Chapitre III.
Besoin d’institutions nouvelles
Nous sommes arrivés à un âge critique de l’esprit humain, à une époque de fin et de renouvellement. La société ne repose plus sur les mêmes bases, et les peuples ont besoin d’institutions qui soient en rapport avec leurs destinées futures. Nous sommes semblables aux Israélites dans le désert. À peine échappés, comme eux, à la maison de servitude, nous vivons sous la tente comme eux, et, comme eux encore, nous sommes nourris en quelque sorte de la manne du ciel ; car le temps n’est pas venu d’avoir des moissons nouvelles. Nos murmures ont éclaté aussi : nous avons redemandé un instant les dieux de l’Égypte, le pain des esclaves ; nous avons été punis aussitôt, en voyant briser sous nos yeux les tables de la loi qui venait de nous être donnée au milieu des foudres et des éclairs. Mais la seconde réconciliation s’est opérée, et nous continuons notre marche vers la nouvelle terre sociale.
Il peut paraître hardi de nous présenter dans un tel état de dénuement sous le rapport des institutions : mais cela est exactement vrai ; car il ne faut point oublier que le peuple français est le représentant et le législateur de la grande société européenne.
Ce qui doit être nos institutions, sans doute existe en puissance, mais n’existe point encore en réalité. Notre constitution n’est point faite ; elle se fait. La pensée est sortie de son repos, l’esprit vivifiant étend ses ailes fécondes sur la surface du grand abîme. Attendons▶ dans un respectueux silence.
La Charte donnée par le roi n’est, à proprement parler, qu’une formule pour dégager l’inconnue, c’est-à-dire une méthode pour résoudre le grand problème de nos institutions nouvelles ; ce qui le prouve, ce sont les articles transitoires, les stipulations de circonstance dont cet acte est surchargé ; ce qui le prouve encore, c’est qu’on n’invoque point la Charte, mais l’esprit de la Charte. Au reste, ces articles transitoires, ces stipulations de circonstance, n’ôtent rien à l’importance de l’acte en lui-même ; il est ce qu’il doit être, l’expression de la force même des choses, et il deviendra bientôt le point de départ de toutes les institutions dans lesquelles l’Europe va chercher le repos.
Jamais une loi ne se fait ; elle se promulgue. Une constitution ne s’improvise point, elle ne se calcule point à priori, d’après une théorie plus ou moins savante ; elle est. Que de questions indécises, même sur les premiers éléments de notre nouveau pacte social, sur la Chambre des Pairs, sur celle des Communes, sur les limites respectives des pouvoirs de la société ! Combien de fois, depuis trois ans, n’avons-nous pas déjà changé de règle pour les élections ! et cependant qu’y a-t-il de plus fondamental qu’une semblable règle ? N’y a-t-il pas aussi des gens qui, étonnés, dans leur haute simplicité, de l’abandon où est la noblesse, demandent qu’elle soit organisée, comme si une noblesse s’organisait, comme si les hiérarchies sociales étaient à la disposition des hommes, comme s’il y avait à présent des familles publiques, c’est-à-dire des familles pour qui le service de l’état fût une obligation exclusive ? Jusqu’à présent nous n’avons trouvé pour base de l’édifice que la propriété. Est-il bien certain que nos droits politiques ne se régleront désormais que par le registre des impositions ? Encore une fois, ◀attendons▶.
J’oserais dire plus : s’il était possible, ce qui heureusement n’est pas, d’achever une constitution comme on achève un temple ou un palais, il faudrait s’en abstenir ; car que feraient nos neveux, et que deviendrait leur indépendance ? Comment voudrions-nous imposer à nos enfants un joug que nous n’aurions pas voulu recevoir de nos pères ? Celui qui préside aux destinées humaines en sait plus que nous. Il connaît seul les secrets de cette admirable alliance de la liberté de l’homme, fondement de toute morale, et de cette nécessité providentielle, résultat des lois mystérieuses de l’harmonie générale qui régissent le monde. Nous devons ignorer ce qui, dans les affaires humaines, est laissé aux combinaisons contingentes et systématiques de notre intelligence, au déploiement de nos facultés ; mais ce que nous savons fort bien, c’est qu’il y a des lois nécessaires, éternelles, immuables, des bornes immobiles que nulle puissance ne peut déplacer.
