(1898) Introduction aux études historiques pp. 17-281
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(1898) Introduction aux études historiques pp. 17-281

Avertissement

Le titre de cet ouvrage est clair. Cependant, il est nécessaire de dire nettement ce que nous avons voulu, et ce que nous n’avons pas voulu faire ; car, sous ce même titre : « Introduction aux études historiques », des livres très différents ont déjà été publiés.

Nous n’avons pas voulu présenter, comme W. B. Boyce1, un résumé de l’histoire universelle à l’usage des commençants et des personnes pressées.

Nous n’avons pas voulu enrichir d’un numéro la littérature si abondante de ce que l’on appelle ordinairement la « Philosophie de l’histoire ». Des penseurs, qui, pour la plupart, ne sont pas historiens de profession, ont fait de l’histoire le sujet de leurs méditations ; ils en ont cherché les « similitudes » et les « lois » ; quelques-uns ont cru découvrir « les lois qui ont présidé au développement de l’humanité », et « constituer » ainsi « l’histoire en science positive »2. Ces vastes constructions abstraites inspirent, non seulement au public, mais à des esprits d’élite, une méfiance a priori, qui est invincible

M. Fustel de Coulanges, dit son dernier biographe, était sévère pour la Philosophie de l’histoire ; il avait pour ces systèmes la même aversion que les positivistes pour les concepts purement métaphysiques. A tort ou à raison (à tort, sans doute), la Philosophie de l’histoire, n’ayant pas été cultivée seulement par des hommes bien informés, prudents, d’intelligence vigoureuse et saine, est déconsidérée. Que ceux qui la redoutent — comme ceux, d’ailleurs, qui s’y intéressent — soient avertis : il n’en sera pas question ici3.

Nous nous proposons ici d’examiner les conditions et les procédés, et d’indiquer le caractère et les limites de la connaissance en histoire. Comment arrive-t-on à savoir, du passé, ce qu’il est possible et ce qu’il importe d’en savoir ? Qu’est-ce qu’un document ? Comment traiter les documents en vue de l’œuvre historique ? Qu’est-ce que les faits historiques ? Et comment les grouper pour construire l’œuvre historique ? — Quiconque s’occupe d’histoire pratique, plus ou moins inconsciemment, des opérations compliquées de critique et de construction, d’analyse et de synthèse. Mais les débutants et la plupart des personnes qui n’ont jamais réfléchi sur les principes de la méthode des sciences historiques, emploient, pour effectuer ces opérations, des procédés instinctifs qui, n’étant pas, en général, des procédés rationnels, ne conduisent pas d’ordinaire à une vérité scientifique. Il est donc utile de faire connaître et de justifier logiquement la théorie des procédés vraiment rationnels, assurée dès à présent en quelques-unes de ses parties, encore inachevée sur des points d’une importance capitale.

Ainsi la présente « Introduction aux études historiques » est conçue, non comme un résumé de faits acquis ou comme un système d’idées générales au sujet de l’histoire universelle, mais comme un essai sur la méthode des sciences historiques.

Voici pourquoi nous avons cru opportun, et voici dans quel esprit nous avons résolu de l’écrire.

I

Les livres qui traitent de la méthodologie des sciences historiques ne sont guère moins nombreux, mais ne jouissent pas d’un meilleur renom que les livres sur la Philosophie de l’histoire. Les spécialistes les dédaignent. Il résumait une opinion très répandue, le savant qui, à ce que l’on raconte, disait : « Vous voulez écrire un livre sur la Philologie ; faites-nous donc plutôt un bon ouvrage de Philologie. Moi, quand on me demande : Qu’est-ce que la Philologie ? je réponds : C’est ce que je fais4. » Il ne croyait dire, et il ne disait en effet qu’un lieu commun, le critique qui, à propos du Précis de la science de l’histoire de J. G. Droysen, s’exprimait ainsi : « En thèse générale, les traités de ce genre sont forcément à la fois obscurs et inutiles : obscurs, puisqu’il n’est rien de plus vague que leur objet ; inutiles, puisqu’on peut être historien sans se préoccuper des principes de la méthodologie historique qu’ils ont la prétention d’exposer5. » — Les arguments de ces contempteurs de la méthodologie paraissent assez forts. Ils se ramènent aux propositions suivantes. En fait, il y a des gens qui pratiquent manifestement les bonnes méthodes et qui sont reconnus par tout le monde comme des érudits ou comme des historiens de premier ordre, sans avoir jamais étudié les principes de la méthode ; réciproquement, on ne voit pas que ceux qui ont écrit en logiciens sur la théorie de la méthode historique aient acquis, de ce chef, comme érudits ou comme historiens, une supériorité quelconque : quelques-uns même sont notoirement des érudits ou des historiens tout à fait impuissants ou médiocres. A cela, rien d’étonnant. Est-ce que, avant de faire en chimie, en mathématiques, dans les sciences proprement dites, des recherches originales, on étudie la théorie des méthodes qui servent dans ces sciences ? La critique historique ! Mais le meilleur moyen de l’apprendre, c’est de la pratiquer ; on l’apprend suffisamment en la pratiquant6. Pressez, d’ailleurs, les écrits qui existent sur la méthode historique, et même les plus récents, ceux de J. G. Droysen, de E. A. Freeman, de A. Tardif, de U. Chevalier, etc. : vous n’en extrairez, en fait d’idées claires, que des vérités évidentes par elles-mêmes, des vérités de La Palice7.

Nous reconnaissons volontiers que, dans cette manière de voir, tout n’est pas faux. — L’immense majorité des écrits sur la méthode d’investigation en histoire et sur l’art d’écrire l’histoire — ce que l’on appelle, en Allemagne et en Angleterre, l’Historik — sont superficiels, insipides, illisibles, et il en est de ridicules8. D’abord, ceux qui sont antérieurs au xixe  siècle, analysés à loisir par P.-C.-F. Daunou dans la tome VII de son Cours d’études historiques9, sont presque tous de simples traités de rhétorique, dont la rhétorique est surannée, où l’on discute avec gravité les problèmes les plus cocasses10. Daunou les raille agréablement, mais il n’a fait preuve lui-même que de bon sens dans son monumental ouvrage, qui, aujourd’hui, ne paraît guère meilleur, et n’est certainement pas plus utile, que les productions anciennes11. Quant aux modernes, il est très vrai que tous n’ont pas su éviter les deux écueils du genre : obscurité, banalité. Le Grundriss der Historik de J. G. Droysen, traduit en français sous le titre de Précis de la science de l’histoire (Paris, 1888, in-8), est lourd, pédantesque et confus au-delà de ce que l’on peut imaginer12. MM. Freeman, Tardif, Chevalier ne disent rien qui ne soit élémentaire et prévu. On voit encore leurs émules discuter à perte de vue des questions oiseuses : si l’histoire est un art ou une science, quels sont les devoirs de l’histoire, à quoi sert l’histoire, etc. — D’autre part, c’est une remarque incontestablement exacte que presque tous les érudits et presque tous les historiens actuels sont, au point de vue de la méthode, des autodidactes, formés par la seule pratique ou par l’imitation et la fréquentation des maîtres antérieurs.

Mais de ce que beaucoup d’écrits sur les principes de la méthode justifient la méfiance généralement professée envers les écrits de cette espèce, et de ce que la plupart des gens de métier ont pu se dispenser sans inconvénients apparents d’avoir réfléchi sur la méthode historique, il est excessif, à notre avis, de conclure que les érudits et les historiens (et surtout les futurs érudits et les futurs historiens) n’aient aucun besoin de se rendre compte des procédés du travail historique. — En effet, la littérature méthodologique n’est pas tout entière sans valeur : il s’est formé lentement un trésor d’observations fines et de règles précises, suggérées par l’expérience, qui ne sont pas de simple sens commun13. Et s’il existe des personnes qui, par un don de nature, raisonnent toujours bien sans avoir appris à raisonner, il serait facile d’opposer à ces exceptions les cas innombrables où l’ignorance de la logique, l’emploi de procédés irrationnels, l’absence de réflexion sur les conditions de l’analyse et de la synthèse en histoire, ont vicié les travaux des érudits et des historiens.

En réalité, l’histoire est sans doute la discipline où il est le plus nécessaire que les travailleurs aient une conscience claire de la méthode dont ils se servent. La raison, c’est qu’en histoire les procédés de travail instinctifs ne sont pas, nous ne saurions trop le répéter, des procédés rationnels ; il faut donc une préparation pour résister au premier mouvement. En outre, les procédés rationnels pour atteindre la connaissance historique diffèrent si fortement des procédés de toutes les autres sciences, qu’il est nécessaire d’en apercevoir les caractères exceptionnels pour se défendre de la tentation d’appliquer à l’histoire les méthodes des sciences déjà constituées. On s’explique ainsi que les mathématiciens et les chimistes puissent se passer, plus aisément que les historiens, d’introduction à leurs études.

Il n’y a pas lieu d’insister davantage sur l’utilité de la méthodologie historique ; car c’est évidemment à la légère qu’elle a été contestée. Mais il faut expliquer les motifs qui nous ont conduits à composer le présent ouvrage. — Depuis cinquante ans, un grand nombre d’hommes intelligents et sincères ont médité sur la méthode des sciences historiques ; on compte naturellement parmi eux beaucoup d’historiens, professeurs d’Université, mieux placés que d’autres pour connaître les besoins intellectuels des jeunes gens, mais aussi des logiciens de profession, et même des romanciers. M. Fustel de Coulanges a laissé, à cet égard, dans l’Université de Paris, une tradition : « Il s’efforçait, a-t-on dit14, de réduire à des formules très précises les règles de la méthode… ; il n’y avait rien de plus urgent à ses yeux que d’apprendre aux travailleurs à atteindre la vérité. » Parmi ces hommes, les uns, comme M. Renan15, se sont contentés d’énoncer des remarques, en passant, dans leurs ouvrages généraux ou dans des écrits de circonstance16 ; les autres, comme MM. Fustel de Coulanges, Freeman, Droysen, Lorenz, Stubbs, de Smedt, von Pflugk-Harttung, etc., ont pris la peine d’exposer, dans des opuscules spéciaux, leurs pensées sur la matière. Il existe quantité de livres, de « leçons d’ouverture », de « discours académiques » et d’articles de revue, publiés dans tous les pays, mais particulièrement en France, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis et en Italie, sur l’ensemble et sur les diverses parties de la méthodologie. On se dit : ce ne serait certes pas un travail inutile que de coordonner les observations dispersées, et comme perdues, en tant de volumes et de brochures. Mais ce travail séduisant n’est plus à faire : il a été récemment exécuté avec le plus grand soin. M. Ernst Bernheim, professeur à l’Université de Greifswald, a dépouillé presque tous les écrits modernes sur la méthode historique ; il en a profité ; il a groupé dans des cadres commodes, et, en grande partie, nouveaux, quantité de considérations et de références choisies. Son Lehrbuch der historischen Methode (Leipzig, 1894, in-8)17 condense, à la manière des Lehrbücher allemands, la littérature spéciale du sujet qu’il traite. Nous n’avons pas eu l’intention de recommencer ce qu’il a si bien su faire. — Mais il nous a semblé que tout n’était pas dit, après sa laborieuse et sage compilation. D’abord, M. Bernheim traite amplement de problèmes métaphysiques que nous croyons dépourvus d’intérêt ; en revanche, il ne se place jamais à des points de vue, critiques ou pratiques, que nous tenons pour très intéressants. Puis, la doctrine du Lehrbuch est raisonnable, mais elle manque de vigueur et d’originalité. Enfin, le Lehrbuch ne s’adresse pas au grand public ; il reste inaccessible (et à cause de la langue et à cause de la forme) à l’immense majorité du public français. Cela suffit à justifier le dessein que nous avons formé d’écrire le présent ouvrage au lieu de recommander simplement celui de M. Bernheim18.

II

Cette « Introduction aux études historiques » n’a pas la prétention d’être, comme le Lehrbuch der historischen Methode, un Traité de méthodologie historique19. C’est une esquisse sommaire. Nous l’avons entreprise, au commencement de l’année scolaire 1896-1897, en vue d’avertir les étudiants nouveaux de la Sorbonne de ce que les études historiques sont et doivent être.

Nous avions constaté depuis longtemps, par expérience, l’urgente nécessité d’avertissements de cette espèce. La plupart de ceux qui s’engagent dans la carrière de l’histoire, en effet, le font sans savoir pourquoi, sans s’être jamais demandé s’ils sont propres aux travaux historiques, dont ils ignorent souvent jusqu’à la nature. D’ordinaire, on se décide à choisir la carrière de l’histoire pour les motifs les plus futiles : parce que l’on a obtenu des succès, en histoire, au collège20 ; parce que l’on éprouve pour les choses du passé l’espèce d’attrait romantique qui jadis décida, dit-on, la vocation d’Augustin Thierry ; parfois aussi parce que l’on a l’illusion que l’histoire est une discipline relativement facile. Il importe assurément que ces vocations irraisonnées soient au plus tôt éclairées et mises à l’épreuve.

Ayant fait, à des novices, une série de conférences comme « Introduction aux études historiques », nous avons pensé que, moyennant révision, ces conférences pourraient être profitables à d’autres qu’à des novices. Les érudits et les historiens de profession n’y apprendront rien sans doute ; mais s’ils y trouvaient seulement un thème à réflexions personnelles sur le métier que quelques-uns d’entre eux pratiquent d’une manière machinale, ce serait déjà un grand point. Quant au public, qui lit les œuvres des historiens, n’est-il pas à souhaiter qu’il sache comment ces œuvres se font, afin qu’il soit davantage en mesure de les juger ?

Nous ne nous adressons donc pas seulement, comme M. Bernheim, aux spécialistes présents et futurs, mais encore au public qu’intéresse l’histoire. Cela nous a fait une loi d’être aussi concis, aussi clairs et aussi peu techniques que possible. Mais, en ces matières, lorsqu’on est concis et clair, on paraît souvent superficiel. Banal ou obscur, telle est, comme on l’a vu plus haut, la fâcheuse alternative dont nous sommes menacés. — Sans nous dissimuler la difficulté, sans la croire insurmontable, nous avons essayé de dire nettement ce que nous avions à dire.

La première moitié du livre a été rédigée par M. Langlois, la seconde par M. Seignobos ; mais les deux collaborateurs se sont constamment aidés, concertés et surveillés21.

Livre I. Les connaissances préalables

Chapitre I. La recherche des documents (heuristique)

L’histoire se fait avec des documents. Les documents sont les traces qu’ont laissées les pensées et les actes des hommes d’autrefois. Parmi les pensées et les actes des hommes, il en est très peu qui laissent des traces visibles, et ces traces, lorsqu’il s’en produit, sont rarement durables : il suffit d’un accident pour les effacer. Or, toute pensée et tout acte qui n’a pas laissé de traces, directes ou indirectes, ou dont les traces visibles ont disparu, est perdu pour l’histoire : c’est comme s’il n’avait jamais existé. Faute de documents, l’histoire d’immenses périodes du passé de l’humanité est à jamais inconnaissable. Car rien ne supplée aux documents : pas de documents, pas d’histoire.

Pour conclure légitimement d’un document au fait dont il est la trace, il faut prendre de nombreuses précautions, qui seront indiquées plus loin. — Mais il est clair que, préalablement à tout examen critique et à toute interprétation des documents, se pose la question de savoir s’il y en a, combien il y en a, et où ils sont. Si j’ai l’idée de traiter un point d’histoire22, quel qu’il soit, je m’informerai d’abord de l’endroit ou des endroits où reposent les documents nécessaires pour le traiter, supposé qu’il en existe. Chercher, recueillir les documents est donc une des parties, logiquement la première, et une des parties principales, du métier d’historien. En Allemagne, on lui a donné le nom d’Heuristique (Heuristik), commode parce qu’il est bref. — Est-il utile de démontrer l’importance capitale de l’Heuristique ? Non, sans doute. Il va de soi que, si on ne la pratique pas bien, c’est-à-dire si l’on ne sait pas s’entourer, avant de commencer un travail historique, de tous les renseignements accessibles, on augmente gratuitement ses chances (toujours nombreuses, quoi qu’on fasse) d’opérer sur des données insuffisantes : des œuvres d’érudition ou d’histoire, faites conformément aux règles de la méthode la plus exacte, ont été viciées, ou même totalement annulées, à cause de cette simple circonstance matérielle que l’auteur ne connaissait pas de documents par lesquels ceux qu’il avait sous la main, et dont il s’est contenté, auraient été éclaircis, complétés ou ruinés. Toutes choses égales d’ailleurs entre eux, la supériorité des érudits et les historiens des derniers siècles consiste en ce que ceux-ci ont eu moins de moyens d’être bien informés que n’en ont ceux-là23. L’Heuristique, en effet, est aujourd’hui plus facile qu’autrefois, quoique le bon Wagner soit encore fondé à dire

Wie schwer sind nicht die Mittel zu erwerben
Durch die man zu den Quellen steigt24 !

Essayons d’expliquer pourquoi la récolte des documents, naguère si laborieuse, est encore, quels qu’aient été, depuis un siècle, les progrès accomplis, très pénible ; et comment cette opération essentielle pourrait, grâce à de nouveaux progrès, être ultérieurement simplifiée.

I. Ceux qui, les premiers, ont essayé d’écrire l’histoire d’après les sources, se sont trouvés dans une situation embarrassante. — S’agissait-il de raconter des événements relativement récents, dont tous les témoins n’étaient pas morts ? On avait la ressource d’interviewer les témoins survivants. Thucydide, Froissart, et bien d’autres, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont procédé de la sorte. Lorsque l’historien de la côte californienne du Pacifique, H. H. Bancroft, se proposa de recueillir les matériaux d’une histoire dont quelques acteurs vivaient encore, il n’épargna rien, il mobilisa une armée de reporters, pour leur soutirer des conversations25. — Mais s’agissait-il d’événements anciens, qu’aucun homme vivant n’avait pu voir et dont la tradition orale n’avait gardé aucun souvenir ? Il n’y avait pas d’autre moyen que de réunir des documents de toute sorte, principalement des écrits, relatifs au passé lointain dont on s’occupait. C’était difficile, alors que les bibliothèques étaient rares, les archives secrètes et les documents dispersés. H. H. Bancroft, qui s’est trouvé à cet égard, vers 1860, en Californie, dont la situation où les premiers chercheurs se sont trouvés, autrefois, dans nos contrées, s’en est tiré comme il suit. Il était riche : il a raflé, à n’importe quel prix, tous les documents à vendre, imprimés ou manuscrits ; il a négocié avec des familles et des corporations dans la gêne l’achat de leurs archives ou la permission d’en faire prendre copie par des copistes à ses gages. Cela fait, il a logé sa collection dans un bâtiment ad hoc, et il l’a classée. Théoriquement, rien de plus rationnel. Mais cette procédure rapide, à l’américaine, n’a été employée qu’une fois avec l’esprit de suite et les ressources qui en ont assuré le succès ; ailleurs et en d’autres temps elle n’eût pas, du reste, été de mise. Ailleurs, les choses ne se sont pas, malheureusement, passées ainsi.

A l’époque de la Renaissance, les documents de l’histoire ancienne et de l’histoire du moyen âge étaient dispersés dans d’innombrables bibliothèques privées et dans d’innombrables dépôts d’archives, presque tous inaccessibles, sans parler de ceux que le sol recelait encore et dont personne ne soupçonnait l’existence. Il était alors matériellement impossible de se procurer la liste de tous les documents utiles pour élucider une question (par exemple, la liste de tous les manuscrits conservés d’un ouvrage ancien) ; impossible encore, si, par miracle, on avait eu pareille liste, de consulter tous ces documents sans des voyages, des dépenses et des démarches interminables. D’où des conséquences, faciles à prévoir, qui se sont, en effet, produites :

1° l’Heuristique offrant pour eux des difficultés insurmontables, les premiers érudits et les premiers historiens, qui se sont servis, non de tous les documents, ni des meilleurs documents, mais des documents qu’ils avaient à leur portée, ont été presque toujours mal renseignés, et leurs œuvres ne sont plus intéressantes que dans la mesure où ils ont utilisé des documents aujourd’hui perdus ; 2° les premiers érudits et les premiers historiens qui aient été relativement bien renseignés sont ceux qui, à cause de leur profession, avaient accès dans de riches dépôts de documents : bibliothécaires, archivistes, religieux, magistrats, dont l’Ordre ou la Compagnie possédait des bibliothèques ou des archives considérables26.

De bonne heure intervinrent, il est vrai, des collectionneurs qui, à prix d’argent, voire par des moyens moins recommandables, tels que le vol, se formèrent, avec des intentions plus ou moins scientifiques, des « cabinets », des collections de documents originaux et de copies. Mais ces collectionneurs européens, nombreux depuis le xve  siècle, différent assez notablement de H. H. Bancroft. En effet, notre Californien n’a recueilli que des documents relatifs à un sujet particulier (l’histoire de certains États du Pacifique), et il a eu l’ambition de les recueillir tous ; la plupart des collectionneurs européens ont acquis des pièces, des épaves, des fragments de toute espèce et un nombre de documents très petit par rapport à la masse colossale des documents historiques qui existaient de leur temps. De plus, ce n’est pas, en général, avec le dessein de les rendre publici juris que les Peiresc, les Gaignières, les Clairambault, les Colbert, et tant d’autres, ont retiré de la circulation des documents qui risquaient de s’y perdre : ils se contentaient (et c’était déjà louable) et les communiquer, plus ou moins libéralement, à leurs amis. Mais l’humeur des collectionneurs (et de leurs héritiers) est changeante, souvent bizarre. Certes, il vaut mieux que les documents se trouvent dans des collections particulières qu’exposés à tous les hasards ou soustraits absolument à la curiosité scientifique ; mais, pour que l’Heuristique soit véritablement facilitée, la première condition est que toute les collections de documents soient publiques27.

Or, les plus belles des collections privées de documents — à la fois bibliothèques et musées — furent naturellement en Europe, à partir de la Renaissance, celle des rois. Dès l’ancien régime, les collections royales ont été presque toutes ouvertes, ou entre-bâillées, au public. Et tandis que les autres collections particulières étaient souvent liquidées après la mort de leurs auteurs, elles, au contraire, n’ont pas cessé de s’accroître : elles se sont enrichies précisément des débris de toutes les autres. Le Cabinet des manuscrits de France, par exemple, formé par les rois de France et ouvert par eux au public, avait, à la fin du xviiie  siècle, absorbé la meilleure partie des collections qui avaient été l’œuvre personnelle des amateurs et des érudits des deux siècles antérieurs28. De même, dans les autres pays. La concentration d’un grand nombre de documents historiques dans de vastes établissements publics, ou à peu près publics, fut le résultat excellent de cette évolution spontanée.

Plus favorable et plus efficace encore pour améliorer les conditions matérielles des recherches historiques fut l’arbitraire révolutionnaire. En France la Révolution de 1789, des mouvements analogues dans d’autres pays, ont procuré la confiscation, par la violence, au profit de l’État, c’est-à-dire de tout le monde, d’une foule d’archives privées et de collections particulières : archives, bibliothèques et musées de la couronne, archives et bibliothèques de couvents et de corporations supprimées, etc. Chez nous, en 1790, l’Assemblée constituante mit ainsi l’État en possession d’une prodigieuse quantité de dépôts de documents historiques, auparavant dispersés et plus ou moins jalousement défendus contre la curiosité des érudits ; ces richesses ont été réparties depuis entre quelques établissements nationaux. Le même phénomène s’est produit plus récemment, sur une moins grande échelle, en Allemagne, en Espagne, en Italie.

Ni les collections de l’ancien régime, ni les confiscations révolutionnaires ne se sont faites sans causer d’importants dommages. Le collectionneur est, ou plutôt était souvent jadis, un barbare qui n’hésitait pas, pour enrichir ses collections de pièces et de débris rares, à mutiler des monuments, à dépecer des manuscrits, à disloquer des fonds d’archives, en vue de s’en approprier des morceaux. De ce chef, bien des actes de vandalisme ont été accomplis avant la Révolution. Les opérations révolutionnaires de confiscation et de transfert eurent aussi, naturellement, des conséquences très fâcheuses : outre que l’on détruisit alors par négligence, ou même pour le plaisir de détruire, on eut l’idée malheureuse de trier systématiquement, de ne conserver que les documents « intéressants » ou « utiles », et de se débarrasser des autres. Le tri fit alors commettre à des hommes pleins de bonnes intentions, mais incompétents et surmenés, des ravages irréparables dans nos archives anciennes : il y a aujourd’hui des travailleurs qui s’exercent, ce qui demande infiniment de temps, de patience et de soin, à reconstituer les fonds démembrés et à rajuster en leur place les fragments isolés par le zèle irréfléchi de ceux qui manipulèrent jadis de la sorte, avec brutalité, les documents historiques. Il faut reconnaître d’ailleurs que les mutilations causées par les collectionneurs de l’ancien régime et par les opérations révolutionnaires sont insignifiantes en regard de celles qui proviennent d’accidents fortuits et des effets naturels du temps. Mais fussent-elles dix fois plus graves, elles seraient encore largement compensées par ces deux bienfaits de premier ordre, que l’on ne saurait trop mettre en relief : 1° la concentration, dans quelques dépôts, relativement peu nombreux, de documents qui jadis étaient disséminés, et comme perdus, en cent endroits différents ; 2° la publicité de ces dépôts. Désormais, ce qui reste de documents historiques anciens, après les grandes destructions du hasard et du vandalisme, est enfin mis à l’abri, classé, communiqué et considéré comme une partie du patrimoine social.

Les documents historiques anciens sont donc réunis et conservés aujourd’hui, en principe, dans ces établissements publics que l’on appelle archives, bibliothèques et musées. A la vérité, tous les documents qui existent n’y sont pas puisque, malgré les incessantes acquisitions à titre onéreux et à titre gratuit que font chaque année, depuis longtemps, dans le monde entier, les archives, les bibliothèques et les musées, il y a encore des collections privées, des marchands qui les alimentent, et des documents en circulation. Mais l’exception, qui est négligeable, n’entame pas, ici, la règle. Tous les documents anciens, en quantité limitée, qui extravaguent encore, viendront, du reste, échouer tôt ou tard dans les établissements d’État, dont le propriétaire perpétuel acquiert toujours, n’aliène jamais29.

En principe, il est désirable que les dépôts de documents (archives, bibliothèques et musées) ne soient pas trop nombreux, et nous avons dit qu’heureusement ils le sont moins, sans comparaison, aujourd’hui qu’il y a cent ans. La centralisation des documents, dont les avantages, pour les travailleurs, sont évidents, pourrait-elle être poussée encore plus loin ? N’existe-il pas encore des dépôts dont l’autonomie se justifie mal ? Peut-être30 ; mais le problème de la centralisation des documents a cessé d’être grave et urgent depuis que les procédés de reproduction ont été perfectionnés, et surtout depuis que l’habitude a été généralement prise de remédier aux inconvénients de la multiplicité des dépôts en faisant voyager les documents : on peut maintenant consulter, sans frais, dans la bibliothèque publique de la ville où l’on réside, des documents qui appartiennent aux bibliothèques de Saint-Pétersbourg, de Bruxelles et de Florence, par exemple ; assez rares sont désormais les établissements comme les Archives nationales de Paris, le Musée britannique de Londres, et la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, dont les statuts interdisent absolument les communications au-dehors31.

II. Étant donné que la plupart des documents historiques sont aujourd’hui conservés dans des établissements publics (archives, bibliothèques et musées), l’Heuristique serait très aisée, si seulement de bons inventaires descriptifs de tous les dépôts de documents qui existent avaient été dressés, si ces inventaires étaient munis de tables ou si des répertoires généraux (alphabétiques, systématiques, etc.) en avaient été faits ; enfin s’il était possible de consulter quelque part la collection complète de tous ces inventaires et de leurs index. Mais l’Heuristique est très pénible, parce que ces conditions sont encore loin, par malheur, d’être convenablement réalisées.

D’abord, il y a des dépôts de documents (archives, bibliothèques et musées) dont le contenu n’a jamais été catalogué, même en partie, de sorte que personne ne sait ce qui s’y trouve. Les dépôts dont on possède des inventaires descriptifs complets sont rares ; beaucoup de fonds, conservés dans de célèbres établissements dont les collections n’ont été inventoriées qu’en partie, restent encore à décrire32. — En second lieu, que de différences entre les inventaires déjà exécutés ! Il en est d’anciens, qui, parfois, ne correspondent même plus au classement actuel des documents, et dont on ne saurait se servir sans concordances ; il en est de modernes qui n’en sont pas moins rédigés d’après des systèmes surannés, trop détaillés ou trop sommaires ; les uns sont imprimés, les autres manuscrits, sur registres ou sur fiches ; quelques-uns sont soignés et définitifs, beaucoup sont bâclés, insuffisants et provisoires. Apprendre à distinguer, dans cette énorme littérature confuse des inventaires imprimés (pour ne parler que de ceux-là), ce qui mérite confiance de ce qui n’en mérite pas, en un mot à s’en servir, est tout un apprentissage. — Enfin, où consulter commodément les inventaires qui existent ? La plupart des grandes bibliothèques n’en possèdent que des collections incomplètes ; il n’en existe nulle part de répertoires généraux.

Cet état de choses est très fâcheux. En effet, les documents que renferment les dépôts et les fonds qui ne sont pas inventoriés sont vraiment comme s’ils n’étaient pas pour tous les travailleurs qui n’ont point le loisir de dépouiller eux-mêmes, d’un bout à l’autre, ces dépôts et ces fonds. Nous avons dit : pas de documents, pas d’histoire. Mais pas de bons inventaires descriptifs des dépôts de documents, cela équivaut, en pratique, à l’impossibilité de connaître l’existence des documents autrement que par hasard. Disons donc que les progrès de l’histoire dépendent en grande partie des progrès de l’inventaire général des documents historiques, qui est encore aujourd’hui fragmentaire et imparfait. — Aussi bien, tout le monde est d’accord sur ce point. Le P. Bernard de Montfaucon considérait sa Bibliotheca bibliotecarum manuscriptorum nova, un recueil de catalogues de bibliothèques, comme « l’ouvrage le plus utile et le plus intéressant qu’il eût fait en sa vie33 ». « Dans l’état actuel de la science, écrivait E. Renan en 184834, il n’y a pas de travail plus urgent qu’un catalogue critique des manuscrits des diverses bibliothèques… Voilà, en apparence, une besogne bien humble ; … et pourtant les recherches érudites seront entravées et incomplètes jusqu’à ce que ce travail soit fait d’une manière définitive. » « Nous aurions de meilleurs livres sur notre ancienne littérature, dit M. P. Meyer35, si les prédécesseurs de M. Delisle [comme administrateur de la Bibliothèque nationale de Paris] avaient apporté la même ardeur et la même diligence à inventorier les richesses confiées à leurs soins. »

Il importe d’indiquer, en peu de mots, les causes et de préciser les conséquences d’une situation que l’on déplore depuis qu’il y a des érudits, et qui s’améliore, mais lentement.

« Je vous affirme, disait E. Renan36, que les quelques cent mille francs qu’un ministre de l’Instruction publique y affecterait [à la confection d’inventaires] seraient mieux employés que les trois quarts de ceux que l’on consacre aux lettres. » Il ne s’est rencontré que rarement, aussi bien à l’étranger qu’en France, des ministres convaincus de cette vérité, et assez décidés pour se conduire en conséquence. Il n’a pas, d’ailleurs, toujours été vrai que, pour procurer de bons inventaires, il soit suffisant, comme il est nécessaire, de faire des sacrifices d’argent : les meilleures méthodes à employer pour la description des documents n’ont été assurées que récemment ; le recrutement de travailleurs compétents, qui n’offrirait pas aujourd’hui de grandes difficultés, eût été très malaisé et hasardeux, à l’époque où les travailleurs compétents étaient plus rares. — Mais passons sur les obstacles matériels : manque d’argent et manque d’hommes. Une cause d’un autre ordre n’a pas été sans action. — Les fonctionnaires chargés d’administrer les dépôts de documents n’ont pas toujours montré autant de zèle qu’ils en montrent maintenant pour en faire connaître les ressources par des inventaires corrects. Dresser des inventaires (comme on les dresse de nos jours, à la fois très exacts et sommaires) est une besogne pénible, très pénible, sans joie comme sans récompense. Plus d’un, vivant, à cause de ses fonctions, au milieu des documents, libre de les consulter à toute heure, beaucoup mieux placé que le public, en l’absence de tout inventaire, pour faire des dépouillements, et, au cours de ces dépouillements, des découvertes, plus d’un a préféré travailler pour lui plutôt que pour autrui, et fait passer la fastidieuse rédaction d’un catalogue après ses recherches personnelles. Qui est-ce qui, de nos jours, a découvert, publié, commenté le plus grand nombre de documents ? Ce sont les fonctionnaires attachés aux dépôts de documents. L’avancement de l’inventaire général des documents historiques en a été, sans doute, retardé. Il s’est trouvé que ceux-là précisément étaient le mieux en mesure de se passer d’inventaires dont le devoir professionnel était d’en faire.

Les conséquences de l’imperfection des inventaires descriptifs sont dignes d’attention. — D’une part, on n’est jamais certain d’avoir épuisé toutes les sources d’information : qui sait ce que tiennent en réserve les dépôts et les fonds non catalogués37 ? D’autre part, on est obligé, pour se procurer autant d’informations que possible, d’avoir une connaissance approfondie des ressources que fournit la littérature actuelle de l’Heuristique, et de consacrer beaucoup de temps aux recherches préliminaires. — En fait, quiconque se propose de recueillir des documents pour traiter un point d’histoire, commence par consulter les répertoires et les inventaires38. Les novices procèdent à cette opération capitale avec une maladresse, une lenteur et des efforts qui excitent chez les personnes expérimentées, suivant leur tempérament, le sourire ou la compassion. Ceux qui sourient en voyant les novices patauger, et peiner, et perdre du temps à se débrouiller au milieu des inventaires, en négliger de précieux et en dépouiller d’inutiles, se disent qu’eux-mêmes ont passé jadis par des épreuves analogues : chacun son tour. Ceux qui voient avec regret ce gaspillage de temps et de forces pensent que, s’il est, jusqu’à un certain point, inévitable, il n’a rien de bienfaisant : ils se demandent s’il n’y aurait pas moyen de rendre un peu moins rude cet apprentissage de l’Heuristique, qui, naguère, leur a coûté si cher. Est-ce que, d’ailleurs, par elles-mêmes, dans l’état présent de l’outillage, les recherches ne sont pas bien assez difficiles, quelle que soit l’expérience des chercheurs ? Il y a des érudits et des historiens que dépensent, en recherches matérielles, le plus clair de leur activité. Certains travaux, relatifs principalement à l’histoire du moyen âge et à l’histoire moderne (car les documents de l’histoire ancienne, moins nombreux et plus étudiés, sont aussi mieux répertoriés que les autres), certains travaux historiques supposent, non seulement la consultation assidue des inventaires (qui ne sont pas tous munis de tables), mais encore des dépouillements immenses, directs, dans des fonds mal pourvus, ou tout à fait dépourvus d’inventaires. Il n’est pas douteux, il est prouvé par l’expérience, que la perspective de ces très longues enquêtes à effectuer, préalablement à toute opération plus relevée, a détourné et détourne, de l’érudition historique, des esprits excellents. Telle est, en effet, l’alternative : ou travailler sur des documents très probablement incomplets, ou s’absorber dans des dépouillements indéfinis, souvent infructueux, et dont les résultats ne paraissent presque jamais valoir le temps dépensé. N’est-il pas répugnant d’employer une grande partie de sa vie à feuilleter des catalogues sans tables, ou à balayer des yeux, les unes après les autres, toutes les pièces qui composent des fonds de miscellanea non catalogués, pour se procurer des renseignements (positifs ou négatifs), que l’on aurait eus sans peine, en un instant, si ces fonds étaient catalogués, si les catalogues avaient des tables ? La conséquence la plus grave de l’imperfection des instruments actuels de l’Heuristique, c’est à coup sûr de décourager beaucoup d’hommes intelligents, qui ont la conscience de leur valeur et le sentiment d’une proportion normale entre l’effort et sa récompense39. S’il était dans la nature des choses que la recherche des documents historiques, dans les dépôts publics, fût nécessairement aussi laborieuse qu’elle l’est encore, on s’y résignerait : personne ne s’avise de regretter les dépenses inévitables de temps et de travail que coûtent les fouilles archéologiques, quels qu’en soient les résultats. Mais l’imperfection des instruments modernes de l’Heuristique n’a rien de nécessaire. Aux derniers siècles, la situation était bien pire ; rien ne s’oppose à ce qu’un jour elle soit tout à fait bonne. — Nous sommes amenés ainsi, après avoir parlé des causes et des conséquences, à dire un mot des remèdes.

Sous nos yeux, l’outillage de l’Heuristique se perfectionne continuellement, par deux voies. Chaque année augmente le nombre des inventaires descriptifs d’archives, de bibliothèques et de musées, dressés par les soins des fonctionnaires de ces établissements. D’un autre côté, de puissantes Sociétés scientifiques entretiennent des travailleurs experts à cataloguer les documents, qui se transportent successivement dans tous les dépôts, pour y relever tous les documents d’une certaine espèce, ou relatifs au même sujet : c’est ainsi que la Société des Bollandistes fait exécuter par ses missionnaires, dans diverses bibliothèques, un Catalogue général des documents hagiographiques, et l’Académie impériale de Vienne un Catalogue des monuments de la littérature patristique. La Société des Monumenta Germaniae historica a institué depuis longtemps de vastes enquêtes du même genre ; ce sont de pareilles enquêtes dans les musées et les bibliothèques de l’Europe entière qui naguère ont rendu possible la fabrication du Corpus inscriptionum latinarum. Enfin plusieurs Gouvernements ont pris l’initiative d’envoyer à l’étranger des personnes chargées d’inventorier, pour leur compte, les documents qui les intéressent : c’est ainsi que l’Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse, les États-Unis, etc., accordent des subventions régulières à leurs agents qui inventorient et transcrivent, dans les grands dépôts de l’Europe, les documents qui concernent l’histoire de l’Angleterre, des Pays-bas, de la Suisse, des Etats-Unis40, etc. — Avec quelle célérité et quelle perfection ces utiles travaux peuvent être conduits aujourd’hui, pourvu que, dès l’origine, une sage méthode ait été adoptée, et pourvu que l’on dispose, en même temps que de quelque argent pour le rétribuer, d’un personnel compétent, convenablement dirigé, l’histoire du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France le montre : commencé en 1885, cet excellent Catalogue descriptif compte en 1897 près de cinquante volumes et sera bientôt terminé. Le Corpus inscriptionum latinarum aura été exécuté en moins de cinquante années. Les résultats obtenus par les Bollandistes et par l’Académie impériale de Vienne ne sont pas moins concluants. Il suffit sûrement, désormais, d’y mettre le prix pour doter à bref délai les études historiques des instruments de recherche indispensables. La méthode pour les faire est, en effet, fixée, et un personnel exercé serait aisément recruté. — Ce personnel serait évidemment composé en grande partie d’archivistes et de bibliothécaires de profession, mais aussi des travailleurs libres qui ont une vocation décidée pour la fabrication des catalogues et des tables de catalogues. Ces travailleurs-là sont plus nombreux que l’on serait porté à le croire, au premier abord. Non pas que cataloguer soit facile : cela exige de la patience, l’attention la plus scrupuleuse et l’érudition la plus variée ; mais beaucoup d’esprits se plaisent à des besognes qui comme celle-là, sont à la fois précises, susceptibles d’être faites d’une manière achevée et manifestement utiles. Dans la grande famille, si différenciée, de ceux qui travaillent au progrès des études historiques, les faiseurs de catalogues descriptifs et d’index forment une section à part. Comme c’est naturel, ils acquièrent dans l’exercice de leur art, lorsqu’ils s’y livrent exclusivement, une extrême dextérité.

En attendant que la convenance et l’opportunité de pousser vivement, dans tous les pays, l’inventaire général des documents historiques soient clairement conçues, un palliatif est indiqué : il faut que les érudits et les historiens, surtout les débutants, soient exactement informés de l’état des instruments de recherche qui sont à leur disposition, et tenus régulièrement au courant des améliorations de l’outillage. — Pour cela, on s’est fié longtemps à l’expérience, au hasard ; mais les connaissances empiriques, outre que, comme il a été dit, elles ne s’acquièrent qu’à grands frais, sont presque toujours imparfaites. — On a entrepris récemment de dresser des répertoires, raisonnés et critiques, des inventaires qui existent, des catalogues de catalogues. Peu d’entreprises bibliographiques ont sans doute, au même degré que celle-là, un caractère d’utilité générale.

Mais les érudits et les historiens ont souvent besoin d’avoir, au sujet des documents, des renseignements que les inventaires et les catalogues descriptifs ne leur fournissent pas d’ordinaire ; de savoir, par exemple, si tel document est connu ou non, s’il a déjà été critiqué, commenté, utilisé41. Ces renseignements, ils ne les trouveront que dans les ouvrages des érudits et des historiens antérieurs. Pour avoir connaissance de ces ouvrages, il faut recourir aux « répertoires bibliographiques » proprement dits, de toutes formes, composés à des points de vue très divers, qui en ont été publiés. Les répertoires bibliographiques de la littérature historique doivent donc être considérés, aussi bien que les répertoires d’inventaires de documents originaux, comme des instruments indispensables de l’Heuristique.

Donner la liste raisonnée de tous ces répertoires (répertoires d’inventaires, répertoires bibliographiques proprement dits) avec les avertissements convenables, afin de faire faire au public studieux des économies de temps et d’erreurs, est l’objet de ce qu’il est légitime d’appeler, si l’on veut, la « Science des répertoires » ou « Bibliographique historique ». M. E. Bernheim en a publié une première esquisse42, que nous avons essayé d’agrandir43. L’esquisse agrandie est datée d’avril 1896 : de nombreuses additions, sans parler des retouches, y seraient déjà nécessaires, car l’outillage bibliographique des sciences historiques se renouvelle, en ce moment, avec une rapidité surprenante. Un livre sur les répertoires à l’usage des érudits et des historiens est, en règle générale, vieilli dès le lendemain du jour où il a été achevé.

III. La connaissance des répertoires est utile à tout le monde ; la recherche préliminaire des documents est laborieuse pour tout le monde ; mais non pas au même degré. — Certaines parties de l’histoire, cultivées depuis longtemps, sont arrivées à un tel degré de maturité que, tous les documents conservés étant connus, réunis et classés dans de grandes publications spéciales, l’œuvre historique peut se faire maintenant tout entière, sur ces points-là, par le travail de cabinet. Les études d’histoire locale n’obligent d’ordinaire qu’à des enquêtes locales. Il y a des monographies importantes qui se fondent sur un petit nombre de documents, trouvés ensemble dans le même fonds, et de telle nature qu’il serait superflu d’en chercher d’autres ailleurs. Au contraire, telle humble monographie, telle modeste édition d’un texte dont les exemplaires anciens ne sont pas rares, et se trouvent dispersés dans plusieurs bibliothèques de l’Europe, a nécessité des consultations, des démarches et des déplacements infinis. La plupart des documents de l’histoire du bas moyen âge et de l’histoire moderne étant encore inédits ou mal édités, on peut poser en principe que, pour établir aujourd’hui un chapitre vraiment neuf d’histoire médiévale ou moderne, il faut avoir fréquenté longuement les grands dépôts de pièces originales, et en avoir, pour ainsi dire, fatigué les catalogues.

Que chacun choisisse donc avec le plus grand soin le sujet de ses travaux, au lieu de s’en remettre pour cela, purement et simplement, au hasard. Tels sujets ne peuvent être traités, dans l’état actuel des instruments de recherche, qu’au prix de ces énormes dépouillements où l’intelligence et la vie s’usent sans profit ; ils ne sont pas nécessairement plus intéressants que d’autres, et un jour, demain peut-être, par le seul fait des perfectionnements de l’outillage, ils deviendront aisément abordables. Il faut choisir, de propos délibéré, et en connaissance de cause, certains sujets d’études historiques plutôt que d’autres, suivant que certains répertoires bibliographiques existent ou n’existent pas ; suivant que l’on aime ou que l’on n’aime pas le travail de cabinet ou le travail d’exploration dans les dépôts ; suivant même que l’on a ou que l’on n’a pas les moyens de fréquenter commodément certains dépôts. « Peut-on travailler en province ? » s’est demandé M. Renan au Congrès des Sociétés savantes, à la Sorbonne, en 1889 ; il s’est répondu très sagement : « Une moitié au moins de l’œuvre scientifique peut se faire par le travail de cabinet… Soit la philologie comparée, par exemple : avec une première mise de fonds de quelques milliers de francs, et l’abonnement à trois ou quatre recueils spéciaux, on posséderait tous les outils nécessaires… J’en dirai autant des idées philosophiques générales… Un très grand nombre de branches d’études pourraient être ainsi cultivées d’une façon toute privée, et dans les endroits les plus retirés44. » Sans doute ; mais il y a « des raretés, des spécialités, des recherches qui exigent de puissants outillages ». Une moitié de l’œuvre historique peut se faire, désormais, il est vrai, par le travail de cabinet, avec des ressources restreintes, mais une moitié seulement ; l’autre moitié suppose encore la mise à contribution des ressources, en répertoires et en documents, qu’offrent seuls les grands centres d’étude ; souvent même, il est nécessaire de visiter successivement plusieurs grands centres d’études. Bref, il en est de l’histoire comme de la géographie : sur certaines parties de la terre, on possède des documents assez complets et assez bien classés, dans des publications maniables, pour que l’on puisse en raisonner utilement, au coin du feu, sans se déranger ; tandis que la moindre monographie d’une région inexplorée ou mal explorée suppose une exertion de forces physiques et une dépense de temps considérables. Choisir un sujet d’études, comme il arrive souvent, sans s’être rendu compte de la nature et de l’étendue des recherches préliminaires qu’il comporte, est un danger : plusieurs se sont noyés pendant des années dans de pareilles recherches qui auraient été capables de s’employer mieux à des travaux d’une autre espèce. Contre ce danger, d’autant plus redoutable pour les novices qu’ils sont plus actifs et plus zélés, l’examen des conditions actuelles de l’Heuristique en général, et des notions positives de Bibliographie historique sont certainement salutaires.

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Chapitre II. Les « sciences auxiliaires »

Supposons que les premières recherches, dont il est traité dans le chapitre précédent, aient été faites avec méthode et avec succès : on a réuni, sur un sujet donné, la plupart des documents utiles, sinon tous. De deux choses l’une : ou ces documents ont déjà subi une élaboration critique, ou ils sont à l’état brut ; on s’en rend compte par des recherches « bibliographiques » qui font encore partie, nous l’avons dit, de l’enquête préliminaire à toute opération logique. — Dans le premier cas (les documents ont déjà subi une élaboration), il faut être en mesure de vérifier si la critique en a été correctement faite ; dans le second cas des matériaux sont à l’état brut, il faut les critiquer soi-même. Dans les deux cas, certaines connaissances positives, préalables et auxiliaires, Vor -und Hulfskenntnisse, comme on dit, ne sont pas moins indispensables que l’habitude de raisonner bien ; car si l’on peut pécher, au cours des opérations critiques, en raisonnant mal, on peut aussi errer par ignorance. La profession d’érudit ou d’historien ressemble, du reste, en cela, à la plupart des professions : il est impossible de l’exercer sans avoir un certain bagage de notions techniques, auxquelles ni les dispositions naturelles, ni même la méthode, ne sauraient suppléer. — En quoi donc doit consister l’apprentissage technique de l’érudit ou de l’historien ? En d’autres termes, plus usités, quoique, nous essaierons de le montrer, assez impropres : quelles sont, avec etaprès la connaissance des répertoires, les « sciences auxiliaires » de l’Histoire ?

Daunou, dans son Cours d’études historiques45, s’est posé une question du même genre : « Quelles études, dit-il, celui qui se destine à écrire l’histoire aura-t-il besoin d’avoir faites, quelles connaissances devra-t-il avoir acquises, pour commencer un ouvrage avec quelque espoir de succès ? » Avant lui Mably, dans son Traité de l’étude de l’histoire, avait aussi reconnu qu’il y a des études préparatoires dont un historien, quel qu’il veuille être, ne saurait se dispenser ». Mais Mably et Daunou avaient là-dessus des idées qui paraissent, aujourd’hui, singulières. Il est instructif de marquer exactement la distance qui sépare leur point de vue du nôtre. « Premièrement, disait Mably, étudiez le droit naturel, le droit public, les sciences morales et politiques. » Daunou, homme de grand sens, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui écrivait vers 1820, divise en trois genres les études préliminaires qui constituent, à son avis, « l’apprentissage de l’historien » : littéraires, philosophiques, historiques. — Sur les études « littéraires », il s’étend copieusement : d’abord « avoir lu attentivement les grands modèles ». Quels grands modèles ? M. Daunou « n’hésite point » à indiquer en première ligne « les chefs-d’œuvre de la poésie épique », car « ce sont les poètes qui ont créé l’art de raconter, et qui ne l’a point appris d’eux ne le sait qu’imparfaitement ». Lire aussi les romanciers, les romanciers modernes : « ils enseigneront à situer les faits et les personnages, à distribuer les détails, à conduire habilement le fil des narrations, à l’interrompre, à le reprendre, à soutenir l’attention des lecteurs par une inquiète curiosité ». Enfin lire les bons livres d’histoire : « Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe et Plutarque entre les Grecs ; César, Salluste, Tite-Live et Tacite, chez les Latins ; et parmi les modernes, Machiavel, Guichardin, Giannone, Hume, Robertson, Gibbon, le cardinal de Retz, Vertot, Voltaire, Raynal et Rulhière. Je n’entends point exclure les autres, mais ceux-là suffiraient pour donner tous les tons qui peuvent convenir à l’histoire ; car il règne, entre leurs écrits, une grande diversité de formes. » — En second lieu, études philosophiques : avoir approfondi « l’idéologie, la morale et la politique ». « Quant aux ouvrages où peuvent se puiser les connaissances de cet ordre, Daguesseau nous a indiqué Aristote, Cicéron, Grotius : j’y joindrais les meilleurs moralistes anciens et modernes, les traités d’économie publique publiés depuis le milieu du dernier siècle, ce qu’on écrit sur l’ensemble, les détails ou les applications de la science politique Machiavel, Bodin, Locke, Montesquieu, Rousseau, Mably même, et les plus éclairés de leurs disciples et de leurs commentateurs. » En troisième lieu, avant d’écrire l’histoire, il faut apparemment qu’on la sache ». « On n’enrichira point ce genre d’instruction si l’on ne commence par le posséder tel qu’il existe. » Le futur historien a déjà lu les meilleurs livres d’histoire et il les a étudiés comme des modèles de style : « il y aura du profit à les lire une seconde fois, mais en se proposant plus particulièrement de saisir tous les faits qu’ils contiennent et de s’en pénétrer assez pour en conserver des souvenirs ineffaçables ».

