(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « W.-H. Prescott » pp. 135-148
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(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « W.-H. Prescott » pp. 135-148

W.-H. Prescott

Histoire de Philippe II.

I

Les Américains sont en hausse… On pourrait dire que c’est d’eux, maintenant, que nous vient la lumière, comme le disaient des Russes, si patriotiquement, les philosophes du xviiie  siècle, laquais de Catherine II. Il y a quelques années, Edgar Poe, malgré une originalité qui l’aurait perdu s’il avait eu le malheur d’être Français, eut son succès tout de suite, parce qu’il était Américain. Il l’a gardé, — et le plus incroyable, c’est qu’il le méritait ! Le poète Longfellow, venu dans ces dernières années à Paris, a été fêté par les poètes parisiens avec enthousiasme, et eût été le lion de la saison si, dans cette époque de biches et de platitudes, il y avait eu des lions encore. « La France s’américanise », est un mot devenu commun. Eh bien, avec cette sympathie simiesque que nous ressentons tous pour les idées, les mœurs, les industries et même les productions intellectuelles américaines, n’est-il pas étonnant que personne n’ait parlé comme il convenait d’un livre américain très estimé en Amérique, et traduit et publié en français depuis 1861… déjà ?

Ce livre, c’est l’Histoire de Philippe II d’Espagne, par W.-H. Prescott, l’Augustin Thierry américain, sinon par le talent, au moins par la cécité. Quoique formé de plusieurs volumes, l’ouvrage n’a pas été fini. La fin de l’auteur est venue plus vite que celle du livre. Il a donc la poésie des bras brisés de la Vénus de Milo. Mais c’est la seule poésie qu’il ait, rien n’étant plus dénué que cette histoire d’imagination, de coloris et de pittoresque. W.-H. Prescott, malgré l’autorité de ses traducteurs et de ses éditeurs, payés pour le trouver un grand esprit, n’est, en somme, qu’un historien de peu de portée. Mais son Histoire de Philippe II n’en est pas moins curieuse pour cela.

II

Elle a son originalité particulière et relative. Prescott n’est qu’un homme, après tout, de son pays et de son siècle. C’est un esprit moderne, qui a remplacé toutes les religions par la religion de la civilisation, dont le Dieu est l’homme. Si les mécaniques avaient une religion, elles auraient aussi ce même Dieu. Or, de telles opinions étant données, n’est-il pas étonnant que, voulant traiter un sujet d’histoire, Prescott ait, précisément, choisi celui-là ? Qu’un jour, par exemple, il ait pris pour sujet de ses investigations et de ses récits la conquête du Mexique par les Espagnols qu’il a racontée, je n’en suis nullement étonné, et même je me l’explique très bien ; car la conquête du Mexique, c’est l’histoire d’une aventure inouïe d’audace et de cruauté, et qui devait saisir avec puissance ce tempérament d’aventurier, lequel est le vrai tempérament américain. Mais que Prescott s’en soit allé choisir le règne de Philippe II entre tous, ce règne aussi éloigné de la préoccupation américaine que le règne de Rhamsès II l’Égyptien, et que, l’ayant choisi (ce qui est plus fort !), il ne l’ait pas mis en pièces et déchiqueté avec la violence d’un ennemi qui croit faire une justice en faisant un massacre… voilà ce qui constitue véritablement une originalité à Prescott, et ce qui produit presque la stupéfaction chez son lecteur. Prescott a raconté ce règne passionnant de Philippe II sans se passionner, également éloigné des aveuglements de la colère et des lamentations de l’hypocrisie. Supposez un Français quelconque ayant les opinions de Prescott ; appelez-le, si vous voulez, Henri Martin ou Michelet, et donnez-lui à écrire la même histoire, quelles déclamations de toute espèce n’aurez-vous pas sur l’horrible règne de Philippe II, sur son bourreau le duc d’Albe, et sur l’Inquisition, leur souveraine ou leur servante ! De quelles sanglantes peintures à la Zurbaran et de quels noirs effets à la Goya ces haïsseurs du Catholicisme, qui veulent même que la couleur soit de leur parti, ne se régaleront-ils pas dans un pareil sujet d’histoire ! Tel le côté frappant du livre de Prescott : c’est de l’histoire sans nerfs, quand l’histoire à la plume de fer est devenue si nerveuse ; — une rareté ! Prescott a dans l’esprit une fermeté qui lui permet de rester calme dans un sujet déconcertant pour les esprits faibles et les imaginations sensibles, et qui leur campe des convulsions. Sûr de ses muscles, Prescott ne les a pas sentis tressaillir une seule fois dans toute son histoire. Et puisque nous sommes en pleine couleur espagnole, je me permettrai cette image : le taureau anglo-saxon a regardé sans fureur tout le rouge du règne de Philippe II, qui aurait mis hors de sens des têtes moins solides que celle de ce Front-de-Bœuf historique.