Les institutions des peuples sont filles du temps ; et le temps, qui fonde et qui détruit, le temps, ce grand et irrévocable interprète de la Divinité, le temps achève à peine, au milieu de nous, l’ouvrage de la destruction : voilà qu’il va commencer à fonder. Laissons déblayer le sol tout encombré encore de débris. Cependant l’arche d’alliance marche toujours devant le peuple : c’est le sentiment religieux, immortel comme nous ; c’est la certitude que Dieu ne cesse de veiller sur les destinées du genre humain. Au sein du désert que nous traversons péniblement, nous perdons quelquefois de vue le côté lumineux de cette nuée miraculeuse qui est notre guide ; mais enfin nous voyons toujours la nuée, et de temps en temps des rayons de lumière en sortent pour nous éclairer.
Je ne puis m’abstenir, avant d’aller plus loin, de signaler une erreur à laquelle les doctrines nouvelles ont donné lieu ; c’est d’avoir prodigué le nom de loi. Je crois que cette erreur est très fatale, en ce qu’elle a décrédité la majesté primitive de la loi. Le dogme de la souveraineté du peuple, enté sur le système représentatif, système ancien dans nos habitudes nationales, mais rétabli dans un autre ensemble d’idées ; le dogme de la souveraineté du peuple, disons-nous, a fait croire que le corps institué comme organe de l’opinion et des besoins actuels du peuple, était investi du droit de concourir à la formation de la loi. C’est ainsi qu’on s’est accoutumé à honorer du nom de loi tous les actes consentis par le corps représentatif. Cependant le véritable caractère d’une loi est d’être immuable, et non pas d’être transitoire ; d’être d’une application générale, et non point de ne recevoir que des applications particulières, locales et catégoriques. La loi est la règle fixe et universelle ; son niveau pèse sur les choses et sur les êtres en général, et non sur les individus en particulier. Un budget, un règlement d’administration, ne peuvent être des lois. Les actes qui exigent le concours du roi et des deux Chambres ne peuvent être que les conséquences de la loi. Les délibérations des Chambres, considérées, ainsi que nous venons de le faire, comme organes immédiats de l’opinion, la jurisprudence des tribunaux de la justice, forment un ensemble de traditions, qui devient la loi, et que le prince promulgue avec des formes établies : c’est là seulement qu’il faut puiser la raison de l’initiative royale. La Charte, ainsi perfectionnée, sera notre loi, existante, comme elle est actuellement notre loi en puissance d’être.
Quoique l’Évangile soit une loi indépendante de toute institution politique, une loi qui admette toute espèce de gouvernement, néanmoins on peut dire que nous n’avons point eu de législateur depuis Jésus-Christ, et que les empires chrétiens ne peuvent point en avoir d’autre. Cela est vrai en bien des sens ; mais cela est vrai surtout en ce sens que toute loi qui ne sera pas puisée dans l’esprit du christianisme n’est et ne peut être qu’une loi antisociale, ce qui implique contradiction.