Telles sont les notions « positives » qui étaient considérées, il y a quatre-vingts ans, comme indispensables à l’historien en général. Toutefois, on avait dès lors le sentiment confus que, « pour acquérir une connaissance profonde des sujets particuliers », d’autres notions encore étaient utiles : « Les sujets que les historiens ont à traiter, dit Daunou, les détails qu’ils rencontrent exigent des connaissances très étendues et fort diverses ». Va-t-il préciser ? voici en quels termes : « souvent l’intelligence de plusieurs langues, quelquefois aussi des notions de physique et de mathématiques ». Et il ajoute : « sur ces objets cependant, l’instruction générale, celle qu’on doit supposer commune à tous les hommes de lettres, suffit à celui qui se consacre à des compositions historiques… ».

Tous les auteurs qui ont essayé, comme Daunou, d’énumérer les connaissances préalables, ainsi que les dispositions morales ou intellectuelles, requises pour « écrire l’histoire », ont eté amenés à dire des banalités ou à émettre des exigences comiques. D’après E. A. Freeman, l’historien devrait tout savoir : philosophie, droit, finances, ethnographie, géographie, anthropologie, sciences naturelles, etc. ; un historien n’est-il pas exposé, en effet, à rencontrer dans l’étude du passé des questions de philosophie, de droit, de finances, etc. ? Et si la science financière, par exemple, est considérée comme indispensable à qui traite des questions de finance actuelles, l’est-elle moins à qui se permet d’exprimer une opinion sur les problèmes financiers d’autrefois ? « Il n’est point de sujet spécial, déclare E. A. Freeman, que l’historien ne puisse être amené à toucher incidemment : par conséquent, plus nombreuses sont les branches spéciales de connaissances dont il est maître, mieux il est préparé pour son travail professionnel. » A la vérité, toutes les branches des connaissances humaines ne sont pas également utiles ; quelques-unes ne servent que très rarement, par accident : « J’hésiterais même à présenter comme un conseil de perfection à l’historien de se rendre chimiste accompli, en vue de la possibilité d’une occasion où la chimie l’aiderait dans ses études » ; mais d’autres spécialités sont plus étroitement apparentées à l’histoire : « par exemple, la géologie et tout le groupe des sciences naturelles qui s’y rattachent… Il est clair que l’historien travaillera mieux s’il sait la géologie46… » — On s’est aussi demandé si « l’histoire est une de ces études que les anciens appelaient umbratiles, pour lesquelles il suffit d’un esprit calme et d’habitudes laborieuses », ou bien si c’est une condition favorable pour l’historien d’avoir été mêlé à la vie active et d’avoir contribué à faire l’histoire de son temps avant d’écrire celle du passé. — Que ne s’est-on pas demandé ? Et des flots d’encre ont coulé au sujet de ces questions mal posées, sans intérêt ou sans solution, qui, longtemps débattues sans résultat, ont beaucoup contribué à déconsidérer les écrits sur la méthodologie. — Il n’y a rien à dire, à notre avis, de topique, qui ne soit pas de pur bon sens, sur l’apprentissage de l’art d’écrire l’histoire », si ce n’est que cet apprentissage devrait consister surtout dans l’étude, si généralement négligée jusqu’à présent, des principes de la méthode historique.

Ce n’est pas, du reste, l’historien-littérateur, l’historien-moraliste, porte-plume de l’Histoire, tel que Daunou et ses émules l’ont conçu, que nous avons en vue : il s’agit seulement ici de ceux, historiens ou érudits, qui se proposent de traiter les documents pour préparer ou pour réaliser scientifiquement l’œuvre historique. Ceux-là ont besoin d’un apprentissage technique. Que faut-il entendre par là ?

Soit un document écrit. Comment l’utiliser, si l’on ne sait pas le lire ? Jusqu’à François Champollion, les documents égyptiens, écrits en hiéroglyphes, ont été, à proprement parler, lettre morte. On admet sans difficulté que pour s’occuper de l’histoire ancienne d’Assyrie, il faut avoir appris à déchiffrer les écritures cunéiformes. De même, si l’on veut faire des travaux originaux d’après les sources, dans le champ de l’histoire ancienne ou dans celui de l’histoire du moyen âge, il est prudent d’apprendre à déchiffrer les inscriptions et les manuscrits. Voilà pourquoi l’Épigraphie grecque et latine et la Paléographie du moyen âge, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances nécessaires pour déchiffrer les inscriptions et les manuscrits de l’antiquité et du moyen âge, sont tenues pour des « sciences auxiliaires » de l’histoire, ou plutôt des études historiques relatives à l’antiquité et au moyen âge. — Que la paléographie latine du moyen âge fasse partie du bagage obligatoire des médiévistes, comme la paléographie des hiéroglyphes de celui des égyptologues, c’est évident. Notons, toutefois, une différence. Personne n’aura jamais l’idée de se destiner à l’égyptologie sans avoir préalablement acquis des connaissances paléographiques ; il n’est pas très rare, au contraire, que l’on entreprenne des études sur nos documents locaux du moyen âge, sans avoir appris à en dater approximativement les formes et à en déchiffrer correctement les abréviations : c’est que la ressemblance de la plupart des écritures du moyen âge avec les écritures modernes est assez grande pour que l’on puisse avoir l’illusion de s’en tirer avec du flair et de l’habitude, par des moyens empiriques. Cette illusion est dangereuse : les érudits qui n’ont pas subi d’initiation paléographique régulière se reconnaissent presque toujours à ce qu’ils commettent de temps en temps de grosses erreurs de déchiffrement, susceptibles parfois de vicier à fond leurs opérations subséquentes de critique et d’interprétation. Quant aux autodidactes qui parviennent à exceller, à force d’avoir pratiqué, l’initiation paléographique régulière dont ils ont été privés leur aurait épargné au moins des tâtonnements, de longues heures et des désagréments.

Soit un document déchiffré. Comment s’en servir, si l’on ne le comprend pas ? Les inscriptions rédigées en étrusque et dans la langue archaïque du Cambodge sont lues, mais personne ne les comprend ; tant qu’elles ne seront pas comprises, elles resteront inutiles. Il est évident que pour s’occuper d’histoire grecque, il faut consulter des documents rédigés en langue grecque, et, par conséquent, savoir le grec. Vérité de La Palice, dira-t-on. Observez cependant que l’on agit très souvent comme si l’on n’en avait pas conscience. Des jeunes gens abordent les études d’histoire ancienne en n’ayant de la langue grecque et de la langue latine qu’une teinture superficielle. Combien de gens, sans avoir étudié le français et le latin du moyen âge, s’imaginent les savoir parce qu’ils entendent le latin classique et le français moderne, et se permettent d’interpréter des textes dont le sens littéral leur échappe, ou, quoique très clair, leur paraît obscur ? Les erreurs historiques sont innombrables dont la cause est un contresens ou une interprétation par à peu près de textes formels, commis par des travailleurs qui connaissaient mal la grammaire, le vocabulaire ou les finesses des langues anciennes. De solides études philologiques doivent précéder logiquement les recherches historiques, toutes les fois que les documents à mettre en œuvre ne sont pas rédigés en langue moderne, et intelligibles sans difficulté.

Soit un document intelligible. Il serait illégitime de le prendre en considération avant d’en avoir vérifié l’authenticité, si l’authenticité n’en a pas été déjà établie d’une manière définitive. Or, pour vérifier l’authenticité et la provenance d’un document, deux conditions sont requises : raisonner et savoir. Autrement dit, on raisonne à partir de certaines données positives, qui représentent les résultats condensés des recherches antérieures, qu’il est impossible d’improviser et qu’il faut, par conséquent, apprendre. Distinguer une charte authentique d’une charte fausse serait souvent impraticable, en fait, pour le logicien le plus exercé, qui ne connaîtrait pas les habitudes de telle chancellerie, à telle date, ou les caractères communs à toutes les chartes d’une certaine espèce dont l’authenticité est certaine. Il serait tenu d’établir lui-même, comme l’ont fait les premiers érudits, par la comparaison d’un très grand nombre de documents similaires, les traits qui différencient ceux qui sont certainement authentiques des autres, avant de se prononcer sur un cas particulier. Combien sa besogne ne sera-t-elle pas facilitée s’il existe un corps de doctrines, un trésor d’observations accumulées, un système de résultats acquis par les travailleurs qui ont jadis fait, refait, contrôlé, les comparaisons minutieuses auxquelles il aurait été obligé de se livrer lui-même ! Ce corps de doctrines, d’observations et de résultats, propre à faciliter la critique des diplômes et des chartes, existe : c’est la Diplomatique. Nous dirons donc que la Diplomatique, comme l’Épigraphie, comme la Paléographie, comme la Philologie (Sprachkunde)47, est une discipline auxiliaire des recherches historiques : L’Épigraphe et la Paléographie, la Philologie (Sprachkunde), la Diplomatique avec ses annexes (Chronologie technique et Sphragistique) ne sont pas les seules disciplines auxiliaires des recherches historiques. — Il serait peu judicieux, en effet, d’entreprendre la critique de documents littéraires encore non critiqués sans être au courant des résultats acquis par ceux qui ont critiqué jusqu’à présent des documents du même genre ; l’ensemble de ces résultats constitue une discipline à part, qui a un nom : l’Histoire littéraire48. — La critique des documents figurés, tels que les œuvres d’architecture, de sculpture et de peinture, les objets de toutes sortes (armes, costumes, ustensiles, monnaies, médailles, armoiries, etc.), suppose une connaissance approfondie des observations et des règles dont se composent l’Archéologie proprement dite et ses branches détachées : Numismatique et Héraldique.

Nous sommes maintenant en mesure d’examiner avec quelque profit la notion si peu précise de « sciences auxiliaires de l’histoire ». On dit aussi « sciences ancillaires », « sciences satellites » ; mais aucune de ces expressions n’est vraiment satisfaisante.

Et d’abord, toutes les soi-disant « sciences auxiliaires » ne sont pas des sciences. La Diplomatique, l’Histoire littéraire, par exemple, ne sont que des répertoires méthodiques de faits, acquis par la critique, qui sont de nature à faciliter la critique des documents non critiqués encore. Au contraire, la Philologie (Sprachkunde) est une science organisée, qui a des lois.

En second lieu, il faut distinguer parmi les connaissances auxiliaires — non pas, à proprement parler, de l’Histoire, mais des recherches historiques, — celles que chaque travailleur doit s’assimiler, et celles dont il a besoin de savoir seulement où elles sont, pour se les procurer à l’occasion ; celles qui doivent être tournées en habitude et celles qui peuvent rester à l’état de renseignements en provision virtuelle. Un médiéviste doit savoir lire et comprendre les textes du moyen âge ; il ne lui servirait à rien d’entasser dans sa mémoire la plupart des faits particuliers d’Histoire littéraire et de Diplomatique qui sont consignés, à leur place, dans les bons Manuels-répertoires d’Histoire littéraire » et de « Diplomatique ».

Enfin, il n’existe point de connaissances auxiliaires de l’Histoire (ni même des recherches historiques) en général, c’est-à-dire qui soient utiles à tous les travailleurs, à quelque partie de l’histoire qu’ils travaillent49. Il semble donc qu’il n’y ait pas de réponse générale à la question posée au commencement de ce chapitre : en quoi doit consister l’apprentissage technique de l’érudit ou de l’historien ? — En quoi consiste l’apprentissage technique de l’érudit ou de l’historien ? Cela dépend. Cela dépend de la partie de l’histoire qu’il se propose d’étudier. Inutile de savoir la paléographie pour faire des recherches relatives à l’histoire de la Révolution, ni de savoir le grec pour traiter un point de l’histoire de France au moyen âge50. Posons du moins que le bagage préalable de quiconque veut faire en histoire des travaux originaux doit se composer (en dehors de cette « instruction commune », c’est-à-dire de la culture générale, dont parle Daunou) de toutes les connaissances propres à fournir les moyens de trouver, de comprendre et de critiquer les documents. Ces connaissances varient suivant que l’on se spécialise dans telle ou telle section de l’histoire universelle. L’apprentissage technique est relativement court et facile pour qui s’occupe d’histoire moderne ou contemporaine, long et pénible pour qui s’occupe d’histoire ancienne ou d’histoire médiévale.

Substituer, comme apprentissage de l’historien, l’étude des connaissances positives, vraiment auxiliaires des recherches historiques, à celle des « grands modèles », littéraires et philosophiques, est un progrès de date récente. En France, pendant la plus grande partie du siècle, les étudiants en histoire n’ont reçu qu’une éducation littéraire, à la Daunou ; presque tous s’en sont contentés, et n’ont rien vu au-delà ; quelques-uns ont constaté, avec regret, l’insuffisance de leur préparation première, quand il était trop tard pour y remédier ; à part d’illustres exceptions, les meilleurs d’entre eux sont restés des littérateurs distingués, impuissants à faire œuvre de science. L’enseignement des « sciences auxiliaires » et des moyens techniques d’investigation n’était alors organisé que pour l’histoire (française) du moyen âge, et dans une école spéciale, l’École des chartes. Cette simple circonstance assura du reste à cette École, durant cinquante ans, une supériorité marquée sur tous les autres établissements français (et même étrangers) d’enseignement supérieur : d’excellents ouvriers s’y formèrent, qui fournirent beaucoup de données nouvelles, tandis qu’ailleurs on bavardait sur les problèmes51. — Aujourd’hui, c’est encore à l’École des chartes que l’apprentissage technique du médiéviste se fait le mieux, de la façon la plus complète, grâce à des cours combinés, et gradués pendant trois ans, de Philologie romane, de Paléographie, d’Archéologie, d’Historiographie et de Droit du moyen âge. Mais les « sciences auxiliaires » sont maintenant enseignées partout, avec plus ou moins d’ampleur ; elles ont été introduites dans les programmes universitaires. D’un autre côté, les traités didactiques d’Épigraphie, de Paléographie, de Diplomatique, etc., se sont multipliés depuis vingt-cinq ans. Il y a vingt-cinq ans, on eût vainement cherché à se procurer un bon livre qui suppléât, en ces matières, au défaut d’enseignement oral ; depuis qu’il existe des chaires, des « Manuels » ont paru52 qui permettraient presque de s’en passer si l’enseignement oral, appuyé d’exercices pratiques, n’avait pas une efficacité particulière. Que l’on ait eu, ou non, le bénéfice de subir un dressage régulier dans un établissement de hautes études, on n’a donc plus le droit désormais d’ignorer ce qu’il faut savoir avant d’aborder les travaux historiques. En fait, on ne l’ignore déjà plus autant que par le passé. Le succès des « Manuels » précités, dont les éditions se succèdent, est significatif à cet égard53.

Voilà donc le futur historien armé des connaissances préalables qu’il n’aurait pu négliger de se procurer sans se condamner, soit à l’impuissance, soit à des méprises continuelles. Nous le supposons à l’abri des erreurs (innombrables, en vérité) qui ont leur source dans une connaissance imparfaite de l’écriture et de la langue des documents, dans l’ignorance des travaux antérieurs et des résultats acquis par la critique ; il a une irréprochable cognitio cogniti et cognoscendi. C’est, d’ailleurs, une supposition très optimiste, et nous ne nous le dissimulons pas. Il ne suffit point, nous le savons, d’avoir suivi un cours régulier de « sciences auxiliaires » ou d’avoir lu attentivement les meilleurs traités didactiques de Bibliographie, de Paléographie, de Philologie, etc., ni même d’avoir acquis, par des exercices pratiques, quelque expérience personnelle, pour être toujours bien renseigné, encore moins pour être infaillible. — D’abord, ceux qui ont étudié longtemps des documents d’un certain genre ou d’une certaine date possèdent, au sujet des documents de ce genre et de cette date, des notions intransmissibles qui leur permettent en général de critiquer supérieurement les documents nouveaux, de ce genre ou de cette date, qu’ils rencontrent ; rien ne remplace l’érudition spéciale », récompense des spécialistes qui ont beaucoup travaillé54. — Et puis, les spécialistes eux-mêmes se trompent : les paléographes ont à se tenir constamment sur leurs gardes pour ne pas déchiffrer de travers ; est-il des philologues qui n’aient pas quelques contresens sur la conscience ? Des érudits très bien informés d’ordinaire ont imprimé comme inédits des textes déjà publiés et négligé des documents qu’ils auraient pu connaître. Les érudits passent leur vie à perfectionner sans cesse leurs connaissances « auxiliaires », que, avec raison, ils n’estiment jamais parfaites. Mais tout cela ne nous empêche pas de maintenir notre hypothèse. Qu’il soit entendu seulement que, en pratique, on n’attend pas, pour travailler sur les documents, d’être imperturbablement maître de toutes les « connaissances auxiliaires » : on n’oserait jamais commencer.

Reste à savoir comment il faut traiter les documents, supposé que l’on ait subi préalablement, avec succès, l’apprentissage convenable.

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Livre II. Opérations analytiques

Chapitre I. Conditions générales de la connaissance historique

Nous avons déjà dit que l’histoire se fait avec des documents et que les documents sont les traces des faits passés55. C’est ici le lieu d’indiquer les conséquences enveloppées dans cette affirmation et dans cette définition.

Les faits ne peuvent être empiriquement connus que de deux manières : ou bien directement si on les observe pendant qu’ils se passent, ou bien indirectement, en étudiant les traces qu’ils ont laissées. Soit un événement tel qu’un tremblement de terre, par exemple : j’en ai directement connaissance si j’assiste au phénomène, indirectement si, n’y ayant pas assisté, j’en constate les effets matériels (crevasses, murs écroulés), ou si, ces effets ayant été effacés, j’en lis la description écrite par quelqu’un qui a vu soit le phénomène lui-même, soit ses effets. — Or le propre des « faits historiques56 » c’est de n’être connus qu’indirectement, d’après des traces. La connaissance historique est, par essence, une connaissance indirecte. La méthode de la science historique doit donc différer radicalement de celle des sciences directes, c’est-à-dire de toutes les autres sciences, sauf la géologie, qui sont fondées sur l’observation directe. La science historique n’est pas du tout, quoi qu’on en ait dit57, une science d’observation.

Les faits passés ne nous sont connus que par les traces qui en ont été conservées. Ces traces, que l’on appelle documents, l’historien les observe directement, il est vrai ; mais, après cela, il n’a plus rien à observer ; il procède désormais par voie de raisonnement, pour essayer de conclure, aussi correctement que possible, des traces aux faits. Le document, c’est le point de départ ; le fait passé, c’est le point d’arrivée58. Entre ce point de départ et ce point d’arrivée, il faut traverser une série complexe de raisonnements, enchaînés les uns aux autres, où les chances d’erreur sont innombrables ; la moindre erreur, qu’elle soit commise au début, au milieu ou à la fin du travail, peut vicier toutes les conclusions. La « méthode historique », ou indirecte, est par là visiblement inférieure à la méthode d’observation directe ; mais les historiens n’ont pas le choix : elle est la seule pour atteindre les faits passés, et l’on verra plus loin59 comment elle peut, malgré ces conditions défectueuses, conduire à une connaissance scientifique.

L’analyse détaillée des raisonnements qui mènent de la constatation matérielle des documents à la connaissance des faits est une des parties principales de la Méthodologie historique. C’est le domaine de la Critique. Les sept chapitres qui suivent y sont consacrés. — Essayons d’en esquisser d’abord, très sommairement, les lignes générales et les grandes divisions.

I. On peut distinguer deux espèces de documents. Parfois le fait passé a laissé une trace matérielle (un monument, un objet fabriqué). Parfois, et le plus souvent, la trace du fait est d’ordre psychologique : c’est une description ou une relation écrites. — Le premier cas est beaucoup plus simple que le second. Il existe, en effet, un rapport fixe entre certaines empreintes matérielles et leurs causes, et ce rapport, déterminé par des lois physiques, est bien connu60. — La trace psychologique, au contraire, est purement symbolique : elle n’est pas le fait lui-même ; elle n’est pas même l’empreinte immédiate du fait sur l’esprit du témoin ; elle est seulement un signe conventionnel de l’impression produite par le fait sur l’esprit du témoin. Les documents écrits n’ont donc pas de valeur par eux-mêmes, comme les documents matériels ; ils n’en ont que comme signes d’opérations psychologiques, compliquées et difficiles à débrouiller. L’immense majorité des documents qui fournissent à l’historien le point de départ de ses raisonnements ne sont, en somme, que des traces d’opérations psychologiques.

Cela posé, pour conclure d’un document écrit au fait qui en a été la cause lointaine, c’est-à-dire pour savoir la relation qui relie ce document à ce fait, il faut reconstituer toute la série des causes intermédiaires qui ont produit le document. Il faut se représenter toute la chaîne des actes effectués par l’auteur du document à partir du fait observé par lui jusqu’au manuscrit (ou à l’imprimé) que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Cette chaîne, on la reprend en sens inverse, en commençant par l’inspection du manuscrit (ou de l’imprimé) pour aboutir au fait ancien. Tels sont le but et la marche de l’analyse critique61.

D’abord, on observe le document. Est-il tel qu’il était lorsqu’il a été produit ? N’a-t-il pas été détérioré depuis ? On recherche comment il a été fabriqué afin de le restituer au besoin dans sa teneur originelle et d’en déterminer la provenance. Ce premier groupe de recherches préalables, qui porte sur l’écriture, la langue, les formes, les sources, etc., constitue le domaine particulier de la CRITIQUE EXTERNE ou critique d’érudition. — Ensuite intervient la CRITIQUE INTERNE : elle travaille, au moyen de raisonnements par analogie dont les majeures sont empruntées à la psychologie générale, à se représenter les états psychologiques que l’auteur du document a traversés. Sachant ce que l’auteur du document a dit, on se demande : 1° qu’est-ce qu’il a voulu dire ; 2° s’il a cru ce qu’il a dit ; 3° s’il a été fondé à croire ce qu’il a cru. A ce dernier terme le document se trouve ramené à un point où il ressemble à l’une des opérations scientifiques par lesquelles se constitue toute science objective : il devient une observation ; il ne reste plus qu’à le traiter suivant la méthode des sciences objectives. Tout document a une valeur exactement dans la mesure où, après en avoir étudié la genèse, on l’a réduit à une observation bien faite.

II. Deux conclusions se dégagent de ce qui précède : complexité extrême, nécessité absolue de la Critique historique.

Comparé aux autres savants, l’historien se trouve dans une situation très fâcheuse. Non seulement il ne lui est jamais donné, comme au chimiste, d’observer directement des faits ; mais il est très rare que les documents dont il est obligé de se servir représentent des observations précises. Il ne dispose pas de ces procès-verbaux d’observations scientifiquement établis qui, dans les sciences constituées, peuvent remplacer et remplacent les observations directes. Il est dans la condition d’un chimiste qui connaîtrait une série d’expériences seulement par les rapports de son garçon de laboratoire. L’historien est obligé de tirer parti de rapports très grossiers, dont aucun savant ne se contenterait62.

D’autant plus nécessaires sont les précautions à prendre pour utiliser ces documents, qui sont les seuls matériaux de la science historique : il importe évidemment d’éliminer ceux qui n’ont aucune valeur et de distinguer dans les autres ce qui s’y trouve de correctement observé.

D’autant plus nécessaires sont, en même temps, les avertissements à ce sujet que la pente naturelle de l’esprit humain est de ne prendre aucune précaution, et de procéder, en ces matières où la plus exacte précision serait indispensable, confusément. — Tout le monde, il est vrai, admet, en principe, l’utilité de la Critique ; mais c’est un de ces postulats non contestés qui passent difficilement dans la pratique. Des siècles se sont écoulés, en des âges de civilisation brillante, avant que les premières lueurs de Critique se soient manifestées parmi les peuples les plus intelligents de la terre. Ni les Orientaux ni le moyen âge n’en ont eu l’idée nette63. Jusqu’à nos jours, des hommes éclairés ont, en se servant des documents pour écrire l’histoire, négligé des précautions élémentaires et admis inconsciemment des principes faux. Encore aujourd’hui la plupart des jeunes gens, abandonnés à eux-mêmes, suivraient ces vieux errements. C’est que la Critique est contraire à l’allure normale de l’intelligence. La tendance spontanée de l’homme est d’ajouter foi aux affirmations et de les reproduire, sans même les distinguer nettement de ses propres observations. Dans la vie de tous les jours, n’acceptons-nous pas indifféremment, sans vérification d’aucune sorte, des on-dit, des renseignements anonymes et sans garantie, toutes sortes de « documents » de médiocre ou de mauvais aloi ? Il faut une raison spéciale pour prendre la peine d’examiner la provenance et la valeur d’un document sur l’histoire d’hier ; autrement, s’il n’est pas invraisemblable jusqu’au scandale, et tant qu’il n’est pas contredit, nous l’absorbons, nous nous y tenons, nous le colportons, en l’embellissant au besoin. Tout homme sincère reconnaîtra qu’un violent effort est nécessaire pour secouer l’ignavia critica, cette forme si répandue de la lâcheté intellectuelle ; que cet effort doit être constamment répété, et qu’il s’accompagne souvent d’une véritable souffrance. L’instinct naturel d’un homme à l’eau est de faire tout ce qu’il faut pour se noyer ; apprendre à nager, c’est acquérir l’habitude de réprimer des mouvements spontanés et d’en exécuter d’autres. De même, l’habitude de la Critique n’est pas naturelle ; il faut qu’elle soit inculquée, et elle ne devient organique que par des exercices répétés.

Ainsi le travail historique est un travail critique par excellence ; lorsqu’on s’y livre sans s’être préalablement mis en défense contre l’instinct, on s’y noie. Pour être averti du danger, rien n’est plus efficace que de faire un examen de conscience, et d’analyser les raisons de l’ignavia qu’il s’agit de combattre jusqu’à ce qu’elle ait fait place à une attitude d’esprit critique64. Il est aussi très salutaire de s’être rendu compte des principes de la méthode historique et d’en avoir théoriquement décomposé, l’une après l’autre, comme nous allons le faire, les opérations successives. « L’histoire, de même que toute autre étude, comporte surtout des erreurs de fait qui proviennent d’un défaut d’attention ; mais elle est plus exposée qu’aucune autre à des fautes nées de la confusion d’esprit qui fait faire des analyses insuffisantes et construire des raisonnements faux… Les historiens avanceraient moins d’affirmations sans preuves s’il leur fallait analyser chacune de leurs affirmations ; ils admettraient moins de principes faux s’ils imposaient de formuler tous leurs principes ; ils feraient moins de mauvais raisonnements s’il leur fallait exprimer tous leurs raisonnements en forme65. »

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Section I : Critique externe (Critique d’érudition)

Chapitre II. Critique de restitution

Quelqu’un, de nos jours, écrit un livre : il envoie à l’imprimerie son manuscrit autographe ; de sa propre main il corrige les épreuves et signe le bon à tirer. Le livre imprimé de la sorte se présente, en tant que document, dans d’excellentes conditions matérielles. Quel que soit l’auteur, et quels qu’aient été ses sentiments ou ses intentions, on est certain, et c’est le seul point qui nous intéresse en ce moment, d’avoir entre les mains une reproduction à peu près exacte du texte qu’il a écrit. — Il faut dire « à peu près exacte », car si l’auteur a mal corrigé ses épreuves, ou si les typographes ont mal observé ses corrections, la reproduction du texte original est, même dans ce cas très favorable, imparfaite. Il n’est pas rare que les typographes vous fassent dire autre chose que ce que l’on a voulu dire et que l’on s’en aperçoive trop tard.

S’agit-il de reproduire un ouvrage dont l’auteur est mort, et dont il est impossible d’envoyer à l’imprimerie le manuscrit autographe ? Le cas s’est présenté pour les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, par exemple ; il se présente tous les jours pour ces correspondances intimes de personnages connus que l’on se hâte d’imprimer pour satisfaire la curiosité publique et dont les pièces originales sont si fragiles. Le texte en est d’abord copié ; il est ensuite typographiquement « composé » d’après la copie, ce qui équivaut à une seconde copie ; enfin cette seconde copie (en épreuves) est, ou doit être, collationnée par quelqu’un (à défaut de l’auteur disparu) avec la première copie, ou, mieux encore, avec les originaux. Les garanties d’exactitude sont moindres dans ce cas que dans le cas précédent ; car entre l’original et la reproduction définitive il y a un intermédiaire de plus (la copie manuscrite), et il peut arriver que l’original soit difficile à déchiffrer pour tout autre que l’auteur. Le texte des Mémoires et des Correspondances posthumes est souvent défiguré, en fait, dans des éditions qui paraissent, au premier abord, soignées, par des erreurs de transcription et de ponctuation66.

Maintenant, dans quel état les documents anciens ont-ils été conservés ? Presque toujours, les originaux sont perdus ; nous n’avons que des copies. Des copies faites directement d’après les originaux ? Non pas, mais des copies de copies. Les scribes qui les ont exécutées n’étaient pas tous, tant s’en faut, des hommes habiles et consciencieux ; ils transcrivaient souvent des textes qu’ils ne comprenaient point ou qu’ils comprenaient mal, et il n’a pas toujours été de mode, comme au temps de la Renaissance carolingienne, de collationner les manuscrits67. Si nos livres imprimés, après les révisions successives de l’auteur et du prote, sont des reproductions imparfaites, il faut s’attendre à ce que les documents anciens, copiés et recopiés pendant des siècles avec peu de soin, au risque d’altérations nouvelles à chaque transmission, nous soient parvenus sous une forme extrêmement incorrecte.

Dès lors, une précaution s’impose : avant de se servir d’un document, savoir si le texte de ce document est « bon », c’est-à-dire aussi conforme que possible au manuscrit autographe de l’auteur ; et lorsque le texte est mauvais », l’améliorer. Agir autrement est dangereux. En utilisant un mauvais texte, c’est-à-dire un texte corrompu par la tradition, on risque d’attribuer à l’auteur ce qui est du fait des copistes. Des théories ont été en effet bâties sur des passages viciés par des erreurs de transcription, qui sont tombées à plat, en bloc, lorsque le texte original de ces passages a été découvert ou restitué. Toutes les « coquilles » typographiques, toutes les fautes de copie ne sont pas indifférentes ou simplement ridicules : il en est d’insidieuses, propres à tromper les lecteurs68.

On croirait volontiers que les historiens estimés se sont toujours fait une règle de se procurer de « bons » textes, nettoyés et restaurés comme il faut, des documents qu’ils avaient à consulter. Ce serait une erreur. Les historiens se sont longtemps servis des textes qu’ils avaient à leur portée, sans en vérifier la pureté. Mais il y a plus : les érudits eux-mêmes dont le métier est de publier des documents n’ont pas trouvé du premier coup d’art de les restituer : naguère encore, les documents étaient couramment édités d’après les premières copies venues, bonnes ou mauvaises, combinées et corrigées au hasard. Les éditions de textes anciens sont aujourd’hui, pour la plupart, « critiques » ; mais il n’y a pas trente ans qu’ont été données les premières « éditions critiques » des grandes œuvres du moyen âge, et le texte critique de quelques œuvres de l’antiquité classique (de celle de Pausanias, par exemple) est encore à établir.

Tous les documents historiques n’ont pas été publiés jusqu’ici de manière à procurer aux historiens la sécurité dont ils ont besoin, et quelques historiens agissent encore comme s’ils ne se rendaient pas compte qu’un texte mal établi est, par cela même, sujet à caution. Mais un progrès considérable a été réalisé. La méthode convenable pour la purification et la restitution des textes a été dégagée des expériences accumulées par plusieurs générations d’érudits. Aucune partie de la méthode historique n’est aujourd’hui fondée plus solidement, ni plus généralement connue. Elle est exposée avec clarté dans plusieurs ouvrages de vulgarisation philologique.69 — Pour ce motif, nous nous contenterons d’en résumer ici les principes essentiels et d’en indiquer les résultats.

1. Soit un document inédit ou qui n’a pas encore été édité conformément aux règles de la critique. Comment procède-t-on pour en établir le meilleur texte possible ? — Trois cas sont à considérer. a. Le cas le plus simple est celui où l’on possède l’original, l’autographe même de l’auteur. Il n’y a qu’à en reproduire le texte avec une exactitude complète70. Théoriquement, rien de plus facile ; en pratique, cette opération élémentaire exige une attention soutenue, dont tout le monde n’est pas capable. Essayez, si vous en doutez. Les copistes qui ne se trompent jamais et qui n’ont jamais de distractions sont rares, même parmi les érudits. b. Deuxième cas. — L’original est perdu ; on n’en connaît qu’une copie. Il faut se tenir sur ses gardes, car il est probable, a priori, que cette copie contient des fautes.

Les textes dégénèrent suivant certaines lois. On s’est appliqué à distinguer et à classer les causes et les formes ordinaires des différences qui s’observent entre les originaux et les copies ; puis on a déduit, par analogie, des règles applicables à la restitution conjecturale des passages qui, dans une copie unique d’un original perdu, sont certainement (parce qu’ils sont inintelligibles) ou vraisemblablement corrompus.

Les altérations de l’original, dans une copie, les « variantes de tradition », comme on dit, sont imputables soit à la fraude, soit à l’erreur. Certains copistes ont fait sciemment des modifications ou pratiqué des suppressions71. Presque tous les copistes ont commis des erreurs, soit de jugement, soit accidentelles. Erreurs de jugement si, étant à demi instruits et à demi intelligents, ils ont cru devoir corriger des passages ou des mots de l’original qu’ils n’entendaient pas72. Erreurs accidentelles s’ils ont lu de travers en copiant, ou mal entendu en écrivant sous la dictée, ou fait involontairement des lapsus calami.

Les modifications qui proviennent de fraudes et d’erreurs de jugement sont souvent très difficiles à rectifier, et même à voir. Certaines erreurs accidentelles (l’omission de plusieurs lignes, par exemple) sont irréparables dans le cas, qui nous occupe, d’une copie unique. Mais la plupart des erreurs accidentelles se laissent deviner, lorsqu’on en connaît les formes ordinaires : confusions de sens, de lettres et de mots, transpositions de mots, de syllabes et de lettres, dittographie (répétition inutile de lettres ou de syllabes), haplographie (syllabes ou mots qu’il aurait fallu redoubler et qui ne sont écrits qu’une fois), mots mal séparés, phrases mal ponctuées, etc. — Des erreurs de ces divers types ont été commises par les scribes de tous les temps et de tous les pays, quelle que fût l’écriture des originaux, en quelque langue qu’ils fussent rédigés. Mais certaines confusions de lettres sont fréquentes dans les copies exécutées d’après des originaux qui étaient en caractères onciaux, et d’autres dans les copies exécutées d’après des originaux en minuscule. Les confusions de sens et de mots s’expliquent par des analogies de vocabulaire et de prononciation qui différent, naturellement, suivant que l’original était en telle langue ou en telle autre, de telle date ou de telle autre. La théorie générale de la restitution conjecturale se réduit donc à ce qui précède, et il n’y a pas d’apprentissage général de cet art. On apprend à restituer, non pas n’importe quels textes, mais des textes grecs, des textes latins, des textes français, etc. ; car la restitution conjecturale d’un texte suppose, outre des notions générales sur le processus de la dégénérescence des textes, la connaissance approfondie :

1° d’une langue ; 2° d’une paléographie spéciale ; 3° des confusions (de lettres, de sens et de mots) dont les copistes de textes rédigés dans la même langue et écrits de la même manière avaient ou ont l’habitude. Pour l’apprentissage de l’émendation conjecturale des textes grecs et latins, des répertoires (alphabétiques et méthodiques) de « variantes de tradition », de confusions fréquentes, de corrections probables, ont été dressés73. Ils ne suppléent certes pas à des exercices pratiques, faits sous la direction des hommes du métier74, mais ils rendent de grands services aux hommes du métier eux-mêmes.

Il serait facile d’énumérer des exemples de restitutions heureuses. Les plus satisfaisantes sont celles qui ont un caractère d’évidence paléographique, comme la correction classique de Madvig au texte des Lettres de Sénèque (89,4). On lisait : « Philosophia unde dicta sit, apparet ; ipso enim nomine fatetur. Quidam et sapientiam ita quidam finierunt, ut dicerent divinorum et humanorum sapientiam… » ; ce qui n’a pas de sens. On supposait une lacune entre ita et quidam. Madvig s’est représenté le texte en capitales de l’archétype disparu, où, suivant l’usage antérieur au viiie  siècle, les mots n’étaient pas séparés (sciptio continua) et les phrases n’étaient pas ponctuées ; il s’est demandé si le copiste, qui eut d’abord sous les yeux l’archétype en capitales, n’avait pas coupé les mots au hasard, et il a lu sans difficulté : « … ipso enim domine fatetur quid amet. Sapientiam ita quidam finierunt…, etc. MM. Blass, Reinach, Lindsay, dans leurs opuscules signalés en note, mentionnent plusieurs tours de force du même genre, d’une parfaite élégance. Les hellénistes et les latinistes n’en ont plus, du reste, le monopole : on en citerait d’aussi « brillants » qui ont été exécutés par des orientalistes, par des romanistes et par des germanistes, depuis que les textes orientaux, romans et germaniques sont soumis à la critique verbale. Nous avons déjà dit que de « belles » corrections sont possibles même sur le texte de documents tout à fait modernes, typographiquement reproduits dans les meilleures conditions.

Personne peut-être n’a excellé, de nos jours, au même degré que Madvig, dans l’art de l’emendatio conjecturale. Madvig, cependant, n’avait pas une haute opinion des travaux de la philologie moderne. Il pensait que les humanistes du XVIe et du xviie  siècle étaient, à cet égard, mieux préparés que les érudits d’aujourd’hui. L’emendatio conjecturale des textes latins et grecs, en effet, est un sport où l’on réussit d’autant mieux que l’on a, avec un esprit plus ingénieux et plus d’imagination paléographique, un sens plus juste, plus prompt et plus délicat des finesses des langues classiques. Or les anciens érudits ont été assurément trop hardis, mais les langues classiques leur étaient plus intimement familières qu’aux érudits d’aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, de nombreux textes conservés, sous une forme corrompue, dans des copies uniques ont résisté, et résisteront toujours sans doute, à l’effort de la critique. Très souvent, la critique constate l’altération du texte, indique ce que le sens réclame, et, si elle est prudente, est obligée de s’en tenir là, les traces de la leçon primitive ayant été effacées par une multitude d’erreurs et de corrections successives dont il n’existe plus aucun moyen de débrouiller la filière. — Les érudits qui se livrent à l’exercice passionnant de la critique conjecturale sont exposés, dans leur ardeur, à suspecter des leçons correctes et à proposer, pour les passages désespérés, des hypothèses aventureuses. Ils ne l’ignorent pas. Ils se font, en conséquence, une loi de distinguer très clairement, dans leurs éditions, les leçons du manuscrit, ou des manuscrits, du texte restitué par eux. c. Troisième cas. — On connaît plusieurs copies, qui diffèrent, d’un document dont l’original est perdu. Ici les érudits modernes ont sur ceux d’autrefois un avantage marqué : outre qu’ils sont mieux informés, ils procèdent plus régulièrement à la comparaison des copies. — Le but, comme dans le cas précédent, est de reconstituer, autant que possible, l’archétype.

Les érudits d’autrefois, et, comme eux, de nos jours, les novices, ont eu et ont à lutter, en pareil cas, contre un premier mouvement, qui est détestable : se servir de n’importe quelle copie, de celle qui est sous la main. — Le second mouvement n’est guère meilleur : si les différentes copies ne sont pas de la même époque, se servir de la plus ancienne. L’antiquité relative des copies n’a théoriquement, et souvent en fait, aucune importance ; car un manuscrit du xvie  siècle, reproduction d’une bonne copie perdue du xie , a beaucoup plus de valeur qu’une copie fautive et remaniée du XIIe ou du xiiie  siècle. — Le troisième mouvement n’est pas encore le bon : compter les leçons attestées et décider à la majorité. Soient vingt exemplaires d’un texte : la leçon a est attestée dix-huit fois, la leçon b deux fois. Adopter pour ce motif la leçon a, c’est supposer gratuitement que tous les exemplaires ont la même autorité. Supposer cela, c’est commettre une faute de jugement ; car si dix-sept des dix-huit exemplaires qui donnent la leçon a ont été copiés sur le dix-huitième, la leçon a n’est en réalité attestée qu’une fois ; et la seule question est de savoir si elle est, intrinsèquement, moins bonne ou meilleure que la leçon b. Il a été reconnu que le seul parti rationnel est de déterminer d’abord les rapports des copies entre elles.

On part, à cet effet, d’un postulat incontestable, savoir toutes les copies qui contiennent, aux mêmes endroits, les mêmes fautes, ont été faites les unes sur les autres ou dérivent toutes d’une copie où ces fautes existaient. Il n’est pas croyable, en effet, que plusieurs copistes aient commis, en reproduisant chacun de son côté l’archétype exempt de fautes, exactement les mêmes erreurs : l’identité des erreurs atteste une communauté d’origine. — On éliminera sans scrupule tous les exemplaires dérivés d’une copie qui a été conservée : ils n’ont évidemment que la valeur de cette copie, leur source commune ; ils n’en diffèrent, s’ils en diffèrent, que par des fautes supplémentaires ; ce serait perdre son temps que d’en relever les variantes. — Cela fait, on n’est plus en présence que de copies indépendantes, prises directement sur l’archétype, ou de copies dérivées dont la source (une copie prise directement sur l’archétype) est perdue. — Pour classer les copies dérivées en familles dont chacune représente, avec plus ou moins de pureté, la même tradition, on recourt encore à la méthode de la comparaison des fautes. Elle permet ordinairement de dresser sans trop de peine un tableau généalogique complet (stemma codicum) des exemplaires conservés, qui met très clairement en relief leur importance relative. — Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les espèces difficiles où, par suite de la suppression d’un trop grand nombre d’intermédiaires, ou d’anciennes combinaisons arbitraires qui ont mélangé les textes de plusieurs traditions distinctes, l’opération devient extrêmement laborieuse, ou même impraticable. D’ailleurs, dans ces cas extrêmes, la méthode ne change point : la comparaison des passages correspondants est un instrument puissant, mais c’est le seul dont dispose ici la critique.

Quand l’arbre généalogique des exemplaires est dressé, on compare, pour restituer le texte de l’archétype, les traditions indépendantes. S’accordent-elles à donner un texte satisfaisant, pas de difficulté. Diffèrent-elles, on décide. S’accordent-elles par hasard à donner un texte défectueux, on recourt, comme si l’on n’avait qu’une copie, à l’emendatio conjecturale.

C’est une condition beaucoup plus favorable, en principe, d’avoir plusieurs copies indépendantes d’un original perdu que d’en avoir une seule, car la simple comparaison mécanique des leçons indépendantes suffit souvent à dissiper des obscurités que la lumière incertaine de la critique conjecturale n’aurait pu percer. Toutefois, l’abondance des exemplaires est un embarras plutôt qu’un secours lorsque l’on n’a pas pris soin de les classer ou lorsqu’on les a mal classés : rien n’est moins sûr que les reconstitutions de fantaisie, composites, fabriquées avec des copies dont les relations mutuelles et la relation avec l’archétype n’ont pas été préalablement fixées. D’autre part, l’application des méthodes rationnelles entraîne, en certains cas, une dépense formidable de temps et de travail : songez qu’il y a une telle œuvre dont on possède plusieurs centaines d’exemplaires non identiques ; que les variantes indépendantes de tel texte médiocrement étendu (comme les Évangiles) se comptent par milliers ; que des années de travail seraient nécessaires à un homme très diligent pour préparer une « édition critique » de tel roman du moyen âge. Est-il, du moins, certain que le texte de ce roman, après tant de collations, de comparaisons et de travail, serait sensiblement meilleur que si l’on n’avait eu pour le restituer que deux ou trois manuscrits ? Non. L’effort matériel qu’exigent certaines éditions critiques, par suite de l’extrême richesse apparente des matériaux à mettre en œuvre, n’est nullement proportionnel aux résultats positifs qui en sont la récompense.

Les « éditions critiques » faites à l’aide de plusieurs copies d’un original perdu doivent fournir au public les moyens de contrôler le stemma codicum que l’éditeur a dressé, et contenir, en note, la liste des variantes qui ont été rejetées. De la sorte, au pis aller, les gens compétents y trouvent, à défaut du meilleur texte, ce qu’il faut pour l’établir75.

II. Les résultats de la critique de restitution — critique de nettoyage et de raccommodage — sont entièrement négatifs. On arrive soit par voie de conjecture, soit par voie de comparaison et de conjecture, à obtenir non pas nécessairement un bon texte, mais le meilleur texte possible, de documents dont l’original est perdu. Le bénéfice le plus net est d’éliminer les leçons mauvaises, adventices, propres à causer des erreurs, et de signaler comme tels les passages suspects. Mais il va sans dire que la critique de restitution ne fournit aucune donnée nouvelle. Le texte d’un document qui a été restitué au prix de peines infinies ne vaut pas davantage que celui d’un document analogue dont l’original a été conservé ; au contraire, il vaut moins. Si le manuscrit autographe de l’Énéide n’avait pas été détruit, des siècles de collations et de conjectures auraient été épargnés, et le texte de l’Énéide serait meilleur qu’il ne l’est. Cela dit pour ceux qui excellent au jeu des « émendations »76, qui l’aiment par conséquent, et qui seraient, au fond, fâchés de n’avoir pas à le pratiquer.

III. Il y aura lieu, d’ailleurs, de pratiquer la critique de restitution jusqu’à ce que l’on possède le texte exact de tous les documents historiques. Dans l’état actuel de la science, peu de travaux sont plus utiles que ceux qui mettent au jour de nouveaux textes ou qui purifient des textes connus. Publier, conformément aux règles de la critique, des documents inédits, ou, jusqu’à présent, mal publiés, c’est rendre aux études historiques un service essentiel. Dans tous les pays, d’innombrables Sociétés savantes consacrent à cette œuvre capitale la plus grande partie de leurs ressources et de leur activité. Mais, à raison de l’immense quantité des textes à critiquer77 et des soins minutieux qu’exigent les opérations de la critique verbale78, le travail de publication et de restitution n’avance que lentement. Avant que tous les textes intéressants pour l’histoire du moyen âge et des temps modernes aient été édités ou réédités secundum artem, beaucoup de temps s’écoulera, même en supposant que le train, relativement rapide, dont on va depuis quelques années, soit encore accéléré79.

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Chapitre III . Critique de provenance

Il serait absurde de chercher des renseignements sur un fait dans les papiers de quelqu’un qui n’en a rien su, ni rien pu savoir. Il faut donc se demander tout d’abord, quand on est en présence d’un document : « D’où vient-il ? quel en est l’auteur ? quelle en est la date ? » — Un document dont l’auteur, la date, le lieu d’origine, la provenance, en un mot, sont totalement inconnaissables, n’est bon à rien.

Cette vérité, qui paraît élémentaire, n’a été pleinement reconnue que de nos jours. Telle est l’ακρισια naturelle des hommes que ceux qui, les premiers, ont pris l’habitude de s’informer de la provenance des documents avant de s’en servir, en ont conçu (et ont eu le droit d’en concevoir) de la fierté.

La plupart des documents modernes portent une indication précise de leur provenance : de nos jours, les livres, les articles de journal, les pièces officielles et même les écrits privés sont, en général, datés et signés. Beaucoup de documents anciens, sont, au contraire, mal localisés, anonymes et sans date.

La tendance spontanée de l’esprit humain est d’ajouter foi aux indications de provenance, lorsqu’il y en a. Sur la couverture et dans la préface des Châtiments, Victor Hugo s’en dit l’auteur : c’est donc que Victor Hugo est l’auteur des Châtiments. Voici, dans un musée, un tableau non signé, mais dont le cadre est orné, par les soins de l’administration, d’une planchette où se lit le nom de Léonard de Vinci : ce tableau est de Léonard de Vinci. On trouve sous le nom de saint Bonaventure, dans les Extraits des poètes chrétiens de M. Clément, dans la plupart des éditions des « Œuvres » de saint Bonaventure et dans un grand nombre de manuscrits du moyen âge, un poème intitulé Philomen a  : le poème intitulé Philomena est de saint Bonaventure, et « on y recueille de précieuses notes sur l’âme même » de ce saint homme80. Vrain-Lucas apportait à M. Chasles des autographes de Vercingétorix, de Cléopâtre et de sainte Marie-Madeleine, dûment signés et paraphés81 : voilà, pensait M. Chasles, des autographes de Vercingétorix, de Cléopâtre et de sainte Marie-Madeleine. — Nous sommes ici en présence d’une des formes les plus générales, et en même temps les plus tenaces, de la crédulité publique.

L’expérience et la réflexion ont montré la nécessité de réduire par la méthode ces mouvements instinctifs de confiance. Les autographes de Vercingétorix, de Cléopâtre et de Marie-Madeleine avaient été composés par Vrain-Lucas. Le Philomena, attribué par les scribes du moyen âge tantôt à saint Bonaventure, tantôt à Louis de Grenade, tantôt à John Hoveden, tantôt à John Peckham, n’est peut-être d’aucun de ces auteurs, et il n’est certainement pas du premier. D’insignes pauvretés ont été affublées, sans l’ombre d’une preuve, dans les plus célèbres musées d’Italie, du glorieux nom de Léonard. D’autre part, il est très vrai que Victor Hugo est l’auteur des Châtiments . —  Concluons que les indications les plus formelles de provenance ne sont jamais suffisantes par elles-mêmes. Ce ne sont que des présomptions, fortes ou faibles : très fortes, en général, quand il s’agit de documents modernes, souvent très faibles quand il s’agit de documents anciens. Il en est de postiches, collées sur des œuvres insignifiantes pour en rehausser la valeur, ou sur des œuvres considérables pour glorifier quelqu’un, ou bien avec l’intention de mystifier la postérité, ou pour cent autres motifs, qu’il est aisé d’imaginer et dont on a dressé la liste82 : la littérature « pseudépigraphe » de l’antiquité et du moyen âge est énorme. Il y a en outre des documents entièrement « faux » ; les faussaires qui les ont fabriqués les ont, naturellement, munis d’indications très précises de leur provenance supposée. — Donc il faut contrôler. — Mais comment ? — On contrôle la provenance apparente des documents, lorsqu’elle est suspecte, par la méthode même qui sert à déterminer, autant que possible, celle des documents dépourvus de toute indication d’origine. Les procédés sont les mêmes dans les deux cas, qu’il n’est pas nécessaire, par conséquent, de distinguer davantage.