Et, croyez-le ! ceci est infiniment remarquable par le temps qui court, et mérite d’être noté. Quand on a lu le Torquemada de Victor Hugo, qu’on nous a donné, comme on nous a donné Patrie, de M. Sardou, pour de la grande histoire, et dont on pouvait prévoir à l’avance les exagérations gongoriques, les turgescences et les difformités, il est bon de recommander la lecture du livre de Prescott comme une précaution salutaire, comme une espèce de tonique froid très bon à employer contre les couleurs fausses et les contagieuses déclamations.

Et d’autant que Prescott est, au fond, un ennemi… S’il inclinait, je ne dis pas au Catholicisme, mais seulement aux choses religieuses ; s’il avait même seulement le respect de l’historien politique pour la politique catholique de l’Espagne, — une chose à compter, pourtant, dans l’Histoire ! — son livre serait d’un effet moins net et moins saisissant. Le ton si peu ému de son histoire, la sobriété de ses condamnations rapides, quand il condamne, passeraient peut-être pour de l’habileté, de l’habileté profonde, assez retorse pour ne pas appuyer. Mais Prescott est absolument muet à l’endroit des croyances religieuses… Il ne parle pas, mais il n’a rien à dire là-dessus. Il ne se doute point du Catholicisme. Il le trouve devant lui et il le juge comme autre chose. Il ne soupçonne pas que pour comprendre l’Espagne de Philippe II et Philippe II, il faut avoir, au moins, la notion profonde du Catholicisme, et qu’il ne suffit pas pour cela d’être citoyen des États-Unis et libre penseur. Prescott est même exceptionnellement en retard sur les questions résolues. Il a sur les Croisades, par exemple, les opinions raccourcies qu’on avait au xviiie  siècle, et qu’il est honteux pour un homme instruit d’avoir à présent. Il est donc dans les meilleures conditions d’ignorance pour prendre feu bêtement et éloquemment (car la bêtise et l’éloquence peuvent parfois aller ensemble, cela s’est vu !) à propos des faits du Catholicisme, incompréhensibles à qui n’est pas catholique de foi ou de doctrine ! et il ne prend pas feu une seule fois, il ne mugit pas une seule fois, ce Front-de-Bœuf historique. Excepté le vieux rabâchement de bigoterie, placé çà et là, comme la cassure dans un verre étoilé, et l’épithète de frénétique appliquée à saint Pie V, pas un mot qui, dans cette Histoire de Philippe II, sente son Américain ou son Anglais.

III

C’est donc là un historien qui tranche sur les historiens de nos jours. Il peut leur ressembler par les idées, les étroitesses, les préjugés ou l’ignorance, mais il en diffère aussi par l’absence de passion, le sang-froid, la probité dans le renseignement. Historien qui n’est pas au-dessus de l’Histoire, mais de niveau avec elle, il a l’expérience qu’on gagne à l’étudier ou à l’écrire, et cette expérience lui donne le calme insouciant qu’il faut avoir devant les fautes des hommes et leurs Institutions imparfaites. Ainsi, par exemple, dans cette Histoire de Philippe II, il est naturellement — et comme il doit l’être, lui, — contre l’Inquisition ; mais il n’a aucune des furies de la peur après coup de ces drôles que les temps modernes, et l’Église elle-même, ont délivrés du feu que dans d’autres temps ils auraient pu craindre. Malgré le mot frénétique, qu’il a si malheureusement appliqué à un homme qui ne fut pas seulement un grand Pape, mais un saint Pape, Prescott explique avec beaucoup de perçant ce qu’il appelle une intolérance. Les papes qui avaient précédé Pie V avaient eu des mœurs relâchées, et Prescott voit dans la dureté de Pie V la réaction nécessaire qui entre dans le jeu éternel des choses d’ici-bas. Les papes austères et fermés à la sympathie durent succéder aux sympathiques et aux mous. Nous dirions, nous, que les papes surnaturels devaient refaire ce que les naturels avaient défait. Mais Prescott ne peut pas tenir ce langage. C’est déjà beaucoup qu’avec son dédain philosophique des choses religieuses il en ait parié d’un ton si grave et qu’il les ait regardées d’un si sérieux regard. Ainsi encore, le croira-t-on ? lui, Prescott, le protestant de vue et le nihiliste religieux d’opinion, convient, avec une bonne foi impartiale des plus élevées, que le Concile de Trente a beaucoup influé sur la moralité du clergé catholique, et que ce fut la vraie, la seule nécessaire Réformation… Ici, je défie de dire mieux.