Mais qu’on ne s’y trompe point ; et le christianisme, qui favorisa toujours l’avancement de la société, qui même le détermina, ne sera jamais un obstacle à ses progrès futurs ; qu’on ne s’y trompe point, disons-nous, les institutions nouvelles, réclamées si impérieusement par le besoin des peuples, ne peuvent, en aucune manière, tenir aux institutions anciennes. L’ignorance et l’incertitude où l’on s’est trouvé à cet égard ont produit plusieurs fautes plus ou moins graves ; et ceux qui ont de suite aperçu cette vérité ont aperçu en même temps l’embarras de la situation, embarras qu’il est inutile d’expliquer ici, mais qui fut tel que toute erreur de calcul doit être pardonnée. Par l’imprudence des hommes qui ont agi depuis un demi-siècle, tout a disparu de l’ancien édifice social : les ruines mêmes ont péri. C’est la première fois que l’on aura vu un ordre de choses nouveau ne pas résulter de l’ordre de choses qui a précédé. Mais cela est devenu nécessaire, parce que le marteau des hommes s’est uni au marteau du temps. Voudriez-vous soutenir de tristes pans de muraille lorsque le reste de l’édifice, consumé par un incendie dévorant, est déjà presque tout entier caché sous l’herbe ? C’est un malheur, sans doute, mais il est irréparable. On a fait, en quelque sorte, solution de continuité ; et, s’il faut le dire d’une manière sévère, les déplorables événements de 1792 et 1793 ont prononcé un divorce éternel, divorce qu’une usurpation courte par la durée du temps, mais longue par l’intensité du despotisme et par la multiplicité des événements, avait été sur le point de revêtir du manteau légal de la prescription ; divorce enfin qui fut un instant consacré par ce qu’il y a de plus éclatant parmi les hommes, la gloire militaire. Ah ! nous ne pouvons rien contre cette terrible charrue qui a creusé de si formidables sillons.
La France étant à la tête de la civilisation, il ne faut jamais oublier que ce que je dis porte, dans son sens le plus général, sur toute l’Europe. Et ici je vais donner un signe sensible ; car, en même temps que la parole intérieure s’exprime par la parole extérieure, l’état de la société se montre toujours par des monuments. Or les monuments de cette époque sont des ruines.
J’ai vu naguère la ville éternelle, la ville antique des souvenirs, la ville qu’un pauvre voyageur, venu de la Judée, seul, mais accompagné de la force de Dieu, rendit la ville des destinées nouvelles, la capitale du monde chrétien, comme elle avait été la ville des destinées anciennes, la capitale du monde païen. Ce n’était point sans un profond sentiment de tristesse que je parcourais cette Rome déserte, et comme exilée du monde où elle régna si longtemps. Elle était alors veuve du chef auguste de la religion, ainsi qu’elle avait été veuve du peuple-roi qui lui-même avait succédé aux peuples agrestes du vieux Latium. Comme de savants géologues trouvent dans les productions fossiles, et dans les différentes couches de la terre, plusieurs âges de la nature, je trouvais plusieurs âges de civilisation dans les ruines de Rome. Je ne pouvais m’empêcher de remarquer ces temples chrétiens élevés sur les débris de temples païens, et atteints, à leur tour, par l’infatigable faux du temps. Je considérais cette majestueuse basilique de Saint-Pierre, commençant déjà à s’enfoncer, en quelque sorte, dans la solitude où elle doit se perdre un jour. Elle fut à peine achevée ; et l’on sent avec douleur que le peu qui reste à faire ne se fera jamais. Ainsi Virgile laissa son Énéide avec des vers qui ◀attendent encore le dernier regard du maître. Ainsi les artistes anciens mettaient sur tous leurs ouvrages, à la suite de leurs noms, le verbe faisait, pour exprimer, ou que l’homme ne sait point finir, ou qu’il est toujours surpris par la mort.
Cette vue de Rome jetait ma pensée dans la contemplation de quelques-unes des vérités qui font le sujet du chapitre précédent. Je voyais les révolutions successives des empires ; les âges de l’esprit humain m’apparaissaient ; j’assistais, en quelque sorte, à ces grandes crises qui viennent, de loin en loin, saisir toutes les nations à la fois. Je me reportais surtout à cette époque mémorable qui vit tomber le polythéisme au milieu de l’effrayante corruption du peuple romain. Mais ne cherchons point ici l’analogie que d’autres ont cru trouver : les rapports qui peuvent exister entre les temps où s’établit le christianisme, et les temps où nous vivons, ne sont que des rapports d’apparences grossières : nous aurons plus d’une fois occasion de remarquer les différences réelles et intimes. Sans nous arrêter à un parallèle qui nous forcerait à une trop longue digression, et qui se fera de lui-même par la suite, continuons donc de peindre l’âge actuel, celui des ruines.