I. Le principal instrument de la critique de provenance est l’analyse interne du document considéré, faite en vue d’y relever tous les indices propres à renseigner sur l’auteur, sur le temps et sur le pays où il a vécu.

On examine d’abord l’écriture du document : saint Bonaventure est né en 1221 ; si des poèmes attribués à saint Bonaventure se lisent dans des manuscrits exécutés au XIe  siècle, ce sera une excellente preuve que l’attribution n’est pas fondée : tout document dont il existe une copie en écriture du xie  siècle ne peut pas être postérieur au xie  siècle. — On examine la langue : certaines formes n’ont été employées qu’en certains lieux et à certaines dates. La plupart des faussaires sont trahis par leur ignorance à cet égard : des mots, des tournures modernes leur échappent ; on a pu établir que des inscriptions phéniciennes, trouvées dans l’Amérique du Sud, étaient antérieures à telle dissertation allemande sur un point de syntaxe phénicienne. — On examine les formules, s’il s’agit d’actes publics. Un document qui se présente comme un diplôme mérovingien et qui n’offre pas les formules ordinaires des diplômes mérovingiens authentiques est faux. — On note enfin toutes les données positives qui se trouvent dans le document : faits mentionnés, allusions à des faits. Lorsque ces faits sont connus d’ailleurs, par des sources qui n’ont pas pu être à la disposition d’un faussaire, la sincérité du document est établie, et la date en est approximativement fixée entre le fait le plus récent dont l’auteur a eu connaissance et le fait le plus voisin de celui-là qu’il aurait sans doute mentionné s’il l’avait connu. On argumente aussi de ce que certains faits sont signalés avec prédilection, et de ce que certaines opinions sont exprimées, pour reconstituer par conjecture la condition, le milieu et le caractère de l’auteur.

L’analyse interne d’un document, pourvu qu’elle soit faite avec soin, fournit en général des notions suffisantes sur sa provenance. La comparaison méthodique entre les divers éléments des documents analysés et les éléments correspondants des documents similaires dont la provenance est certaine a permis de démasquer un très grand nombre de faux83, et de préciser les circonstances où la plupart des documents sincères ont été produits.

On complète et on vérifie les résultats obtenus par l’analyse interne en recueillant tous les renseignements extérieurs, relatifs au document soumis à la critique, qui peuvent se trouver dispersés dans des documents de la même époque ou plus récents : citations, détails biographiques sur l’auteur, etc. Il est quelquefois significatif qu’il n’existe aucun renseignement de ce genre : le fait qu’un soi-disant diplôme mérovingien n’ai été cité par personne avant le xviie  siècle et n’ait jamais été vu que par un érudit du xviie  siècle, convaincu d’avoir commis des fraudes, donne à penser qu’il est moderne .

II. Nous avons envisagé jusqu’ici le cas le plus simple, où le document considéré est l’ouvrage d’un seul auteur. Mais de nombreux documents ont reçu, à différentes époques, des additions qu’il importe de distinguer du texte primitif, afin de ne pas attribuer à X, auteur du texte, ce qui est d’Y ou de Z, ses collaborateurs imprévus84. — Il y a deux sortes d’additions : l’interpolation et la continuation. — Interpoler, c’est insérer dans un texte des mots ou des phrases qui n’étaient pas dans le manuscrit de l’auteur85. Les interpolations sont d’ordinaire accidentelles, dues à la négligence des copistes et s’expliquent par l’introduction dans le texte de gloses interlinéaires ou d’annotations marginales ; mais, parfois, c’est volontairement que quelqu’un a ajouté (ou substitué) aux phrases de l’auteur des phrases de son cru, avec le dessein de compléter, d’embellir ou d’accentuer. Si nous avions le manuscrit où l’interpolation volontaire a été faite, les surcharges et les grattages la décèleraient tout de suite. Mais, presque toujours, le premier exemplaire interpolé est perdu ; et, dans les copies qui en dérivent, toute trace matérielle d’addition (ou de substitution) a disparu. — Il est inutile de définir les continuations. On sait que beaucoup de chroniques du moyen âge ont été « continuées » par diverses mains sans qu’aucun des continuateurs successifs ait pris soin de déclarer où commence, où finit son travail propre.

Les interpolations et les continuations se distinguent sans effort, au cours des opérations nécessaires pour restituer la teneur d’un document dont il existe plusieurs exemplaires, lorsque quelques-uns de ces exemplaires reproduisent le texte primitif, antérieur à toute addition. Mais si tous les exemplaires remontent à des copies déjà interpolées ou continuées, il faut recourir à l’analyse interne. Le style de toutes les parties du document est-il uniforme ? le même esprit y règne-t-il d’un bout à l’autre ? n’y a-t-il pas des contradictions, des hiatus dans la suite des idées ? — En pratique, lorsque les continuateurs et les interpolateurs ont eu une personnalité et des intentions tranchées, on réussit, au moyen de l’analyse, à isoler le document primitif comme avec des ciseaux. Mais, lorsque tout est flou, on n’aperçoit pas bien les points de suture ; en ce cas il est plus sage de l’avouer que de multiplier les hypothèses.

III. L’œuvre de la critique de provenance n’est pas achevée dès que le document est localisé, précisément ou approximativement, dans le temps et dans l’espace, et que l’on sait enfin sur l’auteur ou les auteurs tout ce que l’on peut savoir86. Voici un livre : suffit-il, pour connaître la « provenance » des renseignements qui s’y trouvent, c’est-à-dire pour être en mesure d’en apprécier la valeur, de savoir qu’il a été composé en 1890, à Paris, par un tel ? Supposons qu’un tel ait copié servilement (sans le citer) un ouvrage antérieur, écrit en 1850. Pour les parties empruntées, ce n’est pas un tel, c’est l’auteur de 1850 qui, seul, est responsable et garant. Or, de nos jours, le plagiat, prohibé par la loi et tenu pour déshonorant, est rare : autrefois, c’était une habitude, acceptée et impunie. Beaucoup de documents historiques, en apparence originaux, ne font que refléter (sans le dire) des documents plus anciens, et les historiens sont exposés, de ce chef, à des déconvenues singulières. Des passages d’Eginhard, chroniqueur du ixe  siècle, sont empruntés à Suétone : il n’y a rien à en faire pour l’histoire du ixe  siècle ; que serait-il arrivé, cependant, si l’on ne s’en était pas aperçu ? Un événement est attesté trois fois, par trois chroniqueurs ; mais ces trois attestations, dont on admire la concordance, n’en font qu’une, s’il est constaté que deux des trois chroniqueurs ont copié le troisième, ou que les récits parallèles des trois chroniques ont été puisés à la même source. Des lettres pontificales, des diplômes impériaux du moyen âge contiennent des tirades éloquentes que l’on ne doit pas prendre au sérieux : elles étaient, en effet, de style, et c’est dans des formulaires de chancellerie que les rédacteurs de ces lettres et de ces diplômes les ont textuellement copiées.

Il appartient à la critique de provenance de discerner, autant que possible, les sources dont se sont servis les auteurs de documents.

Le problème a résoudre ici n’est pas sans analogie avec celui de la restitution des textes, dont il a été parlé plus haut. Dans les deux cas, en effet, on procède en partant de ce principe que les leçons identiques ont une source commune : plusieurs scribes, transcrivant un texte, ne feront pas exactement les mêmes fautes aux mêmes endroits ; plusieurs écrivains, racontant les mêmes faits, ne se seront pas placés, pour les voir, aux mêmes points de vue, et ne diront pas exactement les mêmes choses dans les mêmes termes. A cause de l’extrême complexité des événements historiques, il est tout à fait invraisemblable que deux observateurs indépendants les aient rapportés de la même façon. On s’attache à former des familles de documents, de la même manière que l’on forme des familles de manuscrits. On aboutit pareillement à dresser des tableaux généalogiques.

Les examinateurs qui corrigent les compositions des candidats au baccalauréat ont quelquefois à s’apercevoir que les « copies » de deux candidats (placés l’un à côté de l’autre) ont un air de famille. S’il leur plaît de rechercher quelle est celle dont l’autre dérive, ils le reconnaissent aisément, en dépit des petits artifices (modifications légères, amplifications, résumés, additions, suppressions, transpositions) que le plagiaire a multipliés pour dépister les soupçons. Leurs erreurs communes suffisent à dénoncer les deux coupables ; des maladresses, et surtout les erreurs propres au plagiaire qui ont leur source dans une particularité de la copie du complaisant, révèlent le plus coupable. — De même, soient deux documents anciens : quand l’auteur de l’un à copié l’autre sans intermédiaire, il est en général très aisé d’établir la filiation ; que l’on abrège ou que l’on délaie, on se trahit presque toujours, en plagiant, par quelque endroit87.

Quand trois documents sont apparentés, leurs relations mutuelles sont déjà, en certains cas, plus difficiles à spécifier. Soient A, B et C. Supposons que A soit la source commune : il est possible que A ait été copié séparément par B et par C ; que C n’ait connu la source commune que par l’intermédiaire de B ; que B n’ait connu la source commune que par l’intermédiaire de C. Si B et C ont abrégé la source commune de deux manières différentes, ces copies partielles sont sûrement indépendantes. Lorsque B et C dépendent l’un de l’autre, on est ramené au cas le plus simple, celui du paragraphe précédent. Mais supposons que l’auteur de C ait combiné A et B ; que d’ailleurs A ait été déjà utilisé par B : les relations généalogiques s’entrecroisent et s’obscurcissent. — Bien autrement compliqués encore sont les cas où l’on est en présence de quatre, cinq documents apparentés, ou davantage ; car le nombre des combinaisons possibles augmente très rapidement. — Toutefois, pourvu qu’il n’y ait pas trop d’intermédiaires perdus, la critique réussit à débrouiller les rapports à force de rapprochements et d’ingénieuse patience, par le simple jeu de comparaisons indéfiniment répétées. Des érudits modernes (M. B. Krusch, par exemple, qui s’est occupé surtout des écrits hagiographiques de l’époque mérovingienne) ont récemment construit, de la sorte, des généalogies d’une précision et d’une solidité parfaites88.

Les résultats de la critique de provenance, en tant qu’elle s’applique à établir la filiation des documents, sont de deux sortes. — D’une part, elle reconstitue des documents perdus. Deux chroniqueurs, B et C, ont-ils utilisé, chacun de leur côté, une source commune, X, qui ne se retrouve pas ? Il sera possible de ce faire une idée de X en détachant et en recollant les extraits encastrés dans B et dans C, tout de même que l’on se fait une idée d’un manuscrit perdu en rapprochant les copies partielles qui en ont été conservées. — D’autre part, la critique de provenance ruine l’autorité d’une foule de documents « authentiques », c’est-à-dire non suspects de falsification, en prouvant qu’ils sont dérivés, qu’ils valent ce que valent leurs sources, et que, quand ils embellissent leurs sources par des détails de fantaisie ou des phrases de rhétorique, ils ne valent rien du tout. En Allemagne, et en Angleterre, les éditeurs de documents ont pris l’excellente habitude d’imprimer en petits caractères les passages empruntés, en caractères plus gros les passages originaux ou dont la source est inconnue. Grâce à cette pratique, on voit au premier coup d’œil que des chroniques renommées, souvent citées (bien à tort), sont des compilations, sans valeur par elles-mêmes : c’est ainsi que les Flores historiarum du soi-disant Mathieu de Westminster, la plus populaire peut-être des chroniques anglaises du moyen âge, sont presque entièrement tirés des ouvrages originaux de Wendover et de Mathieu de Paris89.

IV. La critique de provenance garantit les historiens d’erreurs énormes. Les résultats qu’elle obtient sont saisissants. Les services qu’elle a rendus en éliminant des documents faux, en dénonçant de fausses attributions, en déterminant les conditions où sont nés des documents que le temps avait défigurés et en les rapprochant de leurs sources90, — ces services sont si grands qu’elle est aujourd’hui considérée comme « la critique » par excellence. On dit couramment d’un historien qu’il « manque de critique » lorsqu’il ne sent point la nécessité de distinguer entre les documents, qu’il ne se méfie jamais des attributions traditionnelles, et qu’il accepte, comme s’il craignait d’en perdre un seul, tous les renseignements, anciens et modernes, bons et mauvais, d’où qu’ils viennent91.

On a raison : mais il ne faut pas se contenter de cette forme de la critique, et il ne faut pas en abuser. Il ne faut pas en abuser. — L’extrême méfiance, en ces matières, a des effets presque aussi fâcheux que l’extrême crédulité. Le P. Hardouin, qui attribuait à des moines du moyen âge les œuvres de Virgile et d’Horace, n’était pas moins ridicule que la victime de Vrain-Lucas. C’est abuser des procédés de la critique de provenance que de les appliquer, comme on l’a fait, pour le plaisir, à tort et à travers. Les maladroits qui s’en sont servis pour arguer de faux des documents excellents, comme les écrits de Hroswitha, le Ligurinus et la bulle Unam Sanctam92, ou pour établir, entre certaines « Annales », des filiations imaginaires, d’après des indices superficiels, les auraient discrédités, si c’était possible. — Et puis, il est louable de réagir contre ceux qui ne mettent jamais en question la provenance des documents ; mais c’est aller trop loin que de s’intéresser exclusivement, par réaction, aux périodes de l’histoire dont les documents sont de provenance incertaine. Les documents de l’histoire moderne et contemporaine ne sont pas moins dignes d’intérêt que ceux de l’antiquité ou du haut moyen âge, parce que leur provenance apparente, étant presque toujours la vraie, ne soulève point de ces délicats problèmes d’attribution où se déploie la virtuosité des critiques93.

Il ne faut pas s’en contenter. — La critique de provenance, comme celle de restitution, est préparatoire, et ses résultats sont négatifs. Elle aboutit en dernière analyse à éliminer des documents qui n’en sont pas et qui auraient fait illusion : voilà tout. « Elle apprend à ne pas employer de mauvais documents, elle n’apprend pas à tirer parti des bons94. » Ce n’est donc pas toute « la critique historique » ; c’en est seulement une assise95.

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Chapitre IV . Classement critique des sources

Grâce aux opérations précédentes, les documents, tous les documents d’un certain genre ou relatifs à un sujet donné ont été, nous le supposons, « trouvés » : on sait où ils sont ; le texte de chacun d’eux a été, s’il y avait lieu, restitué, et chacun d’eux a été soumis à la critique de provenance : on sait d’où il sort. Reste à réunir et à classer méthodiquement les matériaux ainsi vérifiés. Cette opération est la dernière de celles que l’on peut appeler préparatoires aux travaux de critique supérieure (interne) et de construction.

Quiconque étudie un point d’histoire est obligé de classer préalablement ses sources. Mettre en ordre, d’une manière rationnelle et commode à la fois, les matériaux vérifiés avant de s’en servir, est une partie en apparence très humble, en réalité très importante, de la profession d’historien. Ceux qui ont appris à le faire s’assurent par cela seul un avantage marqué : ils se donnent moins de mal et obtiennent des résultats meilleurs ; les autres gaspillent leur temps, leurs peines : il arrive qu’ils soient étouffés sous les notes, les extraits, les copies, les paperasses accumulés en désordre par eux-mêmes. Qui donc a parlé de ces gens affairés qui remuent, toute leur vie, des moellons, sans savoir où les poser, et qui soulèvent, ce faisant, des flots de poussière aveuglante ?

I. Ne nous dissimulons pas que, ici comme ailleurs, le premier mouvement, le mouvement naturel, n’est pas le bon. Le premier mouvement de la plupart des hommes, quand il s’agit de recueillir des textes, est de les noter à la suite les uns des autres, dans l’ordre où ils en ont connaissance. Beaucoup d’anciens érudits (dont nous avons les papiers), et presque tous les novices qui ne sont pas avertis, ont travaillé et travaillent de la sorte : ils avaient, ils ont des cahiers où ils notent bout à bout, au fur et à mesure, les textes qu’ils considèrent comme intéressants. — Ce procédé est détestable. Il faut toujours aboutir, en effet, à classer les textes recueillis ; si donc on veut isoler, plus tard, de l’ensemble, ceux qui ont trait à un détail, on ne peut pas se dispenser de relire tous ses cahiers, et l’on est forcé d’en recommencer le laborieux dépouillement chaque fois que l’on a besoin d’un détail nouveau. Si ce procédé séduit au premier abord, c’est parce qu’il a l’air d’économiser des écritures ; mais l’économie est mal entendue, puisqu’elle a pour conséquence de multiplier infiniment les recherches ultérieures et de gêner les combinaisons.

D’autres personnes comprennent très bien les avantages d’un classement systématique ; elles se proposent en conséquence de recueillir les textes qui les intéressent dans des cadres tracés d’avance. A cet effet, elles prennent des notes dans des cahiers, dont chaque page a été munie, à l’avance, d’une rubrique. Ainsi se trouvent rapprochés tous les textes de même espèce. — Ce système laisse à désirer, car les intercalations sont incommodes, et le cadre de classement, une fois adopté, est rigide : il est difficile de l’amender. Beaucoup de bibliothécaires rédigeaient jadis leurs catalogues de cette manière, qui est aujourd’hui condamnée.

Un procédé plus barbare encore ne sera mentionné que par prétérition. Il consiste à enregistrer simplement les documents dans sa mémoire, sans en prendre note par écrit. On l’a employé. Des historiens, doués d’une mémoire excellente et, d’ailleurs, paresseux, se sont passé cette fantaisie : le résultat a été que la plupart de leurs citations et de leurs références sont inexactes. La mémoire est un appareil d’enregistrement très délicat, mais si peu précis, qu’une pareille audace est sans excuse. Tout le monde admet aujourd’hui qu’il convient de recueillir les documents sur des fiches. Chaque texte est noté sur une feuille détachée, mobile, munie d’indications de provenance aussi précises que possible. Les avantages de cet artifice sont évidents : la mobilité des fiches permet de les classer à volonté, en une foule de combinaisons diverses, au besoin de les changer de place : il est facile de grouper ensemble tous les textes de même espèce, et de faire, à l’intérieur de chaque groupe des intercalations, au fur et à mesure des trouvailles. Pour les documents qui sont intéressants à plusieurs points de vues et qui auraient droit à figurer dans plusieurs groupes, il suffit de rédiger à plusieurs exemplaires les fiches qui les portent, ou de représenter celles-ci, autant de fois qu’il est utile, par des fiches de renvoi. Du reste, il est matériellement impossible de constituer, de classer et d’utiliser des documents autrement que sur fiches, dès qu’il s’agit de recueils un peu vastes. Les statisticiens, les financiers, et, dit-on, les littérateurs qui observent, l’ont constaté de nos jours, aussi bien que les érudits.

Le système des fiches n’est pas sans quelques inconvénients. Chaque fiche doit être munie de références précises à la source où le contenu en a été puisé ; par conséquent, si l’on analyse un document en cinquante fiches distinctes, il faudra répéter cinquante fois les mêmes références. D’où une légère augmentation d’écritures : c’est certainement à cause de cette complication infime que quelques personnes s’obstinent à préférer la méthode si défectueuse des cahiers. — De plus, à cause de leur mobilité même, les fiches, feuilles volantes, sont exposées à s’égarer et lorsqu’une fiche est perdue, comment la remplacer ? on ne s’aperçoit même pas qu’elle a disparu ; s’en apercevrait-on par hasard que le seul remède serait de recommencer, de fond en comble, toutes les opérations déjà faites. — A la vérité, des précautions très simples, que l’expérience a suggérées, mais que ce n’est pas ici le lieu d’exposer en détail, permettent de réduire au minimum les inconvénients du système. On recommande d’employer des fiches de dimension uniforme, résistantes ; de les classer au plus tôt, dans des « chemises » ou dans des tiroirs, etc. — Que chacun, du reste, en ces matières, soit libre de se créer des habitudes personnelles. Mais il faut bien se rendre compte d’avance que ces habitudes, suivant qu’elles sont plus ou moins pratiques et heureuses, ont une influence directe sur les résultats de l’activité scientifique. « Ces arrangements personnels de bibliothèque, dit E. Renan, qui sont la moitié du travail scientifique…96 » Ce n’est pas trop dire. Tel érudit doit une bonne part de sa légitime réputation à l’art qu’il a de colliger ; tel autre est, pour ainsi dire, paralysé par sa maladresse à cet égard97.

Après avoir recueilli les documents, soit in extenso, soit en abrégé, sur des fiches ou sur des feuillets mobiles, on les classe. Dans quels cadres ? suivant quel ordre ? Il est clair que c’est une question d’espèces et que la prétention de formuler des règles pour tous les cas ne serait pas raisonnable. Mais voici quelques observations générales.

II. Distinguons le cas de l’historien qui classe des documents vérifiés en vue d’une œuvre historique, et celui de l’érudit qui compose un « regeste ». Regestes (de regerere, consigner par écrit) et Corpus sont des collections, méthodiquement classées, de documents historiques. Les documents sont reproduits in extenso dans un corpus, analysés et décrits dans un « regeste ».

Corpus et regestes sont destinés à aider les travailleurs dans la collection des documents. Des érudits se dévouent à effectuer, une fois pour toutes, des besognes de recherche et de classement dont le public, grâce à eux, sera, par la suite, dispensé.

Les documents peuvent être groupés d’après leur date, d’après leur lieu d’origine, d’après leur contenu, d’après leur forme98. Ce sont les quatre catégories du temps, du lieu, de l’espèce et de la forme ; en les superposant, on obtient à volonté des compartiments réduits. On se proposera, par exemple, de grouper tous les documents de telle forme, de tel pays, de telle date à telle date des chartes royales, en France, sous le règne de Philippe-Auguste) ; tous les documents de telle forme (inscriptions latines) ou de telle espèce (hymnes latines) à telle époque (dans l’antiquité, au moyen âge). — Nous rappelons, pour préciser, l’existence d’un Corpus inscriptionum græcarum, d’un Corpus inscriptionum latinarum, d’un Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum, des Regesta imperii de J. F. Böhmer et de ses continuateurs, des Regesta pontificum romanorum de Ph. Jaffé et A. Potthast.

Quel que soit le compartiment choisi, de deux choses l’une : ou bien les documents que l’on a l’intention de classer à l’intérieur de ce compartiment sont datés, ou ils ne le sont pas.

S’ils sont datés, comme le sont, par exemple, les chartes émanées de la chancellerie d’un prince, on aura pris soin de placer en tête de chaque fiche la date (ramenée au comput moderne) du document qui s’y trouve inscrit. Rien ne sera donc plus facile que de classer, par ordre chronologique, toutes les fiches, c’est-à-dire tous les documents, qui auront été réunis. Le classement chronologique s’impose, en principe, dès qu’il est possible. — Il n’y a qu’une difficulté, toute pratique. Même dans les cas les plus favorables, quelques documents ont perdu accidentellement leurs dates ; ces dates, l’auteur du regeste est tenu de les restituer, ou d’essayer de le faire ; de longues et patientes recherches sont nécessaires à cet effet.

Si les documents ne sont pas datés, il faut opter entre l’ordre alphabétique, l’ordre géographique et l’ordre systématique. — L’histoire du Corpus des inscriptions latines est là pour montrer que ce n’est pas toujours facile. « L’ordre des dates était impossible, attendu que la plupart des inscriptions ne sont pas datées. Depuis Smetius, on divisait en classes, c’est-à-dire qu’on distinguait selon leur contenu, et sans égard à leur provenance, les inscriptions religieuses, sépulcrales, militaires, poétiques, celles qui ont un caractère public et d’autres qui ne concernent que des particuliers, etc. Boeckh, bien qu’il eût préféré, pour son Corpus inscriptionum græcarum, l’ordre géographique, était d’avis que l’ordre des matières, adopté jusque-là, était le seul possible dans un Corpus latin… » [Ceux-là même qui proposaient, en France, l’ordre géographique] « voulaient faire une exception pour les textes relatifs à l’histoire générale d’un pays, et sans doute de l’Empire ; en 1845, Zumpt défendit un système éclectique de ce genre, très compliqué. En 1847, Th. Mommsen n’admettait encore l’ordre géographique que pour les inscriptions des municipes, et, en 1852, quand il publia les Inscriptions du royaume de Naples, il n’avait pas entièrement changé d’avis. C’est seulement quand il fut chargé de la publication du C.I.L. par l’Académie de Berlin que, instruit par l’expérience, il rejeta même les exceptions proposées par Egger pour l’histoire générale d’une province, et crut devoir s’en tenir à l’ordre géographique pur99. » Cependant, vu le caractère des documents épigraphiques, l’ordre des lieux était évidemment le seul rationnel. On l’a amplement démontré depuis cinquante ans ; mais les collectionneurs d’inscriptions n’en sont tombés d’accord qu’après deux siècles de tentatives en sens contraire. Pendant deux siècles, on a fait des recueils d’inscriptions latines sans voir que « Classer les inscriptions d’après les matières dont elles traitent, c’est éditer Cicéron en découpant ses discours, ses traités et ses lettres afin de ranger les tronçons d’après les sujets traités » ; que « les monuments épigraphiques appartenant au même territoire, placés les uns à côté des autres, s’expliquent mutuellement » ; et enfin que « s’il est à peu près impraticable de ranger par ordre de matières cent mille inscriptions qui presque toutes se rattachent à plusieurs catégories, au contraire chaque monument n’a qu’une place, et une place bien déterminée, dans l’ordre géographique100 ».

L’ordre alphabétique est très commode lorsque l’ordre chronologique et l’ordre géographique ne conviennent pas. Il y a des documents, comme les sermons, les hymnes et les chansons profanes du moyen âge, qui ne sont datés avec précision ni du temps, ni du lieu. On les classe par ordre alphabétique d’incipit, c’est-à-dire suivant l’ordre alphabétique des premiers mots de chacun d’eux101.

L’ordre systématique, ou didactique, n’est pas à recommander pour la composition des corpus ou des regestes. Il est toujours arbitraire, entraîne des répétitions et des confusions inévitables. D’ailleurs, il suffit de joindre aux collections disposées suivant l’ordre chronologique, géographique ou alphabétique, de bonnes « tables des matières » pour les mettre en état de rendre tous les services que rendraient des recueils systématiques. — Une des principales règles de l’art de fabriquer les corpus et les regestes (« le grand art des Corpus  », parvenu dans la seconde moitié du xixe  siècle à un si haut degré de perfection102) est de munir ces collections, quel qu’en soit le classement, de tables et d’index variés, propres à en faciliter l’usage : tables d’incipit dans les regestes chronologiques qui s’y prêtent, index des noms propres et des dates dans les regestes par incipit, etc., etc.

Les faiseurs de corpus et de regestes recueillent et classent pour autrui des documents qui ne les intéressent pas directement, ou, du moins, qui, tous, ne les intéressent pas, et s’absorbent dans ce labeur. Les travailleurs ordinaires, eux, ne recueillent et ne classent que les matériaux utiles pour leurs études particulières. De là, des différences. Par exemple, l’ordre systématique, arrêté d’avance, qui est si peu recommandable pour les grandes collections, fournit souvent à ceux qui travaillent pour leur propre compte, en vue de composer des monographies, un cadre de classement préférable à tout autre. Mais on se trouvera toujours bien d’observer les habitudes matérielles dont l’expérience a enseigné la valeur aux compilateurs de profession : en tête de chaque fiche, inscrire, s’il y a lieu, la date, et, en tout cas, une rubrique103 ; multiplier les cross-references et les index ; tenir état (sur des fiches rangées à part) de toutes les sources utilisées, afin de ne pas être exposé à recommencer, par inadvertance, des dépouillements déjà faits ; etc. — L’observation régulière de ces pratiques contribue beaucoup à rendre plus aisés et plus solides les travaux d’histoire qui ont un caractère scientifique. La possession d’un jeu de fiches judicieusement dressé (quoique imparfait) a valu à M. B. Hauréau d’exercer jusqu’à la fin de sa vie, dans le genre très spécial d’études historiques qu’il cultivait, une maîtrise incontestable104.

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Chapitre V. La critique d’érudition et les érudits

L’ensemble des opérations décrites dans les chapitres précédents (restitution des textes, critique de provenance, collection et classement des documents vérifiés) constitue le vaste domaine de la critique externe ou critique d’érudition105.

La critique d’érudition tout entière n’inspire que du dédain au gros public, vulgaire et superficiel. Quelques-uns de ceux qui s’y livrent sont disposés, au contraire, à la glorifier. Mais il y a un juste milieu entre cet excès d’honneur et cette indignité.

L’opinion brutale des gens qui prennent en pitié et qui raillent les analyses minutieuses de la critique externe ne mérite guère, en vérité, d’être réfutée. Il n’y a qu’un argument pour établir la légitimité et pour inspirer le respect des labeurs obscurs de l’érudition, mais il est décisif : c’est qu’ils sont indispensables. Sans érudition, pas d’histoire. Non sunt contemnenda quasi parva, dit saint Jérôme, sine quibus magna constare non possunt 106. D’un autre côté les professionnels, en cherchant à se donner des raisons d’être fiers des travaux qu’ils exécutent, ne se sont pas contentés de les représenter comme nécessaires ; il se sont laissé entraîner à en exagérer les vertus et la portée. On a dit que les procédés si sûrs de la critique d’érudition avaient élevé l’histoire à la dignité d’une science, « d’une science exacte » ; que la critique de provenance « fait pénétrer plus profondément qu’aucune autre étude dans la connaissance des temps passés » ; que l’habitude de la critique des textes affine ou même confère « l’intelligence historique ». Tacitement, on s’est persuadé que la critique d’érudition est toute la critique historique, et qu’il n’y a rien au-delà du nettoyage, du raccommodage et du classement des documents. — Cette illusion, assez répandue parmi les spécialistes, est trop grossière pour qu’il soit utile de la combattre expressément : c’est, en effet, la critique psychologique d’interprétation, de sincérité et d’exactitude qui « fait pénétrer plus profondément qu’aucune autre étude dans la connaissance des temps passés », ce n’est pas la critique externe107. Un historien qui aurait cette bonne fortune que tous les documents utiles pour ses études eussent été déjà correctement édités, critiqués au point de vue de la provenance, et classés, ne serait pas moins en état de s’en servir pour écrire l’histoire que s’il avait été obligé de leur faire subir, de ses propres mains, les opérations préalables. Il est possible, quoi qu’on en ait dit, d’avoir la plénitude de l’intelligence historique sans avoir jamais essuyé soi-même, au propre et au figuré, la poussière des documents originaux, c’est-à-dire sans les avoir découverts et purifiés soi-même. Il ne faut pas interpréter judaïquement, au sens étymologique, ce mot de M. Renan : « Je ne crois pas que l’on puisse acquérir une claire notion de l’histoire, de ses limites et du degré de confiance qu’il faut avoir dans ses divers ordres d’investigation sans l’habitude de manier les documents originaux108 » ; cela doit s’entendre simplement de l’habitude de recourir aux sources directes et de traiter des questions précises109. Un jour viendra sans doute où, tous les documents relatifs à l’histoire de l’antiquité classique ayant été édités et critiqués, il n’y aura plus lieu de faire, dans le domaine de l’histoire de l’antiquité classique, ni critique des textes (restitution), ni critique des sources (provenance) ; les conditions n’en seront pas moins évidemment excellentes alors pour traiter des détails et de l’ensemble de l’histoire ancienne. Ne nous lassons pas de le répéter : la critique externe est toute préparatoire ; elle est un moyen, non un but ; l’idéal serait qu’elle eût été suffisamment pratiquée pour qu’il fût désormais possible de s’en dispenser ; ce n’est qu’une nécessité provisoire.

Non seulement il n’est pas, en théorie, obligatoire que les personnes dont c’est l’intention de faire des synthèses historiques aient elles-mêmes approprié les matériaux sur lesquels elles opèrent ; mais on est en droit de se demander, et on s’est souvent demandé, si cela est avantageux110. Ne serait-il pas préférable que les ouvriers de l’œuvre historique fussent spécialisés ? Aux uns — les érudits — seraient dévolues les besognes absorbantes de la critique externe ou critique d’érudition ; les autres, allégés du poids de ces besognes, auraient plus de liberté pour procéder aux travaux de critique supérieure, de combinaison et de construction. Tel était l’avis de Mark Pattison, qui a dit : History cannot be written from manuscripts, ce qui signifie : « Il est impossible d’écrire l’histoire d’après des documents que l’on est tenu de mettre soi-même en état d’être utilisés. »

Jadis les professions d’érudit » et d’historien » étaient, en effet, très nettement distinctes. Les « historiens » cultivaient le genre littéraire, pompeux et vide, que l’on appelait alors « l’histoire », sans se tenir au courant des travaux effectués par les érudits. Les érudits, de leur côté, posaient, par leurs recherches critiques, la condition de l’histoire, mais ils ne se souciaient pas de la faire : contents de colliger, de purifier et de classer des documents historiques, ils se désintéressaient de l’histoire et ils ne comprenaient pas mieux le passé que le commun des hommes de leur temps. Les érudits agissaient comme si l’érudition avait eu sa fin en elle-même, et les historiens comme s’ils avaient pu reconstituer les réalités disparues par la seule force de la réflexion et de l’art appliquée aux documents de mauvais aloi qui étaient dans le domaine commun. — Un divorce aussi complet entre l’érudition et l’histoire paraît aujourd’hui presque inexplicable, et, certes, il était très fâcheux. Les partisans actuels de la division du travail en histoire ne réclament, cela va de soi, rien de pareil. Il faut bien qu’un commerce intime soit établi entre le monde des historiens et celui des érudits, puisque les travaux de ceux-ci n’ont de raison d’être qu’en tant qu’ils sont utiles à ceux-là. On veut dire seulement que certaines opérations d’analyse et toutes les opérations de synthèse ne sont pas nécessairement mieux faites quand elles le sont par le même individu ; que, si les rôles d’érudit et d’historien peuvent être cumulés, il n’est pas illégitime de les séparer ; et que peut-être cette séparation est, en principe, désirable, comme elle est souvent, en pratique, imposée.

En pratique, voici comment les choses se passent. — Quelle que soit la partie de l’histoire que l’on se propose d’étudier, trois cas seulement peuvent se présenter. Ou bien les sources ont déjà été purifiées et classées ; ou bien l’élaboration préalable des sources, qui n’a jamais été faite ou qui ne l’a été qu’en partie, ne présente pas de grandes difficultés ; ou bien les sources à employer sont très troubles, et des travaux considérables d’appropriation sont indiqués. — Soit dit en passant, il n’y a, naturellement, aucune relation entre l’importance intrinsèque des sujets et la quantité d’opérations préalables qu’il faut exécuter avant de les traiter : des sujets du plus haut intérêt, par exemple l’histoire des origines et des premiers développements du christianisme, n’ont pu être abordés convenablement qu’après des enquêtes d’érudition qui ont occupé des générations d’érudits ; mais la critique matérielle des sources de l’histoire de la Révolution française, autre sujet de premier ordre, a exigé beaucoup moins d’efforts ; et des problèmes relativement insignifiants de l’histoire du moyen âge ne seront résolus que lorsque d’immenses travaux de critique externe auront été accomplis.

Dans les deux premiers cas, la question de l’opportunité d’une division du travail ne se pose pas. Mais considérons le troisième. Un bon esprit constate que les documents nécessaires pour traiter un point d’histoire sont en très mauvais état, dispersés, abîmés, peu sûrs. Dès lors, il doit choisir : ou bien il abandonne le sujet, n’ayant aucun goût pour des opérations matérielles qu’il sait nécessaires, mais dont il prévoit qu’elles absorberaient son activité tout entière ; ou bien il se décide à entamer les travaux critiques préparatoires, sans se dissimuler qu’il n’aura probablement pas le temps de mettre lui-même en œuvre les matériaux qu’il aura vérifiés, et qu’il va travailler par conséquent pour l’avenir, pour autrui. Notre homme, s’il prend ce dernier parti, devient, comme malgré lui, érudit de profession. — Rien n’empêche, il est vrai, a priori, que ceux qui font de vastes collections de textes et qui donnent des éditions critiques se servent de leurs propres regestes et de leurs propres éditions pour écrire l’histoire ; et nous voyons en effet que plusieurs hommes se sont partagés entre les besognes préparatoires de la critique externe et les travaux plus relevés de la construction historique : il suffit de nommer Waitz, Mommsen, Hauréau. Mais de telles combinaisons sont fort rares, pour plusieurs raisons. La première de ces raisons, c’est que la vie est courte : il y a tels catalogues, telles éditions, tels regestes de grande dimension dont la confection est matériellement si laborieuse qu’elle épuise toutes les forces du travailleurs le plus zélé. La seconde, c’est que les besognes d’érudition ne sont pas, pour beaucoup de gens, sans charme ; presque tout le monde y trouve, à la longue, une douceur singulière ; et plusieurs s’y sont confinés qui auraient pu, à la rigueur, faire autrement.

Est-il bon, en soi, que des travailleurs se confinent, volontairement ou non, dans les recherches d’érudition ? — Oui, sans doute. Dans les études historiques comme dans l’industrie, les effets de la division du travail sont les mêmes, et très favorables : production plus abondante, plus réussie, mieux réglée. Les critiques qui sont rompus par une longue habitude à la restitution des textes les restituent avec une dextérité, une sûreté incomparables ; ceux qui se livrent exclusivement à la critique de provenance ont des intuitions que d’autres, moins entraînés dans cette spécialité difficile, n’auraient pas ; ceux qui, toute leur vie, dressent des inventaires ou composent des regestes les dressent et les composent plus aisément, plus vite, et mieux, que les premiers venus. Ainsi, non seulement il n’y a aucun intérêt à ce que tout « historien » soit, en même temps, « érudit » pratiquant ; mais, parmi les « érudits » eux-mêmes, voués aux opérations de critique externe, des catégories se dessinent. De même, dans un chantier, il n’y a aucun intérêt à ce que l’architecte soit en même temps ouvrier, et tous les ouvriers n’ont pas les mêmes fonctions. Bien que la plupart des érudits ne se soient pas rigoureusement spécialisés jusqu’ici, et, pour varier leurs plaisirs, exécutent volontiers des ouvrages d’érudition de diverses sortes, il serait facile d’en nommer qui sont des ouvriers en catalogues descriptifs et en index (archivistes, bibliothécaires, etc.), d’autres qui sont plus spécialement surtout des « critiques » (nettoyeurs, restaurateurs et éditeurs de textes), d’autres qui sont surtout des fabricants de regestes. — « Du moment où il est bien convenu que l’érudition n’a de valeur qu’en vue de ses résultats, on ne peut pousser trop loin la division du travail scientifique111 », et l’avancement des sciences historiques est corrélatif à la spécialisation de plus en plus étroite des travailleurs. S’il était possible naguère que le même homme se livrât successivement à toutes les opérations historiques, c’est que le public compétent n’avait pas de grandes exigences : on réclame aujourd’hui de ceux qui font la critique des documents des soins minutieux, une perfection absolue, qui supposent une habileté vraiment professionnelle. Les sciences historiques en sontarrivées maintenant à ce point de leur évolution où, les grandes lignes étant tracées, les découvertes capitales ayant été faites, il ne reste plus qu’à préciser des détails ; on a le sentiment que la connaissance du passé ne peut plus progresser que grâce à des enquêtes extrêmement étendues et à des analyses extrêmement approfondies dont, seuls, des spécialistes sont capables.

Mais rien ne justifie mieux la répartition des travailleurs en « érudits » et en « historiens » (et celle des érudits entre les diverses spécialités de la critique d’érudition) que la circonstance suivante : certains individus ont une vocation naturelle pour certaines besognes spéciales. L’une des principales raisons d’être de l’enseignement supérieur des sciences historiques est justement, à notre avis, que la scolarité universitaire permet aux maîtres (supposés gens d’expérience) de distinguer chez les étudiants, ou bien les germes d’une vocation d’érudit, ou bien l’inaptitude foncière aux travaux d’érudition112. Criticus non fit, sed nascitur. A qui n’est pas né avec certaines dispositions naturelles, la carrière de l’érudition technique ne réserve que des dégoûts : le plus grand service que l’on puisse rendre aux jeunes gens qui hésitent à s’y engager est de les en avertir. — Les hommes qui se sont consacrés jusqu’ici aux besognes préparatoires les ont choisies entre toutes, parce qu’ils en avaient le goût, ou bien s’y sont résignés, les sachant nécessaires : ceux qui les ont choisies ont moins de mérite, au point de vue moral, que ceux qui s’y sont résignés, mais ils ont obtenu cependant, pour la plupart, des résultats meilleurs, parce qu’ils ont travaillé, non par devoir, mais avec joie et sans arrière-pensée. Il importe donc que chacun embrasse en connaissance de cause, dans son propre intérêt et dans l’intérêt général, la spécialité qui lui convient le mieux.

Examinons les dispositions naturelles qui habilitent, et les défauts vraiment rédhibitoires qui disqualifient, pour les travaux de critique externe. Nous dirons ensuite quelques mots des dispositions qu’engendre l’exercice machinal de la profession d’érudit.

I. La condition primordiale pour bien faire les travaux d’érudition, c’est de s’y plaire. — Or les hommes qui ont reçu des dons exceptionnels de poètes et de penseurs, en un mot de créateurs, s’accommodent assez mal des petites besognes techniques de la critique préparatoire : ils se gardent bien de les dédaigner, ils les honorent au contraire, s’ils sont clairvoyants, mais ils ne s’y livrent guère, crainte de couper, comme on dit, des cailloux avec un rasoir. « Je ne suis pas d’humeur, écrivait Leibniz à Basnage, qui l’avait exhorté à composer un immense Corpus des documents inédits et imprimés relatifs à l’histoire du droit des gens, je ne suis pas d’humeur à faire le transcripteur… Et ne pensez-vous pas que vous me donnez un conseil semblable à celui d’une personne qui voudrait marier son ami à une méchante femme ? Car c’est marier un homme que de l’engager dans un ouvrage qui l’occuperait toute sa vie113. » Et Renan, parlant de ces « immenses travaux » préalables « qui ont rendu possibles les recherches de la haute critique » et les essais de construction historique, dit : « Celui qui, avec des besoins intellectuels plus excités [que ceux des auteurs de ces travaux], ferait maintenant un tel acte d’abnégation, serait un héros114… ». Quoique Renan ait dirigé la publication du Corpus inscriptionum semiticarum, et quoi que Leibniz soit l’éditeur des Scriptores rerum Brunsvicensium, ni Leibniz, ni Renan, ni leurs pairs, n’ont eu, fort heureusement, l’héroïsme de sacrifier à l’érudition pure des facultés supérieures.

Hormis les hommes supérieurs (et ceux, infiniment plus nombreux, qui, à tort, se croient tels), presque tout le monde, nous l’avons dit, trouve à la longue de la douceur aux minuties de la critique préparatoire. C’est que l’exercice de cette critique flatte et développe des goûts très généralement répandus : le goût de la collection, le goût du rébus. Collectionner est un plaisir sensible, non seulement pour les enfants, mais pour les grandes personnes, quels que soient d’ailleurs les objets recueillis, variantes ou timbres-poste. Déchiffrer des rébus, résoudre de petits problèmes exactement circonscrits, est pour beaucoup de bons esprits une occupation attrayante. Toute trouvaille procure une jouissance ; or, dans le domaine de l’érudition il y a d’innombrables trouvailles à faire, soit à fleur de terre, soit à travers de quadruples obstacles, pour ceux qui aiment et pour ceux qui n’aiment pas à jouer la difficulté. Tous les érudits de marque ont eu, à un degré éminent, les instincts du collectionneur ou du déchiffreur de logogriphes et plusieurs s’en sont rendu compte : « Plus nous avons rencontré d’embarras dans la voie où nous étions engagé, dit M. Hauréau, plus l’entreprise nous a souri. Ce genre de labeur qu’on appelle la bibliographie [la critique de provenance, principalement au point de vue de la pseudépigraphie] ne saurait prétendre aux glorieux suffrages du public, … mais il a beaucoup d’attrait pour celui qui s’y consacre. Oui, sans doute, c’est une humble étude, mais combien d’autres compensent la peine qu’elles donnent en permettant de dire aussi souvent : J’ai trouvé115 ! » Julien Haver, « déjà connu des savants de l’Europe », se distrayait « à des amusettes en apparence frivoles, comme de deviner un mot carré ou de déchiffrer un cryptogramme116 ». Instincts profonds, et, malgré les perversions puériles ou ridicules qu’ils présentent chez quelques individus, hautement bienfaisants ! Après tout, ce sont des formes, les formes les plus rudimentaires, de l’esprit scientifique. Ceux qui en sont dépourvus n’ont rien à faire dans le monde des érudits. Mais les candidats aux recherches d’érudition seront toujours très nombreux ; car les travaux d’interprétation, de construction et d’exposition requièrent des dons plus rares : tous ceux qui, jetés par hasard dans les études historiques et désireux de s’y rendre utiles, manquent de tact psychologique et ont de la peine à rédiger, se laisseront toujours séduire par l’agrément simple et tranquille des besognes préparatoires.

Mais il ne suffit point de s’y plaire pour réussir dans les travaux d’érudition. Des qualités sont nécessaires, « auxquelles la volonté ne supplée pas ». Quelles qualités ? Ceux qui se sont posé cette question ont répondu vaguement : « Des qualités plutôt morales qu’intellectuelles, la patience, la probité de l’esprit… ». Ne serait-il pas possible de préciser davantage ?

Des jeunes gens qui n’éprouvent pour les travaux de critique externe aucune répugnance a priori, ou même qui seraient disposés à les préférer, en sont — c’est un fait d’expérience — totalement incapables. La chose n’aurait rien d’embarrassant s’ils étaient par ailleurs atteints de débilité intellectuelle, car leur incapacité à cet égard ne serait qu’une manifestation de leur imbécillité générale ; ou s’ils n’avaient jamais subi d’apprentissage technique. Mais il s’agit d’hommes instruits et intelligents, plus intelligents parfois que d’autres, qui sont indemnes de la tare en question. Ce sont eux dont on entend dire : « Il travaille mal, il a le génie de l’inexactitude. » Leurs catalogues, leurs éditions, leurs regestes, leurs monographies fourmillent d’imperfections et n’inspirent point de sécurité : quoi qu’ils fassent, ils n’arrivent jamais, je ne dis pas à une correction absolue, mais à un degré de correction honorable. Ils sont atteints de la « maladie de l’inexactitude », dont l’historien anglais Froude présente un cas très célèbre, vraiment typique. J. A. Froude était un écrivain très bien doué, mais sujet à ne rien affirmer qui ne fût entaché d’erreur ; on a dit de lui qu’il était consitutionnally inaccurate. Par exemple, il avait visité la ville d’Adélaïde, en Australie : « Je vis, dit-il, à nos pieds, dans la plaine, traversée par un fleuve, une ville de 150 000 habitants dont pas un n’a jamais connu et ne connaîtra jamais, la moindre inquiétude au sujet du retour régulier de ses trois repas par jour » ; or Adélaïde est bâtie sur une hauteur ; aucune rivière ne la traverse ; sa population ne dépassait pas 75 000 âmes et elle souffrait d’une famine à l’époque où M. Froude la visita. Ainsi de suite117. M. Froude reconnaissait parfaitement l’utilité de la critique, et il a même été un des premiers à fonder en Angleterre l’étude de l’histoire sur celle des documents originaux, tant inédits que publiés, mais la conformation de son esprit le rendait tout à fait impropre à la purification des textes : au contraire, il les abîmait, involontairement, en y touchant. Comme le daltonisme, cette affection des organes de la vision qui empêche de distinguer correctement les disques rouges des disques verts, est rédhibitoire pour les employés de chemin de fer, la maladie de l’inexactitude, ou maladie de Froude, qu’il n’est pas très difficile de diagnostiquer, doit être considérée comme incompatible avec l’exercice de la profession d’érudit.

La maladie de Froude ne paraît pas avoir été jamais étudiée par les psychologues ; et sans doute n’est-elle point, du reste, une entité nosologique spéciale. Tout le monde commet des erreurs (par « légèreté », « inadvertance », etc.). Ce qui est anormal, c’est d’en commettre beaucoup, constamment, malgré l’effort le plus persévérant pour être exact. Ce phénomène est lié probablement à un affaiblissement de l’attention et à une excessive activité de l’imagination involontaire (ou subconsciente) que la volonté du sujet, instable et peu vigoureuse, ne contrôle pas assez. L’imagination involontaire se mêle aux opérations intellectuelles pour les fausser : c’est elle qui comble, par des conjectures, les lacunes de la mémoire, grossit et atténue les faits réels, les confond avec ce qui est d’invention pure, etc. La plupart des enfants dénaturent tout de la sorte, par des à peu près ; ils ont de la peine à devenir exacts et scrupuleux, c’est-à-dire à maîtriser leur imagination. Beaucoup d’hommes ne cessent jamais, à cet égard, d’être enfants.

Quoi qu’il en soit des causes psychologiques de la maladie de Froude, l’homme le plus sain, le mieux équilibré, est exposé à gâcher les travaux d’érudition les plus simples, s’il n’y consacre pas le temps nécessaire. La précipitation est, en ces matières, une source d’erreurs sans nombre. On a donc raison de dire que la vertu cardinale de l’érudit, c’est la patience. Ne pas travailler trop vite, agir comme s’il avait toujours profit en la demeure, s’abstenir plutôt que de bâcler, ces préceptes sont faciles à énoncer, mais il faut, pour y conformer sa conduite, un tempérament rassis. Les gens nerveux, « agités », toujours pressés d’en finir et de varier leurs entreprises, désireux d’éblouir et de faire sensation, peuvent trouver à s’employer honorablement dans d’autres carrières ; dans celle de l’érudition, ils sont condamnés à entasser des œuvres provisoires, quelquefois plus nuisibles qu’utiles, et qui leur attireront, tôt ou tard, des ennuis. Le véritable érudit est de sang-froid, réservé, circonspect ; au milieu du torrent de la vie contemporaine qui s’écoule autour de lui, il ne se hâte jamais. A quoi bon se hâter ? L’important est que ce que l’on fait soit solide, définitif, incorruptible. Mieux vaut « limer pendant des semaines au petit chef-d’œuvre de vingt pages » pour convaincre deux ou trois savants en Europe de l’inauthenticité d’une charte, ou passer dix ans à établir le meilleur texte possible d’un document corrompu, que d’imprimer dans le même temps des volumes d’inedita médiocrement corrects, et que les érudits futurs auraient un jour à recommencer sur nouveaux frais.

