lui donnait, comme aux bâtons flottants, de la grandeur. En passant dans le flot, — au large, — en cette mer tourbillonnante et terrible, on ne voit pas très distinctement ce qu’il était, ce bâton flottant de la Révolution, barreau arraché un jour d’émeute à une chaise brisée du Palais-Royal, et qui ne fut jamais que cela ! Demandez plutôt aux jambes de tous les partis ! Ici, au contraire, on le verra très bien.

Nettement discerné à la lumière de ses œuvres, pris à part de l’entourage immense de tous les faits du temps groupés autour de lui, on verra mieux ce que fut ce mauvais garçon de nos jours funestes, qui ne fut pas un mauvais homme et qui fit des choses mauvaises, et ce que fut aussi cet esprit charmant, destiné peut-être, en travaillant, à laisser des livres immortels, mais qui ne fut qu’un journaliste, lequel, nonobstant l’exhumation faite de ce qu’on croit ses meilleures œuvres, comme tout journaliste qui n’est que cela, se trouve condamné à périr !

II

Et que dis-je ? l’exhumation de ces œuvres est une preuve de la mort déjà commencée. Non, certes ! qu’il ne puisse arriver que l’indifférence publique ne tombe sur une œuvre grande et qui eut son éclat, et n’étende une couche de silence ignorant sur ce qui fit le plus de bruit ; mais, dans le cas présent, rien de pareil n’était à craindre ou à supposer. La Révolution française a donné à tout ce qu’elle toucha une résonnance trop formidable pour que les vibrations n’en oscillent pas à nos oreilles encore longtemps… et ce bruit, communiqué par elle aux choses qui ont perdu, le leur et qui, sans elle, seraient devenues muettes, dure toujours.

En revenant à Camille Desmoulins, l’Opinion ne l’avait pas oublié. Elle qui avait confondu le bruit de la Révolution avec celui qu’il avait fait, était assurément bien loin de croire épuisé ce tam-tam sonore. Elle va apprendre à quel point il l’est ! Faussé et couvert de la poussière des années, l’instrument, soumis à la main qui veut en interroger la puissance, ne se trouvera plus comme il y était autrefois en ces pages suraiguës alors, qui retentirent dans les cœurs et qui souvent les déchirèrent. Quelque chose de vieilli, d’épuisé, de fini, s’exhale de ces volumes où le talent ému et brillant reste à plusieurs places, je le veux bien ! mais comme la grâce et la beauté d’une figure au sein d’un costume démodé. Si déjà rien n’est plus vieux qu’un journal d’hier, qu’est-ce donc qu’un journal de soixante-dix ans ?

Camille Desmoulins, cet homme du talent le plus vif peut-être qu’on ait vu depuis Beaumarchais et Voltaire, ne pouvait pas plus échapper qu’un autre à la loi qui régit ces écrits d’un jour, qui nous donnent, sans monter plus haut pour les juger, la passion du moment et ses illusions, son enthousiasme et ses badauderies. « Ô immortel Chapelier ! », dit-il quelque part, écrasant le nom sous l’épithète, en parlant de ce bonhomme si parfaitement coulé maintenant dans l’océan révolutionnaire et qui présida, je crois, un jour, l’Assemblée nationale. Ô immortel Chapelier ! N’est-ce pas ridicule et comique ? Cela ne vous fait-il pas l’effet grotesque d’un vieux portrait, passé à la caricature ?… Eh bien, toute l’histoire du journalisme est dans cet : « Immortel Chapelier ! »

Je sais bien, c’est la vérité, qu’à l’époque où, fringant et émoustillé comme un page, Camille Desmoulins sortait du collège, il n’était guères possible à ce Chérubin de la démocratie d’être autre chose qu’un journaliste. Toute la littérature tombait au journal, comme toute la société tombait à la rue. Ici et là, la même insurrection, à laquelle personne n’échappait ! Mais, léger comme l’esprit même, si dangereux quand il est seul dans la tête d’un homme, nerveux comme une femme encore plus que comme un artiste, proie sans résistance du milieu embrasé dans lequel allait flamber et pétiller sa jeunesse, Camille était de tous les hommes à la fois le plus armé et le moins armé pour cette guerre civile de la presse, à laquelle il dévoua sa vie et pour laquelle il la perdit.