Voyons ce qui se passe en France, sous nos yeux. Nos châteaux et nos monastères s’écroulent de toutes parts. Le peu qui en a échappé aux ravages de la révolution, et qui pourrait se soutenir par sa propre masse, n’échappera point au bélier que les hommes amènent à l’envi au pied de ces hautes murailles. Dans de certaines contrées de l’Asie ou de l’Afrique, des colonnes tronquées s’élèvent au milieu de vastes déserts qui furent jadis des villes florissantes, et attestent encore aujourd’hui la puissance des vastes empires qui, depuis tant de siècles, ont cessé de régner : nous ne souffrirons point que de pareils débris continuent de peser sur la terre de la patrie, pour nous retracer une civilisation qui n’est plus, pour nous rappeler des souvenirs qui semblent nous importuner. Ces noires tours couronnées de créneaux doivent tomber. Ces longs cloîtres silencieux doivent être transformés en prisons ou en vastes ateliers pour les manufactures. Nos châteaux représentaient les temps de la chevalerie et de la féodalité ; il faut qu’ils disparaissent ; et les anciens propriétaires eux-mêmes, au défaut de la bande noire, s’empresseraient de détruire des demeures fastueuses qui ne sont plus en rapport avec nos besoins et nos existences. Nos monastères subissent une autre loi de la nécessité. Les ordres religieux, pour, ne parler ici que des bienfaits incontestables dans toutes les opinions, avaient défriché les forêts des Gaules, et avaient défriché aussi les champs de l’érudition. À présent toute terre est cultivée ; et la science, sortie du sein des cloîtres, du fond des sanctuaires, s’est répandue parmi les peuples. Les ordres religieux ne nous imposaient donc plus que le poids de la reconnaissance, à nous, qui avons surtout horreur des services anciens. Les costumes et les règles de ces ordres rappelaient les différents âges de la religion, et, par conséquent, de la société. La religion, qui est éminemment conservatrice, qui ne détruit rien de ce qu’elle a fondé, a pris en vain sous sa protection sacrée ces médailles des temps qui nous ont précédés : nous n’en avons plus voulu ; et la proscription a enveloppé même les ordres militaires qui furent si longtemps, et qui auraient pu être encore, le boulevard des peuples chrétiens ; la prescription a enveloppé aussi ces ordres si dévoués qui allaient racheter les captifs dans les bagnes odieux de Tunis et d’Alger, et ceux qui allaient porter chez les nations barbares les lumières de la foi en même temps que les bienfaits de la civilisation.
Ne pourrait-on pas dire que l’état physique de Rome raconte la révolution faite en Europe par le temps, et que l’état de la France raconte la même révolution aidée par les hommes ? Ce cri sinistre de guerre aux châteaux, suivi d’un incendie général et spontané, fut-il chez nous une clameur vaine et sans conséquence ? L’expression du besoin, chez le peuple, a toujours une énergie sauvage et funeste. C’est toujours en menaçant qu’il demande tantôt du pain et des spectacles, tantôt l’abolition des dettes et le partage des terres, tantôt, ainsi que l’on vient de le voir en Angleterre, l’anéantissement de ces machines muettes qui multiplient les produits de l’industrie sans le secours de la main de l’homme. Agis mourut pour avoir voulu rendre un instant la vie aux lois antiques de Lycurgue, lois qui firent la gloire et la force de Sparte, mais qui étaient tombées en désuétude. Y aurait-il donc, dans les sociétés qui changent de forme, une sorte d’agonie sanglante, ou bien une sorte d’enfantement douloureux ? Et les rois, victimes augustes, seraient-ils alors comme un signe personnifié d’une telle situation, car c’est sur eux, en effet, qu’elle pèse avec le plus d’angoisse, puisqu’ils sont établis gardiens des lois, dépositaires des traditions ? faudrait-il enfin qu’un roi, lorsqu’il vient à ne plus représenter qu’une société expirante, dût mourir avec elle, et, comme elle mourir d’une mort violente et injuste ? Les envahissements de nouvelles formes sociales auraient-ils, en toutes choses, une si cruelle analogie avec les fureurs de la conquête ? Mais je sens tout ce que de pareilles idées peuvent réveiller de souvenirs déchirants, et je m’arrête.