Quelle que soit la spécialité qu’il choisit dans le domaine de l’érudition, l’érudit doit avoir de la prudence, une force singulière d’attention et de volonté ; de plus, une tournure d’esprit spéculative, un désintéressement complet et peu de goût pour l’action, car il doit avoir pris son parti de travailler en vue de résultats lointains et problématiques, et presque toujours pour autrui. — Pour la critique des textes et pour la critique des sources, l’instinct du déchiffreur de problèmes, c’est-à-dire un esprit agile, ingénieux, fécond en hypothèses, prompt à saisir et même à « deviner » des rapports, est, en outre, très utile. — Pour les besognes de description et de compilation (inventaires, catalogues, corpus, regestes), l’instinct du collectionneur, un appétit de travail exceptionnel, des qualités d’ordre, d’activité et de persévérance, sont absolument indispensables118. — Telles sont les dispositions requises. — Les exercices de critique externe sont si amers pour les sujets qui n’ont pas ces dispositons, et, dans ce cas, les résultats obtenus sont si peu en rapport avec le temps dépensé, que l’on ne saurait s’assurer avec trop de soin de ses aptitudes avant d’entrer en érudition ». Le sort de ceux qui, faute de conseils éclairés, donnés à temps, s’y sont fourvoyés et s’y épuisent en vain, est lamentable, surtout s’ils sont fondés à croire qu’ils auraient pu être utilisés plus avantageusement ailleurs119.

II. Comme les exercices d’érudition conviennent à merveille au tempérament d’un très grand nombre d’Allemands, l’œuvre de l’érudition allemande au xixe  siècle a été considérable, et c’est en Allemagne que l’on observe le mieux les déformations qu’entraîne à la longue, chez les spécialistes, la pratique habituelle des travaux de critique externe. Il ne se passe guère d’années sans que des protestations s’élèvent, dans les Universités allemandes ou autour d’elles, au sujet des inconvénients, pour les érudits, des besognes d’érudition. En 1890, M. Philippi, recteur de l’Université de Giessen, déplorait avec force l’abîme qui, disait-il, se creuse entre la critique préparatoire et la culture générale : la critique des textes se perd dans d’insignifiantes minuties ; on collationne pour le plaisir de collationner ; on restitue avec des précautions infinies des documents sans valeur ; on prouve ainsi « qu’on attache plus d’importance aux matériaux de l’étude qu’à ses résultats intellectuels ». Le recteur de Giessen voit dans le style diffus des érudits allemands et dans l’âpreté de leurs polémiques un « effet de l’excessive préoccupation des petites choses », qu’ils ont contractée120. La même année, la même note était donnée, à l’Université de Bâle, par M. J. v. Pflugk-Harttung. « Les parties les plus hautes de la science historique, dit cet auteur dans ses Geschichtsbetrachtungen121, sont dédaignées : on n’attache de prix qu’à des observations micrologiques, à la correction parfaite de détails sans importance. La critique des textes et des sources est devenue un sport : la moindre infraction aux règles du jeu est considérée comme impardonnable, alors qu’il suffit de s’y conformer pour être approuvé des connaisseurs, quelle que soit d’ailleurs la valeur intrinsèque des résultats acquis. Malveillance et grossièreté de la plupart des érudits entre eux ; vanité comique des érudits qui construisent des taupinières et les prennent pour des montagnes : ils sont comme le bourgeois de Francfort qui disait avec complaisance : « Alles, was du durch jenen Bogenpfeiler erkennst, alles ist Frankfurter Land122 ! »

Nous distinguons, quant à nous, trois risques professionnels auxquels les érudits sont exposés : le dilettantisme, l’hypercritique et l’impuissance.

L’impuissance. L’habitude de l’analyse critique a sur certaines intelligences une action dissolvante et paralysante. Des hommes, naturellement timorés, constatent que, quelque soin qu’ils apportent à la critique, à la publication et au classement des documents, ils laissent aisément échapper de menues erreurs ; et, de ces menues erreurs, leur éducation critique leur a inspiré l’horreur, la terreur. Constater des malpropretés de ce genre dans un travail signé d’eux, lorsqu’il est trop tard pour les effacer, leur cause une souffrance aiguë. Ils en viennent à un état maladif d’angoisse et de scrupule qui les empêche de faire quoi que ce soit, par crainte des imperfections probables. L’examen rigorosum qu’ils s’infligent continuellement à eux-mêmes les immobilise. Ils l’infligent aussi aux productions d’autrui, et ils arrivent à ne plus voir, dans les livres d’histoire, que les pièces justificatives et les notes — « l’appareil critique », — et, dans l’appareil critique, que les fautes, ce qu’il y faudrait corriger.

L’hypercritique. C’est l’excès de critique qui aboutit, aussi bien que l’ignorance la plus grossière, à des méprises. C’est l’application des procédés de la critique à des cas qui n’en sont pas justiciables. L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse. Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux, sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit singulier ! à force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner123. — Il est à remarquer que plus la critique des textes et des sources réalise de progrès positifs, plus le péril d’hypercritique augmente. En effet, lorsque la critique de toutes les sources historiques aura été correctement opérée (pour certaines périodes de l’histoire ancienne, c’est une éventualité prochaine), le bon sens commandera de s’arrêter. Mais on ne s’y résignera pas : on raffinera, comme on raffine déjà sur les textes les mieux établis, et ceux qui raffineront tomberont fatalement dans l’hypercritique. « Le propre des études historiques et de leurs auxiliaires, les sciences philologiques, dit E. Renan, est, aussitôt qu’elles ont atteint leur perfection relative, de commencer à se démolir124. » L’hypercritique en est la cause.

Le dilettantisme. Les érudits de vocation et de profession ont une tendance à considérer la critique externe des documents comme un jeu d’adresse, difficile, mais intéressant (tel, le jeu d’échecs) en raison même de la complication de ses règles. Il en est que le fond des choses, et, pour tout dire, l’histoire, laissent indifférents. Ils critiquent pour critiquer, et l’élégance de la méthode d’investigation importe bien davantage, à leurs yeux, que les résultats, quels qu’ils soient. Ces virtuoses ne s’attachent pas à relier leurs travaux à quelque idée générale, par exemple à critiquer systématiquement tous les documents relatifs à une question, pour s’en procurer l’intelligence ; ils critiquent indifféremment des textes relatifs à des questions très diverses, à la seule condition que ces textes soient gravement corrompus. Ils se transportent, munis de leur instrument, la critique, sur tous les terrains historiques où une énigme embarrassante sollicite leur ministère ; cette énigme résolue, ou, tout au moins, débattue, ils en cherchent d’autres, ailleurs. Ils laissent, non pas une œuvre cohérente, mais une collection disparate de travaux sur des problèmes de toute espèce qui ressemble, comme dit Carlyle, à une boutique d’antiquaire, à un archipel d’îlots.

Les dilettantes défendent le dilettantisme par des arguments assez plausibles. D’abord, disent-ils, tout est important ; en histoire, pas de document qui n’ait du prix : « Aucune œuvre scientifique n’est stérile, aucune vérité n’est inutile à la science… ; il n’y a pas, en histoire, de petit sujet » ; par conséquent, « ce n’est point la nature du sujet qui fait la valeur d’un travail, c’en est la méthode125 ». Ce qui importe, en histoire, ce ne sont pas « les notions que l’on entasse, c’est la gymnastique du cerveau, l’habitude intellectuelle, l’esprit scientifique en un mot ». A supposer même qu’il y ait, entre les données historiques, une hiérarchie d’importance, personne n’est en droit de déclarer a priori qu’un document est « inutile ». Quel est donc, en ces matières, le criterium de l’utilité ? Combien de textes ont été, pendant longtemps, dédaignés, qu’un changement de point de vue ou de nouvelles découvertes ont brusquement mis en relief : « Toute exclusion est téméraire : il n’y a pas de recherche que l’on puisse décréter par avance frappée de stérilité. Ce qui n’a pas de valeur en soi peut en avoir comme moyen nécessaire. » Un jour viendra peut-être où, la science étant constituée, des documents et des faits indifférents pourront être jetés par-dessus bord ; mais nous ne sommes pas aujourd’hui en état de distinguer le superflu du nécessaire, et la ligne de démarcation sera toujours, selon toute vraisemblance, difficile à tracer. — Cela justifie les travaux les plus spéciaux, et, en apparence, les plus vains. — Et qu’importe, au pis aller, s’il y a du travail gâché ? « C’est la loi de la science, comme de toutes les œuvres humaines », comme de toutes les œuvres de la nature, « de s’esquisser largement et avec un grand entourage de superflu ».

Nous n’entreprendrons pas de réfuter ces considérations, dans la mesure où elles peuvent l’être. Aussi bien M. Renan, qui a plaidé, sur ce point, le pour et le contre avec une égale vigueur, a clos définitivement le débat en ces termes : « On peut dire qu’il y a des recherches inutiles, en ce sens qu’elles absorbent un temps qui serait mieux employé à des sujets plus sérieux… Bien qu’il ne soit pas nécessaire que l’ouvrier ait la connaissance parfaite de l’œuvre qu’il exécute, il serait pourtant à souhaiter que ceux qui se livrent aux travaux spéciaux eussent l’idée de l’ensemble qui, seul, donne du prix à leurs recherches. Si tant de laborieux travailleurs auxquels la science moderne doit ses progrès eussent eu l’intelligence philosophique de ce qu’ils faisaient, que de moments précieux ménagés !… On regrette vivement cette immense déperdition de forces humaines, qui a lieu par l’absence de direction et faute d’une conscience claire du but à atteindre126. »

Le dilettantisme est incompatible avec une certaine élévation de pensée et avec un certain degré de « perfection morale », mais non pas avec le mérite technique. Quelques critiques, et des plus accomplis, sont de simples praticiens, et n’ont jamais réfléchi aux fins de l’art qu’ils exercent. — On aurait tort d’en conclure, cependant, que le dilettantisme n’est pas, pour la science elle-même, un danger. Les érudits dilettantes, qui travaillent au gré de leur fantaisie et de leur « curiosité », attirés plutôt par la difficulté des problèmes que par leur importance intrinsèque, ne fournissent pas aux historiens (c’est-à-dire aux travailleurs dont l’office est de combiner et de mettre en œuvre en vue des fins suprêmes de l’histoire) les matériaux dont ceux-ci ont le plus pressant besoin : ils leur en fournissent d’autres. Si l’activité des spécialistes de la critique externe s’appliquait exclusivement aux questions dont la solution importe, si elle était disciplinée et dirigée d’en haut, elle serait plus féconde.

L’idée de parer aux périls du dilettantisme par une « organisation » rationnelle « du travail » est déjà ancienne. On parlait déjà couramment, il y a cinquante ans, de « contrôle », de « concentration des forces » dispersées : on rêvait de « vastes ateliers » organisés sur le modèle de ceux de la grande industrie moderne, où les travaux préparatoires de l’érudition seraient exécutés en grand, au mieux des intérêts de la science. Dans presque tous les pays, en effet, les Gouvernements (par l’intermédiaire de Comités et de Commissions historiques), les Académies et les Sociétés savantes ont travaillé de nos jours, comme l’avaient fait, sous l’ancien régime, les congrégations monastiques, à grouper les érudits de profession pour de vastes entreprises collectives et à coordonner leurs efforts. Mais l’embrigadement des spécialistes de la critique externe au service et sous la surveillance des hommes compétents souffre de grandes difficultés matérielles. Le problème de l’organisation du travail scientifique » est encore à l’ordre du jour127.

III. Leur orgueil et leur excessive âpreté dans les jugements qu’ils portent sur les travaux de leurs confrères sont souvent reprochés aux érudits, nous l’avons vu, comme une marque de leur excessive « préoccupation des petites choses », en particulier par des personnes dont les essais ont été sévèrement jugés. A la vérité, il y a des érudits modestes et bienveillants : c’est une question de caractère ; la préoccupation » professionnelle « des petites choses » ne suffit pas à modifier, à cet égard, les dispositions naturelles. « Ce bon monsieur Du Cange », comme disaient les Bénédictins, était modeste jusqu’à l’excès

« Il ne faut, disait-il en parlant de ses travaux, que des yeux et des doigts pour en faire autant et plus » ; il ne blâmait jamais personne, par principe : « Si j’étudie, c’est pour le plaisir de l’étude, et non pour faire peine à autrui non plus qu’à moi-même128. » Il est certain, cependant, que la plupart des érudits se signalent en public leurs moindres lapsus sans ménagements, parfois d’un ton rogue et dur, et font preuve d’un zèle amer. Mais, amertume et dureté à part, ils n’ont pas tort d’agir ainsi. C’est parce qu’ils ont — comme les « savants » proprement dits, physiciens, chimistes, etc. — un vif sentiment de la vérité scientifique qu’ils ont l’habitude de dénoncer les atteintes à la méthode. Et ils parviennent de la sorte à défendre l’accès de leur profession aux incapables et aux faiseurs, qui naguère y foisonnaient.

Parmi les jeunes gens qui se destinent aux études historiques, quelques-uns, animés d’un esprit plus commercial que scientifique, grossièrement désireux de succès positifs, se disent in petto : « L’œuvre historique suppose, pour être faite conformément aux règles de la méthode, des précautions et des labeurs infinis. Mais est-ce que l’on ne voit pas paraître des œuvres historiques dont les auteurs ont péché plus ou moins gravement contre les règles ? Ces auteurs n’en sont-ils pas moins estimés ? Est-ce que ce sont toujours les plus consciencieux qui inspirent le plus de considération ? Le savoir-faire ne peut-il pas suppléer au savoir ? » Si le savoir-faire pouvait, en effet, suppléer au savoir, comme il est plus facile de travailler mal que de travailler bien, et l’important, à leurs yeux, étant de réussir, ils concluraient volontiers que peu importe de travailler mal, pourvu que l’on réussisse. — Pourquoi n’en serait-il pas, en effet, ici, comme dans la vie, où le succès ne va pas nécessairement aux meilleurs ? — Eh hien ! c’est grâce à l’impitoyable sévérité des érudits que de pareils raisonnements seraient, en même temps qu’une bassesse, un détestable calcul.

Vers la fin du Second Empire, en France, il n’y avait pas, en matière de travaux historiques, d’opinion publique éclairée. De mauvais livres d’érudition historique étaient publiés impunément et procuraient même parfois à ceux qui les avaient faits des honneurs illégitimes. C’est alors que les fondateurs de la Revue critique d’histoire et de littérature entreprirent de réagir contre cet état de choses ; qu’ils jugeaient, à bon droit, démoralisant. A cet effet, ils administrèrent aux érudits sans conscience ou sans méthode des corrections publiques, propres à les dégoûter pour toujours de l’érudition. Ils procédèrent à des exécutions mémorables, non pas pour le plaisir, mais avec le ferme propos de créer une censure, et, par conséquent, une justice, par la terreur, dans le domaine des études historiques. Les mauvais travailleurs furent, dès lors, pourchassés, et, sans doute, la Revue n’entama pas profondément les couches épaisses du grand public, mais elle exerça cependant sa police dans un rayon assez étendu pour inculquer bon gré mal gré à la plupart des intéressés l’habitude de la sincérité et le respect de la méthode. Depuis vingt-cinq ans, l’impulsion qu’elle a donnée s’est propagée au-delà de toute espérance.

Aujourd’hui, il est devenu très difficile, dans le domaine des études d’érudition, sinon de faire illusion, au moins de faire illusion longtemps. Désormais, dans les sciences historiques comme dans les sciences proprement dites, aucune erreur ne se fonde, aucune vérité ne se perd. Quelques mois, quelques années peuvent s’écouler, à la rigueur, avant qu’une expérience de chimie mal faite ou une édition bâclée soient reconnues pour telles, mais les résultats inexacts, provisoirement acceptés sous bénéfice d’inventaire, sont toujours, tôt ou tard, aperçus, dénoncés, éliminés, et généralement très vite. La théorie des opérations de critique externe est si bien établie, le nombre des spécialistes qui en sont pénétrés est si grand dans tous les pays, qu’il est très rare, maintenant, qu’un catalogue descriptif de documents, une édition, un regeste, une monographie, ne soient pas tout de suite scrutés, disséqués, et jugés. Que l’on en soit bien averti : il serait très imprudent, désormais, de se risquer à publier un travail d’érudition sans avoir pris toutes ses mesures pour qu’il soit inattaquable, car il serait aussitôt, ou, dans tous les cas, à brève échéance, attaqué et démoli. Des naïfs, qui l’ignorent, s’aventurent encore, de temps en temps, sans préparation suffisante, sur le terrain de la critique externe, pleins de bonnes intentions, désireux de « rendre des services », et convaincus apparemment que l’on peut procéder là, comme ailleurs (sur le terrain politique, par exemple), à vue de nez, par approximation, « sans connaissances spéciales » ; ils ont à s’en repentir. Les malins ne s’y risquent pas : les travaux d’érudition, d’ailleurs pénibles et médiocrement glorieux, ne leur disent rien qui vaille ; ils savent trop bien que des spécialistes habiles, en général peu bienveillants pour les intrus, se les réservent ; ils se rendent compte que, de ce côté, il n’y a plus rien à faire pour eux. L’honnête et rude intransigeance des érudits les préserve ainsi des contacts désagréables que les « historiens » proprement dits ont encore, quelquefois, à subir.

En effet, les mauvais travailleurs, à la recherche d’un public qui contrôle de moins près que le public des érudits, se réfugient volontiers dans l’exposition historique. Là, les règles de la méthode sont moins évidentes, ou, pour mieux dire, moins connues. Tandis que la critique des textes et la critique des sources sont réduites en forme scientifique, les opérations synthétiques, en histoire, se font encore au hasard. La confusion d’esprit, l’ignorance, la négligence, qui s’accusent si nettement dans les œuvres d’érudition, sont, jusqu’à un certain point, masquées de littérature dans les ouvrages d’histoire, et le grand public, dont l’éducation est mal faite en ces matières, n’en est pas choqué129. Bref, il y a encore, sur ce terrain, de bonnes chances d’impunité. — Cependant, elles diminuent : un jour, qui n’est pas très éloigné, viendra où les esprits superficiels qui synthétisent incorrectement seront aussi peu considérés que le seraient dès maintenant des techniciens de la critique préparatoire sans conscience ou sans adresse. Les ouvrages des plus célèbres historiens du xixe  siècle, morts d’hier, Augustin Thierry, Ranke, Fustel de Coulanges, Taine, etc., ne sont-ils pas déjà tous rongés, et comme percés à jour par la critique ? Les défauts de leurs méthodes sont déjà vus, définis, condamnés.

Ce qui doit persuader ceux qui ne seraient pas sensibles à d’autres considérations de travailler honnêtement en histoire, c’est que le temps est passé, ou peu s’en faut, où l’on pouvait, sans avoir à craindre des désagréments, travailler mal.

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Section II : Critique interne

Chapitre VI. Critique d’interprétation (herméneutique)

I. Quand un zoologiste décrit la forme et la longueur d’un muscle, quand un physiologiste présente le tracé d’un mouvement, on peut accepter en bloc leurs résultats parce qu’on sait par quelle méthode, par quels instruments, par quel système de notation ils les ont obtenus130. Mais quand Tacite dit des Germains : Arva per annos mutant, on ne sait d’avance ni s’il a correctement procédé pour se renseigner, ni même en quel sens il a pris les mots arva et mutant  ; il faut pour s’en assurer une opération préalable131. Cette opération est la critique interne.

La critique est destinée à discerner dans le document ce qui peut être accepté comme vrai. Or le document n’est que le résultat dernier d’une longue série d’opérations dont l’auteur ne nous fait pas connaître le détail. Observer ou recueillir les faits, concevoir les phrases, écrire les mots, toutes ces opérations, distinctes les unes des autres, peuvent n’avoir pas été faites avec la même correction. Il faut donc analyser le produit de ce travail de l’auteur pour distinguer quelles opérations ont été incorrectes, afin de n’en pas accepter les résultats. Ainsi l’analyse est nécessaire à la critique ; toute critique commence par une analyse.

Pour être logiquement complète l’analyse devrait reconstituer toutes les opérations que l’auteur a dû faire et les examiner une à une, afin de chercher si chacune a été faite correctement. Il faudrait repasser par tous les actes successifs qui ont produit le document, depuis le moment où l’auteur a vu le fait qui est l’objet du document jusqu’au mouvement de sa main qui a tracé les lettres du document ; ou plutôt il faudrait remonter en sens inverse, échelon par échelon, depuis le mouvement de la main jusqu’à l’observation. Cette méthode serait si longue et si fastidieuse que personne n’aurait le temps ni la patience de l’appliquer.

La critique interne n’est pas, comme la critique externe, un instrument qu’on puisse manier pour le plaisir de le manier132 ; elle ne procure aucune jouissance directe, parce qu’elle ne résout définitivement aucun problème. On ne la pratique que par nécessité et on cherche à la réduire au strict minimum. L’historien le plus exigeant s’en tient à une méthode abrégée qui concentre toutes les opérations en deux groupes :

1° l’analyse du contenu du document et la critique positive d’interprétation, nécessaires pour s’assurer de ce que l’auteur a voulu dire ; 2° l’analyse des conditions où le document s’est produit et la critique négative, nécessaires pour contrôler les dires de l’auteur. Encore ce dédoublement du travail critique n’est-il pratiqué que par une élite. La tendance naturelle, même des historiens qui travaillent avec méthode, est de lire le texte avec la préoccupation d’y trouver directement des renseignements, sans penser à se représenter exactement ce que l’auteur a eu dans l’esprit133. Cette pratique est excusable tout au plus pour les documents du xixe  siècle, écrits par des hommes dont la langue et la façon de penser nous sont familières, dans les cas où une seule interprétation est possible. Elle devient dangereuse dès que les habitudes de langage ou de pensée de l’auteur s’écartent de celles de l’historien qui le lit ou que le sens du texte n’est pas évident et incontestable. Quiconque, lisant un texte, n’est pas occupé exclusivement de le comprendre, arrive forcément à le lire à travers ses impressions134 ; dans le document il est frappé par les phrases ou les mots qui répondent à ses propres conceptions ou s’accordent avec l’idée a priori qu’il s’est formée des faits ; sans même s’en apercevoir, il détache ces phrases ou ces mots et en forme un texte imaginaire qu’il met à la place du texte réel de l’auteur135.

II. Ici, comme toujours en histoire, la méthode consiste à résister au premier mouvement. Il faut se pénétrer de ce principe, évident mais souvent oublié, qu’un document ne contient que les idées de l’homme qui l’a écrit et il faut se faire une règle de commencer par comprendre le texte en lui-même, avant de se demander ce qu’on en peut tirer pour l’histoire. Ainsi on arrive à cette règle générale de méthode : l’étude de tout document doit commencer par une analyse du contenu sans autre but que de déterminer la pensée réelle de l’auteur.

Cette analyse est une opération préalable, séparée et indépendante. L’expérience engage, ici comme pour les travaux d’érudition136, à adopter le système des fiches. Chaque fiche recevra l’analyse, soit d’un document, soit d’une partie distincte d’un document, soit d’un épisode d’un récit ; l’analyse devra indiquer, non seulement le sens général du texte, mais, autant que possible, le but et la conception de l’auteur. On fera bien de reproduire textuellement les expressions qui sembleront caractéristiques de la pensée de l’auteur.

Il peut suffire parfois d’avoir analysé le texte mentalement : on n’a pas toujours besoin d’écrire matériellement une fiche d’ensemble ; on se bornera alors à noter les traits dont on croit pouvoir tirer parti. — Mais contre le danger toujours présent de mettre son impression à la place du texte, il n’existe qu’une précaution sûre ; aussi fera-t-on bien de l’ériger en règle : s’astreindre à ne faire des extraits ou des analyses partielles d’un document qu’après en avoir fait une analyse d’ensemble137, sinon matérielle, du moins mentale.

Analyser un document, c’est discerner et isoler toutes les idées exprimées par l’auteur. L’analyse se ramène ainsi à la critique d’interprétation.

L’interprétation passe par deux degrés, le sens littéral et le sens réel.

III. Déterminer le sens littéral d’un texte est une opération linguistique ; aussi a-t-on classé la Philologie (Sprachkunde) parmi les sciences auxiliaires de l’histoire. Pour comprendre un texte, il faut d’abord en connaître la langue. Mais la connaissance générale de la langue ne suffit pas. Pour interpréter Grégoire de Tours, ce n’est pas assez de savoir en général le latin ; il faut encore une interprétation historique spéciale pour adapter cette connaissance générale au latin de Grégoire de Tours.

La tendance naturelle est d’attribuer à un même mot le même sens partout où on le rencontre. Instinctivement on traite la langue comme un système fixe de signes. C’est en effet le caractère des signes créés exprès pour l’usage scientifique, l’algèbre, la nomenclature chimique ; là, toute expression a un sens précis, qui est unique, absolu et invariable ; elle exprime une idée analysée et définie exactement et elle n’en exprime qu’une, toujours la même, à quelque endroit qu’elle soit placée, quel que soit l’auteur qui l’emploie. Mais la langue vulgaire, dans laquelle sont écrits les documents, est une langue flottante ; chaque mot exprime une idée complexe et mal définie ; il a des sens multiples, relatifs et variables ; un même mot signifie plusieurs choses différentes ; il prend un sens différent dans un même auteur suivant les autres mots qui l’entourent ; il change de sens d’un auteur à un autre et dans le cours du temps. Vel signifie toujours ou en latin classique, il signifie et à certaines époques du moyen âge ; suffragium, qui veut dire suffrage en latin classique, prend au moyen âge le sens de secours. Il faut donc apprendre à résister à cet instinct qui nous porte à expliquer toutes les expressions d’un texte par le sens classique ou le sens habituel. L’interprétation grammaticale, fondée sur les règles générales de la langue, doit être complétée par l’interprétation historique fondée sur l’examen du cas particulier.

La méthode consiste à établir le sens spécial des mots dans le document ; elle repose sur quelques principes très simples.

1° La langue change par une évolution continue. Chaque époque a sa langue propre qu’on doit traiter comme un système spécial de signes. Pour comprendre un document, on doit donc savoir la langue du temps, c’est-à-dire le sens des mots et des tournures à l’époque où le texte a été écrit. — Le sens d’un mot se détermine en réunissant les passages où il est employé : il s’en trouve presque toujours quelqu’un où le reste de la phrase ne laisse aucun doute sur le sens138. C’est le rôle des dictionnaires historiques tels que le Thesaurus linguæ latinæ ou les Glossaires de Du Cange ; dans ces répertoires, l’article consacré à chaque mot est un recueil des phrases où le mot se rencontre, accompagnées d’une indication d’auteur qui fixe l’époque.

Quand la langue était déjà morte pour l’auteur du document et qu’il l’a apprise dans des écrits, — ce qui est le cas des textes latins du bas moyen âge, — il faut prendre garde que les mots peuvent être pris dans un sens arbitraire et n’avoir été choisis que pour faire une élégance : par exemple consul (comte), capite census (censitaire), agellus (grand domaine).

2° L’usage de la langue peut différer d’une région à une autre ; on doit donc connaître la langue du pays où le document a été écrit, c’est-à-dire les sens particuliers usités dans le pays.

3° Chaque auteur a une façon personnelle d’écrire, on doit donc étudier la langue de l’auteur, le sens particulier qu’il donnait aux mots139. C’est à quoi servent les lexiques de la langue d’un auteur, tels que le Lexicon Caesarianum de Meusel, où sont réunis tous les passages où il a employé chaque mot.

4° Une expression change de sens suivant le passage où elle se trouve ; on doit donc interpréter chaque mot et chaque phrase non pas isolément, mais en tenant compte du sens général du morceau (le contexte). C’est la règle du contexte140, règle fondamentale de l’interprétation. Elle implique qu’avant de faire usage d’une phrase d’un texte on a lu le texte dans son ensemble ; elle interdit de ramasser dans un travail moderne des citations, c’est-à-dire des lambeaux de phrase arrachés d’un passage où l’on ignore le sens spécial que leur donnait le contexte141.

Ces règles, si on les appliquait avec rigueur, constituerait une méthode exacte d’interprétation, qui ne laisserait presque aucune chance d’erreur, mais qui exigerait une énorme dépense de temps. Quel travail s’il fallait pour chaque mot déterminer par une opération spéciale le sens dans la langue du temps, du pays, de l’auteur et dans le contexte ! C’est le travail qu’exige une traduction bien faite ; on s’y est résigné pour quelques ouvrages antiques d’une grande valeur littéraire ; pour la masse des documents historiques on s’en tient dans la pratique à un procédé abrégé.

Tous les mots ne sont pas également sujets à changer de sens ; la plupart conservent chez tous les auteurs et à toutes les époques un sens à peu près uniforme. On peut donc se contenter d’étudier spécialement les expressions qui, par leur nature, sont exposées à prendre des sens variables : 1° les expressions toutes faites qui, étant fixées, n’évoluent pas de même que les mots dont elles sont composées ; 2° et surtout, les mots qui désignent les choses sujettes par nature à évoluer : classes d’hommes (miles, colonus, servus) ; —  institutions (conventus, justitia, judex) ; —  usages (alleu, bénéfice, élection) ; —  sentiments, objets usuels. Pour tous ces mots il serait imprudent de présumer la fixité de sens ; c’est une précaution indispensable de s’assurer en quel sens ils sont pris dans le texte à interpréter.

« Ces études de mots, dit Fustel de Coulanges, ont une grande importance dans la science historique. Un terme mal interprété peut être la source de grandes erreurs142. » Il lui a suffi en effet d’appliquer méthodiquement la critique d’interprétation à une centaine de mots pour renouveler l’étude des temps mérovingiens.

IV. Après avoir analysé le document et déterminé le sens littéral des phrases, on n’est pas certain encore d’avoir atteint la véritable pensée de l’auteur. Il se peut qu’il ait pris quelques expressions dans un sens détourné ; cela arrive, pour plusieurs motifs très différents : l’allégorie ou le symbole, — la plaisanterie ou la mystification, — l’allusion ou le sous-entendu, — même la simple figure de langage (métaphore, hyperbole, litote)143. Dans tous ces cas il faut, à travers le sens littéral, percer jusqu’au sens réel que l’auteur a dissimulé volontairement sous une forme inexacte.

La question est logiquement très embarrassante : il n’existe pas de criterium extérieur fixe pour reconnaître sûrement un sens détourné ; l’essence même de la mystification, devenue au xixe  siècle un genre littéraire, est d’effacer tous ces indices qui dénonceraient la plaisanterie. Dans la pratique on est moralement certain qu’un auteur n’emploie pas le sens détourné quand il tient surtout à être compris ; on court donc peu de risque de le rencontrer dans les documents officiels, les chartes et les récits historiques. Dans tous les cas la forme générale du document permet de présumer qu’il est écrit au sens littéral.

On doit au contraire s’attendre à des sens détournés quand l’auteur a eu d’autres préoccupations que d’être compris, ou qu’il a écrit pour un public qui pouvait comprendre ses allusions et ses sous-entendus, ou pour des initiés (religieux ou littéraires) qui devaient comprendre ses symboles et ses figures de langage. C’est le cas des textes religieux, des lettres privées et de toutes les œuvres littéraires, qui forment une forte part des documents sur l’antiquité. Aussi l’art de reconnaître et de déterminer le sens caché des textes a-t-il toujours tenu une large place dans la théorie de l’herméneutique144 (c’est le nom grec de la critique d’interprétation), et dans l’exégèse des textes sacrés et des auteurs classiques.

Les différentes façons d’introduire un sens détourné sous le sens littéral sont trop variées et dépendent de trop de conditions individuelles pour que l’art de les déterminer puisse être ramené à des règles générales. On ne peut guère formuler qu’un principe universel : quand le sens littéral est absurde, incohérent ou obscur, ou contraire aux idées de l’auteur ou aux faits connus de lui, on doit présumer un sens détourné.

Pour déterminer ce sens, on doit procéder comme pour établir la langue d’un auteur : on compare les passages où se trouvent les morceaux auxquels on soupçonne un sens détourné, en cherchant s’il n’y en a pas un où le contexte permette de deviner le sens. Un exemple célèbre de ce procédé est la découverte du sens allégorique de la Bête dans l’Apocalypse . Mais comme il n’existe pas de méthode sûre de solution, on n’a pas le droit d’affirmer qu’on a découvert toutes les intentions cachées ou relevé toutes les allusions contenues dans un texte ; et même quand on croit avoir trouvé le sens, on fera bien de ne pas tirer de conclusions d’une interprétation forcément conjecturale.

En sens inverse il faut se garder de chercher partout un sens allégorique, comme les néo-platoniciens ont fait pour les œuvres de Platon et les swedenborgiens pour la Bible. On est revenu aujourd’hui de cette hyperherméneutique  ; mais on n’est pas à l’abri de la tendance analogue à chercher partout des allusions. Cette recherche, toujours conjecturale, donne plus de satisfactions d’amour-propre à l’interprète que de résultats utilisables pour l’histoire.

V. Quand on a enfin atteint le sens véritable du texte, l’opération de l’analyse positive est terminée. Le résultat est de faire connaître les conceptions de l’auteur, les images qu’il avait dans l’esprit, les notions générales au moyen desquelles il se représentait le monde. On atteint ainsi des opinions, des doctrines, des connaissances. C’est là une couche de renseignements très importants avec lesquels se constitue tout un groupe de sciences historiques145 : les histoires des arts figurés et des littératures, — l’histoire des sciences, — l’histoire des doctrines philosophiques et morales, — la mythologie et l’histoire des dogmes (improprement appelées croyances religieuses, puisqu’on étudie les doctrines officielles sans rechercher si elles sont crues), — l’histoire du droit, l’histoire des institutions officielles (en tant qu’on ne cherche pas comment elles étaient appliquées dans la pratique), — l’ensemble des légendes, traditions, opinions, conceptions populaires (appelées sans précision croyances), qu’on réunit sous le nom de folklore.

Toutes ces études n’ont besoin que de la critique externe de provenance et de la critique d’interprétation ; elles exigent un degré d’élaboration de moins que l’histoire des faits matériels ; aussi sont-elles parvenues plus vite à se constituer méthodiquement.

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Chapitre VII . Critique interne négative de sincérité et d’exactitude

I. L’analyse et la critique positive d’interprétation n’atteignent que le travail d’esprit intérieur de l’auteur du document et ne font connaître que ses idées. Elles n’apprennent directement rien sur les faits extérieurs. Même quand l’auteur a pu les observer, son texte indique seulement comment il a voulu les représenter, non comment il les a réellement vus, et encore moins ce qu’ils ont réellement été. Ce qu’un auteur exprime n’est pas forcément ce qu’il croyait, car il peut avoir menti ; ce qu’il a cru n’est pas forcément ce qui existait, car il peut s’être trompé. Ces propositions sont évidentes. Cependant un premier mouvement naturel nous porte à accepter comme vraie toute affirmation contenue dans un document, ce qui est admettre implicitement qu’aucun auteur n’a menti ou ne s’est trompé ; et il faut que cette crédulité spontanée soit bien puissante, puisqu’elle persiste malgré l’expérience quotidienne qui nous montre des cas innombrables d’erreur et de mensonge.

La pratique a forcé les historiens à réfléchir en les mettant en présence de documents qui se contredisaient les uns les autres ; dans ce conflit il a bien fallu se résigner à douter et, après examen, à admettre l’erreur ou le mensonge ; ainsi s’est imposée la nécessité de la critique négative pour écarter les affirmations manifestement menteuses ou erronées. Mais l’instinct de confiance est si indestructible qu’il a jusqu’ici empêché même les gens du métier de constituer la critique interne des affirmations en méthode régulière comme ils ont fait pour la critique externe de provenance. Les historiens, dans leurs travaux, et même les théoriciens de la méthode historique146, en sont restés à des notions vulgaires et des formules vagues, en contraste frappant avec la terminologie précise de la critique de sources. Ils se bornent à examiner si l’auteur a été en général contemporain des faits, s’il en a été témoin oculaire ; s’il a été sincère et bien informé, s’il a su la vérité ou s’il a voulu la dire ; ou même, résumant tout en une formule, s’il a été digne de foi .

Assurément cette critique superficielle vaut beaucoup mieux que l’absence de critique, et elle a suffi pour donner à ceux qui l’ont pratiquée la conscience d’une supériorité incontestable. Mais elle n’est qu’à mi-chemin entre la crédulité vulgaire et une méthode scientifique. Ici, comme en toute science, le point de départ doit être le doute méthodique147. Tout ce qui n’est pas prouvé doit rester provisoirement douteux ; pour affirmer une proposition il faut apporter des raisons de la croire exacte. Appliqué aux affirmations des documents, le doute méthodique devient la défiance méthodique.

L’historien doit a priori se défier de toute affirmation d’un auteur, car il ignore si elle n’est pas mensongère ou erronée. Elle ne peut être pour lui qu’une présomption. La prendre à son compte et la répéter en son nom, c’est déclarer implicitement qu’il la considère comme une vérité scientifique. Ce pas décisif, il n’a le droit de le faire que pour de bonnes raisons. Mais l’esprit humain est ainsi construit qu’on fait ce pas sans s’en apercevoir (cf. liv. II, ch.I). — Contre cette tendance dangereuse le critique n’a qu’un procédé de défense. Il doit ne pas attendre pour douter d’y être forcé par une contradiction entre les affirmations des documents, il doit commencer par douter. Il doit n’oublier jamais la distance entre l’affirmation d’un auteur, quel qu’il soit, et une vérité scientifiquement établie, de façon à garder toujours pleine conscience de la responsabilité qu’il prend lorsqu’il reproduit une affirmation.

Même après s’être décidé en principe à pratiquer cette défiance contre nature, on tend instinctivement à s’en délivrer le plus vite possible. Le mouvement naturel est de faire en bloc la critique de tout un auteur ou au moins de tout un document, de classer en deux catégories, à droite les brebis, à gauche les boucs ; d’un côté les auteurs dignes de foi ou les bons documents, de l’autre les auteurs suspects ou les mauvais documents. Après quoi, ayant épuisé toute sa force de défiance, on reproduit sans discussion toutes les affirmations du « bon document ». On consent à se défier de Suidas ou d’Aimoin, auteurs suspects, mais on affirme comme vérité établie tout ce qu’a dit Thucydide ou Grégoire de Tours148. On applique aux auteurs la procédure judiciaire qui classe les témoins en recevables et non recevables : dès qu’on a accepté un témoin on se sent engagé à admettre tous ses dires ; on n’ose douter d’une de ses affirmations que si l’on prouve des raisons spéciales d’en douter. Instinctivement on prend parti pour l’auteur qu’on a déclaré recommandable et on en vient, comme dans les tribunaux, à dire que « la charge de faire la preuve » incombe à celui qui récuse un témoignage valable149.

La confusion est encore accrue par l’expression authentique empruntée à la langue judiciaire ; elle ne se rapporte qu’à la provenance, non au contenu ; dire qu’un document est authentique, c’est dire seulement que la provenance en est certaine, non que le contenu en est exact. Mais l’authenticité produit une impression de respect qui dispose à accepter le contenu sans discussion. Douter des affirmations d’un document authentique semblerait présomptueux, ou du moins on se croit obligé d’attendre des preuves écrasantes avant de « s’inscrire en faux » contre le témoignage de l’auteur : les historiens eux-mêmes emploient cette expression malencontreusement empruntée à la langue judiciaire.

II. A ces instincts naturels il faut résister méthodiquement. Un document (à plus forte raison l’œuvre d’un auteur) ne forme pas un bloc ; il se compose d’un très grand nombre d’affirmations indépendantes, dont chacune peut être mensongère ou fausse tandis que les autres sont sincères ou exactes (et inversement), puisque chacune est le produit d’une opération qui peut avoir été incorrecte tandis que les autres étaient correctes. Il ne suffit donc pas d’examiner en bloc tout un document, il faut examiner séparément chacune des affirmations qu’il contient ; la critique ne peut se faire que par une analyse.

Ainsi la critique interne aboutit à deux règles générales :

1° Une vérité scientifique ne s’établit pas par témoignage. Pour affirmer une proposition il faut des raisons spéciales de la croire vraie. Il se peut que l’affirmation d’un auteur soit, dans certains cas, une raison suffisante ; mais on ne le sait pas d’avance. La règle sera donc d’examiner toute affirmation pour s’assurer si elle est de nature à constituer une raison suffisante de croire.

2° La critique d’un document ne peut pas se faire en bloc. La règle sera d’analyser le document en ses éléments, pour dégager toutes les affirmations indépendantes dont il se compose et examiner chacune séparément. Souvent une seule phrase contient plusieurs affirmations, il faut les isoler pour les critiquer à part. Dans une vente, par exemple, on doit distinguer la date, le lieu, le vendeur, l’acheteur, l’objet, le prix, chacune des stipulations.

La critique et l’analyse se font pratiquement en même temps et, sauf les textes de langue difficile, elles peuvent être menées de front avec l’analyse et la critique d’interprétation. Aussitôt qu’on a compris une phrase on l’analyse et on fait la critique de chacun des éléments.

C’est dire que la critique consiste logiquement en un nombre énorme d’opérations. En les décrivant avec le détail nécessaire pour en faire comprendre le mécanisme et la raison d’être, nous allons leur donner l’apparence d’un procédé trop lent pour être praticable. C’est l’impression inévitable que produit toute description par la parole d’un acte complexe de la pratique. Comparez le temps nécessaire pour décrire un mouvement d’escrime et pour l’exécuter ; comparez la longueur de la grammaire et du dictionnaire avec la rapidité de la lecture. Comme tout art pratique, la critique consiste dans l’habitude de certains actes ; pendant l’apprentissage, avant que l’habitude soit prise, on est obligé de penser séparément chaque acte avant de le faire et de décomposer les mouvements : aussi les fait-on tous lentement et péniblement ; mais aussitôt l’habitude prise, les actes, devenus instinctifs et inconscients, sont faciles et rapides. Que le lecteur ne s’inquiète donc pas de la lenteur des procédés de la critique, il verra plus bas comment ils s’abrègent dans la pratique.

III. Voici comment se pose le problème de la critique. Étant donnée une affirmation venant d’un homme qu’on n’a pas vu opérer, la valeur de l’affirmation dépendant exclusivement de la manière dont cet homme a opéré, déterminer si ses opérations ont été conduites correctement. — La position même du problème montre qu’on ne peut espérer aucune solution directe et définitive ; il manque la donnée essentielle, qui serait la manière dont l’auteur a opéré. La critique s’arrête donc à des solutions indirectes et provisoires, elle se borne à fournir des données qui exigent une dernière élaboration.

L’instinct naturel pousse à juger de la valeur des affirmations d’après leur forme. On s’imagine reconnaître à première vue si un auteur est sincère ou si un récit est exact. C’est ce qu’on appelle « l’accent de sincérité » ou « l’impression de vérité ». C’est une impression presque irrésistible, mais elle n’en est pas moins une illusion. Il n’y a aucun critérium extérieur ni de la sincérité ni de l’exactitude. « L’accent de sincérité », c’est l’apparence de la conviction ; un orateur, un acteur, un menteur d’habitude l’auront plus facilement en mentant qu’un homme indécis en disant ce qu’il croit. La vigueur de l’affirmation ne prouve pas toujours la vigueur de la conviction, mais seulement l’habileté ou l’effronterie150. De même l’abondance et la précision des détails, bien qu’elles fassent une vive impression sur les lecteurs inexpérimentés, ne garantissent pas l’exactitude des faits151 ; elles ne renseignent que sur l’imagination de l’auteur quand il est sincère ou sur son impudence quand il ne l’est pas. On est porté à dire d’un récit circonstancié : « Des choses de ce genre ne s’inventent pas. » Elles ne s’inventent pas, mais elles se transportent très facilement d’un personnage, d’un pays ou d’un temps à un autre. — Aucun caractère extérieur d’un document ne dispense donc d’en faire la critique.

La valeur de l’affirmation d’un auteur dépend uniquement des conditions où il a opéré. La critique n’a aucune autre ressource que d’examiner ces conditions. Mais il ne s’agit pas de les reconstituer toutes, il suffit de répondre à une seule question : si l’auteur a opéré correctement ou non ? — La question peut être abordée de deux côtés.

1° On connaît souvent par la critique de provenance les conditions générales où l’auteur a opéré. Il est probable que quelques-unes ont agi sur chacune de ses opérations particulières. On doit donc commencer par étudier les renseignements qu’on possède sur l’auteur et sur la composition du document, avec la préoccupation de chercher dans les habitudes, les sentiments, la situation personnelle de l’auteur, ou dans les circonstances de la composition, tous les motifs qui peuvent l’avoir incliné à procéder incorrectement ou au contraire à procéder avec une correction exceptionnelle. Pour apercevoir ces motifs possibles il faut que l’attention y soit attirée d’avance. Le seul procédé est donc de dresser un questionnaire général des causes d’incorrection. On l’appliquera aux conditions générales de composition du document pour découvrir celles qui ont pu rendre les opérations incorrectes et vicier les résultats. Mais on n’obtiendra ainsi, — même dans les cas exceptionnellement favorables où les conditions de provenance sont bien connues, — que des indications générales insuffisantes pour la critique, car elle doit toujours opérer sur chaque affirmation particulière.

2° La critique des affirmations particulières ne peut se faire que par un seul procédé, singulièrement paradoxal : l’étude des conditions universelles de composition des documents. Les renseignements que ne fournit pas l’étude générale de l’auteur, on peut les chercher dans la connaissance des procédés nécessaires de l’esprit humain ; car, étant universels, ils devront se trouver dans chaque cas particulier. On sait dans quel cas l’homme en général est enclin à altérer volontairement ou à déformer les faits. Il s’agit d’examiner pour chaque affirmation si elle s’est produite dans un des cas où l’on peut s’attendre, suivant les habitudes normales de l’humanité, à ce que l’opération ait été incorrecte. Le procédé pratique sera de dresser un questionnaire des causes habituelles d’incorrection.

Ainsi toute la critique se ramène à dresser et à remplir deux questionnaires, — l’un pour se représenter les conditions générales de composition du document d’où résultent les motifs généraux de chaque affirmation d’où dérivent les motifs spéciaux de défiance ou de confiance, — l’autre pour se représenter les conditions spéciales de défiance ou de confiance. Ce double questionnaire doit être dressé d’avance de façon à diriger méthodiquement l’examen du document en général et de chaque affirmation en particulier ; et comme il est le même pour tous les documents, il est utile de l’établir une fois pour toutes.

IV. Le questionnaire critique comporte deux séries de questions qui correspondent aux deux séries d’opérations par lesquelles le document s’est constitué. La critique d’interprétation fait connaître seulement ce que l’auteur a voulu dire ; il reste à déterminer : 1° ce qu’il a cru réellement, car il peut n’avoir pas été sincère ; 2° ce qu’il a su réellement, car il peut s’être trompé. — On peut donc distinguer une critique de sincérité destinée à déterminer si l’auteur du document n’a pas menti, et une critique d’exactitude destinée à déterminer s’il ne s’est pas trompé.

Dans la pratique on a très rarement besoin de savoir ce qu’a cru un auteur ; à moins qu’on ne fasse une étude spéciale de son caractère, l’auteur n’intéresse pas directement, il n’est qu’un intermédiaire pour atteindre les faits extérieurs rapportés par lui. Le but de la critique est de déterminer si l’auteur a représenté ces faits exactement. S’il a donné des renseignements inexacts, il est indifférent que ce soit par mensonge ou par erreur : on compliquerait inutilement l’opération en cherchant à le distinguer. On n’a donc guère occasion de pratiquer séparément la critique de sincérité, et on peut abréger le travail en réunissant dans un même questionnaire tous les motifs d’inexactitude. Mais il sera plus clair d’exposer séparément en deux séries les questions à se poser.

La première série de questions servira à chercher si l’on a quelque motif de se défier de la sincérité de l’affirmation. On se demande si l’auteur a été dans une des conditions qui normalement inclinent un homme à n’être pas sincère. Il faut chercher quelles sont ces conditions, en général pour l’ensemble d’un document, en particulier pour chacune des affirmations. La réponse est donnée par l’expérience. Tout mensonge, petit ou grand, a pour cause l’intention particulière de l’auteur de produire sur son lecteur une impression particulière. Le questionnaire est ainsi ramené à une liste des intentions qui en général peuvent entraîner un auteur à mentir. Voici les cas les plus importants. 1er cas. L’auteur cherche à se procurer un avantage pratique ; il veut tromper le lecteur du document pour l’engager à un acte ou l’en détourner ; il donne sciemment un renseignement faux : on dit alors que l’auteur a un intérêt à mentir. C’est le cas de la plupart des actes officiels. Même dans les documents qui n’ont pas été rédigés pour un motif pratique, toute affirmation intéressée risque d’être mensongère. Pour déterminer quelles sont les affirmations suspectes, il faut se demander quel a pu être le but de l’auteur en général en écrivant l’ensemble du document, en particulier en rédigeant chacune des affirmations particulières qui composent le document. Mais il faut résister à deux tendances naturelles. — L’une est de chercher quel intérêt avait l’auteur à mentir, ce qui revient à chercher l’intérêt que nous aurions eu à sa place ; il faut au contraire se demander l’intérêt que lui-même croyait y avoir et on doit le chercher dans ses goûts et son idéal. — L’autre tendance est de tenir compte seulement de l’intérêt individuel de l’auteur ; il faut prévoir au contraire que l’auteur a pu donner de faux renseignements dans un intérêt collectif. C’est une des difficultés de la critique. Un auteur est membre à la fois de plusieurs groupes, famille, province, patrie, secte religieuse, parti politique, classe sociale, dont les intérêts sont souvent en conflit ; il faut savoir démêler le groupe auquel il s’intéressait le plus et pour lequel il aura travaillé.