Armé, il l’était comme personne ne le fut peut-être par la nature de son esprit étincelant, acéré et rapide ; mais il ne l’était pas par le caractère, les principes, la conviction réfléchie et la dernière ressource de la vie, — une profonde moralité. Sybarite littéraire, élevé littérairement, il n’avait, pour résister aux dures épreuves des révolutions, dans la tête et dans le cœur que de la littérature. Vils chiffons de papier, quand il n’y a pas autre chose ! Cela ne lui apprit ni à se diriger dans une vie orageuse et déshonorée, ni à mourir quand en vint l’heure et qu’il s’en allait à reculons à la guillotine, les yeux tournés vers un berceau.

III

Voilà ce que cette publication remet en mémoire.

À travers le journaliste, fatalement vieilli comme ils vieillissent tous, dont la personnalité reculait, en s’effaçant, dans un passé qui s’éloignait et qu’on rapproche, on aperçoit l’homme, si on peut dire l’homme de cet enfant trépignant et passionné, qu’il aurait valu mieux faire oublier que rappeler, pour son honneur et pour sa gloire.

Je l’ai nommé un peu plus haut le Chérubin de la démocratie, mais ce fut un Chérubin qui ne dura pas. Il finit — et même assez vite — par se dégoûter de sa sanglante et belle marraine. Seulement, le dégoût n’en fit pas un homme. Fruit vert, gracieusement noué, qui ne devait jamais mûrir, il resta, sans l’amour et sans l’enthousiasme des premières années, l’éternel gamin rageur, moqueur et pleureur, qui constitue cette espèce charmante d’animaux adorés à Paris.

Pleureur ! il l’était. Nulle femme, que je sache, n’a pleuré dans l’histoire, dans le peu de temps qu’il la traverse, autant que Camille Desmoulins. Depuis le fameux jour, qui fut son destin, où il planta sur l’oreille de sa petite tête, vaniteuse et éventée cette cocarde verte de l’insurrection dont il fut l’enfant trouvé et gâté, jusqu’à l’autre jour, trop tôt venu, où il se fit couper la dernière mèche de cheveux pour sa Lucile sur cette tête qui allait tomber, il eut toujours les yeux en larmes… Sheridan appelait Pitt, pour le faire sortir de ses gonds, l’enfant colère… Mais la colère de cet autre enfant-ci avait des pleurs ! Ils jaillissaient de ses yeux dilatés et implacables, au plus fort de ses félines ironies et de ses miaulements de tigre contre Hébert et contre Brissot… Et, allez ! ne vous y trompez pas ! le tigre passait au fond de toutes ces faiblesses.

Voyez-le raconter, dans une de ses lettres à son père, la chasse donnée pendant SIX heures, dans le carré du Palais-Royal, à un malheureux agent de police reconnu par dix mille bourreaux (c’est lui qui donne le chiffre), lesquels le jettent dans le bassin, le daguent de la pointe de leurs cannes, et lui mettent un œil hors de la tête ! Il y a là une fièvre de sang dont on s’étonne, jusqu’à l’horreur, de voir frissonner cette nature sensible, comme disent les badauds ou les Tartuffes de sentiment (qu’ils choisissent !) qui nous parlent incessamment de la sensibilité de Camille, comme si la sensibilité toute seule n’inclinait pas aussi facilement et autant à la cruauté qu’à la compatissance, et comme si elle méritait autre chose que de la méfiance, en dehors de la réflexion et de la bonté !