Mais c’est, surtout, quand il s’agit de l’homme redoutable envers lequel il était si facile à un écrivain comme Prescott d’être injuste, que ses paroles deviennent, à force d’impartialité, d’un grand poids : « Nous frémissons, — (je ne crois pas qu’il frémisse beaucoup, cet homme de race anglo-saxonne, fils de boucanier et de flibustier, mais passons-lui ce petit sacrifice à la rhétorique), — nous frémissons en regardant un tel caractère, — (il s’agit du monstrueux duc d’Albe), — mais, nous devons l’avouer, il y a quelque chose qui provoque notre admiration dans cette rigueur, dans cette inflexibilité, dans ce mépris de toute crainte et de toute faveur avec lesquels cette nature indomptable exécute ses plans !!! » Il est certain que ce monstre ne lui déplaît pas. Seulement, ce n’est pas assez ; tout à l’heure, il va positivement lui plaire. Après la décapitation de d’Egmont, ce Ney de l’histoire hispano-flamande, — car Graveline et Saint-Quentin valent bien la Moscowa, — et pour qui, comme pour Ney, il y eut autant de raisons de pardonner que de condamner, Prescott rapporte toute entière cette lettre du duc d’Albe à Philippe II, que tant d’autres historiens auraient oubliée : « Votre Majesté comprendra le regret que j’ai eu de voir finir ainsi ce pauvre seigneur et de lui faire subir ce sort ; mais je n’ai pas reculé devant le devoir de servir mon souverain… Le sort de la comtesse m’inspire aussi une très grande compassion quand je la vois chargée de onze enfants dont aucun n’est assez âgé pour se suffire, et quand on pense à son rang élevé de sœur de comte palatin et à sa vie si vertueuse et si exemplaire, je ne puis que la recommander aux bonnes grâces de Votre Majesté. » Les bonnes grâces de Philippe II furent chiches. Il prit, lui, sans broncher, la responsabilité d’un événement qui pesait à son général, et Prescott n’a pas non plus oublié de nous dire que le duc d’Albe fit une pension, de ses deniers, à la comtesse d’Egmont, tout le temps qu’elle vécut. Prescott n’a pas craint de montrer une pitié que beaucoup auraient tue pour que leur tigre fût plus complet. Je sais bien que les crocodiles pleurent pour attirer leur proie ; mais quand leur proie est dévorée, je n’ai pas ouï dire qu’on les vît pleurer.

IV

Et cette pitié du duc d’Albe, Prescott l’éprouve parfois dans son histoire. On la trouve dans son récit, très simple, très contenu, mais très détaillé, de la mort de d’Egmont. Chez lui, le ventre en bronze de Clio a encore des entrailles, et on aime à les voir saigner. On aime à voir trembler la main qui, chez ses compatriotes, tient si fermement le revolver. Il est vrai qu’elle tremble bien peu. Son émotion, il la gouverne… Cette main sans passion, — et qui écrit, à propos des supplices de 1554 : « Qu’était-ce que cela, en comparaison des milliers de victimes qui périrent sous le règne précédent ! » (sous le grand Charles-Quint, qui paraît bien moins cruel que Philippe II, ce lieu commun de cruauté, parce que l’opinion est femme, et, dans cette question, était une femme flamande, et que le Flamand couvrait Charles-Quint, comme l’Espagnol perdait Philippe II), — cette main sans passion n’a pas une seule fois dans cette histoire, si tentante pour les plumes ardentes, tracé un de ces portraits terribles qui flambent éternellement sur une mémoire et empêchent éternellement de voir clair à travers ce feu. Louis XIV n’est-il pas toujours resté victime du portrait qu’en a fait un jour Saint-Simon ?… Mais Prescott, dédaigneux de ces moyens d’effet, éparpille les traits de ses figures, au lieu de les concentrer. Il ne peint pas les hommes : il les raconte. Il raconte Granvelle, cette figure impassible qui a tant de sensibilité par-dessous… ce cardinal qui a la beauté calme d’une physionomie militaire, cet homme blanchi à quarante-six ans par des soucis affreux, impopulaire, — la gloire vraie de tous les grands ministres ! — menacé dans sa vie et son autorité, chargé d’un gouvernement impossible, et qui reste à son poste et fait tête comme un capitaine qui exécuterait une consigne. Il raconte Charles-Quint même plus qu’il ne le juge ; Paul IV, ce vieillard jeune homme, élu pape à quatre-vingts ans, qui a tous les défauts de la jeunesse dans la vieillesse, ce Jules II, de la seconde épreuve, qui n’a pas marqué ; Philippe II, enfin, — qui n’est plus ici l’homme en velours noir, le mouton d’or au cou, de La Rose de l’Infante, ce poncif romantique aussi insupportable que tous les poncifs classiques dont nous nous soyons jamais moqués. Prescott ne tient pas à nous exhiber cette grande marionnette historique. Il aime mieux nous faire voir, sous les rayons brisés des faits, l’âme de cet Immobile, qui croît à l’Éternité et qui la fait en politique ; car Philippe II, c’est la cunctation éternelle ! Chantonnay (le frère de Granvelle) disait de lui : « Il n’avait d’autre résolution que de ne pas en avoir. » Mais il se trompait, il en avait une, et c’était de vouloir toujours, silencieusement, la même chose… Une espèce d’homme comme il n’y en a plus.