Sortons à présent de ces emblèmes et de ces allégories que j’ai employés pour rendre ma pensée plus sensible, et entrons dans la sphère de la réalité. La société, avons-nous dit, est nouvelle, dans la plus rigoureuse acception du mot. Le berceau de cette société nouvelle n’a point été, en apparence, entouré de mystères et de merveilles ; mais c’est aussi un mystère, et un mystère terrible, que cette foule d’hécatombes humaines ; mais c’est aussi une merveille, et la plus grande de toutes, que cette suite innombrable de démentis donnés chaque jour, pendant trente années, à la raison humaine, qui, chaque jour, croyait être sûre de son fait. Enfin, l’intervention de la Providence divine a été plus visible que jamais, parce que la raison humaine a marché dans des voies plus visibles que jamais ; et c’est, en dernier résultat, le seul prodige réel qui préside toujours à la naissance des sociétés. Burke, à l’origine de la révolution française, qui devait être une révolution européenne, prouvait, avec une, grande puissance de raisonnement, que les libertés de l’Angleterre étaient un héritage aussi ancien que la monarchie, et non point une conquête récente de l’ordre de choses qui porta Guillaume d’Orange au trône ; ni même une conquête de l’ordre de choses, de beaucoup antérieur, qui produisit la grande Charte du roi Jean. Ce que Burke jugeait vrai pour l’Angleterre était incontestablement beaucoup plus vrai pour nous. On ne pouvait s’y tromper par ignorance, car toutes les pièces de ce grand procès avaient été publiées, depuis peu, dans les affaires des parlements ; et plus récemment encore, dans les cahiers des États-Généraux. Les publicistes de France, à cette époque, repoussant dédaigneusement l’héritage de nos pères, voulurent cependant établir que les fastes de notre monarchie n’étaient que les fastes de notre longue servitude. Ils nièrent, contre l’attestation de tous nos monuments historiques, que notre nation, si grande et si noble depuis tant de siècles, eût des libertés avant 1789. Un tel fait est beaucoup trop démenti pour qu’il soit possible de l’admettre : consentons toutefois à le recevoir sans examen, et, pour parler le langage de la jurisprudence, en force de chose jugée. Mais y aurait-il quelque inconvénient à garder dans le fond de sa pensée la certitude intime où nous devons être, que sans les libertés qui ont précédé 1789, jamais la France n’aurait pu parvenir à l’émancipation, car le propre de l’esclavage est de ne donner que des sentiments d’esclaves ?
Qu’il me soit donc permis d’exprimer, à l’égard de ce qui a amené notre situation actuelle, un regret dont rien ne peut tempérer l’amertume. Je sais que des esprits chagrins et jaloux à l’excès supportent peu cette expression de regret, parce qu’ils redoutent encore, par-dessus tout, la superstition des souvenirs anciens. Ils devraient cependant être bien rassurés à présent ; car il ne peut plus être question de rétablir notre vieille religion sociale, mais d’affaiblir la haine qu’on lui porte, et d’établir que ses dogmes nous furent utiles. Au reste, pour ne pas heurter l’ombrageuse susceptibilité de certains esprits, je vais expliquer la raison de mon regret. Il porte uniquement sur ce qu’on a voulu faire une révolution, et que la révolution était faite ; il ne s’agissait que de la constater. Il était, sans doute, convenable et nécessaire que les sages intervinssent dans l’examen des questions nouvelles ; mais il eût été désirable qu’eux seuls y fussent intervenus. On a mis mal à propos dans la confidence ceux qui devaient ignorer à jamais que le corps social était arrivé à un âge de crise. Je le dis une fois pour toutes, ce n’est que comme remarque, et non point comme blâme, que j’exprime une telle idée. Je n’entends accuser les intentions d’aucun des hommes dont le nom est resté honorable. J’avouerai même qu’il peut y avoir, et qu’il y a en effet de nobles et généreuses erreurs : le passé ne nous appartient plus, je le sais, sinon comme leçon pour le présent, et comme conseil pour l’avenir.