2e cas. L’auteur a été placé dans une situation qui le forçait à mentir. Cela arrive toutes les fois qu’ayant eu besoin de rédiger un document conforme à des règles ou à des habitudes, il s’est trouvé dans des conditions contraires sur quelque point à ces règles ou ces habitudes ; il lui a fallu alors affirmer qu’il opérait dans les conditions normales, et par conséquent faire une déclaration fausse sur tous les points où il n’était pas en règle. Dans presque tout procès-verbal il y a quelque léger mensonge sur le jour ou l’heure, sur le lieu, sur le nombre ou le nom des assistants. Tous nous avons assisté, sinon participé, à quelques-unes de ces petites falsifications. Mais nous l’oublions trop quand il s’agit de critiquer les documents du passé. Le caractère authentique du document contribue à faire illusion ; instinctivement on prend authentique pour synonyme de sincère. Les règles rigides imposées pour la rédaction de tout document authentique semblent une garantie de sincérité ; elles sont au contraire une incitation au mensonge, non sur le fond des faits, mais sur les circonstances accessoires. De ce qu’un personnage signe un acte on peut conclure qu’il l’a consenti, mais non pas qu’il a été réellement présent à l’heure où l’acte mentionne sa présence.

3e cas. L’auteur a eu une sympathie ou une antipathie pour un groupe d’hommes (nation, parti, secte, province, ville, famille) ou pour un ensemble de doctrines ou d’institutions (religion, philosophie, secte politique) qui l’a porté à déformer les faits de façon à donner une idée favorable de ses amis, défavorable de ses adversaires. Ce sont des dispositions générales qui agissent sur toutes les affirmations d’un auteur ; aussi sont-elles très apparentes, au point que les anciens leurs avaient déjà donné des noms (studium et odium) ; c’était dès l’antiquité un lieu commun littéraire pour les historiens de protester qu’ils avaient évité l’un et l’autre.

4e cas . L’auteur a été entraîné par la vanité individuelle ou collective à mentir pour faire valoir sa personne ou son groupe. Il a affirmé ce qu’il croyait de nature à produire sur le lecteur l’impression que lui ou les siens possédaient des qualités estimées. Il faut donc se demander si l’affirmation n’a pas quelque motif de vanité. Mais il ne faut pas se figurer la vanité de l’auteur d’après la nôtre ou celle de nos contemporains. La vanité n’a pas partout les mêmes objets, il faut donc chercher à quoi l’auteur mettait sa vanité ; il se peut qu’il mente pour s’attribuer (à lui ou aux siens) des actes que nous trouverions déshonorants. Charles IX s’est vanté faussement d’avoir préparé la Saint-Barthélemy. Il y a pourtant un motif de vanité universel, c’est le désir de paraître tenir un rang élevé et jouer un rôle important. Il faut donc toujours se défier d’une affirmation qui attribue à l’auteur ou à son groupe une place considérable dans le monde152.

5e cas. L’auteur a voulu plaire au public ou du moins a voulu éviter de le choquer. Il a exprimé les sentiments et les idées conformes à la morale ou à la mode de son public ; même quand il en avait personnellement d’autres, il a déformé les faits de façon à les adapter aux passions et aux préjugés de son public. Les types les plus nets de ce genre de mensonge sont les formes de cérémonial, paroles sacramentelles, déclarations prescrites par l’étiquette, harangues d’apparat, formules de politesse. Les affirmations qu’elles contiennent sont si suspectes qu’on n’en peut tirer aucun renseignement sur les faits affirmés. Nous le savons tous pour les formules contemporaines que nous voyons employées chaque jour, nous l’oublions souvent dans la critique des documents, surtout pour les époques où les documents sont rares. Personne ne songerait à chercher les vrais sentiments d’un homme dans les assurances de respect qu’il écrit à la fin de ses lettres. Mais on a longtemps cru à l’humilité de certains dignitaires ecclésiastiques du moyen âge parce que, le jour de leur élection, ils commençaient par repousser une fonction dont ils se déclaraient indignes, jusqu’à ce qu’enfin on s’est avisé par comparaison que ce refus était une simple forme de convenance. Et il se trouve encore des érudits pour chercher, comme les Bénédictins du xviiie  siècle, dans les formules de la chancellerie d’un prince, des renseignements sur sa piété ou sa libéralité153.

Pour reconnaître ces affirmations de convenance il faut deux études d’ensemble : l’une porte sur l’auteur pour savoir à quel public il s’adressait, car dans un même pays il y a d’ordinaire plusieurs publics superposés ou juxtaposés qui ont chacun son code de morale ou de convenance ; l’autre porte sur le public pour établir en quoi consistait sa morale ou sa mode.

6e cas. L’auteur a essayé de plaire au public par des artifices littéraires, il a déformé les faits pour les rendre plus beaux, suivant sa conception de la beauté. Il faut donc chercher l’idéal de l’auteur ou de son temps pour se défier des passages déformés suivant cet idéal. Mais on peut prévoir les genres habituels de déformation littéraire. — La déformation oratoire consiste à attribuer aux personnages des attitudes, des actes, des sentiments et surtout des paroles nobles ; c’est une disposition naturelle aux jeunes garçons qui commencent à pratiquer l’art d’écrire et aux écrivains encore à demi barbares : c’est le travers commun des chroniqueurs du moyen âge154. — La déformation épique embellit le récit en y ajoutant des détails pittoresques, des discours tenus par des personnages, des chiffres, parfois même des noms de personnages ; elle est dangereuse parce que les détails précis donnent l’illusion de la vérité155. — La déformation dramatique consiste à grouper les faits pour en augmenter la puissance dramatique en concentrant sur un seul moment ou un seul personnage ou un seul groupe des faits qui ont été dispersés. C’est ce qu’on appelle faire « plus vrai que la vérité ». C’est la déformation la plus dangereuse, celle des historiens artistes, d’Hérodote, de Tacite, des Italiens de la Renaissance. — La déformation lyrique exagère les sentiments et les émotions de l’auteur et de ses amis, pour les faire paraître plus intenses : on doit en tenir compte dans les études qui prétendent reconstituer « la psychologie » d’un personnage.

La déformation littéraire agit peu sur les documents d’archives (bien qu’on la trouve dans la plupart des chartes du xie  siècle) ; mais elle altère profondément tous les textes littéraires, y compris les récits des historiens. Or la tendance naturelle est de croire plus volontiers les écrivains de talent et d’admettre plus facilement une affirmation présentée dans une belle forme. Le critique doit réagir en appliquant cette règle paradoxale qu’on doit tenir une affirmation pour suspecte d’autant plus qu’elle est plus intéressante au point de vue artistique156. Il faut se défier de tout récit très pittoresque, très dramatique, où les personnages prennent des attitudes nobles ou manifestent des sentiments très intenses.

Cette première série de questions aboutira au résultat provisoire de discerner les affirmations qui ont chance d’être mensongères.

V. La seconde série de questions servira à examiner s’il y a un motif de se défier de l’exactitude de l’affirmation. L’auteur s’est-il trouvé dans une des conditions qui entraînent un homme à se tromper ? — Comme en matière de sincérité, il faut chercher ces conditions en général pour l’ensemble du document, en particulier pour chacune des affirmations.

La pratique des sciences constituées nous apprend les conditions de la connaissance exacte des faits. Il n’existe qu’un seul procédé scientifique pour connaître un fait, c’est l’observation  ; il faut donc que toute affirmation repose, directement ou par intermédiaire, sur une observation, et que cette observation ait été faite correctement.

Le questionnaire des motifs d’erreur peut se dresser en partant de l’expérience qui nous montre les cas les plus habituels d’erreur.

1er cas. L’auteur a été placé de façon à observer le fait et s’est imaginé l’avoir réellement observé ; mais il en a été empêché par quelque motif intérieur dont il n’a pas eu conscience, une hallucination, une illusion ou un simple préjugé. Il est inutile (et il serait d’ailleurs impossible) de déterminer lequel de ces motifs a agi ; il suffit de reconnaître si l’auteur a été porté à mal observer. — Il n’est guère possible de reconnaître qu’une affirmation particulière a été le résultat d’une hallucination ou d’une illusion. Tout au plus parvient-on, dans quelques cas extrêmes, à apprendre, soit par des renseignements, soit par des comparaisons, qu’un auteur a une propension générale à ces genres d’erreur.

Il y a plus de chance de reconnaître si une affirmation a été le produit d’un préjugé. On trouve dans la vie ou les œuvres de l’auteur la trace de ses préjugés dominants ; on doit pour chaque affirmation particulière se demander si elle ne provient pas d’une idée préconçue de l’auteur sur une espèce d’hommes ou une espèce de faits. Cette recherche se confond en partie avec la recherche des motifs de mensonge : l’intérêt, la vanité, la sympathie ou l’antipathie produisent des préjugés qui altèrent la vérité de même façon que le mensonge volontaire. On peut donc s’en tenir aux questions déjà posées pour reconnaître la sincérité. Mais il en faut ajouter une. L’auteur, en formulant une affirmation n’a-t-il pas été amené à la déformer à son insu parce qu’il répondait à une question ? C’est le cas de toutes les affirmations obtenues par enquête, interrogatoire, questionnaire. Même en dehors des cas où l’interrogé cherche à plaire au questionneur en répondant ce qu’il croit lui être agréable, toute question par elle-même suggère la réponse ; ou du moins elle impose la nécessité de faire entrer les faits dans un cadre tracé d’avance par quelqu’un qui ne les a pas vus. Il est donc indispensable de soumettre à une critique spéciale toute affirmation obtenue par interrogation, en se demandant quelle a été la question posée et quel préjugé elle peut avoir fait naître dans l’esprit de celui qui a eu à y répondre.

2e cas . L’auteur a été mal placé pour observer. La pratique des sciences nous enseigne les conditions d’une observation correcte. L’observateur doit être placé de façon à voir exactement, sans aucun intérêt pratique, aucun désir d’atteindre un résultat donné, aucune idée préconçue sur le résultat. Il doit noter à l’instant même, avec un système de notation précis ; il doit indiquer avec précision sa méthode. Ces conditions, exigées dans les sciences d’observation, ne sont jamais toutes remplies par les auteurs de documents.

Il serait donc inutile de se demander s’il y a eu des chances d’incorrection ; il y en a toujours (c’est justement ce qui distingue un document d’une observation). Il ne reste qu’à chercher les causes évidentes d’erreur dans les conditions de l’observation : si l’observateur a été en un lieu d’où il ne pouvait pas bien voir ou entendre (par exemple un subalterne qui prétend raconter les délibérations secrètes d’un conseil de dignitaires) ; — si son attention a été fortement distraite par la nécessité d’agir (par exemple sur un champ de bataille), ou a été négligente parce que les faits à observer ne l’intéressaient pas ; — s’il lui a manqué l’expérience spéciale ou l’intelligence générale pour comprendre les faits ; — s’il a mal analysé ses impressions et confondu des faits différents. Surtout il faut se demander quand il a noté ce qu’il a vu ou entendu. C’est le point le plus important : la seule observation exacte est celle qu’on rédige aussitôt dans les sciences constituées ; une impression notée plus tard n’est déjà plus qu’un souvenir, exposé à s’être mélangé dans la mémoire avec d’autres souvenirs. Les Mémoires, écrits plusieurs années après les faits, souvent même à la fin de la carrière de l’auteur, ont introduit dans l’histoire des erreurs innombrables. Il faut se faire une règle de traiter les Mémoires avec une défiance spéciale, comme des documents de seconde main, malgré leur apparence de témoignages contemporains.

3e cas . L’auteur affirme des faits qu’il aurait pu observer, mais qu’il ne s’est pas donné la peine de regarder. Par paresse ou négligence, il a donné des renseignements qu’il a imaginés par conjecture, ou même au hasard, et qui se trouvent être faux. Cette cause d’erreur, très fréquente, bien qu’on n’y pense guère, peut être soupçonnée dans tous les cas où l’auteur a été obligé pour remplir un cadre de se procurer des renseignements qui l’intéressaient peu. De ce genre sont les réponses à des questions faites par une autorité (il suffit de voir comment se font de nos jours la plupart des enquêtes officielles), et les récits détaillés de cérémonies ou d’actes publics. La tentation est trop forte de rédiger le récit d’après le programme connu d’avance ou d’après la procédure habituelle de l’acte. Que de comptes rendus de séances de tout genre publiés par des reporters qui n’y ont pas assisté ! On soupçonne, on croit même avoir reconnu, des imaginations analogues chez des chroniqueurs du moyen âge157. La règle doit donc être de se défier des récits trop conformes à des formules.

4e cas. Le fait affirmé est de telle nature qu’il ne peut pas avoir été connu par l’observation seulement. C’est un fait caché (par exemple, un secret d’alcôve). C’est un état interne qu’on ne peut voir, un sentiment, un motif, une hésitation intérieure. C’est un fait collectif très étendu ou très durable, par exemple un acte commun à toute une armée, un usage commun à tout un peuple ou à tout un siècle, un chiffre statistique obtenu par l’addition de nombreuses unités. C’est un jugement d’ensemble sur le caractère d’un homme, d’un groupe, d’un usage, d’un événement. — Ce sont là des sommes ou des conséquences d’observations : l’auteur n’a pu les atteindre qu’indirectement, en partant de données d’observations élaborées par des opérations logiques, abstraction, généralisation, raisonnement, calcul. Il faut donc ici deux questions. L’auteur semble-t-il avoir opéré sur des données insuffisantes ? A-t-il opéré incorrectement sur ses données ?

Sur les incorrections probables d’un auteur on peut avoir des renseignements généraux ; on peut en examinant son œuvre voir comment il opérait, s’il savait abstraire, raisonner, généraliser, et quelle espèce d’erreurs il commettait. — Pour établir la valeur des données il faut critiquer chaque affirmation en particulier : on doit se représenter les conditions où se trouvait l’auteur et se demander s’il a pu se procurer les données nécessaires à son affirmation. La précaution est indispensable pour tous les chiffres élevés et toutes les descriptions des usages d’un peuple ; car il y a chance que l’auteur ait obtenu son chiffre par un procédé conjectural d’évaluation (cas ordinaire pour le nombre des combattants ou des morts), ou en réunissant des chiffres partiels qui ne sont pas tous exacts ; il y a chance qu’il ait étendu à tout un peuple, à tout un pays, à toute une période ce qui était vrai seulement d’un petit groupe qu’il connaissait158.

VI. Ces deux premières séries de questions sur la sincérité et l’exactitude des affirmations du document supposent que l’auteur a observé lui-même le fait. C’est la condition commune des observations dans toutes les sciences constituées. Mais en histoire la pénurie des observations directes, même médiocrement faites, est si grande qu’on en est réduit à tirer parti de documents dont ne voudrait aucune autre science159. Qu’on prenne au hasard un récit, même d’un contemporain, on verra que les faits observés par l’auteur ne forment jamais qu’une partie de l’ensemble. Dans presque tout document le plus grand nombre des affirmations ne viennent pas directement de l’auteur, elles reproduisent les affirmations d’un autre. Le général, même en racontant la bataille qu’il vient de diriger, communique, non pas ses propres observations, mais celles de ses officiers ; son récit est déjà en grande partie un « document de seconde main » 160.

Pour faire la critique d’une affirmation de seconde main, il ne suffit plus d’examiner les conditions où opérait l’auteur du document : cet auteur n’est plus qu’un instrument de transmission ; le véritable auteur de l’affirmation, c’est celui qui lui a fourni le renseignement. Il faut donc changer le terrain de la critique, se demander si l’auteur du renseignement a opéré correctement ; et si celui-là tenait son renseignement d’un autre, — ce qui est le cas le plus fréquent, — il faut remonter d’intermédiaire en intermédiaire à la poursuite du premier qui a lancé dans le monde l’affirmation et se demander s’il a été un observateur correct.

Logiquement cette recherche de l’observateur-source n’est pas inconcevable ; les anciens recueils de traditions arabes donnent ainsi la chaîne des garants successifs d’une tradition. Mais dans la pratique les données manquent presque toujours pour arriver jusqu’à l’observateur ; l’observation reste anonyme. Alors se pose une question générale. Comment faire la critique d’une affirmation anonyme ? Il ne s’agit pas seulement des « documents anonymes » dont la rédaction d’ensemble a eu pour auteur un inconnu ; la question se pose même sur un auteur connu pour chacune des affirmations dont la source reste inconnue.

La critique opère en se représentant les conditions de travail de l’auteur ; sur une affirmation anonyme elle n’a presque plus de prise. Il ne lui reste d’autre procédé que d’examiner les conditions générales du document. — On peut examiner s’il y a un caractère commun à toutes les affirmations du document indiquant qu’elles proviennent toutes de gens ayant mêmes préjugés ou mêmes passions : en ce cas la tradition suivie par l’auteur est « colorée » ; la tradition d’Hérodote a une couleur athénienne et une couleur delphique. Il faut pour chacun des faits de cette tradition se demander s’il n’a pas été déformé par l’intérêt, la vanité, les préjugés du groupe. — On peut se demander, sans même considérer l’auteur, s’il y a eu quelque motif de déformation ou au contraire quelque motif d’observer correctement, commun à tous les hommes du temps ou du pays où a dû se faire l’observation : par exemple, quels étaient les procédés d’information et les préjugés des Grecs sur les Scythes au temps d’Hérodote.

De toutes ces enquêtes générales la plus utile porte sur la transmission des affirmations anonymes appelée tradition. Toute affirmation de seconde main n’a de valeur que dans la mesure où elle reproduit sa source ; tout ce qu’elle y ajoute est une altération et doit être éliminé ; de même toutes les sources intermédiaires ne valent que comme copies de l’affirmation originale issue directement d’une observation. La critique a besoin de savoir si ces transmissions successives ont conservé ou déformé l’affirmation primitive ; surtout si la tradition recueillie par le document a été écrite ou orale. L’écriture fixe l’affirmation et en rend la transmission fidèle ; au contraire l’affirmation orale reste une impression sujette à se déformer dans la mémoire de l’observateur lui-même, en se mélangeant à d’autres impressions ; en passant oralement par des intermédiaires elle se déforme à chaque transmission161, et comme elle se déforme pour des motifs variables, il n’est possible ni d’évaluer ni de redresser la déformation.

La tradition orale est par sa nature une altération continue ; aussi dans les sciences constituées n’accepte-t-on jamais que la transmission écrite. Les historiens n’ont pas de motif avouable de procéder autrement, tout au moins lorsqu’il s’agit d’établir un fait particulier. Il faut donc rechercher dans les documents écrits les affirmations venues par tradition orale pour les tenir en suspicion. Il est rare qu’on soit renseigné directement d’une façon sûre, les auteurs qui puisent dans la tradition orale ne le disent pas volontiers162. Il ne reste donc qu’un procédé indirect ; c’est de constater qu’il ne peut pas y avoir eu de transmission écrite, il serait certain alors que le fait n’a pu parvenir à l’auteur que par tradition orale. On doit donc se demander : à cette époque et dans ce groupe d’hommes avait-on l’habitude de mettre par écrit des faits de ce genre ? Si la réponse est négative, c’est que le fait vient de tradition orale.

La forme la plus frappante de tradition orale est la légende. Elle se produit dans les groupes d’hommes qui n’ont pas d’autre moyen de transmission que la parole, dans les sociétés barbares, ou les classes peu cultivées, paysans, soldats. C’est alors l’ensemble des faits qui est transmis oralement et prend la forme légendaire. Il y a à l’origine de chaque peuple une période légendaire : en Grèce, à Rome, chez tous les peuples germaniques et slaves, les souvenirs les plus anciens du peuple forment une couche de légendes. Dans les époques civilisées le peuple continue à avoir sa légende populaire sur les événements qui le frappent163. La légende, c’est la tradition exclusivement orale.

Après même qu’un peuple est sorti de la période légendaire en fixant les faits par l’écriture, la tradition orale ne cesse pas ; mais son domaine se restreint : elle se réduit aux faits non enregistrés, soit qu’ils soient secrets de leur nature, soit qu’on ne prenne pas la peine de les noter, les actes intimes, les paroles, les détails des événements. C’est l’anecdote  ; on l’a surnommée « la légende des civilisés ». Elle se forme comme la légende, par des souvenirs confus, des allusions, des interprétations erronées, des imaginations de toute origine qui se fixent sur quelques personnages ou quelques événements.

Légendes et anecdotes ne sont au fond que des croyances populaires, rapportées arbitrairement à des personnages historiques ; elles font partie du folklore, non de l’histoire164. Il faut donc se tenir en garde contre la tentation de traiter la légende comme un alliage de faits exacts et d’erreurs, d’où l’on pourrait par analyse dégager des « parcelles » de vérité historique. La légende forme un bloc où il y a peut-être quelque parcelle de vérité, et qu’on peut même analyser en ses éléments ; mais on n’a aucun moyen de discerner s’ils viennent de la réalité ou de l’imagination. C’est, suivant l’expression de Niebuhr, « un mirage produit par un objet invisible, suivant une loi de réfraction inconnue ».

Le procédé d’analyse le plus naïf consiste à rejeter dans le récit légendaire les détails qui paraissent impossibles, miraculeux, contradictoires ou absurdes, et à conserver comme historique le résidu raisonnable. C’est ainsi que les protestants rationalistes ont traité les récits bibliques au xviiie  siècle. Autant vaudrait amputer le merveilleux d’un conte de fées, supprimer le Chat botté pour faire du marquis de Carabas un personnage historique. — Une méthode plus raffinée, mais non moins dangereuse, consiste à comparer les diverses légendes pour en tirer le fond historique commun. — Grote165, à propos de la tradition grecque, a démontré l’impossibilité de tirer de la légende, par quelque procédé que ce soit, aucun renseignement sûr166. Il faut se résigner à traiter la légende comme le produit de l’imagination d’un peuple ; on peut y chercher les conceptions du peuple, non les faits extérieurs auxquels il a assisté. Ainsi la règle doit être de rejeter toute affirmation d’origine légendaire ; et il ne s’agit pas seulement des récits de forme légendaire : un récit d’apparence historique fabriqué avec les données de la légende, comme les premiers chapitres de Thucydide, doit être écarté aussi.

En cas de transmission écrite il reste à chercher si l’auteur a reproduit sa source sans l’altérer. Cette recherche rentre dans la critique des sources167, dans la mesure où on peut comparer les textes. Mais quand la source a disparu, la critique interne reste seule possible. — Il faut se demander d’abord si l’auteur a pu avoir des informations exactes, sinon son affirmation est sans valeur. — Puis il faut chercher, en général, s’il avait l’habitude d’altérer ses sources et dans quel sens ; en particulier, pour chacune de ses affirmations de seconde main, si elle paraît une reproduction exacte ou un arrangement. On le reconnaît à la forme : un morceau d’un style étranger qui détonne dans l’ensemble est un fragment d’un document antérieur ; plus la reproduction est servile, plus le morceau est précieux, car il ne peut contenir de renseignements exacts que ceux qui étaient déjà dans sa source. VII. Malgré toutes ces recherches la critique ne parvient jamais à reconstituer l’état civil de tous les renseignements de façon à dire par qui chaque fait a été observé, ni même par qui il a été noté. La conclusion, dans la plupart des cas, c’est que l’affirmation reste anonyme.

Nous voilà donc en présence d’un fait observé on ne sait par qui ni comment, et noté on ne sait quand ni comment. Aucune autre science n’accepte de faits dans ces conditions, sans contrôle possible, avec des chances d’erreur incalculables. Mais l’histoire peut en tirer parti parce qu’elle n’a pas besoin, comme les autres sciences, d’atteindre des faits difficiles à constater.

La notion de fait, quand on la précise, se ramène à un jugement d’affirmation sur la réalité extérieure. Les opérations par lesquelles on aboutit à cette affirmation sont plus ou moins difficiles et les chances d’erreurs plus ou moins grandes suivant la nature des réalités à constater et le degré de précision qu’on veut mettre dans la formule. La chimie et la biologie ont besoin de saisir des faits délicats, des mouvements rapides, des états passagers, et de les mesurer en chiffres précis. L’histoire peut opérer sur des faits beaucoup plus grossiers, très durables ou très étendus (l’existence d’un usage, d’un homme, d’un groupe, même d’un peuple), exprimés grossièrement par des mots vagues sans mesure précise. Pour ces faits beaucoup plus facile à observer elle peut être beaucoup moins exigeante sur les conditions d’observation. Elle compense l’imperfection de ses procédés d’information par son aptitude à se contenter d’informations faciles à prendre.

Les documents ne fournissent guère que des faits mal constatés, sujets à des chances multiples de mensonge ou d’erreur. Mais il y a des faits pour lesquels il est très difficile de mentir ou de se tromper. — La dernière série des questions que doit se poser la critique a pour but de discerner, d’après la nature des faits, ceux qui, étant très peu exposés aux chances d’altération, sont très probablement exacts. On connaît en général les espèces de faits qui sont dans ces conditions favorables, on peut donc dresser un questionnaire général ; on p. 155 l’appliquera à chaque fait particulier du document en se demandant s’il rentre dans un des cas prévus.

1er cas. Le fait est de nature à rendre le mensonge improbable. On ment pour produire une impression, on n’a plus de raisons de mentir sur un point où on croit toute impression mensongère inutile ou tout mensonge inefficace. Pour reconnaître si l’auteur s’est trouvé dans ce cas on a plusieurs questions à poser.

1° Le fait affirmé va-t-il évidemment à l’encontre de l’effet que l’auteur voulait produire ? est-il contraire à l’intérêt, à la vanité, aux sentiments, aux goûts littéraires de l’auteur ou de son groupe ? ou à l’opinion qu’il cherchait à ménager ? La sincérité devient alors probable. Mais ce critérium est d’un maniement dangereux ; on en a abusé souvent, de deux façons. On prend pour un aveu ce qui a été une vantardise (Charles IX déclarant qu’il a préparé la Saint-Barthélemy). Ou bien on croit sans examen un Athénien qui parle mal des Athéniens, un protestant qui accuse d’autres protestants. Or l’auteur peut avoir eu de son intérêt ou de son honneur une toute autre idée que nous168 ; ou bien il peut avoir voulu calomnier des compatriotes d’un autre parti ou des coreligionnaires d’une autre secte que lui. Il faudrait donc restreindre ce critérium aux cas où l’on sait exactement l’effet que l’auteur a cru utile de produire et le groupe auquel il s’est intéressé.

2° Le fait affirmé était-il si évidemment connu du public que l’auteur, même tenté de mentir, aurait été arrêté par la certitude d’être découvert ? C’est le cas des faits faciles à vérifier, des faits matériels proches dans le temps et l’espace, étendus et durables ; surtout si le public avait un intérêt à les contrôler. Mais la crainte du contrôle n’est qu’un frein intermittent, contrarié par l’intérêt sur tous les points où l’auteur a un motif de tromper ; elle agit inégalement sur les esprits, fortement sur les hommes cultivés et calmes qui se représentent clairement leur public, faiblement dans les âges barbares et sur les gens passionnés169. Il faut donc restreindre ce critérium aux cas où l’on sait comment l’auteur s’est représenté son public et s’il a eu le sang-froid d’en tenir compte.

3° Le fait affirmé était-il indifférent à l’auteur, au point qu’il n’ait eu aucune tentation de le déformer ? C’est le cas des faits généraux, usages, institutions, objets, personnages, que l’auteur mentionne incidemment. Un récit, même mensonger, ne peut pas se composer exclusivement de mensonges ; l’auteur, pour localiser ses faits, a besoin de les entourer de circonstances exactes. Ces faits ne l’intéressaient pas, tout le monde de son temps les connaissait. Mais pour nous ils sont instructifs et ils sont sûrs, car l’auteur n’a pas cherché à nous tromper.

2e cas. Le fait est de nature à rendre l’erreur improbable. Si nombreuses que soient les chances d’erreur il y a des faits si « gros » qu’il est difficile de les voir de travers. Il faut donc se demander si le fait était facile à constater : 1° A-t-il duré très longtemps, de façon qu’on l’ait vu souvent (par exemple un monument, un homme, un usage, un événement de longue durée) ? — 2° A-t-il été très étendu, de façon que beaucoup de gens l’aient vu (une bataille, une guerre, l’usage de tout un peuple) ? — 3° Est-il exprimé en termes si généraux qu’une observation superficielle ait suffi pour le saisir (l’existence en général d’un homme, d’une ville, d’un peuple, d’un usage) ? Ce sont ces faits grossiers qui forment la partie solide de la connaissance historique.

3e cas. Le fait est de nature à n’avoir pu être affirmé que s’il était exact. Un homme n’affirme avoir vu ou entendu un fait inattendu et contraire à ses habitudes que s’il a été contraint de l’admettre sous la pression de l’observation. Un fait qui paraît très invraisemblable à celui qui le rapporte a plus de chances d’être exact. On doit donc se demander si le fait affirmé était en contradiction avec les autres notions qui garnissaient l’esprit de l’auteur, si c’est un phénomène d’une espèce inconnue à l’auteur, un acte ou un usage qui lui paraît inintelligible, si c’est une parole dont la portée dépasse son intelligence (comme les paroles du Christ dans les Évangiles ou les réponses de Jeanne d’Arc dans les interrogatoires de son procès). — Mais il faut se tenir en garde contre la tendance à juger les notions de l’auteur d’après les nôtres : quand des hommes habitués à croire au merveilleux parlent de monstres, de miracles, de sorciers, ce ne sont pas pour eux des faits inattendus, et le critérium ne s’applique pas.

VIII. Nous voici enfin au bout de cette description des opérations critiques ; elle a été longue parce qu’il a fallu décrire l’une après l’autre des opérations qui dans la pratique se font toutes ensemble. Voici maintenant comment on procède, en fait.

Si le texte est d’une interprétation contestable l’examen se partage en deux actes : le premier acte consiste à lire le texte pour en fixer le sens avant de chercher à en tirer aucun renseignement ; l’étude critique des faits contenus dans le document forme le second acte. Pour les documents dont le sens est évident, — réserve faite des passages de sens discutable qu’on doit étudier à part, — on peut dès la première lecture procéder à l’examen critique.

On commence par réunir les renseignements généraux sur le document et sur l’auteur, avec la préoccupation de chercher les conditions qui ont pu agir sur la production du document : l’époque, le lieu, le but, les péripéties de la composition, — la condition sociale, la patrie, le parti, la secte ou la famille, les intérêts, les passions, les préjugés, les habitudes de langue, les procédés de travail, les moyens d’information, la culture, les facultés ou les défauts d’esprit de l’auteur, — la nature et la forme de la transmission des faits. Tous ces renseignements, on les trouve préparés par la critique de provenance ; on les rassemble en suivant mentalement son questionnaire critique général ; mais on doit se les assimiler d’avance, car on aura besoin de les avoir présents à l’esprit pendant toute la durée des opérations.

Ainsi préparé, on aborde le document. A mesure qu’on le lit, on analyse mentalement, détruisant toutes les combinaisons de l’auteur, écartant toutes ses formes littéraires, pour arriver au fait que l’on doit se formuler en langue simple et précise. On s’affranchit par là du respect artistique et de la soumission aux idées de l’auteur, qui rendraient la critique impossible.

Le document ainsi analysé se résout en une longue suite de conceptions de l’auteur et d’affirmations sur les faits.

Sur chacune des affirmations on se demande s’il y a eu des chances de mensonge ou d’erreur ou des chances exceptionnelles de sincérité ou d’exactitude, en suivant le questionnaire critique dressé pour les cas particuliers. Ce questionnaire, on doit l’avoir toujours présent à l’esprit. Il paraîtra d’abord encombrant, peut-être même pédantesque ; mais comme on l’appliquera plus de cent fois sur une seule page de document, il finira par devenir inconscient ; en lisant un texte, tous les motifs de défiance ou de confiance apparaîtront d’un seul coup, réunis en une impression totale.

Alors, l’analyse et les questions critiques étant devenues instinctives, on aura acquis pour toujours cette allure d’esprit méthodiquement analytique, défiante et irrespectueuse qu’on appelle souvent d’un terme mystique « le sens critique », et qui est seulement l’habitude inconsciente de la critique.

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Chapitre VIII. Détermination des faits particuliers

L’analyse critique aboutit seulement à constater des conceptions et des affirmations, accompagnées de remarques sur la probabilité de l’exactitude des faits affirmés. Il reste à examiner comment on peut en tirer les faits historiques particuliers avec lesquels doit se construire la science. Conceptions et affirmations sont deux espèces de résultats qu’il faut traiter par deux méthodes différentes.

I. Toute conception exprimée soit dans un écrit, soit par une représentation figurée, est un fait certain, définitivement acquis. Si la conception est exprimée c’est qu’elle a été conçue (sinon par l’auteur qui peut-être reproduit une formule sans la comprendre, au moins par le créateur de la formule). Un seul cas suffit pour apprendre l’existence de la conception, un seul document suffit pour la prouver. L’analyse et l’interprétation suffisent donc pour dresser l’inventaire des faits qui forment la matière des histoires des arts, des sciences, des doctrines170. — La critique externe est chargée de localiser ces faits, en déterminant l’époque, le pays, l’auteur de chaque conception. — La durée, l’étendue géographique, l’origine, la filiation des conceptions sont l’affaire de la synthèse historique. La critique interne n’a pas de place ici ; le fait se tire directement du document. On peut avancer encore d’un pas. Les conceptions par elles-mêmes ne sont que des faits psychologiques ; mais l’imagination ne crée pas ses objets, elle en prend les éléments dans la réalité. Les descriptions de faits imaginaires sont construites avec les faits extérieurs que l’auteur a vus autour de lui. On peut chercher à dégager ces matériaux de connaissance. Pour les périodes et les espèces de faits sur lesquelles les documents sont rares, pour l’antiquité, pour les usages de la vie privée, on a tenté d’utiliser les œuvres littéraires, poèmes épiques, romans, pièces de théâtre171. Le procédé n’est pas illégitime, mais à condition de le limiter par plusieurs restrictions qu’on est très porté à oublier.

1° Il ne s’applique pas aux faits sociaux intérieurs, à la morale, à l’idéal artistique ; la conception morale ou esthétique d’un document exprime tout au plus l’idéal personnel de l’auteur ; on n’a pas le droit d’en conclure la morale ou le goût esthétique de son temps. Il faut au moins attendre d’avoir comparé différents auteurs du même temps.

2° La description même de faits matériels peut être une combinaison personnelle de l’auteur créée dans son imagination, les éléments seuls en sont sûrement réels ; on ne peut donc affirmer que l’existence séparée des éléments irréductibles, forme, matière, couleur, nombre. Quand le poète parle de portes d’or ou de boucliers d’argent, il n’est pas sûr qu’il ait existé des portes en or ou des boucliers en argent ; mais seulement qu’il existait des portes, des boucliers, de l’or et de l’argent. Il faut donc descendre dans l’analyse jusqu’à l’élément que l’auteur a forcément pris dans l’expérience des objets, leur destination, les actes usuels).

3° La conception d’un objet ou d’un acte prouve qu’il existait, mais non qu’il fût fréquent ; c’est peut-être un objet ou un acte unique ou du moins restreint à un très petit cercle ; les poètes et les romanciers prennent volontiers leurs modèles dans un monde exceptionnel. 4° Les faits connus par ce procédé ne sont localisés ni dans le temps ni dans le lieu : l’auteur peut les avoir pris dans un autre temps et un autre pays que le sien.

Toutes ces restrictions peuvent se résumer ainsi : avant de tirer d’une œuvre littéraire un renseignement sur la société où a vécu l’auteur, se demander ce que vaudrait pour la connaissance de nos mœurs le renseignement de même nature tiré d’un de nos romans contemporains.

Comme les conceptions, les faits extérieurs ainsi obtenus peuvent s’établir par un seul document. Mais ils restent si restreints et si mal localisés que pour en tirer parti il faut attendre de les avoir rapprochés d’autres fait semblables ; ce qui est l’œuvre de la synthèse.

On peut assimiler aux faits résultant des conceptions les faits extérieurs indifférents et très grossiers que l’auteur a exprimés presque sans y penser. On n’a pas logiquement le droit de les déclarer certains, car on voit des hommes qui se trompent même sur des faits grossiers, ou qui mentent même sur des faits indifférents. Mais ces cas sont si rares qu’on court peu de risque à admettre comme certains les faits de ce genre établis par un seul document ; et c’est ce qu’on fait en pratique pour les époques mal connues. On décrit les institutions des Gaulois ou des Germains d’après le texte unique de César ou de Tacite. Ces faits si faciles à constater ont dû s’imposer aux auteurs de descriptions comme les réalités s’imposent aux poètes.

II. Au contraire l’affirmation d’un document sur un fait extérieur172 ne peut jamais suffire à établir ce fait. Il y a trop de chances de mensonge ou d’erreur, et les conditions où l’affirmation s’est produite sont trop mal connues pour qu’on soit sûr qu’elle a échappé à toutes ces chances. L’examen critique ne donne donc pas de solutions définitives ; indispensable pour éviter des erreurs, il ne conduit pas jusqu’à la vérité.

La critique ne peut prouver aucun fait, elle ne fournit que des probabilités. Elle n’aboutit qu’à décomposer les documents en affirmations munies chacune d’une étiquette sur sa valeur probable : affirmation sans valeur, affirmation suspecte (fortement ou faiblement), affirmation probable ou très probable, affirmation de valeur inconnue.

De toutes ces espèces de résultats une seule est définitive : l’affirmation d’un auteur qui n’a pas pu être renseigné sur le fait qu’il affirme est nulle, on doit la rejeter comme on rejette un document apocryphe173. Mais la critique ne fait ici que détruire des renseignements illusoires, elle n’en fournit pas de certains. Les seuls résultats fermes de la critique sont des résultats négatifs . —  Tous les résultats positifs restent douteux, ils se ramènent à dire : « Il y a des chances pour ou contre la vérité de cette affirmation. Mais ce ne sont que des chances  : une affirmation suspecte peut être exacte, une affirmation probable peut être fausse, on en voit sans cesse des exemples, et nous ne connaissons jamais assez complètement les conditions de l’observation pour savoir si elle a été bien faite.

Pour arriver à un résultat définitif il faut une dernière opération. Au sortir de la critique les affirmations se présentent comme probables ou improbables. Mais les plus probables même, prises isolément, resteraient de simples probabilités : le pas décisif qui doit les transformer en une proposition scientifique, on n’a pas le droit de le faire ; une proposition scientifique est une affirmation indiscutable, et celles-ci ne le sont pas. — En toute science d’observation c’est un principe universel qu’on n’arrive pas à une conclusion scientifique par une observation unique : on attend, pour affirmer une proposition, d’avoir constaté le fait par plusieurs observations indépendantes. L’histoire, avec ses procédés si imparfaits d’information, a moins que toute autre science le droit de se soustraire à ce principe. Une affirmation historique n’est, dans le cas le plus favorable, qu’une observation médiocrement faite ; elle a besoin d’être confirmée par d’autres observations. Toute science se constitue en rapprochant plusieurs observations : les faits scientifiques sont les points sur lesquels concordent des observations différentes174. Chaque observation est sujette à des chances d’erreur qu’on ne peut pas éliminer entièrement ; mais si plusieurs observations s’accordent, il n’est guère possible que ce soit en commettant la même erreur ; la raison la plus probable de la concordance c’est que les observateurs ont vu la même réalité et l’ont tous décrite exactement. Les erreurs personnelles tendent à diverger, ce sont les observations exactes qui concordent.

Appliqué à l’histoire, ce principe conduit à une dernière série d’opérations, intermédiaire entre la critique purement analytique et les opérations de synthèse : la comparaison des affirmations.

On commence par classer les résultats de l’analyse critique, de façon à réunir les affirmations sur un même fait. Matériellement l’opération est facilitée par le procédé des fiches (soit qu’on ait noté chaque affirmation sur une fiche, soit qu’on ait créé pour chaque fait une fiche seulement, sur laquelle on aura noté les différentes affirmations à mesure qu’on les rencontrait). Le rapprochement fait apparaître l’état de nos connaissances sur le fait ; la conclusion définitive dépend du rapport entre les affirmations. Il faut donc étudier séparément les cas qui peuvent se présenter.

III. Le plus souvent, sauf en histoire contemporaine, sur un fait les documents nous fournissent une seule affirmation. Toutes les autres sciences en pareil cas suivent une règle invariable : une observation isolée n’entre pas dans la science, on la cite (avec le nom de l’observateur), mais sans conclure. Les historiens n’ont aucun motif avouable de procéder autrement. Quand ils n’ont pour établir un fait que l’affirmation d’un seul homme, si honnête qu’il soit, ils devraient, non pas affirmer le fait, mais seulement, comme font les naturalistes, mentionner le renseignement (Thucydide affirme, César dit que) : c’est tout ce qu’ils ont le droit d’assurer. En fait, tous ont gardé l’habitude, comme au moyen âge, d’affirmer d’après l’autorité de Thucydide ou de César ; beaucoup poussent la naïveté jusqu’à le dire en propres termes. Ainsi livrés sans frein scientifique à la crédulité naturelle, les historiens en arrivent à admettre, sur la présomption insuffisante d’un document unique, toute affirmation qui se trouve n’être pas contredite par un autre document. De là cette conséquence absurde que l’histoire est plus affirmative et semble mieux constituée dans les périodes inconnues dont il ne reste qu’un seul écrivain que pour les faits connus par des milliers de documents contradictoires. Les guerres médiques connues par le seul Hérodote, les aventures de Frédégonde racontées par le seul Grégoire de Tours sont moins sujettes à discussion que les événements de la Révolution, décrits par des centaines de contemporains. — Pour tirer l’histoire de cette condition honteuse, il faut une révolution dans l’esprit des historiens.

IV. Lorsqu’on a sur le même fait plusieurs affirmations, il arrive ou qu’elles se contredisent ou qu’elles concordent. Pour être certain qu’elles se contredisent réellement il faut s’assurer qu’elles portent bien sur le même fait : deux affirmations en apparence contradictoires peuvent n’être que parallèles ; elles peuvent ne pas porter exactement sur les mêmes moments, les mêmes lieux, les mêmes personnes, les mêmes épisodes d’un événement, et elles peuvent être exactes toutes deux175. Il n’en faut pas conclure pourtant qu’elles se confirment ; chacune rentre dans la catégorie des affirmations uniques.

Si la contradiction est véritable, c’est que l’une des deux affirmations au moins est fausse. Une tendance naturelle à la conciliation pousse alors à chercher un compromis, à prendre un moyen terme. Cet esprit conciliant est l’opposé de l’esprit scientifique. Si l’un dit 2 et 2 font 4, l’autre 2 et 2 font 5, on ne doit pas dire 2 et 2 font 4 1/2 ; on doit examiner lequel des deux a raison. C’est l’office de la critique. Presque toujours, de ces affirmations contradictoires une au moins est suspecte ; il faut l’écarter si l’autre, en conflit avec elle, est très probable. Si l’autre est suspecte aussi, on doit s’abstenir de conclure ; de même, si plusieurs affirmations suspectes concordent contre une seule non suspecte176.

V. Quand plusieurs affirmations concordent il faut encore résister à la tendance naturelle à croire que le fait est démontré. Le premier mouvement est de compter tout doucement pour une source de renseignement. On sait bien dans la vie réelle que les hommes sont sujets à se copier les uns les autres, qu’un seul récit sert souvent à plusieurs narrateurs, qu’il arrive à plusieurs journaux de publier la même correspondance, à plusieurs reporters de s’entendre pour laisser faire un compte rendu à un seul d’entre eux. On a alors plusieurs documents, on a même plusieurs affirmations, mais a-t-on autant d’observations ? Évidemment non. Une affirmation qui en reproduit une autre ne constitue pas une observation nouvelle, et quand même une observation serait reproduite par cent auteurs différents, ces cent copies ne représenteraient encore qu’une seule observation. Les compter pour cent équivaudrait à compter pour cent documents cent exemplaires imprimés d’un même livre. Mais le respect des « documents historiques » est parfois plus fort que l’évidence. La même affirmation rédigée dans plusieurs documents séparés, par des auteurs différents, donne l’illusion de plusieurs affirmations ; un même fait relaté dans dix documents différents paraît aussitôt établi par dix observations concordantes. Il faut se défier de cette impression. Une concordance n’est concluante qu’autant que les affirmations concordantes expriment des observations indépendantes l’une de l’autre. Avant de tirer aucune conclusion d’une concordance on doit examiner si elle est une concordance entre des observations indépendantes  ; ce qui comporte deux opérations.

1° On commence par chercher si les affirmations sont indépendantes, ou ne sont que des reproductions d’une même observation unique. Ce travail est en partie l’œuvre de la critique externe des sources177 ; mais la critique des sources n’étudie que les rapports entre les documents écrits, elle s’arrête après avoir établi quels passages un auteur a empruntés à d’autres auteurs. Les passages empruntés sont à écarter sans discussion. Mais il reste à faire le même travail sur les affirmations qui n’ont pas pris de forme écrite. On doit comparer les affirmations sur le même fait pour chercher si elles proviennent d’observateurs différents ou du moins d’observations différentes.

Le principe est analogue à celui de la critique de sources. Les détails d’un fait social sont si multiples et il y a tant de façons différentes de voir le même fait que deux observateurs indépendants n’ont aucune chance de se rencontrer sur tous les points ; quand deux affirmations présentent les mêmes détails dans le même ordre c’est qu’elles dérivent d’une observation commune ; les observations différentes divergent toujours sur quelques points. Souvent on peut tirer parti d’un principe a priori : si le fait était de nature à n’avoir pu être observé ou rapporté que par un seul observateur, c’est que toutes les sources dérivent de cette observation unique. Ces principes178 permettent de reconnaître beaucoup de cas d’observations différentes et plus encore de cas d’observations reproduites.

Il reste des cas douteux en grand nombre. La tendance naturelle est de les compter comme indépendants. C’est l’inverse qui serait scientifiquement correct : tant que l’indépendance des affirmations n’est pas prouvée, on n’a pas le droit d’admettre que leur concordance soit concluante.

C’est seulement après avoir établi le rapport entre les affirmations qu’on peut compter les affirmations vraiment différentes et examiner si elles concordent. Ici encore il faut se défier du premier mouvement : la concordance vraiment concluante n’est pas, comme on l’imaginerait naturellement, une ressemblance complète entre deux récits, c’est un croisement entre deux récits différents qui ne se ressemblent qu’en quelques points. La tendance naturelle est de regarder la concordance comme une confirmation d’autant plus probante qu’elle est plus complète ; il faut au contraire adopter la règle paradoxale que la concordance prouve davantage quand elle est limitée à un petit nombre de points. Ce sont les points de concordance de ces affirmations divergentes qui constituent les faits historiques scientifiquement établis.

2° Avant de conclure il reste à s’assurer si les observations différentes du même fait sont pleinement indépendantes  ; car elles peuvent avoir agi l’une sur l’autre au point que la première ait déterminé les suivantes, et alors leur concordance ne serait plus concluante. Il faut prendre garde aux cas suivants :

1er cas. Les observations différentes ont été faites par le même auteur, qui les a consignées, soit dans un même document, soit dans des documents différents ; il faut alors des raisons spéciales pour admettre que l’auteur a vraiment refait les observations et ne s’est pas borné à répéter une observation unique.

2e cas. Il y a eu plusieurs observateurs, mais ils ont chargé l’un d’eux de rédiger un document unique : c’est le cas des procès-verbaux d’assemblées ; il faut s’assurer si le document représente seulement l’affirmation du rédacteur ou si les autres observateurs ont contrôlé sa rédaction.

3e cas. Plusieurs observateurs ont rédigé leur observation dans des documents différents, mais dans des conditions semblables ; il faut appliquer le questionnaire critique pour chercher si tous n’ont pas subi les mêmes causes de mensonge ou d’erreur (même intérêt, ou même vanité, ou mêmes préjugés, etc.).

Il n’y a de sûrement indépendantes que les observations contenues dans des documents différents, issus d’auteurs différents, appartenant à des groupes différents, opérant dans des conditions différentes. C’est dire que les cas de concordance pleinement concluante sont rares, sauf dans les périodes modernes.

La possibilité de prouver un fait historique dépend du nombre de documents indépendants conservés sur ce fait, et il dépend du hasard que les documents se soient conservés ; ainsi s’explique la part du hasard dans la constitution de l’histoire.

Les faits qu’il est possible d’établir sont surtout des faits étendus et durables (appelés parfois faits généraux), usages, doctrines, institutions, grands événements ; ils ont été plus faciles à observer et sont plus faciles à prouver. Pourtant la méthode historique n’est pas par elle-même impuissante à établir des faits courts et limités (ce qu’on appelle faits particuliers), une parole, un acte d’un moment. Il suffit que plusieurs personnages aient assisté au fait, l’aient noté et que leurs écrits nous soient parvenus. On sait la phrase que Luther a prononcée à la Diète de Worms ; on sait qu’il n’a pas dit ce que lui attribue la tradition. Ce concours de conditions favorables devient de plus en plus fréquent avec l’organisation des journaux, des sténographes et des dépôts de documents.

Pour l’antiquité et le moyen âge la connaissance historique est restreinte aux faits généraux par la pénurie de documents. Dans la période contemporaine elle peut s’étendre de plus en plus aux faits particuliers. — Le public s’imagine le contraire ; il se défie des faits contemporains sur lesquels il voit circuler des récits contradictoires et croit sans hésiter aux faits anciens qu’il ne voit pas contredire. Sa confiance est au maximum pour l’histoire qu’on n’a pas les moyens de savoir, son scepticisme croît à mesure que les moyens de savoir augmentent.

VI. La concordance entre les documents conduit à des conclusions qui ne sont pas toutes définitives. Il reste à étudier l’accord entre les faits pour compléter ou rectifier les conclusions.

Plusieurs faits qui, pris isolément, ne sont qu’imparfaitement prouvés peuvent se confirmer les uns les autres de façon à donner une certitude d’ensemble. Les faits que les documents présentent isolés ont été parfois assez rapprochés dans la réalité pour que l’un fût lié à l’autre. De ce genre sont les actes successifs d’un même homme ou d’un même groupe, les habitudes d’un même groupe à des époques rapprochées ou de groupes semblables à la même époque. Chacun de ces faits peut, il est vrai, se produire sans l’autre ; la certitude que l’un s’est produit ne permettrait pas d’affirmer l’autre. Et cependant l’accord de plusieurs de ces faits, chacun imparfaitement prouvé, donne une espèce de certitude ; ils ne se prouvent pas les uns les autres au sens strict, mais ils se confirment179. Le doute qui pesait sur chacun d’eux se dissipe ; on arrive à l’espèce de certitude produite par l’enchaînement des faits. Ainsi, par le rapprochement de conclusions encore douteuses, s’établit un ensemble moralement certain. — Dans un itinéraire de souverain, les jours et les lieux de passage se confirment quand ils s’accordent de façon à former un tout cohérent. — Une institution ou un usage d’un peuple s’établit par l’accord de renseignements, chacun probable seulement, qui portent sur des lieux ou des moments différents.