Prescott nous l’a montré sous toutes ces faces, mais en les espaçant. Il va jusqu’à nous le faire voir aimable avec les femmes et marié quatre fois, ce prince terrible du noir silence. Il s’était toujours, dit Prescott, étudié à leur plaire (aux femmes), même quand il n’avait pas besoin pour cela de coquetterie, — comme en Angleterre, lors de son mariage avec Marie, qui était folle de lui-même avant de l’avoir vu, — galant, mais hautain, et, malgré sa galanterie, peu d’humeur à jouer le rôle de mari de la Reine, fait, plus tard, pour des Cobourg !

V

Tel Prescott, et telle sa manière. Son histoire n’est pas un musée. Elle manque de brillant et très souvent de profondeur. Mais elle a la loyauté de l’exactitude. Comme un tas de virtuoses qui démanchent actuellement sur l’histoire, il ne la prend point comme une thèse. Sa manière détachée d’y parler des hommes va bien à cet Américain, dont, à chaque instant, on reconnaît et on salue la race, dans cette Histoire de Philippe II. C’est l’Américain, en effet, qui toise avec mépris, et un mépris si mérité ! le grand Goethe, l’auteur du Comte d’Egmont, pour avoir, dans ce drame, créé une maîtresse comme Clara, quand il avait, tout fait, dans l’Histoire, un type d’épouse comme Sabine. Le descendant des fidèles husbands anglais devait se révolter contre les inventions de l’Allemand sans cœur, qui avait, comme Rousseau, épousé sa servante.

C’est l’Américain encore et son ferme poignet historique, qui brise pour jamais une autre création allemande, le don Carlos du romanesque Schiller, sous le don Carlos de l’Histoire. Prescott est, de nature, opposé à toutes les niaiseries. C’est le contraire de ces nigauds d’Allemands. Madame de Staël l’aurait trouvé sans enthousiasme. Prescott ne surfait rien, ne se monte la tête sur rien, n’adore rien. Démocrate qui n’agite pas l’Histoire, c’est un de ces indifférents de la terre dont parle Shakespeare ; mais l’indifférence qui reçoit tout, c’est le papier blanc sur lequel on peut écrire des paroles de vérité. Et on en trouve souvent, de ces paroles sur l’indifférence, de Prescott…

Or, voilà ce que je tenais à dire ! c’est là l’utilité et la valeur de son histoire. Ce n’est pas plus là de la vérité complète sur les institutions, le temps et le gouvernement de Philippe II, que ce n’est une histoire complète, ce grand fragment laissé par Prescott. Mais ce que c’est, c’est de l’histoire tranquille et quelquefois robuste, qui, comme Œdipe, ne se crève pas les yeux et ne les crève pas aux autres avec les agrafes d’or de son manteau. Incontestablement, l’Histoire de Philippe II ne pouvait pas être faite par un Américain qui n’a pas étudié le Catholicisme, et qui le regarde comme une mythologie tombée. Cette difficile histoire ne peut être écrite que par un esprit à la Joseph de Maistre, et nous l’attendrons peut-être bien longtemps encore. Mais l’histoire de Prescott disposera les esprits hostiles et rebelles à cette grande et future histoire, qui les fera taire et qui les contraindra à admirer.