Maintenant, car les explications mènent loin, on pourra ne pas sentir la nécessité de revenir ainsi avec douleur sur ce qui est irrévocable. Cette nécessité peut ne pas être sentie ; elle le sera par la suite, si je parviens à me faire assez bien comprendre, un des buts de cet écrit étant de démontrer que la marche progressive de l’esprit humain est indépendante de l’homme même. Ainsi donc, et c’est ce que j’espère faire sentir plutôt que prouver ; ainsi donc, lorsque l’homme veut hâter, par la violence, cette marche naturellement lente, aussi bien que lorsqu’il veut y apporter des délais et des obstacles, il met toujours la société en péril : il ne faut pas cesser de répéter cette vérité, sous toutes les formes ; il faut, s’il est permis de parler ainsi, en lasser les peuples et les gouvernements jusqu’à ce que la crise actuelle soit passée. Nous devons apporter toute notre attention à éviter de nouveaux regrets pour l’avenir ; il faut au moins tirer ce fruit de la funeste expérience que nous avons faite.
Des esprits superficiels, qui se sont arrêtés à la surface des choses, ou trop ardents et trop passionnés pour ne pas vouloir devancer le temps, ont cru que la révolution française n’avait acquis de la violence qu’en raison même de la résistance qui lui avait été opposée. Ils l’ont comparée à un torrent, que l’on veut contenir par des digues trop étroites, et qui fait naturellement effort pour briser ces digues. La faute, selon moi, tient, au contraire, à ce qu’on a enlevé des digues qui doivent subsister en tout temps ; car, en tout temps, il faut que les peuples soient gouvernés. Lorsque ensuite on a voulu construire de nouvelles digues, rien n’était préparé, et rien ne pouvait l’être, parce que des institutions ne peuvent pas s’improviser : les événements alors sont venus rouler sur les événements comme des vagues furieuses. Oui, j’en suis persuadé, la résistance à la révolution n’a commencé que lorsqu’on a voulu aller au-delà de ce qui était dans les mœurs, dans l’état des lumières, dans nos besoins réels. Enfin, comme nous l’avons déjà dit, on a voulu faire une révolution, au lieu de constater celle qui était faite. Il en est résulté que nos mœurs sont restées en arrière de nos opinions, malheur profond qui pèsera sur nous tant que l’harmonie entre ces deux grandes facultés sociales ne sera pas rétablie, ou, du moins, tant qu’il ne sera pas reconnu qu’elles doivent désormais marcher sur deux lignes distinctes et séparées. En même temps que nos opinions étaient entraînées vers la démocratie, nos mœurs s’attachaient avec plus de force aux bienséances de l’aristocratie et à tous les goûts monarchiques : cette désharmonie, que bientôt nous aurons occasion d’examiner avec quelque détail, et qui subsiste toujours, nous fournira peut-être d’utiles aperçus.
Ainsi, pour rentrer dans ce qui fait l’objet de ce chapitre, la société est nouvelle, c’est-à-dire qu’elle est sans préjugés et sans maximes ; elle est donc encore sans institutions. Notre antipathie pour le passé nous force à nous réfugier dans l’avenir ; mais nous sera-t-il permis de soulever le voile encore si imposant qui nous cache nos destinées futures ?
Les souverains de l’Europe doivent savoir à présent une chose qu’ils ont trop ignorée ; ils doivent savoir qu’il ne s’agit plus ni de la force des armes, ni des limites de territoires, ni de la balance politique entre les différents états. Les deux grandes puissances qu’il faut concilier avant tout, ou isoler entièrement l’une de l’autre, ce sont les mœurs et les opinions. La société doit être mise de nouveau sous la protection des sentiments religieux, qui heureusement ont survécu, et qui doivent servir à rallier tous les sentiments sociaux.