Cette méthode est d’une application difficile. L’accord est une notion beaucoup plus vague que la concordance. On ne peut pas préciser en général quels faits sont liés entre eux assez pour former un ensemble dont l’accord soit concluant, ni déterminer d’avance la durée et l’étendue de ce qui constitue un ensemble. Des faits pris à un demi-siècle et à cent lieues de distance pourront se confirmer de façon à établir l’usage d’un peuple (par exemple chez les Germains) ; ils ne prouveraient rien pris dans une société hétérogène et à évolution rapide (par exemple la société française en 1750 et en 1800, en Alsace et en Provence). Il faut ici étudier les rapports entre les faits. C’est déjà le commencement de la construction historique ; ainsi se fait le passage des opérations analytiques aux opérations synthétiques.

VII. Mais il reste à étudier le cas du désaccord entre les faits établis par les documents et d’autres faits établis par d’autres procédés. Il arrive qu’un fait obtenu par conclusion historique soit en contradiction avec un ensemble de faits historiquement connus, ou avec l’ensemble de nos connaissances sur l’humanité fondées sur l’observation directe, ou avec une loi scientifique établie par la méthode régulière d’une science constituée. Dans les deux premiers cas, le fait n’est en collision qu’avec l’histoire ou la psychologie et la sociologie, toutes sciences mal constituées, il est appelé seulement invraisemblable  ; s’il est en conflit avec une science, il devient un miracle . —  Que doit-on faire d’un fait invraisemblable ou miraculeux ? Faut-il l’admettre après examen des documents, ou le rejeter comme impossible par la question préalable ?

L’invraisemblance n’est pas une notion scientifique ; elle varie avec les individus : ce que chacun trouve invraisemblable, c’est ce qu’il n’est pas habitué à voir ; pour un paysan le téléphone est beaucoup plus invraisemblable qu’un revenant ; un roi de Siam a refusé de croire à l’existence de la glace. Il faut donc préciser à qui le fait paraît invraisemblable. — Est ce à la masse sans culture scientifique ? Pour elle la science est plus invraisemblable que le miracle, la physiologie que le spiritisme ; sa notion d’invraisemblance est sans valeur. — Est-ce à l’homme cultivé scientifiquement ? Il s’agit alors de l’invraisemblance pour un esprit scientifique, et il serait plus précis de dire que le fait est contraire aux données de la science, qu’il y a désaccord entre les observations directes des savants et les renseignements indirects des documents.

Comment doit se trancher ce conflit ? La question n’a pas grand intérêt pratique ; presque tous les documents qui rapportent des faits miraculeux sont déjà suspects par ailleurs, et seraient écartés par une critique correcte. Mais la question du miracle a soulevé de telles passions qu’il peut être bon d’indiquer comment elle se pose pour les historiens180.

La croyance générale au merveilleux a rempli de faits miraculeux les documents de presque tous les peuples. Historiquement le diable est beaucoup plus solidement prouvé que Pisistrate : nous n’avons pas un seul mot d’un contemporain qui dise avoir vu Pisistrate ; des milliers de « témoins oculaires » déclarent avoir vu le diable, il y a peu de faits historiques établis sur un pareil nombre de témoignages indépendants. Pourtant nous n’hésitons plus à rejeter le diable et à admettre Pisistrate. C’est que l’existence du diable serait inconciliable avec les lois de toutes les sciences constituées.

Pour l’historien, la solution du conflit est évidente181. Les observations contenues dans les documents historiques ne valent jamais celles des savants contemporains (on a montré pourquoi). La méthode historique indirecte ne vaut jamais les méthodes directes des sciences d’observation. Si ses résultats sont en désaccord avec les leurs, c’est elle qui doit céder ; elle ne peut prétendre, avec ses moyens imparfaits, contrôler, contredire ou rectifier les résultats des autres ; elle doit au contraire employer leurs résultats à rectifier les siens. Le progrès des sciences directes modifie parfois l’interprétation historique ; un fait établi par l’observation directe sert à comprendre et à critiquer des documents : les cas de stigmates et d’anesthésie nerveuse observés scientifiquement ont fait admettre les récits historiques de faits analogues (stigmates de quelques saints, possédées de Loudun). Mais l’histoire ne peut pas servir au progrès des sciences directes. Tenue par ses moyens indirects d’information à distance de la réalité, elle accepte les lois établies par les sciences qui ont le contact direct avec la réalité. Pour rejeter une de ces lois il faudrait de nouvelles observations directes. C’est une révolution qui peut être faite, mais seulement au centre ; l’histoire n’a pas le pouvoir d’en prendre l’initiative.

La solution est moins nette pour les faits en désaccord seulement avec un ensemble de connaissances historiques ou avec les embryons des sciences de l’homme. Elle dépend de l’opinion qu’on se fait de la valeur de ces connaissances. Du moins peut-on poser la règle pratique que pour contredire l’histoire, la psychologie ou la sociologie, il faut avoir de bien solides documents ; et c’est un cas qui ne se présente guère.

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Livre III. Opérations synthétiques

Chapitre I. Conditions générales de la construction historique

La critique des documents ne fournit que des faits isolés. Pour les organiser en un corps de science il faut une série d’opérations synthétiques. L’étude de ces procédés de construction historique forme la seconde moitié de la Méthodologie.

La construction ne doit pas être dirigée par le plan idéal de la science que nous désirerions construire ; elle dépend des matériaux réels dont nous disposons. Il serait chimérique de se proposer un plan que les matériaux ne se prêteraient pas à réaliser, ce serait vouloir construire la tour Eiffel avec des moellons. Le vice fondamental des philosophies de l’histoire est d’oublier cette nécessité pratique.

I. Regardons d’abord les matériaux de l’histoire. Quelle est leur forme et leur nature ? En quoi diffèrent-ils des matériaux des autres sciences ?

Les faits historiques proviennent de l’analyse critique des documents. Ils en sortent dans l’état où l’analyse les a mis, hachés menu en affirmations élémentaires ; car une seule phrase contient plusieurs affirmations, on a souvent accepté les unes et rejeté les autres ; chacune de ces affirmations constitue un fait.

Les faits historiques ont ce caractère commun d’être tirés tous des documents ; mais ils sont très disparates.

1° Ils représentent des phénomènes de nature très différente. D’un même document on tire des faits d’écriture, de langue, de style, de doctrines, d’usages, d’événements. L’inscription de Mesha fournit des faits d’écriture et de langue moabites, le fait de la croyance au dieu Khamos, les pratiques de son culte, les faits de guerre des Moabites contre Israël. Tous les faits nous arrivent ainsi pêle-mêle, sans distinction de nature. Ce mélange de faits hétérogènes est un des caractères qui différencient l’histoire des autres sciences. Les sciences d’observation directe choisissent les faits qu’elles veulent étudier, et systématiquement se bornent à observer les faits d’une seule espèce. Les sciences documentaires reçoivent les faits tout observés de la main des auteurs de documents qui les leur livrent en désordre. Pour les tirer de ce désordre, il faut les trier et les grouper par espèces. Mais pour les trier il faudrait savoir avec précision ce qui doit en histoire constituer une espèce de faits ; pour les grouper il faudrait un principe de classement approprié aux faits historiques. Or sur ces deux questions capitales les historiens ne sont pas arrivés encore à formuler de règles précises.

2° Les faits historiques se présentent à des degrés de généralité très différents, depuis les faits très généraux communs à tout un peuple et qui ont duré des siècles (institutions, coutumes, croyances) jusqu’aux actes les plus fugitifs d’un homme (une parole ou un mouvement). C’est encore une différence avec les sciences d’observation directe qui partent régulièrement de faits particuliers et travaillent méthodiquement à les condenser en faits généraux. Pour former des groupes il faut ramener les faits au même degré de généralité, ce qui oblige à chercher à quel degré de généralité on peut et on doit réduire les différentes espèces de faits. Et c’est sur quoi les historiens ne s’entendent pas entre eux.

3° Les faits historiques sont localisés, ils ont existé en une époque et en un pays donnés ; si on leur retire la mention du temps et du lieu où ils se sont produits, ils perdent le caractère historique, ils ne peuvent plus être utilisés que pour la connaissance de l’humanité universelle (comme il arrive aux faits de folklore dont on ignore la provenance). Cette nécessité de localiser est inconnue aussi aux sciences générales ; elle est limitée aux sciences descriptives qui étudient la distribution géographique et l’évolution des phénomènes. Elle impose à l’histoire l’obligation d’étudier séparément les faits des différents pays et des différentes époques.

4° Les faits extraits des documents par l’analyse critique se présentent accompagnés d’une indication critique sur leur probabilité182. Dans tous les cas où l’on n’est pas arrivé à la certitude complète, toutes les fois que le fait est seulement probable — à plus forte raison s’il est suspect, — le travail de la critique le livre à l’historien avec une étiquette que l’on n’a pas le droit de retirer et qui empêche le fait d’entrer dans la science définitive. Même les faits qui, rapprochés d’autres faits, finiront par être établis, passent par cette condition transitoire, comme les cas cliniques qui s’entassent dans les revues médicales avant d’être assez prouvés pour devenir des faits scientifiques.

Ainsi la construction historique doit être faite avec une masse incohérente de menus faits, une poussière de connaissances de détail. Ce sont des matériaux hétérogènes, qui diffèrent par leur objet, leur situation, leur degré de généralité, leur degré de certitude. Pour les classer, la pratique des historiens ne fournit pas de méthode ; l’histoire, étant issue d’un genre littéraire, est restée la moins méthodique des sciences.

II. En toute science, après avoir regardé les faits, on se pose systématiquement des questions183 ; toute science est formée d’une série de réponses à une série de questions méthodiques. Dans toutes les sciences d’observation directe, quand même on n’y a pas songé d’avance, les faits observés suggèrent des questions et obligent à les préciser. Mais les historiens n’ont pas cette discipline ; habitués à imiter les artistes, beaucoup ne pensent pas même à se demander ce qu’ils cherchent : ils prennent dans les documents les traits qui les ont frappés, souvent pour un motif personnel, les reproduisent en changeant la langue et y ajoutent les réflexions de tout genre qui leur viennent à l’esprit.

L’histoire, sous peine de se perdre dans la confusion de ses matériaux, doit se faire une règle stricte de toujours procéder par questions comme les autres sciences184. Mais comment poser les questions dans une science si différente des autres ? C’est le problème fondamental de la méthode. On ne peut le résoudre qu’en commençant par déterminer le caractère essentiel des faits historiques, qui les différencie des faits des autres sciences.

Les sciences d’observation directe opèrent sur des objets réels et complets. La science la plus voisine de l’histoire par son objet, la zoologie descriptive, procède en examinant un animal réel et entier. On le voit réellement, dans son ensemble, on le dissèque, de façon à le décomposer en ses parties, la dissection est une analyse au sens propre (αναλύειν, c’est dissoudre). On peut ensuite remettre ensemble les parties de façon à voir la structure de l’ensemble, c’est la synthèse réelle. On peut regarder les mouvements réels qui constituent le fonctionnement des organes de façon à observer la réaction réciproque des parties de l’organisme. On peut comparer les ensembles réels et voir par quelles parties ils se ressemblent de façon à les classifier suivant leurs ressemblances réelles. La science est une connaissance objective fondée sur l’analyse, la synthèse, la comparaison réelles  ; la vue directe des objets guide le savant et lui dicte les questions à poser.

En histoire rien de pareil. — On dit volontiers que l’histoire est la « vision » des faits passés, et qu’elle procède par « analyse » ; ce sont deux métaphores, dangereuses si on en est dupe185. En histoire, on ne voit rien de réel que du papier écrit, —  et quelquefois des monuments ou des produits de fabrication. L’historien n’a aucun objet à analyser réellement, aucun objet qu’il puisse détruire et reconstruire. « L’analyse historique » n’est pas plus réelle que la vue des faits historiques ; elle n’est qu’un procédé abstrait, une opération purement intellectuelle. — L’analyse d’un document consiste à chercher mentalement les renseignements qu’il contient pour les critiquer un à un. — L’analyse d’un fait consiste à distinguer mentalement les différents détails de ce fait (épisodes d’un événement, caractères d’une institution), pour fixer son attention successivement sur chacun des détails ; c’est ce qu’on appelle examiner les divers « aspects » d’un fait ; — encore une métaphore. — L’esprit humain, naturellement confus, n’a spontanément que des impressions d’ensemble confuses ; il est nécessaire, pour les éclaircir, de se demander quelles impressions particulières constituent une impression d’ensemble, afin de les préciser en les considérant une à une. Cette opération est indispensable, mais il ne faut pas en exagérer la portée. Ce n’est pas une méthode objective qui fasse découvrir des objets réels ; ce n’est qu’une méthode subjective pour apercevoir les éléments abstraits qui forment nos impressions186. — Par la nature même de ses matériaux l’histoire est forcément une science subjective. Il serait illégitime d’étendre à cette analyse intellectuelle d’impressions subjectives les règles de l’analyse réelle d’objets réels.

L’histoire doit donc se défendre de la tentation d’imiter la méthode des sciences biologiques. Les faits historiques sont si différents de ceux des autres sciences qu’il faut pour les étudier une méthode différente de toutes les autres.

III. Les documents, source unique de la connaissance historique, renseignent sur trois catégories de faits.

1° Êtres vivants et objets matériels. — Les documents font connaître l’existence d’êtres humains, de conditions matérielles, d’objets fabriqués. Tous ces faits ont été des phénomènes matériels que l’auteur du document a perçus matériellement. Mais pour nous ils ne sont plus que des phénomènes intellectuels, des faits vus « à travers l’imagination de l’auteur », ou, pour parler exactement, des images représentatives des impressions de l’auteur, des images que nous formons par analogie avec ses images. Le Temple de Jérusalem a été un objet matériel qu’on voyait, mais nous ne pouvons plus le voir, nous ne pouvons plus que nous en faire une image analogue à celle des gens qui l’avaient vu et l’ont décrit.

2° Actes des hommes. — Les documents rapportent les actes (et les paroles) des hommes d’autrefois qui ont été aussi des faits matériels vus et entendus par les auteurs, mais qui ne sont plus pour nous que les souvenirs des auteurs, représentés seulement par des images subjectives. Les coups de poignard donnés à César ont été vus, les paroles des meurtriers entendues en leur temps ; pour nous, ce ne sont que des images. — Les actes et les paroles ont tous ce caractère d’avoir été l’acte ou la parole d’un individu ; l’imagination ne peut se représenter que des actes individuels, à l’image de ceux que nous montre matériellement l’observation directe. Comme ils sont les faits d’hommes vivant en société, la plupart sont accomplis par plusieurs individus à la fois ou même combinés pour un résultat commun, ce sont des actes collectifs  ; mais pour l’imagination comme pour l’observation directe ils se ramènent toujours à une somme d’actes individuels. Le « fait social », tel que l’admettent plusieurs sociologues, est une construction philosophique, non un fait historique.

3° Motifs et conceptions. — Les actes humains n’ont pas leur cause en eux-mêmes ; ils ont un motif. Ce mot vague désigne à la fois l’impulsion qui fait accomplir un acte et la représentation consciente qu’on a de l’acte au moment de l’accomplir. Nous ne pouvons imaginer des motifs que dans le cerveau d’un homme, sous la forme de représentations intérieures vagues, analogues à celles que nous avons de nos propres états intérieurs ; nous ne pouvons les exprimer que par des mots, d’ordinaire métaphoriques. Ce sont les faits psychiques (vulgairement appelés sentiments et idées). Les documents nous en montrent de trois espèces : 1° motifs et conceptions des auteurs qui les ont exprimés ; 2° motifs et idées que les auteurs ont attribués à leurs contemporains dont ils ont vu les actes ; 3° motifs que nous pouvons nous-mêmes supposer aux actes relatés dans les documents et que nous nous représentons à l’image des nôtres.

Faits matériels, actes humains individuels et collectifs, faits psychiques, voilà tous les objets de la connaissance historique ; ils ne sont pas observés directement, ils sont tous imaginés. Les historiens — presque tous sans en avoir conscience et en croyant observer des réalités — n’opèrent jamais que sur des images.

IV. Comment donc imaginer des faits qui ne soient pas entièrement imaginaires ? Les faits imaginés par l’historien sont forcément subjectifs ; c’est une des raisons qu’on donne pour refuser à l’histoire le caractère de science. Mais subjectif n’est pas synonyme d’irréel. Un souvenir n’est qu’une image et n’est pourtant pas une chimère, il est la représentation d’une réalité passée. Il est vrai que l’historien, en travaillant sur les documents, n’a pas à son service des souvenirs personnels ; mais il se fait des images sur le modèle de ses souvenirs. Il suppose que les faits disparus (objets, actes, motifs), observés autrefois par les auteurs de documents, étaient semblables aux faits contemporains qu’il a vus lui-même et dont il a gardé le souvenir. C’est le postulat de toutes les sciences documentaires. Si l’humanité de jadis n’était pas semblable à l’humanité actuelle, on ne comprendrait rien aux documents. Partant de cette ressemblance, l’historien se forme une image des faits anciens historiques semblable à ses propres souvenirs des faits qu’il a vus.

Ce travail, qui se fait inconsciemment, est en histoire une des principales occasions d’erreur. Les choses passées qu’il faut s’imaginer ne sont pas entièrement semblables aux choses présentes qu’on a vues ; nous n’avons vu aucun homme pareil à César ou à Clovis, et nous n’avons pas passé par les mêmes états intérieurs qu’eux. Dans les sciences constituées on opère aussi sur des faits vus par d’autres observateurs et qu’il faut se représenter par analogie ; mais ces faits sont définis en termes précis qui indiquent quels éléments invariables doivent entrer dans l’image. Même en physiologie les notions sont assez nettement établies pour qu’un même mot éveille chez tous les naturalistes une image semblable d’un organe ou d’un mouvement. La raison en est que chaque notion désignée par un nom a été formée par une méthode d’observation et d’abstraction qui a précisé et décrit tous les caractères communs à cette notion.

Mais, à mesure qu’une connaissance se rapproche des faits intérieurs invisibles, les notions deviennent plus confuses et la langue moins précise. Nous n’arrivons à exprimer les faits humains même les plus vulgaires, conditions sociales, actes, motifs, sentiments, que par des termes vagues (roi, guerrier, combattre, élire). Pour les phénomènes plus complexes la langue est si indécise qu’on ne s’accorde même plus sur les éléments nécessaires du phénomène. Qu’est-ce qu’une tribu, une armée, une industrie, un marché, une révolution ? Ici l’histoire participe du vague de toutes les sciences de l’humanité, psychologiques ou sociales. Mais son procédé indirect de représentation par images rend ce vague encore plus dangereux. — Nos images historiques devraient donc reproduire au moins les traits essentiels des images qu’ont eues dans l’esprit les observateurs directs des faits passés : or les termes dans lesquels ils ont exprimé leurs images ne nous apprennent jamais exactement quels en étaient les éléments essentiels.

Des faits que nous n’avons pas vus, décrits dans des termes qui ne permettent pas de nous les représenter exactement, voilà les données de l’histoire. L’historien, obligé pourtant de se représenter des images des faits, doit vivre avec la préoccupation de ne construire ses images qu’avec des éléments exacts, de façon à s’imaginer les faits comme il les aurait vus s’il avait pu les observer lui-même187. Mais il a besoin pour former une image de plus d’éléments que les documents n’en fournissent. Qu’on essaye de se représenter un combat ou une cérémonie avec les données d’un récit, si détaillé qu’il soit, on verra combien de traits il faut y ajouter. Cette nécessité est sensible matériellement dans les restitutions de monuments fondées sur une description (par exemple celle du Temple de Jérusalem), dans les tableaux qui prétendent représenter des scènes historiques, dans les dessins des journaux illustrés.

Toute image historique contient donc une forte part de fantaisie. L’historien ne peut pas s’en délivrer, mais il peut savoir le compte des éléments réels qui entrent dans ses images et ne faire porter sa construction que sur ceux-là ; ces éléments, ce sont ceux qu’il a tirés des documents. S’il a besoin, pour comprendre la bataille entre César et Arioviste, de se représenter leurs deux armées, il aura soin de ne rien conclure de l’aspect général sous lequel il se les imagine ; il devra raisonner seulement avec les détails réels fournis par les documents.

V. Le problème de la méthode historique est enfin précisé ainsi. Avec les traits épars dans les documents nous formons des images. Quelques-unes, toutes matérielles, fournies par des monuments figurés, représentent directement un des aspects réels des choses passées. La plupart — toutes les images de faits psychiques sont dans ce cas — sont formées à la ressemblance des figures dessinées anciennement et surtout des faits actuels que nous avons observés. Or les choses passées ne ressemblaient qu’en partie aux choses présentes, et ce sont justement les parties différentes qui font l’intérêt de l’histoire. Comment se représenter ces traits différents pour lesquels le modèle nous manque ? Nous n’avons vu aucune troupe semblable aux guerriers francs ni ressenti personnellement les sentiments de Clovis partant en guerre contre les Wisigoths. Comment imaginer ces faits de façon qu’ils soient conformes à la réalité ?

En pratique voici ce qui se passe. Aussitôt qu’une phrase d’un document est lue, une image est formée dans notre esprit par une opération spontanée dont nous ne sommes pas maîtres. Cette image, produite par une analogie superficielle, est d’ordinaire grossièrement fausse. Chacun de nous peut retrouver dans ses souvenirs la façon absurde dont il a conçu d’abord les personnages et les scènes du passé. Le travail de l’histoire consiste à rectifier graduellement nos images en remplaçant un à un les traits faux par des traits exacts. Nous avons vu des gens à cheveux roux, des boucliers, des francisques (ou des dessins de ces objets) ; nous rapprochons ces traits pour corriger notre image première des guerriers francs. L’image historique finit ainsi par être une combinaison de traits empruntés à des expériences différentes.

Il ne suffit pas de se représenter des êtres et des actes isolés. Les hommes et les actes font partie d’un ensemble, d’une société et d’une évolution : il faut donc se représenter aussi les rapports entre les hommes et les actes (nations, gouvernements, lois, guerres).

Mais pour imaginer des rapports il faut concevoir un ensemble et les documents ne nous donnent que des traits isolés. Ici encore l’historien est forcé de recourir à un procédé subjectif. Il imagine une société ou une évolution et, dans ce cadre imaginé, il range les traits fournis par les documents. — Ainsi, tandis que le classement biologique se guide sur un ensemble réel observé objectivement, le classement historique ne peut se faire que dans un ensemble imaginé subjectivement.

La réalité passée nous ne l’observons pas, nous ne la connaissons que par sa ressemblance avec la réalité actuelle. Pour se représenter dans quelles conditions se sont produits les faits passés, il faut donc chercher, par l’observation de l’humanité présente, dans quelles conditions se produisent les faits analogues du présent. L’histoire serait ainsi une application des sciences descriptives de l’humanité (psychologie descriptive, sociologie ou science sociale) ; mais toutes sont encore des sciences mal constituées et leur infirmité retarde la constitution d’une science de l’histoire.

Cependant il y a des conditions de la vie humaine si nécessaires et si évidentes que la plus grossière observation suffit pour les établir. Ce sont celles qui sont communes à toute l’humanité ; elles dérivent de l’organisation physiologique qui crée les besoins matériels des hommes ou de leur organisation psychologique qui crée leurs habitudes de conduite. On peut donc les prévoir dans un questionnaire général qui servira pour tous les cas. Comme la critique historique et pour la même raison — l’impossibilité d’observer directement, — la construction historique se trouve forcée d’employer la méthode du questionnaire.

Les actes humains qui font la matière de l’histoire différent d’une époque et d’un pays à l’autre comme ont différé les hommes et les sociétés, et c’est même l’objet propre de l’histoire d’étudier ces différences ; si les hommes avaient toujours eu le même gouvernement ou parlé la même langue, il n’y aurait pas lieu de faire l’histoire des gouvernements et des langues. Mais ces différences sont enfermées entre les limites des conditions générales de la vie humaine ; elles ne sont que des variétés de certaines façons d’agir ou d’être, communes à toute l’humanité ou du moins à la grande majorité des hommes. On ne sait pas d’avance quel gouvernement ou quelle langue aura eu un peuple historique ; c’est l’affaire de l’histoire d’établir ces faits. Mais d’avance et pour tous les cas on prévoit que le peuple aura eu une langue et un gouvernement.

En dressant la liste des phénomènes fondamentaux qu’on peut s’attendre à trouver dans la vie de tout homme et de tout peuple, on obtiendra un questionnaire universel, sommaire, mais suffisant pour classer la masse des faits historiques en un certain nombre de groupes naturels, dont chacun formera une branche spéciale d’histoire. Ce cadre de groupement général fournira l’échafaudage de la construction historique.

Le questionnaire universel ne porte que sur les phénomènes habituels ; il ne peut pas prévoir les milliers de faits locaux ou accidentels qui forment la vie d’un homme ou d’une nation ; il ne suffira donc pas à poser toutes les questions auxquelles l’historien doit répondre pour donner le tableau complet du passé. L’étude détaillée des faits exigera l’emploi de questionnaires plus détaillés, différents suivant la nature des faits, des hommes ou des sociétés à étudier. Pour les dresser on peut commencer par noter les questions de détail qu’aura suggérées la lecture même des documents ; mais il faudra, pour classer ces questions — souvent même pour en compléter la liste, — recourir au procédé du questionnaire méthodique. Parmi les espèces de faits, les personnages, les sociétés bien connus (soit par l’observation directe, soit par l’histoire), on cherchera ceux qui ressemblent aux faits, au personnage, à la société qu’il s’agit d’étudier. En analysant les cadres de la science déjà faits pour ces cas connus, on verra quelles questions doivent se poser à propos du cas analogue qu’on étudie. Il va sans dire que le choix du cadre modèle devra être fait avec intelligence ; il ne faut pas appliquer à une société barbare un questionnaire dressé d’après l’étude d’une nation civilisée et vouloir trouver dans un domaine féodal quels agents répondaient à chacun de nos ministères, — comme l’a fait Boutaric dans son étude sur l’administration d’Alphonse de Poitiers.

Cette méthode du questionnaire qui fait reposer toute la construction historique sur un procédé a priori serait inacceptable si l’histoire était vraiment une science d’observation ; et peut-être la trouvera-t-on dérisoire comparée aux méthodes a posteriori des sciences naturelles. Mais sa justification est simple : elle est la seule méthode qu’on puisse pratiquer et, en fait, la seule qui l’ait jamais été. Dès qu’un historien cherche à mettre en ordre les faits contenus dans les documents, il fabrique avec la connaissance qu’il a (ou croit avoir) des choses humaines un cadre d’exposition qui équivaut à un questionnaire, — à moins qu’il n’adopte le cadre d’un devancier créé par le même procédé. — Mais quand ce travail a été inconscient, le cadre reste incomplet et confus. Ainsi il ne s’agit pas de décider si on opérera avec ou sans un questionnaire a priori — car on en aura toujours un ; — on n’a le choix qu’entre un questionnaire inconscient, confus et incomplet ou un questionnaire conscient, précis et complet.

VI. On peut maintenant tracer le plan de la construction historique, de façon à déterminer la série des opérations synthétiques nécessaires pour élever l’édifice.

L’analyse critique des documents a fourni les matériaux, ce sont les faits historiques encore épars. On commence par les imaginer sur le modèle des faits actuels qu’on suppose analogues ; on tâche, en combinant des fragments pris à divers endroits de la réalité, d’atteindre l’image la plus semblable à celle qu’aurait donnée l’observation directe du fait passé. C’est la première opération, indissolublement liée en fait à la lecture des documents. Pensant qu’il suffisait ici d’en avoir indiqué la nature188, nous avons renoncé à lui consacrer un chapitre spécial.

Les faits ainsi imaginés, on les groupe dans des cadres imaginés sur le modèle d’un ensemble observé dans la réalité qu’on suppose analogue à ce qu’a dû être l’ensemble passé. C’est la seconde opération ; elle se fait au moyen d’un questionnaire, et aboutit à découper dans la masse des faits historiques des morceaux de même nature qu’on groupe ensuite entre eux jusqu’à ce que toute l’histoire du passé soit classée dans un cadre universel.

Quand on a rangé dans ce cadre les faits extraits des documents, il y reste des lacunes, toujours considérables, énormes pour toutes les parties où les documents ne sont pas très abondants. On essaie d’en combler quelques-unes par des raisonnements à partir des faits connus. C’est (ou ce devrait être) la troisième opération ; elle accroît par un travail logique la masse des connaissances historiques.

On n’a encore qu’une masse de faits juxtaposés dans des cadres. Il faut les condenser en formules pour essayer d’en dégager les caractères généraux et les rapports. C’est la quatrième opération ; elle conduit aux conclusions dernières de l’histoire et couronne la construction historique au point de vue scientifique.

Mais comme la connaissance historique, complexe et encombrante par sa nature, est exceptionnellement difficile à communiquer, il reste encore à trouver les procédés pour exposer les résultats de l’histoire.

VII. Cette série d’opérations, facile à concevoir, n’a jamais été qu’imparfaitement exécutée. Elle est entravée par des difficultés matérielles dont les théories méthodologiques ne tiennent pas compte, mais qu’il vaut mieux regarder en face pour voir si elles doivent rester insurmontables.

Les opérations historiques sont si nombreuses, depuis la découverte du document jusqu’à la formule finale de conclusion, elles réclament des précautions si minutieuses, des aptitudes naturelles et des habitudes si différentes, que sur aucun point un seul homme ne peut exécuter lui-même le travail tout entier. L’histoire, moins que toute autre science, peut se passer de la division du travail ; or moins que toute autre elle la pratique. Il arrive à des érudits spécialistes d’écrire des histoires d’ensemble où ils construisent les faits au gré de leur imagination189, et les « constructeurs » opèrent en prenant des matériaux dont ils n’ont pas éprouvé la valeur190. C’est que la division du travail implique une entente entre des travailleurs, et en histoire cette entente n’existe pas. Chacun, sauf dans les opérations préparatoires de la critique externe, procède suivant son inspiration personnelle, sans méthode commune, sans souci de l’ensemble où son travail doit venir prendre place. Aussi aucun historien ne peut-il en toute sécurité utiliser les résultats du travail d’un autre, comme on fait dans les sciences constituées, car il ignore s’ils ont été obtenus par des procédés sûrs. Les plus scrupuleux en viennent à ne rien admettre qu’après avoir refait eux-mêmes le travail sur les documents ; c’était l’attitude de Fustel de Coulanges. A peine peut-on satisfaire à cette exigence pour les périodes très mal connues dont tous les documents conservés tiennent en quelques volumes, et pourtant on en est venu à poser en dogme qu’un historien ne doit jamais travailler de seconde main191. On le fait par nécessité, quand les documents sont trop nombreux pour être tous lus ; mais on ne le dit pas, par crainte du scandale.

Il vaudrait mieux s’avouer franchement la réalité. Une science aussi complexe que l’histoire, où il faut d’ordinaire entasser les faits par millions avant de pouvoir formuler une conclusion, ne peut se fonder par ce perpétuel recommencement. On ne fait pas la construction historique avec des documents, pas plus qu’on n’écrit l’histoire avec des manuscrits », et pour la même raison, qui est une raison de temps. C’est que pour faire avancer la science, il faut combiner les résultats obtenus par des milliers de travaux de détail.

Comment faire pourtant, puisque la plupart des travaux sont faits par une méthode suspecte, sinon incorrecte ? La confiance universelle mènerait à l’erreur aussi sûrement que la défiance universelle mène à l’impuissance. Voici du moins une règle qui permettra de se guider : Il faut lire les travaux des historiens avec les mêmes précautions critiques qu’on lit les documents. L’instinct naturel pousse à y chercher surtout les conclusions et à les adopter comme vérité établie ; il faut, au contraire, par une analyse continuelle, y chercher les faits, les preuves, les fragments de documents, bref les matériaux. On refera le travail de l’auteur, mais on le fera beaucoup plus vite, car ce qui perd du temps, c’est de réunir les matériaux ; et on n’acceptera de ses conclusions que celles qu’on trouvera démontrées.

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Chapitre II. Groupement des faits

I. La première nécessité qui s’impose à l’historien mis en présence du chaos des faits historiques, c’est de limiter son champ de recherches. Dans l’océan de l’histoire universelle quels faits choisira-t-il pour les recueillir ? — Puis, dans la masse des faits ainsi choisis, il lui faudra distinguer des groupes et faire des sections. — Enfin dans chacune de ces sections il aura à ranger les faits un à un. Ainsi toute construction historique doit commencer par trouver un principe pour trier, encadrer et ranger les faits. Ce principe on peut le chercher soit dans les conditions extérieures où les fait se sont produits, soit dans la nature intérieure des faits.

Le classement par les conditions extérieures est le plus naïf et le plus facile. Tout fait historique se produit en un moment du temps, en un lieu de l’espace, chez un homme ou dans un groupe d’hommes : voilà des cadres commodes pour délimiter et classer les faits. Ainsi naît l’histoire d’une période, d’un pays, d’une nation, d’un homme (biographie) ; les historiens de l’antiquité et de la Renaissance n’en ont pas pratiqué d’autre. — Dans ce cadre général les subdivisions sont taillées suivant le même principe et les faits sont rangés par ordre de temps, de lieux ou de groupes. — Quant au triage des faits à mettre dans ces cadres, il s’est longtemps opéré sans aucun principe fixe ; les historiens prenaient, suivant leur fantaisie personnelle, parmi les faits qui s’étaient produits dans une période, un pays ou une nation, tout ce qui leur semblait intéressant ou curieux. Tite Live et Tacite, pêle-mêle avec les guerres et les révolutions, racontaient les inondations, les épidémies et la naissance des monstres.

Le classement d’après la nature des faits s’est introduit très tard, lentement et d’une façon incomplète ; il est né hors de l’histoire dans les branches spéciales d’études de certaines espèces de faits humains, langue, littérature, arts, droit, économie politique, religion, qui ont commencé par être dogmatiques et sont peu à peu devenues historiques. Le principe de ce classement est de trier et de grouper ensemble les faits qui se rapportent à une même espèce d’actes ; chacun de ces groupes devient la matière d’une branche spéciale d’histoire. L’ensemble des faits vient ainsi se classer dans un casier qui peut être construit a priori en étudiant l’ensemble des activités humaines ; c’est le questionnaire général dont il a été parlé au chapitre précédent.

Le tableau suivant est une tentative de classification générale des faits historiques192, fondée sur la nature des conditions et des manifestations de l’activité.

I. CONDITIONS MATÉRIELLES. — 1° Étude des corps  : A. Anthropologie (ethnologie), anatomie et physiologie, anomalies et particularités pathologiques. B. Démographie (nombre, sexe, âge, naissance, mort, maladies). — 2° Étude du milieu  : A. Milieu naturel géographique (relief, climats, eaux, sol, flore et faune). B. Milieu artificiel, aménagement (cultures, édifices, voies, outillage, etc.).

II. HABITUDES INTELLECTUELLES (non obligatoires).

1° Langue (vocabulaire, syntaxe, phonétique, sémantique). Écriture. — 2° Arts  : A. Arts plastiques (conditions de production, conceptions, procédés, œuvres). B. Arts de l’expression, musique, danse, littérature. — 3° Sciences (conditions de production, méthodes, résultats). — 4° Philosophie et morale (conceptions, préceptes, pratique réelle). — 5° Religion (croyances, pratiques)193.

III. COUTUMES MATÉRIELLES (non obligatoires). — 1° Vie matérielle  : A. Alimentation (matériaux, apprêts, excitants). B. Vêtement et parure. C. Habitation et mobilier. — 2° Vie privée  : A. Emploi du temps (toilette, soins du corps, repas). B. Cérémonial social (funérailles et mariage, fêtes, étiquette). C. Divertissements (exercices et chasse, spectacles et jeux, réunions, voyages).

IV. COUTUMES ÉCONOMIQUES. — 1° Production  : A. Culture et élevage. B. Exploitation des minéraux. — 2° Transformation. Transports et industries194 : procédés techniques, division du travail, voies de communication. — 3° Commerce  : échange et vente, crédit. — 4° Répartition  : régime de la propriété, transmission, contrats, partage des produits.

V. INSTITUTIONS SOCIALES. — 1° Famille  : A. Constitution, autorité, condition de la femme et des enfants. B. Organisation économique195. Propriété familiale, successions. — 2° Éducation et instruction (but, procédés, personnel). — 3° Classes sociales (principe de division, règles des relations).

VI. INSTITUTIONS PUBLIQUES (obligatoires). — 1° Institutions politiques  : A. Souverain (personnel, procédure). B. Administration, services (guerre, justice, finances, etc.). C. Pouvoirs élus, assemblées, corps électoraux (pouvoirs, procédure). — 2° Institutions ecclésiastiques (mêmes questions). — 3° Institutions internationales  : A. Diplomatie. B. Guerre (usages de guerre et arts militaires). C. Droit privé et commerce.

Le groupement des faits d’après leur nature se combine avec le groupement d’après le temps et le lieu où ils se sont produits, de façon à fournir dans chaque branche des sections chronologiques, géographiques ou nationales. L’histoire d’une espèce d’actes (la langue, la peinture, le gouvernement) se subdivise en histoire de périodes, de pays, de nations (l’histoire de la langue grecque dans l’antiquité, l’histoire du gouvernement français au xixe  siècle).

Les mêmes principes servent à décider l’ordre où on rangera les faits. La nécessité de présenter les faits l’un après l’autre contraint à adopter une règle méthodique de succession. On peut exposer à la suite ou tous les faits qui ont eu lieu en un même temps, ou tous les faits d’un même pays, ou tous les faits d’une même espèce. Toute matière historique peut être distribuée suivant trois espèces d’ordre différents : l’ordre chronologique (ordre des temps), — l’ordre géographique (ordre des lieux, qui souvent coïncide avec l’ordre des nations), — l’ordre des espèces d’actes appelé d’ordinaire ordre logique . Il est impossible de suivre exclusivement l’un de ces ordres : dans tout exposé chronologique il faut découper des tranches géographiques ou logiques, passer d’un pays à l’autre et d’une espèce de faits à une autre et inversement. Mais il faut toujours décider quel sera l’ordre dominant dont les autres ne seront que des subdivisions.

Entre ces trois ordres le choix est délicat, il doit se décider par des raisons différentes suivant le sujet et suivant l’espèce de public pour lequel on travaille. A ce titre il dépendrait de la méthode d’exposition ; mais il faudrait un trop long développement pour en donner la théorie.

II. Aussitôt qu’on commence à trier les faits historiques pour les classer, on se heurte à une question qui a provoqué d’ardentes querelles.

Tout acte humain est par nature un fait individuel, passager, qui ne se produit qu’à un seul moment et en un seul endroit. Au sens réel tout fait est unique. Mais tout acte d’un homme ressemble à d’autres actes de lui-même ou des autres hommes du même groupe, et souvent à tel point qu’on les confond sous le même nom ; ces actes semblables qui se groupent irrésistiblement dans l’esprit humain, on les appelle habitudes, usages, institutions. Ce ne sont que des constructions de l’esprit, mais elles s’imposent avec tant de force aux intelligences des hommes que beaucoup deviennent des règles obligatoires ; ces habitudes sont des faits collectifs, durables dans le temps, étendus dans l’espace. — On peut donc considérer les faits historiques sous deux aspects opposés : ou dans ce qu’ils ont d’individuel, de particulier, de passager, ou dans ce qu’ils ont de collectif, de général et de durable. Dans la première conception l’histoire est le récit continu des accidents arrivés aux hommes du passé ; dans la seconde elle est le tableau des habitudes successives de l’humanité.

Sur ce terrain s’est livrée, en Allemagne surtout, la bataille entre les partisans de l’histoire de la civilisation (Culturgeschichte)196, et les historiens de profession restés fidèles à la tradition de l’antiquité ; en France on a eu la lutte entre l’histoire des institutions, des mœurs et des idées et l’histoire politique, dédaigneusement surnommée par ses adversaires « l’histoire-bataille ».

Cette opposition s’explique par la différence des documents que les travailleurs des deux partis avaient l’habitude de manier. Les historiens, occupés surtout d’histoire politique, voyaient les actes individuels et passagers des gouvernants où il est très difficile d’apercevoir aucun trait général. — Dans les histoires spéciales, au contraire (sauf celle des littératures), les documents ne montrent que des faits généraux, une forme de langage, un rite religieux, une règle de droit ; il faut un effort d’imagination pour se représenter l’homme qui a prononcé ce mot, accompli ce rite, pratiqué cette règle.

Il n’y a pas à prendre parti dans cette controverse. La construction historique complète suppose l’étude des faits sous les deux aspects. Le tableau des habitudes de pensée, de vie et d’action des hommes est évidemment une portion capitale de l’histoire. Et pourtant, quand on aurait réuni tous les actes de tous les individus pour en extraire ce qu’ils ont de commun, il resterait un résidu qu’on n’a pas le droit de jeter, car il est l’élément proprement historique ; c’est le fait que certains actes ont été l’acte d’un homme ou d’un groupe donné à un moment donné. Dans un cadre réduit aux faits généraux de la vie politique il n’y aurait pas place pour la victoire de Pharsale ou la prise de la Bastille, faits accidentels et passagers, mais sans lesquels l’histoire des institutions de Rome ou de la France ne serait pas intelligible.

Ainsi l’histoire est obligée de combiner avec l’étude des faits généraux l’étude de certains faits particuliers. Elle a un caractère mixte, indécis entre une science de généralités et un récit d’aventures. La difficulté de classer cet hybride dans une des catégories de la pensée humaine s’est souvent exprimée par la question puérile : si l’histoire est un art ou une science.

III. Le cadre général donné plus haut peut servir de questionnaire pour déterminer toutes les espèces d’habitudes (usages ou institutions) dont on peut essayer de faire l’histoire. Mais avant d’appliquer ce cadre général à l’étude d’un groupe quelconque d’habitudes historiques, langue, religion, usages privés ou institutions politiques, toujours il faut résoudre une question préalable : Les habitudes qu’on va étudier, de qui ont-elles été l’habitude ? Elles étaient communes à un grand nombre d’individus, et c’est la collection d’individus de mêmes habitudes que nous appelons groupe. La première condition pour étudier une habitude est donc de déterminer le groupe qui l’a pratiquée. C’est ici qu’il faut prendre garde au premier mouvement, car il nous porte à une négligence qui peut rendre ruineuse toute la construction historique.

La tendance naturelle est de se représenter le groupe humain sur le modèle de l’espèce animale, comme un ensemble d’hommes tous semblables. On prend un groupe uni par un caractère très apparent, une nation liée par un même gouvernement officiel (Romains, Anglais, Français), un peuple parlant la même langue (Grecs, Germains) ; et on procède comme si tous les membres de ce groupe se ressemblaient en tout point et avaient les mêmes usages.

En fait aucun groupe réel, pas même une société centralisée, n’est un ensemble homogène. Pour une grande part de l’activité humaine — la langue, l’art, la science, la religion, la vie économique, — le groupe reste flottant. Qu’est-ce que le groupe des gens parlant grec, le groupe chrétien, le groupe de la science moderne ? — Et même les groupes précisés par une organisation officielle, les États et les Églises, ne sont que des unités superficielles formées d’éléments hétérogènes. La nation anglaise comprend des Gallois, des Écossais, des Irlandais ; l’Église catholique se compose de fidèles épars dans le monde entier et différents en tout, sauf la religion. Il n’y a pas de groupe dont les membres aient les mêmes habitudes sur tous les points. Le même homme est à la fois membre de plusieurs groupes et dans chaque groupe se trouve avec des compagnons différents. Un Canadien français est membre de l’État britannique, de l’Église catholique, du groupe de langue française. Les groupes chevauchent ainsi l’un sur l’autre de façon qu’il est impossible de diviser l’humanité en sociétés nettement distinctes et juxtaposées.

On trouve dans les documents historiques des noms de groupes employés par les contemporains, beaucoup ne reposent que sur des ressemblances superficielles. Avant d’adopter ces notions vulgaires, il faut se faire une règle de les critiquer, il faut préciser la nature et l’étendue du groupe, en se demandant : de quels hommes était-il composé ? quel lien les unissait ? quelles habitudes avaient-ils en commun ? et par quelles espèces d’activité différaient-ils ? Alors seulement on verra pour quelles habitudes le groupe peut servir de cadre d’études, et on sera conduit à choisir l’espèce de groupe suivant l’espèce de faits. Pour étudier les habitudes intellectuelles (langue, religion, art, science), on prendra, non une nation politique, mais le groupe des gens qui ont eu en commun cette habitude ; pour étudier les faits économiques on prendra un groupe lié par une communauté économique ; on réservera le groupe politique pour l’étude des faits sociaux et politiques ; on écartera entièrement la race197.

Le groupe, même sur les points où il est homogène, ne l’est pas entièrement ; il se divise en sous-groupes dont les membres diffèrent par quelques habitudes secondaires ; une langue se divise en dialectes, une religion en sectes, une nation en provinces. — En sens inverse le groupe ressemble à d’autres groupes de façon à pouvoir en être rapproché ; dans une classification d’ensemble, on peut reconnaître des « familles » de langues, d’arts, de peuples. — Il faut donc se poser ces questions : comment le groupe était-il subdivisé ? dans quel ensemble rentrait-il ?

Il devient possible alors d’étudier méthodiquement une habitude ou même l’ensemble des habitudes dans un temps et un lieu donnés, en suivant le tableau donné plus haut. L’opération ne présente aucune difficulté de méthode pour toutes les espèces de faits qui se présentent sous forme d’habitudes individuelles et volontaires : langue, art, sciences, conceptions, usages privés ; là il suffit de constater en quoi consistait chaque habitude. Il faut seulement avoir soin de distinguer le personnel qui créait ou maintenait les habitudes (artistes, savants, philosophes, créateurs de la mode), et la masse qui les recevait.

Mais quand on arrive aux habitudes sociales ou politiques (celles qu’on appelle des institutions), on rencontre des conditions nouvelles qui créent une illusion inévitable. Les membres d’un même groupe social ou politique n’ont pas seulement l’habitude d’actes semblables, ils agissent les uns sur les autres par des actes réciproques, ils se commandent, se contraignent, se paient l’un l’autre. Les habitudes deviennent des rapports entre eux ; quand elles sont anciennes, formulées dans des règles officielles, rendues obligatoires par une autorité matérielle, maintenues par un personnel spécial, elles prennent une telle place dans la vie qu’elles donnent l’impression de réalités extérieures aux gens qui les pratiquent. Les hommes eux-mêmes, spécialisés dans une occupation ou une fonction qui devient l’habitude dominante de leur vie, paraissent se grouper en catégories distinctes (classes, corporation, églises, gouvernements) ; et ces catégories paraissent des êtres réels, ou tout au moins des organes chargés chacun d’une fonction dans un être réel, qui est la société. Par analogie avec le corps d’un animal, on arrive à décrire la « structure » et le « fonctionnement » d’une société, — ou même son « anatomie » et sa « physiologie ». Il n’y a là que des métaphores. La structure, ce sont les coutumes et les règles qui répartissent les occupations, les jouissances et les fonctions entre les hommes ; le fonctionnement, ce sont les actes habituels par lesquels chaque homme entre en rapport avec les autres. Si l’on trouve commode d’employer ces termes, il faut se rappeler qu’ils ne recouvrent que des habitudes.

Cependant l’étude des institutions oblige à se poser des questions spéciales sur les personnes et leurs fonctions. — Pour les institutions économiques et sociales, il faut chercher comment se faisait la division du travail et la division en classes, quelles étaient les professions et les classes, comment elles se recrutaient, dans quels rapports vivaient les membres des différentes professions et classes. — Pour les institutions politiques, consacrées par des règles obligatoires et une autorité matérielle, il se pose deux séries nouvelles de questions : 1° Quel était le personnel chargé de l’autorité ? Quand l’autorité est partagée il faut étudier la division des fonctions, analyser le personnel en ses différents groupes (souverain et subordonné, central et local), et distinguer chacun des corps spéciaux. Pour chaque espèce de gouvernants on doit se demander : comment se recrutaient-ils ? quelle était leur autorité officielle ? et leurs moyens d’action réels ? — 2° Quelles étaient les règles officielles ? Leur forme (coutume, ordres, loi, précédents) ? Leur contenu (règles du droit) ? La façon de les appliquer (procédure) ? Et surtout en quoi les règles différaient-elles de la pratique (abus de pouvoir, exploitation, conflits entre les agents, règles non observées) ?

Après avoir déterminé tous les faits qui constituent une société, il resterait à replacer cette société dans l’ensemble des sociétés du même temps. C’est l’étude des institutions internationales, intellectuelles, économiques, politiques (diplomatie et usages de guerre) ; elle pose les mêmes questions que l’étude des institutions politiques. — Il y faudrait joindre l’étude des habitudes communes à plusieurs sociétés et des rapports qui ne prennent pas une forme officielle. C’est une des parties les moins avancées de la construction historique.

IV. Tout ce travail aboutit à dresser le tableau de la vie humaine à un moment donné ; il donne la connaissance d’un état de société (en allemand, Zustand). Mais l’histoire ne se borne pas à étudier des faits simultanés pris au repos (on dit souvent à l’état statique). Elle étudie les états de société à des moments différents et constate entre eux des différences. Les habitudes des hommes et leurs conditions matérielles changent d’une époque à l’autre ; même lorsqu’elles semblent se conserver, elles ne restent pas exactement pareilles. Il y a donc lieu de rechercher ces changements ; c’est l’étude des faits successifs.

De ces changements les plus intéressants pour la construction historique sont ceux qui se produisent dans un même sens198, de façon que par une série de différences graduelles, un usage, ou un état de société se transforme en un usage ou un état différents, ou pour parler sans métaphore, que les hommes d’un temps pratiquent une habitude très différente de leurs devanciers sans avoir traversé de changement brusque. C’est l’évolution .