Ah ! sensible ! Oui ! il l’était, comme les nerveux, comme les voluptueux, comme tous les esprits égoïstes et superficiels, qui sont sensibles, mais qui peuvent être horribles, Je tout par sensibilité… Camille Desmoulins, ce léger d’esprit, cette mauvaise tête et ce bon cœur (la phrase du vaudeville !), était de ces êtres à sentiment qui, dans un moment donné, peuvent devenir atroces. Il adorait sa petite femme, il pourléchait son enfant, et il vota la mort de Louis XVI ; et, tout homme d’esprit qu’il fût dans un temps où il n’y avait plus d’hommes d’esprit en France, il ne se contenta pas de voter cette mort, mais il écrivit ces mots d’imbécile : « Louis XVI avait les instincts du tigre ». Ce pauvre Louis XVI, dont tout le crime peut-être fut d’être un mouton qui se laisse bêtement égorger !!! Ah ! oui, je ne connais que trop ces natures dangereusement sensibles, qu’une notion morale, qu’une vue d’impartialité et de justice n’arrête jamais sur la pente de leur exécrable sensibilité, et, pour mon compte, je n’y crois pas et je n’en veux plus !

IV

Je ne veux plus être leur dupe. MΜ. Eugène Despois et Marc Dufraisse y ont été pris, eux ! Tous deux, ils ont cru, sur la foi de ses faciles larmes, à la sensibilité de Camille Desmoulins, et cette comédienne et physique sensibilité leur a paru une excuse suffisante pour toutes les fautes qu’il a commises, pour toutes les lâchetés dont il s’est rendu coupable, pour tous ces crimes de parti qu’il accomplit envers le sien et qui furent presque des trahisons ! Quand, enfant affolé de l’insurrection, il se nomma lui-même procureur général de la hideuse lanterne, puis tout à coup se cabra de peur devant l’incendie qu’il avait allumé avec son falot, comme le petit polisson du coin d’un bois qui l’incendie avec une allumette et qui se sauve ; quand, toujours gamin, mais gamin tremblant pour le coup, — car le génie de Camille Desmoulins est voué autant à la peur qu’aux larmes, — il se laisse corriger ses épreuves du Vieux Cordelier, comme un devoir, par le terrible Robespierre ; quand tout à coup il fait volte-face contre son ancien ami Brissot, qu’il avait tant vanté, et, girouette lasse de tourner dans du sang, ne veut pas en avoir tant au pied, c’est éternellement et partout sa sensibilité que MΜ. Despois et Marc Dufraisse invoquent pour justifier le malheureux Camille. Aveugles, tous deux, l’un comme un cyprès et l’autre comme un saule pleureur, honnêtes arbres tumulaires qui, à force d’ombrager une épitaphe, finissent par en prendre le mensonge pour la vérité, MΜ. Despois et Marc Dufraisse n’ont vu, ni l’un ni l’autre, le vrai de leur pauvre héros. C’est que Camille Desmoulins, qui ne fut jamais homme… que de lettres, n’avait pas, au fond, d’autre sensibilité que la sensibilité littéraire, cette espèce de sensibilité qui fait le mal avec une phrase pathétique et spontanée au lieu de le faire avec la froide préméditation du cœur… Mais qu’importe ! si le mal est commis !

V

Triste chose, n’est-ce pas ? pour un homme, que cette seule virilité des lettres, quand elle n’est pas doublée de la virilité humaine ! Camille Desmoulins ne l’eut jamais… Il l’eut si peu qu’on ne sent pas pour lui, quand il semble le plus coupable ou le plus pusillanime, l’âpre mépris qu’on a pour un homme. On éprouve celui qu’on aurait pour une femme, et qui change de nom quand il s’applique aux femmes ; car alors, c’est de la pitié ! Dans un temps où un si grand nombre de femmes devinrent des hommes sous la foudre des sentiments publics, ce garçon d’entre les cris et les larmes, d’entre les enthousiasmes et les terreurs, fut certainement bien moins un homme que Théroigne de Méricourt, par exemple, ou telle autre chevaucheuse de canon sur la route de Versailles.