L’évolution se produit dans toutes les habitudes humaines. Il suffit donc pour la rechercher de reprendre le questionnaire qui a servi à dresser le tableau de la société. Pour chacun des faits, conditions, usages, personnel investi de l’autorité, règles officielles, se pose la question : Quelle a été l’évolution de ce fait ?

L’étude comportera plusieurs opérations : 1° déterminer le fait dont on veut étudier l’évolution ; 2° fixer la durée du temps pendant lequel elle s’est accomplie ; on devra la choisir de façon que la transformation soit évidente et que pourtant il reste un lien entre le point de départ et le point d’arrivée ; 3° établir les étapes successives de l’évolution ; 4° chercher par quel moyen elle s’est faite.

V. Une série, même complète, des états de toutes les sociétés et de toutes leurs évolutions ne suffirait pas à épuiser la matière de l’histoire. Il reste des faits uniques dont on ne peut se passer, puisqu’ils expliquent la formation des états et le commencement des évolutions. Comment étudier les institutions ou l’évolution de la France sans parler de la conquête des Gaules par César et de l’invasion des Barbares ?

Cette nécessité d’étudier des faits uniques a fait dire que l’histoire ne peut être une science, car toute science a pour objet le général. — L’histoire est ici dans la même condition que la cosmographie, la géologie, la science des espèces animales ; elle n’est pas la connaissance abstraite des rapports généraux entre les faits, elle est une étude explicative de la réalité ; or la réalité n’a existé qu’une seule fois. Il n’y a eu qu’une seule évolution de la terre, de la vie animale, de l’humanité. Dans chacune de ces évolutions les faits qui se sont succédé ont été le produit non de lois abstraites, mais du concours à chaque moment de plusieurs faits d’espèce différente. Ce concours, appelé parfois le hasard, a produit une série d’accidents qui ont déterminé la marche particulière de l’évolution199. L’évolution n’est intelligible que par l’étude de ces accidents ; l’histoire est ici sur le même pied que la géologie ou la paléontologie.

Ainsi l’histoire scientifique peut reprendre, pour les utiliser dans l’étude de l’évolution, les accidents que l’histoire traditionnelle avait recueillis par des raisons littéraires, parce qu’ils frappaient l’imagination. On pourra donc chercher les faits qui ont agi sur l’évolution de chacune des habitudes de l’humanité ; chaque accident se classera à sa date dans l’évolution où il aura agi. Il suffira ensuite de réunir les accidents de tout genre et de les classer par ordre chronologique et par ordre de pays pour avoir le tableau d’ensemble de l’évolution historique.

Alors, par-dessus les histoires spéciales où les faits sont rangés par catégories purement abstraites (art, religion, vie privée, institutions politiques), on aura construit une histoire concrète commune, l’histoire générale, qui reliera les différentes histoires spéciales en montrant l’évolution d’ensemble qui a dominé toutes les évolutions spéciales. Chacune des espèces de faits qu’on étudie à part (religion, art, droit, constitution) ne forme pas un monde fermé où les faits évolueraient par une sorte de force interne, comme les spécialistes sont enclins à l’imaginer. L’évolution d’un usage ou d’une institution (langue, religion, Église, État) n’est qu’une métaphore, un usage est une abstraction ; une abstraction n’évolue pas ; il n’y a que des êtres qui évoluent au sens propre200. Lorsqu’apparaît un changement dans un usage, c’est que les hommes qui le pratiquent ont changé. Or les hommes ne sont pas divisés en compartiments étanches (religieux, juridiques, économiques) où se passeraient des phénomènes intérieurs isolés ; un accident qui modifie leur état change leurs habitudes à la fois dans les espèces les plus différentes. L’invasion des Barbares a agi à la fois sur les langues, la vie privée, les institutions politiques. On ne peut donc pas comprendre l’évolution en s’enfermant dans une branche spéciale d’histoire ; le spécialiste, pour faire l’histoire complète même de sa branche, doit regarder par-dessus sa cloison dans le champ des événements communs. C’est le mérite de Taine d’avoir déclaré, à propos de la littérature anglaise, que l’évolution littéraire dépend, non d’événements littéraires, mais de faits généraux.

L’histoire générale des faits uniques s’est constituée avant les histoires spéciales. Elle est le résidu de tous les faits qui n’ont pu prendre place dans les histoires spéciales, et s’est réduite à mesure que les branches spéciales se sont créées et s’en sont détachées. Comme les faits généraux sont surtout de nature politique et qu’il est plus difficile de les organiser en une branche spéciale, l’histoire générale est restée en fait confondue avec l’histoire politique (Staatengeschichte)201. Ainsi les historiens politiques ont été amenés à se faire les champions de l’histoire générale et à conserver dans leurs constructions tous les faits généraux (migrations de peuples, réformes religieuses, inventions et découvertes) nécessaires pour comprendre l’évolution.

Pour construire l’histoire générale il faut chercher tous les faits qui peuvent expliquer soit l’état d’une société, soit une de ses évolutions, parce qu’ils y ont produit des changements. Il faut les chercher dans tous les ordres de faits, déplacement de population, innovations artistiques, scientifiques, religieuses, techniques, changement de personnel dirigeant, révolutions, guerres, découvertes de pays.

Ce qui importe, c’est que le fait ait eu une action décisive. Il faut donc résister à la tentation naturelle de distinguer les faits en grands et petits. Il répugne d’admettre que de grands effets puissent avoir de petites causes, que le nez de Cléopâtre ait pu agir sur l’Empire romain. Cette répugnance, est métaphysique, elle naît d’une idée préconçue sur la direction du monde. Dans toutes les sciences d’évolution on trouve des faits individuels qui sont le point de départ d’un ensemble de grandes transformations. Une troupe de chevaux amenée par les Espagnols a peuplé toute l’Amérique du Sud. Dans une inondation un tronc d’arbre peut barrer le courant et transformer l’aspect d’une vallée.

Dans l’évolution humaine on rencontre de grandes transformations qui n’ont pas d’autre cause intelligible qu’un accident individuel202. L’Angleterre au xvie  siècle a changé trois fois de religion par la mort d’un prince (Henri, Édouard, Marie). L’importance doit se mesurer non à la taille du fait initial, mais à la taille des faits qui en sont résultés. On ne doit donc pas a priori nier l’action des individus et écarter les faits individuels. Il faut examiner si l’individu a été en situation d’agir fortement. C’est ce qu’on peut présumer dans deux cas : 1° quand son acte a agi comme exemple sur une masse d’hommes et a créé une tradition, cas fréquent en art, en science, en religion, en technique ; 2°, quand il a été en possession du pouvoir de donner des ordres et d’imprimer une direction à une masse d’hommes, comme il arrive aux chefs d’État, d’armée ou d’Église. Les épisodes de la vie d’un homme deviennent alors des faits importants.

Ainsi dans le cadre de l’histoire on doit faire une place aux personnages et aux événements.

VI. C’est un besoin, dans toute étude de faits successifs, de se procurer quelques points d’arrêt, des limites de commencement et de fin, afin de pouvoir découper des tranches chronologiques dans la masse énorme des faits. Ces tranches sont les périodes  ; l’usage en est aussi ancien que l’histoire. On en a besoin non seulement dans l’histoire générale, mais dans les histoires spéciales, dès qu’on étudie une durée assez longue pour que l’évolution soit sensible. Ce sont les événements qui fournissent le moyen de les délimiter.

Pour les histoires spéciales, après avoir décidé quels changements des habitudes doivent être regardés comme les plus profonds, on les adopte comme marquant une date dans l’évolution ; puis on cherche quel événement les a produits. L’événement qui a produit la formation ou un changement de l’habitude devient le commencement ou la fin d’une période. Ces événements marquants sont parfois de même espèce que les faits dont on étudie l’évolution, des faits littéraires dans l’histoire de la littérature, politiques dans l’histoire politique. Mais le plus souvent ils sont d’une autre espèce et l’histoire spéciale est obligée de les emprunter à l’histoire générale.

Pour l’histoire générale, les périodes doivent être découpées d’après l’évolution de plusieurs espèces de faits ; on trouve des événements qui marquent une période à la fois dans plusieurs branches (invasion des Barbares, Réforme, Révolution française). On peut alors construire des périodes communes à plusieurs branches de l’évolution, et dont un même événement marque le commencement et la fin. Ainsi s’est opérée la division traditionnelle de l’histoire universelle. — Les sous-périodes sont obtenues par le même procédé, en prenant pour limites les évènements qui ont produit des changements secondaires.

Les périodes construites ainsi d’après les événements sont de durée inégale. Il ne faut pas s’inquiéter de ce défaut de symétrie ; une période ne doit pas être un nombre fixe d’années, mais le temps employé à une partie distincte de l’évolution. Or l’évolution n’est pas un mouvement régulier ; il s’écoule une longue série d’années sans changement notable, puis viennent des moments de transformation rapide. Cette différence a fourni à Saint-Simon la distinction en périodes organiques (à changement lent) et critiques (à changement rapide).

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Chapitre III. Raisonnement constructif

I. Les faits historiques fournis par les documents ne suffisent jamais à remplir entièrement les cadres ; à beaucoup de questions ils ne donnent pas de réponse directe, il manque des traits nécessaires pour composer le tableau complet des états de société, des évolutions ou des événements. On sent le besoin irrésistible de combler ces lacunes.

Dans les sciences d’observation directe, lorsqu’un fait manque dans une série, on le cherche par une nouvelle observation. En histoire, où cette ressource manque, on cherche à étendre la connaissance en employant le raisonnement. On part des faits connus par les documents pour inférer des faits nouveaux. Si le raisonnement est correct, ce procédé de connaissance est légitime.

Mais l’expérience montre que de tous les procédés de connaissance historique le raisonnement est le plus difficile à manier correctement et celui qui a introduit les erreurs les plus graves. Il ne faut l’employer qu’en s’entourant de précautions pour ne jamais perdre de vue le danger.

1° Il ne faut jamais mélanger un raisonnement avec l’analyse d’un document ; quand on se permet d’introduire dans le texte ce que l’auteur n’y a pas mis expressément, on en arrive à le compléter en lui faisant dire ce qu’il n’a pas voulu dire203.

2° Il ne faut jamais confondre les faits tirés directement de l’examen des documents avec les résultats d’un raisonnement. Quand on affirme un fait connu seulement par raisonnement, on ne doit pas laisser croire qu’on l’ait trouvé dans les documents, on doit avertir par quel procédé on l’a obtenu.

3° Il ne faut jamais faire un raisonnement inconscient : il a trop de chance d’être incorrect. Il suffit de s’astreindre à mettre le raisonnement en forme ; dans un raisonnement faux la proposition générale est d’ordinaire assez monstrueuse pour faire reculer d’horreur.

4° Si le raisonnement laisse le moindre doute, il ne faut pas essayer de conclure ; l’opération doit rester sous forme de conjecture, nettement distinguée des résultats définitivement acquis.

5° Il ne faut jamais revenir sur une conjecture pour essayer de la transformer en certitude. C’est la première impression qui a le plus de chances d’être exacte ; en réfléchissant sur une conjecture, on se familiarise avec elle et on finit par la trouver mieux fondée, tandis qu’on y est seulement mieux habitué. La mésaventure est commune aux hommes qui méditent longtemps sur un petit nombre de textes.

Il y a deux façons d’employer le raisonnement, l’une négative, l’autre positive ; on va les examiner séparément.

II. Le raisonnement négatif, appelé aussi « argument du silence », part de l’absence d’indications sur un fait204. De ce qu’un fait n’est mentionné dans aucun document, on infère qu’il n’a pas existé ; l’argument s’applique à toute sorte de faits, usages de tout genre, évolutions, événements. Il repose sur une impression qui dans la vie s’exprime par la locution familière : « Si c’était arrivé, on le saurait » ; il suppose une proposition qui devrait se formuler ainsi : « Si le fait avait existé, il y aurait un document qui en parlerait. »

Pour avoir le droit de raisonner ainsi il faudrait que tout fait eût été observé et noté par écrit, et que toutes les notations eussent été conservées ; or la plupart des documents qui ont été écrits se sont perdus et la plupart des faits qui se passent ne sont pas notés par écrit. Le raisonnement serait faux dans la plupart des cas. Il faut donc le restreindre aux cas où les conditions qu’il suppose ont été réalisées.

1° Il faut non seulement qu’il n’existe pas de document où le fait soit mentionné, mais qu’il n’en ait pas existé. Si les documents se sont perdus, on ne peut rien conclure. L’argument du silence doit donc être employé d’autant plus rarement qu’il s’est perdu plus de documents, il peut servir beaucoup moins pour l’antiquité que pour le xixe  siècle. — On est tenté, pour se débarrasser de cette restriction, d’admettre que les documents perdus ne contenaient rien d’intéressant ; s’ils se sont perdus, dit-on, c’est qu’ils ne valaient pas la peine d’être conservés. En fait, tout document manuscrit est à la merci du moindre accident, il dépend du hasard qu’il se conserve ou se perde.

2° Il faut que le fait ait été de nature à être forcément observé et noté. De ce qu’un fait n’a pas été noté il ne suit pas qu’on ne l’ait pas vu. Dès qu’on organise un service pour recueillir une espèce de faits, on constate combien ce fait est plus fréquent qu’on ne croyait et combien de cas passaient inaperçus ou sans laisser de trace écrite. C’est ce qui est arrivé pour les tremblements de terre, les cas de rage, les baleines échouées sur les côtes. — En outre, beaucoup de faits, même bien connus des contemporains, ne sont pas notés, parce que l’autorité officielle empêche de les divulguer ; c’est ce qui arrive pour les actes des gouvernements secrets et les plaintes des classes inférieures. Ce silence, qui ne prouve rien, fait une vive impression sur les historiens irréfléchis, il est l’origine du sophisme si répandu du « bon vieux temps ». Aucun document ne relate les abus des fonctionnaires ou les plaintes des paysans : c’est que tout allait régulièrement et que personne ne souffrait. — Avant d’arguer du silence il faudrait se demander : Ce fait ne pouvait-il éviter d’être noté dans un des documents que nous possédons ? Ce n’est pas l’absence de tout document sur un fait qui est probante, mais le silence sur ce fait dans un document où il devrait être mentionné. Le raisonnement négatif se trouve ainsi limité à des cas nettement définis. 1° L’auteur du document où le fait n’est pas mentionné voulait systématiquement noter tous les faits de cette espèce et devait les connaître tous. (Tacite cherchait à énumérer tous les peuples de la Germanie ; la Notitia dignitatum indiquait toutes les provinces de l’Empire ; l’absence sur ces listes d’un peuple ou d’une province prouve qu’ils n’existaient pas alors.) 2° Le fait, s’il eût existé, s’imposait à l’imagination de l’auteur de façon à entrer forcément dans ses conceptions. (S’il y avait eu des assemblées régulières du peuple franc, Grégoire de Tours n’aurait pu concevoir et décrire la vie des rois francs sans en parler.)

III. Le raisonnement positif part d’un fait (ou de l’absence d’un fait) établi par les documents pour en inférer un autre fait (ou l’absence d’un autre fait) que les documents n’indiquaient pas. Il est une application du principe fondamental de l’histoire, l’analogie de l’humanité présente avec l’humanité passée. Dans le présent on observe que les faits humains sont liés entre eux. Quand certain fait se produit, un autre se produit aussi, ou parce que le premier est la cause du second, ou parce qu’il en est l’effet, ou parce que tous deux sont les effets d’une même cause. On admet que dans le passé les faits semblables étaient liés de même, et cette présomption se fortifie par l’étude directe du passé dans les documents. D’un fait qui s’est produit dans le passé, on peut donc conclure que les autres faits liés à ce fait se sont aussi produits.

Ce raisonnement s’applique à toute espèce de faits, usages, transformations, accidents individuels. A partir de tout fait connu on peut essayer d’inférer des faits inconnus. Or les faits humains, ayant tous leur cause dans un même centre qui est l’homme, sont tous reliés entre eux, non seulement entre faits de même espèce, mais entre faits des espèces les plus différentes. Il y a des liens non seulement entre les divers faits d’art, de religion, de mœurs, de politique, mais entre des faits de religion et des faits d’art, de politique, de mœurs ; en sorte que d’un fait d’une espèce on peut inférer des faits de toutes les autres espèces. Examiner les liens entre les faits qui peuvent servir de base à des raisonnements, ce serait faire le tableau de tous les rapports connus entre les faits humains, c’est-à-dire dresser l’état de toutes les lois de la vie sociale établies empiriquement. Un pareil travail suffirait à faire l’objet d’un livre205. On se bornera ici à indiquer les règles générales du raisonnement et les précautions à prendre contre les erreurs les plus ordinaires.

Le raisonnement repose sur deux propositions : l’une générale, tirée de la marche des choses humaines ; l’autre particulière, tirée des documents. Dans la pratique on commence par la proposition particulière, le fait historique : Salamine porte un nom phénicien. Puis on cherche une proposition générale : La langue d’un nom de ville est la langue du peuple qui a créé la ville. Et l’on conclut : Salamine, à nom phénicien, a été fondée par des Phéniciens.

Pour que la conclusion soit sûre il faut donc deux conditions.

1° La proposition générale doit être exacte ; les deux faits qu’elle suppose liés ensemble doivent l’être de façon que le second ne se produise jamais sans le premier. Si cette condition était vraiment remplie, ce serait une loi au sens scientifique ; mais en matière de faits humains — sauf les conditions matérielles dont les lois sont établies par les sciences constituées, — on n’opère qu’avec des lois empiriques obtenues par des constatations grossières d’ensemble, sans analyser les faits de façon à en dégager les vraies causes. Ces lois ne sont à peu près exactes que lorsqu’elles portent sur un ensemble de faits nombreux, car on ne sait pas très bien dans quelle mesure chacun est nécessaire pour produire le résultat. — La proposition sur la langue du nom d’une ville est trop peu détaillée pour être toujours exacte. Pétersbourg est un nom allemand, Syracuse en Amérique un nom grec. Il faut d’autres conditions pour être sûr que le nom soit lié à la nationalité des fondateurs. Ainsi l’on ne doit opérer qu’avec une proposition détaillée.

2° Pour que la proposition générale soit détaillée, il faut que le fait historique particulier soit lui-même connu en détail ; car c’est après l’avoir établi qu’on cherchera une loi empirique générale nécessaire pour raisonner. On devra donc commencer par étudier les conditions particulières du cas (la situation de Salamine, les habitudes des Grecs et des Phéniciens) ; on n’opérera pas sur un détail, mais sur un ensemble.

Ainsi dans le raisonnement historique il faut 1° une proposition générale exacte, 2° une connaissance détaillée d’un fait passé. — On opérera mal si on admet une proposition générale fausse, si l’on croit, comme Augustin Thierry par exemple, que toute aristocratie a pour origine une conquête. — On opérera mal si l’on veut raisonner à partir d’un détail isolé (un nom de ville). La nature de ces erreurs indique les précautions à prendre :

1° Spontanément nous prenons pour base de raisonnement les « vérités de sens commun » qui forment encore presque toute notre connaissance de la vie sociale ; or la plupart sont fausses en partie, puisque la science de la vie sociale n’est pas faite. Et ce qui les rend surtout dangereuses, c’est que nous les employons sans en avoir conscience. — La précaution la plus sûre sera de formuler toujours la prétendue loi sur laquelle on va raisonner : Toutes les fois que tel fait se produit, on est certain que tel autre se sera produit. Si elle est évidemment fausse, on s’en apercevra aussitôt ; si elle est trop générale on verra quelles conditions nouvelles il faut y ajouter pour qu’elle devienne exacte.

2° Spontanément nous cherchons à tirer des conséquences du moindre fait isolé (ou plutôt l’idée de chaque fait éveille aussitôt en nous, par association, l’idée d’autres faits). C’est le procédé naturel de l’histoire littéraire. Chaque trait de la vie d’un auteur fournit matière à des raisonnements ; on construit par conjecture toutes les influences qui ont pu agir sur lui et on admet qu’elles ont agi. Toutes les branches d’histoire qui étudient une seule espèce de faits, isolée de toute autre (langue, arts, droit privé, religion), sont exposées au même danger, parce qu’elles ne voient que des fragments de vie humaine et pas d’ensembles. Or il n’y a guère de conclusions solides que celles qui reposent sur un ensemble. On ne fait pas un diagnostic avec un symptôme, il faut l’ensemble des symptômes. — La précaution consistera à éviter d’opérer sur un détail isolé ou sur un fait abstrait. On devra se représenter des hommes avec les principales conditions de leur vie.

Il faut s’attendre à réaliser rarement les conditions d’un raisonnement certain ; nous connaissons trop mal les lois de la vie sociale et trop rarement les détails précis d’un fait historique. Aussi la plupart des raisonnements ne donnent-ils qu’une présomption, non une certitude. Mais il en est des raisonnements comme des documents206. Quand plusieurs présomptions se réunissent dans le même sens, elles se confirment et finissent par produire la certitude légitime. L’histoire comble une partie de ses lacunes par une accumulation de raisonnements. Il reste des doutes sur l’origine phénicienne de plusieurs villes grecques, il n’y en a pas sur la présence des Phéniciens en Grèce.

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Chapitre IV. Construction des formules générales

I. Si on avait classé dans un cadre méthodique tous les faits historiques établis par l’analyse des documents et par le raisonnement, on aurait une description rationnelle de toute l’histoire ; le travail de constatation serait achevé. L’histoire doit-elle en rester là ? La question est vivement débattue et on ne peut éviter de la résoudre, car c’est une question pratique.

Les érudits, habitués à recueillir tous les faits sans préférence personnelle, tendent à exiger surtout un recueil de faits complet, exact et objectif. Tous les faits historiques ont un droit égal à prendre place dans l’histoire ; conserver les uns comme plus importants et écarter les autres comme moins importants, ce serait faire un choix subjectif, variable suivant la fantaisie individuelle ; l’histoire ne doit sacrifier aucun fait.

A cette conception très rationnelle on ne peut opposer qu’une difficulté matérielle ; mais elle suffit, car elle est le motif pratique de toutes les sciences : c’est l’impossibilité de construire et de communiquer un savoir complet. Une histoire où aucun fait ne serait sacrifié devrait contenir tous les actes, toutes les pensées, toutes les aventures de tous les hommes à tous les différents moments. Ce serait une connaissance complète que personne n’arriverait plus à connaître, non faute de matériaux, mais faute de temps. C’est déjà ce qui arrive aux collections trop volumineuses de documents : les recueils de débats parlementaires contiennent toute l’histoire des assemblées, mais, pour l’y trouver, il faudrait plus que la vie d’un homme.

Toute science doit tenir compte des conditions pratiques de la vie au moins dans la mesure où on la destine à devenir une science réelle, une science qu’on peut arriver à savoir. Toute conception qui aboutit à empêcher de savoir empêche la science de se constituer.

La science est une économie de temps et d’efforts obtenue par un procédé qui rend les faits rapidement connaissables et intelligibles ; elle consiste à recueillir lentement une quantité de faits de détail et à les condenser en formules portatives et incontestables. L’histoire, plus encombrée de détails qu’aucune autre connaissance, a le choix entre deux solutions : être complète et inconnaissable ou être connaissable et incomplète. Toutes les autres sciences ont choisi la seconde, elles abrègent et condensent, préférant le risque de mutiler et de combiner arbitrairement les faits à la certitude de ne pouvoir ni les comprendre ni les communiquer. Les érudits ont préféré s’enfermer dans les périodes anciennes où le hasard, qui a détruit presque toutes les sources de renseignement, les a délivrés de la responsabilité de choisir les faits en les privant de presque tous les moyens de les connaître.

L’histoire, pour se constituer en science, doit élaborer les faits bruts. Elle doit les condenser sous une forme maniable en formules descriptives, qualitatives et quantitatives. Elle doit chercher les liens entre les faits qui forment la conclusion dernière de toute science.

II. Les faits humains, complexes et variés, ne peuvent être ramenés à quelques formules simples comme les faits chimiques. L’histoire, comme toutes les sciences de la vie, a besoin de formules descriptives pour exprimer le caractère des différents phénomènes.

La formule doit être courte pour être maniable ; elle doit être précise pour donner une idée exacte du fait. Or la précision de la connaissance en matière humaine ne s’obtient que par les détails caractéristiques, car seuls ils font comprendre en quoi un fait a différé des autres et ce qu’il a eu en propre. Il y a ainsi opposition entre le besoin d’abréger, qui mène à chercher des formules concrètes, et la nécessité de rester précis, qui oblige à prendre des formules détaillées. Des formules trop courtes rendent la science vague et illusoire, des formules trop longues l’encombrent et la rendent inutile. On n’évite cette alternative que par un compromis continuel, dont le principe est de resserrer les faits en supprimant tout ce qui n’est pas strictement nécessaire pour se les représenter et de s’arrêter au point où on leur enlèverait quelque trait caractéristique.

Cette opération, difficile en elle-même, est compliquée encore par l’état où l’on trouve les faits qu’il s’agit de condenser en formules. Suivant la nature des documents d’où ils sortent, ils arrivent à tous les degrés différents de précision depuis le récit détaillé des moindres épisodes (bataille de Waterloo) jusqu’à la mention en un mot (victoire des Austrasiens à Testry). Nous possédons sur des faits de même nature une quantité de détails infiniment variable suivant que les documents nous donnent une description complète ou une mention. Comment organiser en un même ensemble des connaissances d’une précision si différente ? — Les faits connus seulement par un mot général et vague, on ne peut les amener à un degré moins général et plus précis ; comme on ignore les détails, si on les ajoute par conjecture, on fera du roman historique. C’est ainsi qu’Augustin Thierry a procédé dans les Récits mérovingiens . —  Les faits connus en détail, il est toujours facile de les réduire à un degré plus général en mutilant les détails caractéristiques ; c’est ce que font les auteurs d’abrégés. Mais le résultat serait de réduire toute l’histoire à une masse de généralités vagues, uniformes pour tous les temps, sauf les noms propres et les dates. Ce serait une symétrie dangereuse, pour ramener tous les faits au même degré de généralité, de les réduire tous à l’état de ceux qui sont le plus mal connus. — Il faut donc, dans les cas où les documents donnent des détails, que les formules descriptives conservent toujours les traits caractéristiques des faits.

Pour construire ces formules on devra revenir au questionnaire de groupement, répondre à chacune des questions, puis rapprocher les réponses. On les résumera alors en une formule aussi dense et aussi précise que possible, en prenant garde de maintenir à chaque mot un sens fixe. Travail de style, dira-t-on, et pourtant ce n’est pas ici seulement un procédé d’exposition, nécessaire pour se faire comprendre des lecteurs, c’est une précaution que l’auteur doit prendre avec lui-même. Pour atteindre des faits aussi fuyants que les faits sociaux, une langue ferme et précise est un instrument indispensable ; il n’y a pas d’historien complet sans une bonne langue.

On se trouvera bien d’employer le plus possible des termes concrets et descriptifs : leur sens est toujours clair. Il sera prudent de ne désigner les groupes collectifs que par des noms collectifs, non par des substantifs abstraits (royauté, État, démocratie, Réforme, Révolution) et d’éviter de personnifier des abstractions. On croit ne faire qu’une métaphore et on est entraîné par la force des mots. Les termes abstraits ont assurément une grande force de séduction, ils donnent à une proposition un aspect scientifique. Mais ce n’est qu’une apparence sous laquelle a vite fait de se glisser la scolastique, le mot, n’ayant pas de sens concret, devient une notion purement verbale (comme la vertu dormitive dont parle Molière). Tant que les notions sur les phénomènes sociaux n’auront pas été réduites à des formules véritablement scientifiques, il sera plus scientifique de les exprimer en termes d’expérience vulgaire.

Pour construire la formule on devra savoir d’avance quels éléments doivent y entrer. Il faut ici distinguer les faits généraux (habitudes et évolutions) et les faits uniques (événements).

III. Les faits généraux consistent dans des actes souvent répétés communs à beaucoup d’hommes. Il faut en déterminer le caractère, l’étendue, la durée.

Pour formuler le caractère, on réunit tous les traits qui constituent le fait (habitude, institution) et le distinguent de tout autre. On rassemble sous la même formule tous les cas individuels très semblables, en négligeant les variations individuelles.

Cette concentration se fait sans effort pour les habitudes de forme (langue, écriture) et pour toutes les habitudes intellectuelles ; les hommes qui les pratiquaient les ont déjà exprimées par des formules qu’il suffit de recueillir. Il en est de même pour toutes les institutions consacrées par des règles expressément formulées (règlements, lois, statuts privés). Aussi les histoires spéciales ont-elles été les premières à aboutir à des formules méthodiques. Par contre elles n’atteignent que des faits superficiels et conventionnels, non les actes réels ou les pensées réelles : dans la langue les mots écrits, non la prononciation réelle, dans la religion les dogmes et les rites officiels, non les croyances réelles de la masse du public ; dans la morale les préceptes avoués, non la conception réelle ; dans les institutions les règles officielles, non la pratique réelle. En toutes ces matières la connaissance des formules conventionnelles devra se doubler un jour de l’étude des habitudes réelles.

Il est beaucoup plus difficile d’embrasser dans une formule une habitude constituée par des actes réels ; ce qui est le cas de la vie économique, de la vie privée, de la vie politique ; car il faut, dans des actes différents, trouver les caractères communs qui composent l’habitude ; ou, si ce travail a été fait déjà dans les documents et résumé dans une formule (ce qui est le cas habituel), il faut faire la critique de cette formule pour s’assurer qu’elle recouvre véritablement une habitude homogène.

La difficulté est la même pour construire la formule d’un groupe ; il faut décrire les caractères communs à tous les membres du groupe et trouver un nom collectif qui le désigne exactement. Les noms de groupes ne manquent pas dans les documents ; mais, comme ils sont nés de l’usage, beaucoup correspondent mal aux groupes réels ; il faut en faire la critique, en préciser, souvent en rectifier le sens.

De cette première opération doivent sortir des formules qui expriment les caractères conventionnels et réels de toutes les habitudes des différents groupes. Pour préciser l’étendue de l’habitude, on cherchera les points les plus éloignés où elle apparaît (ce qui donne l’aire de dispersion), et la région où elle est la plus fréquente (le centre). L’opération prend parfois la forme d’une carte (par exemple la carte des tumuli et des dolmen de France). Il faudra indiquer aussi les groupes d’hommes qui ont pratiqué chaque habitude et les sous-groupes où elle a eu le plus d’intensité.

La formule devra indiquer la durée de l’habitude. On cherchera les cas extrêmes, quand apparaît pour la première fois et pour la dernière la forme, la doctrine, l’usage, l’institution, le groupe. Mais il ne suffit pas de noter les deux cas isolés, le plus ancien et le plus récent ; il faut chercher la période où l’habitude a été vraiment active.

La formule de l’évolution devra indiquer les variations successives de l’habitude, en précisant pour chacune les limites d’étendue et de durée. Puis, comparant l’ensemble des variations, on construira la marche générale de l’évolution. La formule d’ensemble indiquera où et quand l’évolution a commencé et fini et dans quel sens elle s’est produite. Toutes les évolutions ont des conditions communes qui permettent d’en marquer les étapes. — Toute habitude (usage ou institution) commence par être un acte spontané de quelques individus ; quand les autres l’imitent il devient un usage. De même les opérations sociales sont d’abord exécutées par un personnel qui s’en charge spontanément, puis les autres l’acceptent et il devient un personnel officiel. C’est la première étape, initiative individuelle, imitation et acceptation volontaire par la masse. — L’usage, devenu traditionnel, se transforme en coutume ou règle obligatoire ; le personnel, devenu permanent, se transforme en personnel investi d’un pouvoir de contrainte morale ou matérielle. C’est l’étape de la tradition et de l’autorité ; très souvent elle reste la dernière et dure jusqu’à la destruction de la société. — L’usage se relâche, les règles sont violées, le personnel n’est plus obéi ; c’est l’étape de révolte et de décomposition. — Enfin dans quelques sociétés civilisées, la règle est critiquée, le personnel blâmé, une partie des sujets impose une transformation rationnelle et une surveillance du personnel : c’est l’étape de la réforme et du contrôle.

IV. Pour les faits uniques il faut renoncer à en réunir plusieurs sous une même formule puisque leur caractère est de ne s’être produits qu’une fois. Pourtant la nécessité force à abréger, on ne peut conserver tous les actes de tous les membres d’une assemblée ou de tous les fonctionnaires d’un État. Il faut sacrifier beaucoup d’individus et beaucoup de faits.

Comment faire le choix ? Les goûts personnels ou le patriotisme peuvent créer des préférences pour des personnages sympathiques ou des événements locaux ; mais le seul principe de choix qui puisse être commun à tous les historiens c’est le rôle joué dans l’évolution des choses humaines. On doit conserver les personnages et les événements qui ont agi visiblement sur la marche de l’évolution. Le signe pour les reconnaître est qu’on ne peut exposer l’évolution sans parler d’eux. — Ce sont les hommes qui ont modifié l’état d’une société soit comme créateurs ou initiateurs d’une habitude (artistes, savants, inventeurs, fondateurs, apôtres), soit comme directeurs d’un mouvement, chefs d’États, de partis, d’armées. — Ce sont les événements qui ont amené un changement dans les habitudes ou l’état des sociétés.

Pour construire la formule descriptive d’un personnage historique il faut choisir des traits dans sa biographie et dans ses habitudes. Dans sa biographie on prendra les faits qui ont déterminé sa carrière, formé ses habitudes, et amené les actes par lesquels il a agi sur la société. Ce sont les conditions physiologiques (corps, tempérament, état de santé)207, les actions éducatives qu’il a subies, les conditions sociales. L’histoire de la littérature nous a habitués à des recherches de ce genre.

Parmi les habitudes d’un homme il faut dégager ses conceptions fondamentales dans l’ordre de faits sur lesquels il a eu une action, sa conception de la vie et ses connaissances, ses goûts dominants, ses occupations habituelles, ses procédés de conduite. De ces détails variés à l’infini se forme l’impression du « caractère » et le recueil de ces traits caractéristiques constitue le « portrait », ou, comme on aime à dire aujourd’hui, la « psychologie » du personnage. Cet exercice, très estimé encore, date du temps où l’histoire était un genre littéraire ; il est douteux qu’il puisse devenir un procédé scientifique. Il n’y a guère de méthode sûre pour résumer le caractère d’un homme, même vivant, à plus forte raison quand on est réduit à le connaître par la voie indirecte des documents. Les controverses sur l’interprétation de la conduite d’Alexandre sont un bon exemple de cette incertitude.

Si l’on se risque pourtant à chercher la formule d’un caractère on devra se garder de deux tentations naturelles :

1° Il ne faut pas construire le caractère avec les déclarations du personnage sur lui-même. 2° L’étude des personnages imaginaires (drame et roman) nous a habitués à chercher un lien logique entre les divers sentiments et les divers actes d’un homme ; un caractère, en littérature, est fabriqué logiquement. Il ne faut pas transporter dans l’étude des hommes réels la recherche du caractère cohérent. Nous y sommes moins exposés pour les gens que nous observons dans la vie parce que nous voyons trop de traits qui ne rentreraient pas dans une formule cohérente. Mais l’absence de documents, en supprimant les traits qui nous auraient gênés, nous incite à agencer le très petit nombre de ceux qui restent en forme de caractère de théâtre. C’est pourquoi les grands hommes de l’antiquité nous paraissent bien plus logiques que nos contemporains.

Comment construire la formule d’un événement ? Un besoin irrésistible de simplification nous fait réunir sous un nom unique une masse énorme de menus faits aperçus en bloc et entre lesquels nous sentons confusément un lien (une bataille, une guerre, une réforme). Ce qui est ainsi réuni, ce sont tous les actes qui ont concouru à un même résultat. Voilà comment se forme la notion vulgaire d’événement, et nous n’en avons pas de plus scientifique. Il faut donc grouper les faits d’après leur résultat ; ceux qui n’ont pas laissé de résultat visible disparaissent, les autres se fondent en quelques ensembles qui sont les événements.

Pour décrire un événement il faut préciser 1° son caractère, 2° son étendue.

1° Le caractère, ce sont les traits qui le distinguent de tout autre, non pas seulement les conditions extérieures de date et de lieu, mais la façon dont il s’est produit et ses causes directes. Voici les indications que la formule devra contenir. Un ou plusieurs hommes, dans telles dispositions intérieures (conceptions et motifs de l’acte), opérant dans telles conditions matérielles (local, instrument), ont fait tels actes, qui ont eu pour effet telle modification. — Pour déterminer les motifs des actes on n’a pas d’autre procédé que de rapprocher les actes d’une part avec les déclarations de leurs auteurs, d’autre part avec l’interprétation des gens qui les ont fait agir. Il reste souvent un doute : c’est le terrain de polémique entre les partis ; chacun interprète les actes de son parti par des motifs nobles et ceux du parti adverse par des motifs vils. Mais des actes décrits sans motif resteraient inintelligibles.

2° L’étendue de l’événement sera indiquée dans le lieu (la région où il s’est accompli et celle que ses effets directs ont atteinte), et dans le temps (le moment où il a commencé à se réaliser et le moment où le résultat a été acquis).

V. Les formules descriptives de caractères, étant seulement qualitatives, ne donnent qu’une idée abstraite des faits ; la quantité est nécessaire pour se représenter la place qu’ils ont tenue dans la réalité. Il n’est pas indifférent qu’un usage ait été pratiqué par une centaine ou par des millions d’hommes.

Pour formuler la quantité on dispose de plusieurs procédés, de plus en plus imparfaits, qui l’atteignent d’une façon de moins en moins précise. Les voici, dans l’ordre de précision décroissante.

1° La mesure est le procédé entièrement scientifique, car les chiffres égaux désignent des valeurs rigoureusement exactes. Mais il faut une unité commune, et on ne l’a que pour le temps et pour les faits matériels (longueurs, surfaces, poids). L’indication des chiffres de production et des sommes d’argent est la partie essentielle des faits économiques et financiers. Mais les faits psychologiques restent en dehors de toute mesure.

2° Le dénombrement, qui est le procédé de la statistique208, s’applique à tous les faits qui ont en commun un caractère défini dont on se sert pour les compter. Les faits ainsi réunis sous un même chiffre ne sont pas de même espèce, ils peuvent n’avoir de commun qu’un seul caractère, abstrait (crime, procès), ou conventionnel (ouvrier, appartement) ; le chiffre indique seulement sur combien de cas s’est rencontré un caractère : il ne désigne pas un total homogène. — C’est une tendance naturelle de confondre le chiffre et la mesure et de s’imaginer qu’on connaît les faits avec une précision scientifique parce qu’on a pu leur appliquer un chiffre ; il faut se défendre de cette illusion, ne pas prendre le chiffre de dénombrement d’une population ou d’une armée pour la mesure de son importance209. — Le dénombrement donne pourtant une indication nécessaire pour construire la formule d’un groupe. Mais il est restreint aux cas où l’on peut connaître toutes les unités d’une espèce dans les limites données, car il doit se faire en pointant, puis en additionnant. Avant d’entreprendre un dénombrement rétrospectif, on devra donc s’assurer que les documents sont assez complets pour montrer toutes les unités à dénombrer. Quant aux chiffres donnés par les documents, on devra les tenir en défiance.

3° L’évaluation est un dénombrement incomplet fait dans une portion restreinte du champ, en supposant que les proportions seront les mêmes dans le reste du champ. C’est un expédient qui s’impose souvent en histoire, quand les documents sont inégalement abondants. Le résultat reste douteux si l’on n’est pas sûr que la portion dénombrée fût exactement semblable aux autres.

4° L’échantillonnage est un dénombrement restreint à quelques unités prises en différents endroits du champ ; on calcule la proportion des cas où le caractère donné se rencontre (soit 90 pour 100), on admet que la proportion sera la même dans l’ensemble, et quand il y a plusieurs catégories on obtient la proportion entre elles. Le procédé est applicable en histoire à des faits de toute espèce, soit pour établir la proportion des différentes formes ou des différents usages dans une période ou une région donnée, soit pour déterminer dans les groupes hétérogènes la proportion des membres d’espèce différente. Il donne l’impression approximative de la fréquence des faits et de la proportion des éléments d’une société ; il peut même montrer quelles espèces de faits se rencontrent le plus souvent ensemble et par conséquent paraissent liés. Mais pour être appliqué correctement, il faut que les échantillons soient représentatifs de l’ensemble et non d’une partie qui risquerait d’être exceptionnelle. On doit donc les choisir en des points très différents et dans des conditions très différentes, de façon que les exceptions se contre-balancent. Il ne suffit pas de les prendre en des points éloignés, par exemple sur les différentes frontières d’un pays, car le fait même d’être frontière est une condition exceptionnelle. — On pourra vérifier en suivant les procédés des anthropologistes pour l’établissement des moyennes.

5° La généralisation n’est qu’un procédé instinctif de simplification. Dès qu’on a aperçu dans un objet un certain caractère, on étend ce caractère à tous les autres objets un peu semblables. En toutes les matières humaines où les faits sont toujours complexes, on généralise inconsciemment ; on étend à tout un peuple les habitudes de quelques individus, ou celles du premier groupe de ce peuple qu’on a connu, à toute une période des habitudes constatées à un moment donné. C’est en histoire la plus active de toutes les causes d’erreur, et elle agit en toute matière, sur l’étude des usages, des institutions, même sur l’appréciation de la moralité d’un peuple210. La généralisation repose sur l’idée confuse que tous les faits contigus ou semblables en quelque point sont semblables sur tous les points. Elle est un échantillonnage inconscient et mal fait. On peut donc la rendre correcte en la ramenant aux conditions d’un échantillonnage bien fait. On doit examiner les cas à partir desquels on veut généraliser et se demander : Quel droit a-t-on de généraliser ? c’est-à-dire quelle raison a-t-on de présumer que le caractère constaté dans ces cas se rencontrera dans des milliers d’autres ? que ces cas seront pareils à la moyenne ? La seule raison valable, c’est que ces cas soient représentatifs de l’ensemble. Et ainsi on se trouve ramené au procédé méthodique de l’échantillonnage.

Voici comment on doit opérer : 1° On doit préciser le champ dans lequel on croit pouvoir généraliser (c’est-à-dire admettre la ressemblance de tous les cas), délimiter le pays, le groupe, la classe, l’époque où on va généraliser. Il faut prendre garde de ne pas faire le champ trop grand en confondant une section avec l’ensemble (un peuple grec ou germanique avec l’ensemble des Grecs ou des Germains). 2° On doit s’assurer que les faits contenus dans le champ sont semblables sur les points où on veut généraliser ; donc se défier des noms vagues qui recouvrent des groupes très différents (Chrétiens, Français, Aryas, Romans). 3° On doit s’assurer que les cas sur lesquels on va généraliser sont des échantillons représentatifs. Il faut qu’ils rentrent vraiment dans le champ, car il arrive de prendre pour spécimen d’un groupe des hommes ou des faits d’un autre groupe. Il faut qu’ils ne soient pas exceptionnels, ce qui est à présumer pour tous les cas qui se produisent dans des conditions exceptionnelles ; les auteurs de documents tendent à noter de préférence ce qui les surprend, par conséquent les cas exceptionnels tiennent dans les documents une place disproportionnée à leur nombre réel ; c’est une des principales sources d’erreur. 4° Le nombre des spécimens nécessaires pour généraliser doit être d’autant plus grand qu’il y a moins de moins de ressemblance entre tous les cas pris dans le champ. Il pourra être petit sur les points où les hommes tendent à se ressembler fortement, soit par imitation ou convention (langue, rites, cérémonies), soit par l’effet de coutumes ou de règlements obligatoires (institutions sociales, politiques dans les pays où l’autorité est obéie). Il devra être plus grand pour les faits où l’initiative individuelle a plus de part (art, science, morale) ; et même, pour la conduite privée, toute généralisation sera d’ordinaire impossible.

VI. Les formules descriptives ne sont en aucune science le terme dernier du travail. Il reste encore à classer les faits de façon à en embrasser l’ensemble, il reste à chercher les rapports entre eux ; — ce sont les conclusions générales. L’histoire, à cause de l’infirmité de son mode de connaissance, a besoin en outre d’une opération préalable pour déterminer la portée des connaissances obtenues211.

Le travail critique n’a fourni qu’une masse de remarques isolées sur la valeur de la connaissance que les documents ont permis d’atteindre. Il faut les réunir. On prendra donc tout un groupe de faits classés dans le même cadre — une espèce de faits, un pays, une période, un événement — et on résumera les résultats de la critique des faits particuliers pour obtenir une formule d’ensemble. Il faudra considérer : 1° l’étendue, 2° la valeur de notre connaissance.

1° On se demandera quelles sont les lacunes laissées par les documents. Il est facile, en suivant le questionnaire général de groupement, de constater sur quelles espèces de faits nous ne sommes pas renseignés. Pour les évolutions nous apercevons quels anneaux manquent à la chaîne des changements successifs ; pour les événements quels épisodes, quels groupes d’acteurs, quels motifs nous restent inconnus ; quels faits nous voyons apparaître sans en savoir le commencement ou disparaître sans en connaître la fin. Nous devons dresser, au moins mentalement, le tableau de nos ignorances pour nous rappeler la distance entre notre connaissance réelle et une connaissance complète.

2° La valeur de notre connaissance dépend de la valeur de nos documents. La critique nous l’a montrée en détail pour chaque cas, il faut la résumer en quelques traits pour un ensemble de faits. Notre connaissance provient-elle d’observation directe, de tradition écrite, ou de tradition orale ? Possédons-nous plusieurs traditions diversement colorées ou une seule ? Possédons-nous des documents d’espèce diverse ou d’une seule espèce ? Les renseignements sont-ils vagues ou précis, détaillés ou sommaires, littéraires ou positifs, officiels ou confidentiels ?

La tendance naturelle est de négliger dans la construction les résultats de la critique, d’oublier ce qu’il y a d’incomplet ou de douteux dans notre connaissance. Un désir puissant d’accroître le plus possible la masse de nos renseignements et de nos conclusions nous pousse à nous délivrer de toutes les restrictions négatives. Le risque est donc grand de nous former avec des renseignements fragmentaires et suspects une impression d’ensemble comme si nous possédions un tableau complet. — On oublie facilement l’existence des faits que les documents ne décrivent pas (les faits économiques, les esclaves dans l’antiquité) ; on s’exagère la place tenue par les faits connus (l’art grec, les inscriptions romaines, les couvents du moyen âge). Instinctivement, on apprécie l’importance des faits à la quantité des documents qui en parlent. — On oublie la nature particulière des documents, et, lorsqu’ils sont tous de même provenance, on oublie qu’ils ont fait subir aux faits la même déformation et que leur communauté d’origine rend le contrôle impossible ; on conserve docilement la couleur de la tradition (romaine, orthodoxe, aristocratique).

Pour échapper à ces tendances naturelles il suffit de s’imposer la règle de passer en revue l’ensemble des faits et l’ensemble de la tradition avant tout essai de conclusion générale.

VII. Les formules descriptives donnent le caractère particulier de chacun des petits groupes de faits. Pour obtenir une conclusion d’ensemble il faut réunir tous ces résultats de détail en une formule d’ensemble. On doit rapprocher non des détails isolés ou des caractères secondaires212, mais des groupes de faits qui se ressemblent par un ensemble de caractères.

On forme ainsi un ensemble (d’institutions, de groupes humains, d’événements). On en détermine — suivant la méthode indiquée plus haut — les caractères propres, l’étendue, la durée, la quantité ou l’importance.

En formant des groupes de plus en plus généraux, on laisse, à chaque degré nouveau de généralité, tomber les caractères différents pour ne retenir que les caractères communs. On doit s’arrêter au point où il ne resterait plus de commun que des caractères universels de l’humanité. — Le résultat est de condenser en une formule le caractère général d’un ordre de faits, une langue, une religion, un art, une organisation économique, une société, un gouvernement, un événement complexe (comme l’Invasion ou la Réforme).

Tant que ces formules d’ensemble demeurent isolées, la conclusion ne paraît pas complète. Et comme on ne peut plus les rapprocher davantage pour les fondre, on sent le besoin de les comparer pour essayer de les classer. — La classification peut être tentée par deux procédés.

1° On peut comparer les catégories semblables de faits spéciaux, les langues, les religions, les arts, les gouvernements, en les prenant dans toute l’humanité, les comparant entre eux et classant ensemble ceux qui se ressemblent le plus. On obtient des familles de langues, de religions, de gouvernements qu’on peut essayer de classer ensuite entre elles. C’est une classification abstraite, qui isole une espèce de faits de toutes les autres, renonçant ainsi à atteindre les causes. Elle a l’avantage d’être rapidement faite et d’aboutir à un vocabulaire technique qui peut être commode pour désigner les faits.

2° On peut comparer des groupes réels d’individus réels, prendre les sociétés données historiquement et les classer d’après leurs ressemblances. C’est une classification concrète analogue à celles de la zoologie où on classe non des fonctions, mais des animaux complets. Il est vrai que les groupes sont moins nets qu’en zoologie ; aussi n’est-on pas d’accord sur les caractères d’après lesquels doit s’établir la ressemblance. Sera-ce l’organisation économique ou politique, ou l’état intellectuel ? Aucun principe ne s’est encore imposé.

L’histoire n’est pas encore parvenue à une classification scientifique d’ensemble. Peut-être les groupes humains ne sont-ils pas assez homogènes pour fournir un fondement solide de comparaison, et pas assez tranchés pour fournir des unités comparables.

VIII. L’étude des rapports entre les faits simultanés consiste à chercher les liens entre tous les faits d’espèces différentes qui se produisent dans une même société. On sent confusément que les différentes habitudes séparées par abstraction et classées en catégories distinctes (art, religion, institutions politiques), ne sont pas isolées dans la réalité, qu’elles ont des caractères communs et qu’elles sont liées assez pour qu’un changement de l’une amène un changement dans l’autre. C’est l’idée fondamentale de l’Esprit des lois de Montesquieu. Ce lien, appelé parfois consensus, l’école allemande (Savigny, Niebuhr) l’a appelé Zusammenhang. De cette conception est née la théorie du Volksgeist (esprit du peuple), dont une contrefaçon a pénétré depuis quelques années en France sous le nom d’âme nationale ». Elle est aussi au fond de la théorie de l’âme sociale exposée par Lamprecht.