Génie littéraire dépaysé dans une révolution populaire, mais dont il partagea l’ivresse, il eut en puissance et souvent en acte tous les vices de ce genre de génie qui mène les âmes faibles bien vite aux corruptions et les esprits les plus brillants au ridicule. Camille, en sa qualité d’artiste qui n’est qu’un artiste, était sensuel et vaniteux. Il l’avoue lui-même. Il avait assez de tendresse pour le marasquin de Mirabeau. Il sentait qu’il pourrait très bien dissoudre là-dedans ses opinions républicaines, comme des perles, si ces opinions en avaient été !…

Tout spirituel qu’il fût, à qui Voltaire, s’il avait vécu, aurait peut-être mis sa maigre main blanche sur l’épaule en l’appelant, qui sait ? « Mon bonnet rouge de neveu ! », Camille avait pourtant, au fond, du Trissotin dans sa personne. « J’ai tenu la balance des grandeurs ! » disait-il, ce génie du journalisme, à ses heures Trissotin. Et il ajoutait : « J’ai abaissé et élevé tous les personnages de la Révolution1. » Plaisante distraction d’une girouette qui se croyait le vent ! Ce n’était que gai, cela ; mais le pleurard, qui n’était jamais loin dans Camille Desmoulins, rendait parfois sa vanité plaintive, sans être pour cela moins grotesque : « Que ne suis-je — disait-il, en 93, — aussi obscur que je suis connu ! » Comme tous les hommes qui n’en ont pas, il parlait incessamment de son caractère, et demandait une caverne pour s’y retirer avec sa femme et son enfant… Je ne sais pas si je me trompe, mais la cave sinistre de Marat a plus de grandeur que cette caverne sentimentale et poltronne de ce mari de Greuze dans l’embarras.

Après l’avoir conduit à la peur, sa vanité le menait tout doucement à l’envie. Il se moqua impitoyablement toute sa vie des orateurs et il avait peut-être raison, mais il était bègue. Il n’avait de langage et de style que la plume à la main, homme de lettres jusque-là que, quand vous lui ôtiez sa plume, il était désarmé de tout, et que son esprit valait alors son caractère.

VI

Tel il était et tel je l’ai rencontré en ces trois petits volumes, ce Camille Desmoulins qu’on ne nous donne pas, il est vrai, pour le plus grand des hommes de la Révolution, mais comme un des hommes et des types les plus touchants qu’elle ait produits. Je l’ai réfléchi en ces pages. Vous pouvez maintenant le juger. Touchant, lui ? Racine, le tragique, a dit comiquement, le meilleur comique étant le plus involontaire :

Vous voyez devant vous un prince déplorable !

Ce pauvre Camille n’était pas un prince, c’était au contraire l’ennemi des princes, mais, en fait de déplorable, je crois qu’il les a tous vaincus ! L’homme, avec sa conscience droite et ferme, n’a jamais habité en cette pâle forme agitée qui, en répandant de l’encre éloquente, s’est trouvée répandre du sang. Reste le talent, j’en conviens ! Mais le talent de Camille Desmoulins, avec le décompte du temps qui l’a déteint, fait grimacer et détruit, du moins en partie, n’est pas, quand on y revient, ce qu’on croyait sans y revenir, et il faut beaucoup en rabattre. Un jour, j’écrivais de Camille qu’il était l’André Chénier du journalisme, qu’il en avait l’iambe en prose, la langue souple, la pureté de camée… Mais, ce jour-là, je lisais Carrel !

Quelques pages d’invective ardente mêlées à ces larmes qui coulaient, pour tout, des yeux de Camille Desmoulins, quelques coups de plume qui déchiquètent et qui ont le tort de trop ressembler à des coups de couteau, enfin une originalité de peu de ressources, qui consiste à transporter — couleur locale à la renverse ! — le monde et les mois de la Révolution française dans le monde d’Athènes et de Rome, ce que Chateaubriand fît aussi dans son Essai sur les Révolutions et ce qui devint chez Desmoulins un procédé presque monotone, tout cela suffit-il pour mériter réellement ce nom glorieux de grand artiste qu’on lui prodigue ? et qui, d’ailleurs, ne peut jamais nous dispenser de l’obligation d’être un homme…