En écartant ces conceptions mystiques il reste un fait très confus, mais incontestable, c’est la « solidarité » entre les différentes habitudes d’un même peuple. Pour l’étudier avec précision, il faudrait l’analyser, et un lien ne s’analyse pas. Il est donc naturel que cette partie des sciences sociales soit restée le refuge du mystère et de l’obscurité. En comparant les différentes sociétés de façon à établir par quelles branches se ressemblent ou différent celles qui se ressemblent ou diffèrent par une branche donnée (religion ou gouvernement), on obtiendrait peut-être des constatations empiriques intéressantes. Mais, pour expliquer le consensus, il faut remonter jusqu’aux faits qui le produisent, jusqu’aux causes communes des différentes habitudes. On se trouve ainsi acculé à la nécessité d’aborder la recherche des causes et on entre dans l’histoire dite philosophique, parce qu’elle cherche ce qu’on appelait autrefois la philosophie des faits, c’est-à-dire leurs rapports permanents.

IX. Le besoin de s’élever au-dessus de la simple constatation des faits, pour les expliquer par leurs causes, ce besoin constitutif de toutes les sciences, a fini par se faire sentir même dans l’étude de l’histoire. De là sont nés les systèmes de philosophie de l’histoire et les essais en vue de déterminer des lois ou des causes historiques. Nous devons renoncer à faire ici un examen critique de ces tentatives, si nombreuses au xixe  siècle ; nous essaierons du moins d’indiquer par quelles voies on a abordé le problème et ce qui a empêché d’atteindre une solution scientifique.

Le procédé le plus naturel d’explication consiste à admettre qu’une cause transcendante, la Providence, dirige tous les faits de l’histoire vers un but connu de Dieu213. Cette explication ne peut être que le couronnement métaphysique d’une construction scientifique, car le propre de la science est de n’étudier que les causes déterminantes. L’historien, pas plus que le chimiste ou le naturaliste, n’a à rechercher la cause première ou les causes finales. En fait on ne s’arrête plus guère aujourd’hui à discuter, sous sa forme théologique, la théorie de la Providence dans l’histoire.

Mais la tendance à expliquer les faits historiques par des causes transcendantes persiste dans des théories plus modernes où la métaphysique se déguise sous des formes scientifiques. Les historiens au xixe  siècle ont subi si fortement l’action de l’éducation philosophique que la plupart introduisent, parfois même à leur insu, des formules métaphysiques dans la construction de l’histoire. Il suffira d’énumérer ces systèmes et d’en montrer le caractère métaphysique pour que les historiens réfléchis soient avertis de s’en défier.

La théorie du caractère rationnel de l’histoire repose sur l’idée que tout fait historique réel est en même temps « rationnel », c’est-à-dire conforme à un plan d’ensemble intelligible ; d’ordinaire on admet comme sous-entendu que tout fait social a sa raison d’être dans le développement de la société, c’est-à-dire qu’il finit par tourner à l’avantage de la société ; ce qui conduit à chercher pour cause à toute institution le besoin social auquel elle a dû répondre à l’origine214. C’est l’idée fondamentale de l’Hegelianisme, sinon chez Hegel, du moins chez ses disciples historiens (Ranke, Mommsen, Droysen, en France Cousin, Taine et Michelet). C’est sous un déguisement laïque la vieille théorie théologique des causes finales qui suppose une Providence occupée à diriger l’humanité au mieux de ses intérêts. Et c’est un a priori consolant, mais non scientifique ; car l’observation des faits historiques ne montre pas que les choses se soient toujours passées de la façon la plus avantageuse aux hommes ou la plus rationnelle, ni que les institutions aient eu d’autre cause que les intérêts de ceux qui les établissaient ; elle donnerait plutôt l’impression inverse.

De la même source métaphysique sort aussi la théorie hégélienne des idées qui se réalisent successivement dans l’histoire par l’intermédiaire des peuples successifs. Popularisée en France par Cousin et Michelet, cette théorie a fini son temps, même en Allemagne ; mais elle s’est prolongée, surtout en Allemagne, sous la forme de la mission historique (Beruf) attribuée à des peuples ou à des personnages. Il suffira ici de constater que les métaphores même d’idée » et de « mission » impliquent une cause transcendante anthropomorphique.

De la même conception optimiste d’une direction rationnelle du monde découle la théorie du progrès continu et nécessaire de l’humanité. Bien qu’adoptée par les positivistes, elle n’est qu’une hypothèse métaphysique. Au sens vulgaire, le « progrès » n’est qu’une expression subjective pour désigner les changements qui vont dans le sens de nos préférences. Mais — même en prenant le mot au sens objectif que Spencer lui a donné (un accroissement de variété et de coordination des phénomènes sociaux) — l’étude des faits historiques ne montre pas un progrès universel et continu de l’humanité, elle montre des progrès partiels et intermittents, et elle ne fournit aucune raison de les attribuer à une cause permanente inhérente à l’ensemble de l’humanité plutôt qu’à une série d’accidents locaux215.

Des tentatives d’explication de forme plus scientifique sont nées dans les histoires spéciales (des langues, des religions, du droit). En étudiant séparément la succession des faits d’une seule espèce, les spécialistes ont été amenés à constater le retour régulier des mêmes successions de faits, ils l’ont exprimée en formules qu’on a appelées quelquefois des lois (par exemple la loi de l’accent tonique) ; ce ne sont jamais que des lois empiriques, elles indiquent seulement les successions de faits sans les expliquer, puisqu’elles n’en découvrent pas la cause déterminante. Mais, par une métaphore naturelle, les spécialistes, frappés de la régularité de ces successions, ont regardé l’évolution des usages (d’un mot, d’un rite, d’un dogme, d’une règle de droit) comme un développement organique analogue à la croissance d’une plante ; on a parlé de la « vie des mots », de la « mort des dogmes », de la « croissance des mythes ». Puis, oubliant que toutes ces choses sont de pures abstractions, on a admis — sans le dire explicitement — une force inhérente au mot, au rite, à la règle, qui produirait son évolution. C’est la théorie du développement (Entwickelung) des usages et des institutions ; lancée en Allemagne par l’école « historique », elle a dominé toutes les histoires spéciales. L’histoire des langues seule achève de s’en dégager216. — De même qu’on assimilait les usages à des êtres doués d’une vie propre, on personnifiait la succession des individus qui composent les corps de la société (royauté, église, sénat, parlement), en lui prêtant une volonté continue qu’on traitait comme une cause agissante. — Un monde d’êtres imaginaires s’est créé ainsi derrière les faits historiques et a remplacé la Providence dans l’explication des faits. Pour se défendre contre cette mythologie décevante, une règle suffira : Ne chercher les causes d’un fait historique qu’après s’être représenté ce fait d’une façon concrète sous la forme d’individus qui agissent ou qui pensent. Si l’on tient à user des substantifs abstraits, on devra éviter toute métaphore qui leur ferait jouer le rôle d’êtres vivants.

En comparant les évolutions des différentes espèces de faits dans une même société, l’école « historique » avait été amenée à constater la solidarité (Zusammenhang)217. Mais, avant d’en avoir cherché les causes par analyse, on supposa une cause générale permanente qui devait résider dans la société ellemême. Et, comme on s’était habitué à personnifier la société, on lui attribua un tempérament spécial, le génie propre de la nation ou de la race, qui se manifestait dans les différentes activités sociales et expliquait leur solidarité218. Ce n’était qu’une hypothèse suggérée par le monde animal où chaque espèce a des caractères permanents. Elle eût été insuffisante, car, pour expliquer comment une même société a changé de caractère d’une époque à l’autre des Grecs entre le VIIe et le ive  siècle, les Anglais entre le XVe et le xixe ), il eût fallu faire intervenir l’action des causes extérieures. Et elle est caduque, puisque toutes les sociétés historiques sont des groupes d’hommes sans unité anthropologique et sans caractères communs héréditaires.

A côté de ces explications métaphysiques ou métaphoriques, se sont produites des tentatives pour appliquer à la recherche des causes en histoire le procédé classique des sciences naturelles : comparer des séries parallèles de faits successifs pour voir ceux qui se retrouvent toujours ensemble. La « méthode comparative » a été essayée sous plusieurs formes. — On a pris pour objet d’étude un détail de la vie sociale (un usage, une institution, une croyance, une règle), défini abstraitement ; on en a comparé les évolutions dans différentes sociétés, de façon à déterminer l’évolution commune qu’on devrait rapporter à une même cause générale. Ainsi se sont fondés la linguistique, la mythologie, le droit comparés. — On a proposé (en Angleterre) de préciser la comparaison en appliquant la méthode « statistique » ; il s’agirait de comparer systématiquement toutes les sociétés connues et de dresser la statistique de tous les cas où deux usages se rencontrent ensemble. C’est le principe des tables de concordance de Bacon ; il est à craindre qu’il ne donne pas plus de résultats. — Le vice de tous ces procédés est d’opérer sur des notions abstraites, en partie arbitraires, parfois même sur des rapprochements de mots, sans connaître l’ensemble des conditions où se sont produits les faits.

On pourrait imaginer une méthode plus concrète qui, au lieu de fragments, comparerait des ensembles, c’est-à-dire des sociétés tout entières, soit la même société à deux moments de son évolution (l’Angleterre au XVIe et au xixe  siècle), soit des évolutions d’ensemble de plusieurs sociétés, contemporaines l’une de l’autre (Angleterre et France) ou d’époques différentes (Rome et l’Angleterre). Elle pourrait servir négativement, pour s’assurer qu’un fait n’est pas l’effet nécessaire d’un autre, puisqu’on ne les trouve pas toujours liés (par exemple l’émancipation des femmes et le christianisme). Mais on ne peut guère en attendre de résultats positifs, car la concomitance de deux faits dans plusieurs séries n’indique pas s’ils sont cause l’un de l’autre ou seulement effets d’une même cause.

La recherche méthodique des causes d’un fait exige une analyse des conditions où se produit le fait, de façon à isoler la condition nécessaire qui est la cause ; elle suppose donc la connaissance complète de ces conditions. C’est précisément ce qui manque en histoire. Il faut donc renoncer à atteindre les causes par une méthode directe, comme dans les autres sciences.

En fait cependant, les historiens usent souvent de la notion de cause, indispensable, on l’a montré plus haut, pour formuler les événements et construire les périodes. C’est qu’ils connaissent les causes soit par les auteurs de documents qui ont observé les faits, soit par analogie avec les causes actuelles que chacun de nous a observées. Toute l’histoire des événements est un enchaînement évident et incontesté d’accidents, dont chacun est cause déterminante d’un autre. Le coup de lance de Montgomery est cause de la mort de Henri II, et cette mort est cause de l’avènement des Guises au pouvoir, qui est cause du soulèvement du parti protestant.

L’observation des causes par les auteurs de documents reste limitée à l’enchaînement des faits accidentels observés par eux ; — ce sont à vrai dire les causes les plus sûrement connues. Aussi l’histoire, au rebours des autres sciences, atteint-elle mieux les causes des accidents particuliers que celles des transformations générales, car elle trouve le travail déjà fait dans les documents.

Pour rechercher les causes des faits généraux, la construction historique est réduite à l’analogie entre le passé et le présent. Si elle a chance de trouver les causes qui expliquent l’évolution des sociétés passés, ce sera par l’observation directe des transformations des sociétés actuelles.

Cette étude n’est pas constituée encore, on ne peut ici qu’en indiquer les principes

1° Pour atteindre les causes de la solidarité entre les habitudes différentes d’une même société, il faut dépasser la forme abstraite et conventionnelle que les faits prennent dans la langue des documents (dogme, règle, rite, institution), et remonter jusqu’aux centres réels concrets, qui sont toujours des hommes pensants ou agissants. Là seulement sont réunies les diverses espèces d’activité que la langue sépare par abstraction. Leur solidarité doit donc être cherchée dans quelque trait dominant de la nature ou de la condition de ces hommes qui s’impose à toutes les manifestations différentes de leur activité. — On devra s’attendre à ce que la solidarité ne soit pas également étroite entre toutes les espèces d’activité : elle sera plus forte dans celles où chaque individu dépend étroitement des actes de la masse (vie économique, sociale, politique), plus faible dans les activités intellectuelles (arts, sciences) où l’initiative des individus s’exerce plus librement219. — Les documents mentionnent la plupart des habitudes (croyances, coutumes, institutions) en bloc sans distinguer les individus ; et pourtant, dans une même société, les habitudes diffèrent beaucoup d’un homme à l’autre. Il faudra distinguer ces différences, sous peine d’expliquer les actes des artistes et des savants par les croyances et les habitudes de leur prince ou de leurs fournisseurs.

2° Pour atteindre les causes de l’évolution, il faudra remonter aux seuls êtres qui puissent évoluer, les hommes. Toute évolution a pour cause un changement dans les conditions matérielles ou les habitudes de certains hommes. L’observation nous montre deux sortes de changement. — Ou les hommes restent les mêmes, mais changent leur façon d’agir ou de penser, soit volontairement par imitation, soit par contrainte. — Ou les hommes qui pratiquaient l’ancien usage sont disparus et ont été remplacés par d’autres hommes qui ne le pratiquent plus, soit des étrangers, soit les descendants des hommes anciens, mais élevés autrement. Ce renouvellement des générations paraît être, de nos jours, la cause la plus active de révolution. On est enclin à penser qu’il l’a été dans le passé : l’évolution a été d’autant plus lente que les gens de la génération suivante ont été plus exclusivement formés par l’imitation de leurs devanciers.

Il resterait une dernière question. N’y a-t-il jamais que des hommes semblables qui diffèrent seulement par leurs conditions de vie (éducation, ressources, gouvernement), et l’évolution n’est-elle produite que par des changements dans ces conditions  ? —  Ou bien y a-t-il des groupes d’hommes héréditairement différents qui naissent avec des tendances à des activités différentes et des aptitudes à évoluer différemment, de sorte que l’évolution serait produite, en partie du moins, par des accroissements, des diminutions ou des déplacements de ces groupes ? — Pour les cas extrêmes, les races blanche, jaune, noire, la différence d’aptitude entre les races paraît évidente ; aucun peuple noir ne s’est civilisé. Il est donc probable que des différences héréditaires moindres ont dû contribuer à déterminer les événements. L’évolution historique serait en partie produite par des causes physiologiques et anthropologiques. Mais l’histoire ne fournit aucun procédé sûr pour déterminer l’action de ces différences héréditaires entre les hommes, elle n’atteint que les conditions de leur existence. La dernière question de l’histoire reste insoluble par les procédés historiques.

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Chapitre V. Exposition

Il nous reste à étudier une question dont l’intérêt pratique est évident. Sous quelles formes les œuvres historiques se présentent-elles ? Ces formes sont, en fait, très nombreuses : or il en est de surannées ; toutes ne sont pas légitimes ; les meilleures ont des inconvénients. On doit donc se demander, non seulement sous quelles formes les œuvres historiques se présentent, mais quels sont, parmi ceux qui existent, les types d’exposition vraiment rationnels.

Par « œuvres historiques » nous entendons ici toutes celles qui sont destinées à exposer les résultats d’un travail de construction historique, quelles qu’en soient, d’ailleurs, l’étendue et la portée. Les travaux critiques sur les documents, simplement préparatoires de la construction historique, dont il a été traité au livre II, sont, naturellement, exclus.

Les historiens peuvent différer et ont différé jusqu’à présent sur plusieurs points essentiels. Ils n’ont pas toujours conçu, ils ne conçoivent pas tous de la même manière le but de l’œuvre historique, ni, par suite, la nature des faits qu’ils choisissent, la façon de diviser le sujet, c’est-à-dire d’ordonner les faits, la façon de les présenter, la façon de les prouver. — Ce serait ici le lieu de marquer comment « la manière d’écrire l’histoire » a évolué depuis les origines. Mais comme l’histoire de la manière d’écrire l’histoire n’a pas encore été bien faite220, nous nous bornerons ici à des indications très générales pour la période antérieure à la seconde moitié du xixe  siècle, à celles qui sont strictement nécessaires pour l’intelligence de l’état de choses contemporain.

I. L’histoire a été conçue d’abord comme la narration des événements mémorables. Garder le souvenir et propager la connaissance des faits glorieux ou importants pour un homme, ou une famille, ou un peuple, tel était le but de l’histoire au temps de Thucydide et de Tite-Live. — Parallèlement, l’histoire fut considérée de bonne heure comme un recueil de précédents, et la connaissance de l’histoire comme une préparation pratique à la vie, surtout à la vie politique (militaire et civile). Polybe et Plutarque ont écrit pour instruire ; ils ont eu la prétention de donner des recettes pour agir. — La matière de l’histoire dans l’antiquité classique, c’étaient donc surtout les accidents politiques, faits de guerre et révolutions. Le cadre ordinaire de l’exposition historique (où les faits étaient ordonnés d’habitude suivant l’ordre chronologique), c’était la vie d’un personnage, l’ensemble ou une période de la vie d’un peuple ; il n’y eut dans l’antiquité que quelques essais d’histoire générale. Comme l’historien se proposait de plaire ou d’instruire, ou de plaire et d’instruire à la fois, l’histoire était un genre littéraire : on n’était pas très scrupuleux au sujet des preuves ; ceux qui travaillaient d’après des documents écrits ne prenaient pas soin d’en distinguer le texte du texte de leur cru ; ils reproduisaient les récits de leurs devanciers en les ornant de détails, et quelquefois (sous prétexte de préciser) de chiffres, de discours, de réflexions et d’élégances. On saisit leur procédé sur le vif toutes les fois qu’il est possible de comparer les historiens grecs et romains, Éphore et Tite-Live, par exemple, à leurs sources.

Les écrivains de la Renaissance ont directement imité les anciens. Pour eux aussi l’histoire a été un art littéraire à tendances apologétiques ou à prétentions didactiques, trop souvent, en Italie, un moyen de gagner la faveur des princes et un thème à déclamations. Cela dura fort longtemps. En plein xviie  siècle, Mézeray est encore un historien à la mode de l’antiquité classique.

Cependant, dans la littérature historique de la Renaissance, deux nouveautés méritent d’attirer l’attention, où s’accuse sans contredit l’influence médiévale. — D’une part, on voit persister la faveur d’un cadre, inusité dans l’antiquité, créé par les historiens catholiques des bas siècles (Eusèbe, Orose), très goûté au moyen âge, celui qui, au lieu d’embrasser seulement l’histoire d’un homme, ou d’une famille, ou d’un peuple, embrasse l’histoire universelle. — D’autre part, un artifice matériel d’exposition, né d’une pratique en vigueur dans les écoles du moyen âge (les gloses), s’introduit, dont les conséquences ont été de première importance. On prit alors l’habitude de joindre au texte, dans les livres d’histoire imprimés, des notes221. Les notes ont permis de distinguer du récit historique les documents qui l’étayent, de renvoyer aux sources, de dégager et d’éclaircir le texte. C’est dans les collections de documents et dans les dissertations critiques que l’artifice de l’annotation fut pratiqué d’abord ; il a pénétré de là, lentement, dans les ouvrages historiques.

Une seconde période s’ouvre au xviie  siècle. Les « philosophes » conçurent alors l’histoire comme l’étude, non plus des événements pour eux-mêmes, mais des habitudes des hommes. Ils furent amenés par là à s’intéresser, non seulement aux faits d’ordre politique, mais à l’évolution des sciences, des arts, de l’industrie, etc., et aux mœurs. Montesquieu et Voltaire personnifièrent ces tendances. L’Essai sur les meurs est la première esquisse, et, à quelques égards, le chef-d’œuvre de l’histoire ainsi comprise. On continua de regarder le récit détaillé des événements politiques et militaires comme le fond de l’histoire, mais on prit l’habitude d’y joindre, le plus souvent sous la forme de complément ou d’appendice, une esquisse des « progrès de l’esprit humain ». L’expression « histoire de la civilisation » apparaît avant la fin du xviiie  siècle. — En même temps les professeurs d’Université créaient en Allemagne, surtout à Göttingen, pour les besoins de l’enseignement, la forme nouvelle du « Manuel » d’histoire, recueil méthodique de faits, soigneusement justifiés, sans prétentions littéraires ni autres. Des collections de faits historiques, formées en vue de l’interprétation des textes littéraires, ou par simple curiosité pour les choses anciennes, il y en avait eu dès l’antiquité ; mais les pots-pourris d’Athénée et d’Aulu-Gelle, les compilations plus vastes et mieux ordonnées qui datent du moyen âge et de la Renaissance, ne sont nullement comparables aux « Manuels scientifiques » dont les professeurs allemands donnèrent alors les modèles. D’ailleurs ces professeurs contribuèrent à débrouiller l’idée générale, confuse, que les philosophes avaient de la « civilisation », car ils s’appliquèrent à organiser, en autant de branches d’études spéciales, l’histoire des langues, des littératures, des arts, des religions, du droit, de la vie économique, etc. — Ainsi, le terrain de l’histoire s’élargit beaucoup, et l’exposition scientifique, c’est-à-dire objective et simple, commença à faire concurrence aux formes à l’antique, oratoires ou sentencieuses, patriotiques ou philosophiques.

Concurrence d’abord timide et obscure, car le début du xixe  siècle fut marqué par une renaissance littéraire, qui rafraîchit la littérature historique. Sous l’influence du mouvement romantique, les historiens cherchèrent des procédés d’exposition plus vivants que ceux de leurs prédécesseurs, propres à frapper, à « émouvoir » le public, à lui donner une impression poétique des réalités disparues. — Les uns s’efforcèrent de conserver la couleur des documents originaux, en les adaptant : « Charmé des récits contemporains, dit Barante, j’ai tâché de composer une narration suivie qui leur empruntât l’intérêt dont ils sont animés » ; cela mène directement à supprimer toute critique, et à reproduire ce qui fait bien. — Les autres professèrent qu’il faut présenter les faits passés avec l’émotion d’un spectateur. « Thierry, dit Michelet qui l’en loue, en nous contant Klodowig, a le souffle intérieur, l’émotion de la France envahie récemment… » Michelet a « posé le problème historique comme la résurrection de la vie intégrale dans ses organismes intérieurs et profonds ». — Le choix du sujet, du plan, des preuves, du style est dominé chez tous les historiens romantiques par la préoccupation de l’effet, qui n’est pas assurément une préoccupation scientifique. C’est une préoccupation littéraire. Quelques historiens romantiques ont glissé sur cette pente jusqu’au « roman historique ». On sait en quoi consiste ce genre, qui, de l’abbé Barthélemy et de Chateaubriand à Mérimée et à Ebers, a été si prospère, et que l’on essaie présentement, mais en vain, de rajeunir. Le but est de « faire revivre des coins du passé » en des tableaux dramatiques, artistement fabriqués avec des couleurs et des détails « vrais ». Le vice évident du procédé est que l’on ne donne pas au lecteur le moyen de distinguer entre les parties empruntées à des documents et les parties imaginées, sans compter que la plupart du temps les documents utilisés ne sont pas tous exactement de la même provenance, si bien que, la couleur de chaque pierre étant « vraie », celle de la mosaïque est fausse. La Rome au siècle d’Auguste de Dezobry, les Récits mérovingiens d’Augustin Thierry, et d’autres « tableaux » esquissés à la même époque ont été faits d’après le principe, et offrent les inconvénients des romans historiques proprement dits222.

On peut dire en résumé que, jusque vers 1850, l’histoire est restée, pour les historiens et pour le public, un genre littéraire. Une preuve excellente en est que les historiens avaient alors l’habitude de rééditer leurs ouvrages, à plusieurs années de distance, sans y rien changer, et que le public tolérait cette pratique. Or toute œuvre scientifique doit être sans cesse refondue, revisée, mise au courant. Les savants proprement dits n’ont pas la prétention de donner à leurs œuvres une forme ne varietur ni d’être lus par la postérité ; ils ne prétendent pas à l’immortalité personnelle : il leur suffit que les résultats de leurs recherches, rectifiés ou même transformés par des recherches ultérieures, soient incorporés à l’ensemble des connaissances qui constituent le patrimoine scientifique de l’humanité. Personne ne lit Newton ou Lavoisier ; il suffit à la gloire de Newton et de Lavoisier que leur œuvre ait contribué à déterminer la masse énorme des travaux qui ont remplacé les leurs et qui, tôt ou tard, seront remplacés eux-mêmes. Il n’y a que les œuvres d’art dont la jeunesse soit éternelle. Et le public s’en rend bien compte : il ne viendrait à l’esprit de personne d’étudier l’histoire naturelle dans Buffon, quels que soient les mérites de ce styliste. Mais le même public étudie volontiers l’histoire dans Augustin Thierry, dans Macaulay, dans Carlyle et dans Michelet, et les livres des grands écrivains qui ont écrit sur des sujets historiques se réimpriment tels quels, cinquante ans après leur mort, quoiqu’ils ne soient plus, visiblement, au courant des connaissances acquises. Il est clair que, pour bien des gens la forme, en histoire, emporte le fond, et que l’œuvre historique est toujours, non exclusivement, mais surtout, une œuvre d’art223.

II. C’est depuis cinquante ans que se sont dégagées et constituées les formes scientifiques d’exposition historique, en harmonie avec cette conception générale que le but de l’histoire est, non pas de plaire, ni de donner des recettes pratiques pour se conduire, ni d’émouvoir, mais simplement de savoir. Nous distinguerons d’abord : 1° les monographies ; 2° les travaux d’un caractère général.

1° On fait une monographie quand on se propose d’élucider un point spécial, un fait ou un ensemble limité de faits, par exemple une portion de la vie ou la vie d’un individu, un événement ou une série d’événements entre deux dates rapprochées, etc. — Les types de sujets possibles de monographie ne sauraient être énumérés, car la matière historique peut se sectionner indéfiniment, et d’un nombre infini de manières. Mais tous les sectionnements ne sont pas également judicieux, et, quoiqu’on ait dit le contraire, il y a, en histoire comme dans toutes les sciences, des sujets de monographie qui sont bêtes, et des monographies qui, faites et bien faites, représentent du travail inutilement dépensé224. Les personnes d’esprit médiocre et sans portée, souvent qualifiées de « curieux », s’attaquent volontiers à des questions insignifiantes225 ; et c’est même un assez bon critérium, pour se faire une première idée de la valeur intellectuelle d’un historien, de lire la liste des titres des monographies qu’il a faites226. C’est le don de voir les problèmes importants et le goût de s’y attacher, aussi bien que la puissance de les résoudre, qui, dans toutes les sciences, font les hommes de premier ordre. — Mais supposons le sujet choisi d’une façon rationnelle. Toute monographie, pour être utile, c’est-à-dire pleinement utilisable, doit se soumettre à trois règles : 1° dans une monographie, tout fait historique tiré de documents ne doit être présenté qu’accompagné de l’indication des documents d’où il sort et de la valeur de ces documents227 ; 2° il faut suivre, autant que possible, l’ordre chronologique, parce que c’est celui dans lequel on est sûr que les faits se sont produits et qu’on devra chercher les causes et les effets ; 3° il faut que le titre de la monographie en fasse connaître le sujet avec exactitude : on ne saurait trop protester contre les titres incomplets ou de fantaisie, qui compliquent si gratuitement les enquêtes bibliographiques. — Une quatrième règle a été posée ; on a dit : « Une monographie n’est utile que quand elle épuise le sujet » ; mais il est très légitime de faire un travail provisoire avec les documents dont on dispose, même quand on a des raisons de croire qu’il en existe d’autres, à condition toutefois d’avertir précisément avec quels documents le travail a été fait. — Il suffit, d’ailleurs, d’avoir du tact pour sentir que, dans une monographie, l’appareil de la démonstration, s’il doit être complet, doit aussi être réduit au strict nécessaire. La sobriété est de rigueur : tout étalage d’érudition, dont l’économie aurait pu être réalisée sans inconvénients, est odieux228. Les monographies les mieux faites n’aboutissent souvent, en histoire, qu’à la constatation de l’impossibilité de savoir. Il faut résister au désir de couronner, comme il arrive, par des conclusions subjectives, ambitieuses et vagues, une monographie impropre à les porter229. La conclusion régulière d’une bonne monographie, c’est le bilan des résultats acquis par elle et de ce qui reste obscur. Une monographie ainsi conduite peut vieillir, mais elle ne pourrit pas, et l’auteur n’a jamais lieu d’en rougir.

2° Les travaux d’un caractère général s’adressent soit aux hommes du métier, soit au public.

A. Les ouvrages généraux destinés surtout aux hommes du métier se présentent maintenant sous la forme de « répertoires », de « manuels » et d’histoires scientifiques ». — Dans un répertoire, on réunit une masse de faits vérifiés d’un certain genre suivant un ordre destiné à rendre facile de les trouver. S’il s’agit de faits datés avec précision, l’ordre chronologique est indiqué : c’est ainsi que la tâche a été entreprise de composer des « Annales » de l’histoire d’Allemagne où la mention très brève des événements, rangés d’après leur date, est accompagnée des textes qui les font connaître, avec des renvois exacts aux sources et aux travaux de la critique ; la collection des Jahrbücher der deutschen Geschichte a pour but d’élucider aussi complètement que possible les faits de l’histoire d’Allemagne, tout ce qui peut être l’objet de discussions et de preuves scientifiques, en laissant de côté tout ce qui est du domaine de l’appréciation et les considérations générales. S’agit-il de faits mal datés, ou simultanés, qui ne peuvent pas se ranger sur une ligne, l’ordre alphabétique s’impose : on a de la sorte des Dictionnaires : dictionnaires d’institutions, dictionnaires biographiques, encyclopédies historiques, tels que la Reale Encyklopædie de Pauly-Wissowa. Ces répertoires alphabétiques sont, en principe, de même que les Jahrbücher, des collections de faits prouvés ; si, en pratique, les références y sont moins rigoureuses, l’appareil des textes à l’appui des affirmations moins complet, c’est une différence injustifiable230. — Les manuels scientifiques sont aussi, à vrai dire, des répertoires, puisque ce sont des recueils où des faits acquis sont rangés suivant un ordre méthodique et sont exposés sous une forme objective, avec les preuves afférentes, sans aucun ornement littéraire. Les auteurs de ces « Manuels », dont les spécimens les plus nombreux et les plus parfaits ont été composés de nos jours dans les Universités allemandes, n’ont d’autre visée que de dresser minutieusement l’inventaire des connaissances acquises, afin de rendre plus aisée et plus rapide aux travailleurs l’assimilation des résultats de la critique et de fournir un point de départ à des recherches nouvelles. Il existe aujourd’hui des Manuels de cette espèce pour la plupart des branches spéciales de l’histoire de la civilisation (langues, littératures, religion, droit, Alterthümer, etc.), pour l’histoire des institutions, pour les diverses parties de l’histoire ecclésiastique. Il suffit de citer les noms de Schoemann, de Marquardt et Mommsen, de Gilbert, de Krumbacher, de Harnack, de Möller. Ces ouvrages n’ont pas la sécheresse de la plupart des « Manuels » primitifs, publiés en Allemagne il y a cent ans, qui ne sont guère que des tables de matières, avec l’indication des documents et des livres à consulter ; l’exposition et la discussion y sont sans doute serrées et concises, mais elles ont assez d’ampleur pour que des lecteurs cultivés puissent s’en accommoder, et même les préférer. Ils dégoûtent des autres livres, dit très bien G. Paris231. « Quand on a savouré ces pages si substantielles, si pleines de faits et qui, en apparence si impersonnelles, contiennent cependant et suggèrent surtout tant de pensées, on a de la peine à lire des livres, même distingués, où la matière taillée symétriquement suivant les besoins d’un système et colorée par la fantaisie, ne nous est présentée, pour ainsi dire, que sous un déguisement, et où l’auteur intercepte sans cesse… le spectacle qu’il prétend nous faire comprendre et qu’il ne nous fait pas voir. » — Les grands « Manuels » historiques, symétriques aux Traités et aux Manuels des autres sciences (mais avec la complication des preuves), doivent être et sont sans cesse améliorés, rectifiés, corrigés, tenus à jour : car ce sont, par définition, des œuvres scientifiques, et non pas des œuvres d’art.

Les premiers répertoires et les premiers « Manuels » scientifiques ont été composés par des individus isolés. Mais on a reconnu bientôt qu’un seul homme ne peut pas composer correctement, et dominer comme il convient, de très vastes collections de faits. On s’est partagé la besogne. Les répertoires sont exécutés, de nos jours, par des collaborateurs associés (qui, parfois, ne sont pas du même pays et n’écrivent pas dans la même langue). Les grands Manuels (de I. v. Müller, de G. Gröber, de H. Paul, etc.) sont formés par des collections de traités spéciaux, rédigés chacun par un spécialiste. — Le principe de la collaboration est excellent, mais à condition :

1° que l’œuvre collective soit de nature à se résoudre en grandes monographies indépendantes, quoique coordonnées ; 2° que la section confiée à chaque collaborateur ait une certaine étendue ; si le nombre des collaborateurs est trop grand et la part de chacun trop restreinte, la liberté et la responsabilité de chacun s’atténuent ou disparaissent.

Les histoires, destinées à présenter le récit des événements qui ne se sont produits qu’une fois et des faits généraux qui dominent l’ensemble des évolutions spéciales, n’ont pas cessé d’avoir une raison d’être, même depuis que les manuels méthodiques se sont multipliés. Mais les procédés scientifiques d’exposition s’y sont introduits, comme dans les monographies et dans les manuels, et par imitation. La réforme a consisté, dans tous les cas, à renoncer aux ornements littéraires et aux affirmations sans preuves. Grote a créé le premier modèle de l’histoire » ainsi définie. — En même temps certains cadres, auparavant en vogue, sont tombés en désuétude : ainsi les « Histoires universelles » à narration continue, si goûtées, pour des motifs différents, au moyen âge et au xviiie  siècle ; Schlosser et Weber en Allemagne, Cantù en Italie, en ont donné, au xixe  siècle, les derniers spécimens. Ce cadre a été abandonné pour des raisons historiques, parce que l’on a cessé de considérer l’humanité comme un ensemble relié par une évolution unique ; et pour des raisons pratiques, parce que l’on a reconnu l’impossibilité de rassembler en un seul ouvrage une masse aussi écrasante de faits. Les Histoires universelles qui se publient encore en collaboration (dont le type le plus estimable est la Collection Oncken) se résolvent, comme les grands Manuels, en sections indépendantes, traitées chacune par un auteur différent : ce sont des combinaisons de librairie. Les historiens ont été amenés de nos jours à adopter la division par États (histoires nationales) et par époques232.

B. Il n’y a pas de raison théorique pour que les œuvres historiques qui s’adressent surtout au public ne soient pas conçues dans le même esprit que les œuvres destinées aux gens du métier et rédigées de la même manière, sous réserve des simplifications et des suppressions qui s’indiquent d’elles-mêmes. Et il existe en effet des résumés nets, substantiels et agréables, où rien n’est avancé qui ne soit tacitement appuyé sur des références solides, où les points acquis à la science sont dégagés avec précision, illustrés avec discrétion, mis en relief et en valeur. Les Français, grâce à des qualités naturelles de tact, de dextérité et de justesse d’esprit, excellent en général dans cet exercice. Tels articles de revue, tels livres de vulgarisation supérieure, publiés chez nous, où les résultats d’une quantité de travaux originaux ont été habilement condensés, font l’admiration des spécialistes mêmes qui, par de pesantes monographies, les ont rendus possibles. — Rien n’est plus dangereux, cependant, que la vulgarisation. En fait, la plupart des livres de vulgarisation ne sont pas conformes à l’idéal moderne de l’exposition historique ; et des survivances de l’idéal ancien, celui de l’antiquité, de la Renaissance et des romantiques, s’y observent fréquemment.

On s’explique aisément pourquoi. Les défauts des ouvrages historiques destinés au public incompétent — défauts parfois énormes, qui ont discrédité, pour beaucoup de bons esprits, le genre même de la vulgarisation — sont les conséquences de la préparation insuffisante ou de la mauvaise éducation littéraire des « vulgarisateurs ».

Un vulgarisateur est dispensé de recherches originales ; mais il doit connaître tout ce qui a été publié d’important sur son sujet, être, comme on dit, « au courant », et avoir repensé par lui-même les conclusions des spécialistes. S’il n’a pas fait personnellement d’études spéciales sur le sujet qu’il se propose de traiter, il faut donc qu’il s’informe, et c’est long. La tentation est forte, pour le vulgarisateur de profession, d’étudier superficiellement quelques monographies récentes, d’en coudre ou d’en combiner à la hâte des extraits, et de parer, autant que possible, cette macédoine, pour la rendre plus attrayante, avec des « idées générales » et des grâces extérieures. La tentation est d’autant plus forte que la plupart des spécialistes se désintéressent des travaux de vulgarisation, que ces travaux sont, en général, lucratifs, et que le grand public n’est pas en état de distinguer nettement la vulgarisation honnête de la vulgarisation trompe-l’œil. Bref, il y a des gens, chose absurde, qui n’hésitent pas à résumer pour autrui ce qu’ils n’ont pas pris la peine d’apprendre eux-mêmes, et à enseigner ce qu’ils ignorent. — De là, dans la plupart des ouvrages de vulgarisation historique, des taches de toute espèce, inévitables, que les gens instruits constatent toujours avec plaisir, mais avec un plaisir un peu mêlé d’amertume, parce qu’ils sont souvent seuls à les voir : emprunts inavoués, références inexactes, noms et textes estropiés, citations de seconde main, hypothèses sans valeur, rapprochement superficiels, assertions imprudentes, généralisations puériles, et, dans l’énoncé des opinions les plus fausses ou les plus contestables, un ton de tranquille autorité233.

D’autre part, des hommes dont l’information ne laisse rien à désirer, et dont les monographies destinées aux spécialistes sont très méritoires, se montrent capables, quand ils écrivent pour le public, d’atteintes graves à la méthode scientifique. Les Allemands sont coutumiers du fait : voyez Mommsen, Droysen, Curtius et Lamprecht. C’est que ces auteurs, s’adressant au public, ont l’intention d’agir sur lui. Leur désir de produire une impression forte les conduit à relâcher quelque chose de la rigueur scientifique et à revenir aux habitudes condamnées de l’ancienne historiographie. Eux, si scrupuleux et si minutieux lorsqu’il s’agit d’établir des détails, ils s’abandonnent dans l’exposé des questions générales à leurs penchants naturels, comme le commun des hommes. Ils prennent parti, ils blâment, ils célèbrent ; ils colorent, ils embellissent ; ils se permettent des considérations personnelles, patriotiques, morales ou métaphysiques. Et, par-dessus tout, ils s’appliquent, avec le talent qui leur a été départi, à faire œuvre d’artiste ; s’y appliquant, ceux qui n’ont pas de talent sont ridicules, et le talent de ceux qui en ont est gâté par la préoccupation de l’effet.

Ce n’est pas à dire, bien entendu, que la « forme » soit sans importance, ni que, pourvu qu’il se fasse comprendre, l’historien ait le droit d’avoir une langue incorrecte, vulgaire, lâche ou pâteuse. Le mépris de la rhétorique, des faux brillants et des fleurs en papier n’exclut pas le goût d’un style pur et ferme, savoureux et plein. Fustel de Coulanges fut un écrivain, quoiqu’il ait, toute sa vie, recommandé et pratiqué la chasse aux métaphores. Au contraire, nous répéterons volontiers234 que l’historien, vu l’extrême complexité des phénomènes dont il essaie de rendre compte, n’a pas le droit de mal écrire. Mais il doit toujours bien écrire et ne jamais s’endimancher.

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Conclusion

I. L’histoire n’est que la mise en œuvre de documents. Or il dépend d’accidents fortuits que les documents se soient conservés ou se soient perdus. De là, dans la constitution de l’histoire, le rôle dominant du hasard.

La quantité des documents qui existent, sinon des documents connus, est donnée ; le temps, en dépit de toutes les précautions qui sont prises de nos jours, la diminue sans cesse ; elle n’augmentera jamais. L’histoire dispose d’un stock de documents limité ; les progrès de la science historique sont limités par là même. Quand tous les documents seront connus et auront subi les opérations qui les rendent utilisables, l’œuvre de l’érudition sera terminée. Pour quelques périodes anciennes, dont les documents sont rares, on prévoit déjà que, dans une ou deux générations au plus, il faudra s’arrêter. Les historiens seront alors obligés de se replier de plus en plus sur les périodes modernes. L’histoire ne réalisera donc pas le rêve qui, au xixe  siècle, a inspiré aux romantiques tant d’enthousiasme pour les études historiques : elle ne percera pas le mystère des origines des sociétés ; et, faute de documents, le commencement de l’évolution de l’humanité restera toujours obscur.

L’historien ne recueille pas lui-même les matériaux nécessaires à l’histoire, par l’observation, comme on fait dans les autres sciences : il travaille sur des faits transmis par des observateurs antérieurs. La connaissance ne s’obtient pas, en histoire, par des procédés directs, comme dans les autres sciences : elle est indirecte. L’histoire est, non pas, comme on l’a dit, une science d’observation, mais une science de raisonnement.

Pour utiliser ces faits observés dans des conditions inconnues, il faut les faire passer par la critique, et la critique consiste en une série de raisonnements par analogie. Les faits livrés par la critique restent isolés, épars ; pour les organiser en construction, il faut se les représenter et les grouper d’après leur ressemblance avec des faits actuels, opération qui se fait aussi au moyen de raisonnements par analogie. Cette nécessité impose à l’histoire une méthode exceptionnelle. Pour construire ses raisonnements par analogie, il lui faut combiner toujours la connaissance particulière des conditions où se produisirent les faits passés et l’intelligence générale des conditions où se produisent les faits humains. Elle procède en dressant des répertoires particuliers des faits d’une époque passée, et en leur appliquant des questionnaires généraux fondés sur l’étude du présent.

Les opérations qu’on est obligé d’effectuer pour aboutir, en partant de l’inspection des documents, à la connaissance des faits et des évolutions du passé, sont très nombreuses. De là la nécessité d’une division et d’une organisation du travail en histoire. — Il faut que les travailleurs spéciaux qui s’occupent de la recherche, de la restitution et du classement provisoire des documents coordonnent leurs efforts, pour que soit achevée le plus tôt possible, dans les meilleures conditions de sûreté et d’économie, l’œuvre préparatoire de l’érudition. — Il faut d’autre part que les auteurs de synthèses partielles (monographies) qui sont destinées à servir de matériaux à des synthèses plus vastes, s’accordent à travailler d’après la même méthode, de sorte que les résultats de chacun puissent être, sans enquêtes préalables, utilisés par les autres. — Il faut enfin que des travailleurs expérimentés, renonçant aux recherches personnelles, consacrent tout leur temps à étudier ces synthèses partielles, afin de les combiner d’une façon scientifique en des constructions générales. — Et si de ces travaux ressortaient avec évidence des conclusions sur la nature et les causes de l’évolution des sociétés, on aurait constitué une « philosophie de l’histoire » vraiment scientifique, que les historiens pourraient avouer comme le couronnement légitime de la science historique.

On peut penser qu’un jour viendra où, grâce à l’organisation du travail, tous les documents auront été découverts, purifiés et mis en ordre, et tous les faits dont la trace n’a pas été effacée, établis. — Ce jour-là l’histoire sera constituée, mais elle ne sera pas fixée : elle continuera à se modifier à mesure que l’étude directe des sociétés actuelles, en devenant plus scientifique, fera mieux comprendre les phénomènes sociaux et leur évolution ; car les idées nouvelles qu’on acquerra sans doute de la nature, des causes, de l’importance relative des faits sociaux continueront à transformer l’image qu’on se fera des sociétés et des événements du passé235.

II. C’est une illusion surannée de croire que l’histoire fournit des enseignements pratiques pour la conduite de la vie (Historia magistra vitæ), des leçons immédiatement profitables aux individus et aux peuples : les conditions où se produisent les actes humains sont rarement assez semblables d’un moment à l’autre pour que les « leçons de l’histoire » puissent être appliquées directement. C’est une erreur de dire, par réaction, que « le caractère propre de l’histoire est qu’elle ne sert à rien »236. Elle a une utilité indirecte.

L’histoire fait comprendre le présent, en tant qu’elle explique les origines de l’état de choses actuel. A cet égard, reconnaissons qu’elle n’offre pas, d’un bout à l’autre de sa durée, un intérêt égal : il y a des générations lointaines dont les traces ne sont plus visibles dans le monde tel qu’il est ; pour rendre compte de la constitution politique de l’Angleterre contemporaine, par exemple, l’étude des witangemot anglo-saxons est sans valeur, celle des événements du XVIIIe et du xixe  siècle est capitale. L’évolution des sociétés civilisées s’est accélérée à tel point depuis cent ans, que, pour l’intelligence de leur forme actuelle, l’histoire de ces cent ans importe plus que celle des dix siècles antérieurs. Comme explication du présent, l’histoire se réduirait presque à l’étude de la période contemporaine.

L’histoire est aussi un élément indispensable pour l’achèvement des sciences politiques et sociales, qui sont encore en voie de formation ; car l’observation directe des phénomènes sociaux (à l’état statique) ne suffit pas à constituer ces sciences, il faut y joindre l’étude du développement de ces phénomènes dans le temps, c’est-à-dire leur histoire237. Voilà pourquoi toutes les sciences de l’homme (linguistique, droit, science des religions, économie politique, etc.) ont pris en ce siècle la forme de sciences historiques.

Mais le principal mérite de l’histoire est d’être un instrument de culture intellectuelle ; et elle l’est par plusieurs moyens. — D’abord, la pratique de la méthode historique d’investigation, dont les principes sont esquissés dans le présent ouvrage, est très hygiénique pour l’esprit, qu’elle guérit de la crédulité. — En second lieu, l’histoire, parce qu’elle montre un grand nombre de sociétés différentes, prépare à comprendre et à accepter des usages variés ; en faisant voir que les sociétés se sont souvent transformées, elle habitue à la variation des formes sociales et guérit de la crainte des transformations. — Enfin, l’expérience des évolutions passées, en faisant comprendre le processus des transformations humaines par les changements d’habitudes et le renouvellement des générations, préserve de la tentation d’expliquer par des analogies biologiques (sélection, lutte pour l’existence, hérédité des habitudes, etc.) l’évolution des sociétés, qui ne se produit pas sous l’action des mêmes causes que l’évolution animale.

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Appendice

I. L’enseignement secondaire de l’histoire en France

I. L’enseignement de l’histoire est nouveau venu dans l’instruction secondaire. On enseignait jadis l’histoire aux fils des rois et des grands personnages, pour les préparer à l’art du gouvernement, suivant la tradition antique ; mais c’était une science sacrée, réservée aux futurs maîtres des États, une science de princes, non une science de sujets. Les écoles secondaires organisées depuis le xvie  siècle, ecclésiastiques ou laïques, catholiques ou protestantes, ne firent pas entrer l’histoire dans leur plan d’études ou ne l’y admirent que comme annexe de l’étude des langues anciennes. C’était en France la tradition des Jésuites ; elle fut reprise par l’Université de Napoléon.

L’histoire n’a été introduite dans l’enseignement secondaire qu’au xixe  siècle, sous la pression de l’opinion ; et bien qu’elle ait conquis dans le plan d’études une plus large place en France qu’en pays anglais et même en Allemagne, elle est restée une matière accessoire, à laquelle on n’a pas attribué une classe spéciale (comme à la philosophie), parfois même pas un professeur spécial, et qui ne compte presque pas dans les examens.

L’enseignement historique s’est ressenti longtemps de cette origine. Imposé par ordre supérieur à un personnel élevé exclusivement dans l’étude de la littérature, il ne pouvait trouver sa place dans le système de l’enseignement classique, fondé sur l’étude des formes, indifférent à la connaissance des faits sociaux. On enseigna l’histoire parce que le programme l’ordonnait ; mais ce programme, raison d’être unique et maître absolu de l’enseignement, resta toujours un accident, variable suivant le hasard des préférences ou même des études personnelles des rédacteurs. L’histoire faisait partie des convenances mondaines ; il y a, disait-on, des noms et des faits « qu’il n’est pas permis d’ignorer » ; mais ce qu’il n’est pas permis d’ignorer varia beaucoup, depuis les noms des rois mérovingiens et les batailles de la guerre de Sept Ans jusqu’à la loi salique et à l’œuvre de saint Vincent de Paul.

Le personnel improvisé qui, pour obéir au programme, dut improviser l’enseignement de l’histoire, n’avait aucune idée claire, ni de sa raison d’être, ni de son rôle dans l’éducation générale, ni des procédés techniques nécessaires pour le donner. Ainsi dépourvu de traditions, de préparation pédagogique et même d’instruments de travail, le professeur d’histoire se trouva ramené aux temps antérieurs à l’imprimerie où le maître devait fournir à ses élèves tous les faits qui formaient la matière de son enseignement, et il adopta le même procédé qu’au moyen âge. Muni d’un cahier où il avait rédigé la série des faits à enseigner, il le lisait devant les élèves, parfois en se donnant l’air, d’improviser ; c’était « la leçon », la pièce maîtresse de l’enseignement historique. L’ensemble des leçons, déterminé par le programme, formait « le cours ». L’élève devait écouter en écrivant (c’est ce qu’on appelait « prendre des notes ») et rapporter par écrit ce qu’il avait entendu (c’était « la rédaction »). Mais comme on négligeait d’apprendre aux élèves à prendre des notes, presque tous se bornaient à écrire très vite, sous la dictée du professeur, un brouillon qu’ils copiaient à domicile en forme de rédaction, sans avoir cherché à comprendre le sens ni de ce qu’ils entendaient, ni de ce qu’ils transcrivaient. A ce travail mécanique les plus zélés ajoutaient des morceaux copiés dans des livres, d’ordinaire sans plus de réflexion.

Pour faire entrer dans la tête des élèves les faits jugés essentiels le professeur faisait de la leçon une réduction très courte, « le sommaire » ou « résumé », qu’il dictait ouvertement et qu’il faisait apprendre par cœur. Ainsi les deux exercices écrits qui occupaient presque tout le temps de la classe étaient, l’un (le sommaire) une dictée avouée, l’autre (la rédaction) une dictée honteuse.

Le contrôle se réduisait à faire réciter le sommaire textuellement et à interroger sur la rédaction, c’est-à-dire à faire répéter approximativement les paroles du professeur. Les deux exercices oraux étaient l’un une récitation avouée, l’autre une récitation honteuse.

On donnait bien à l’élève un livre, le « précis d’histoire238 » ; mais le précis, rédigé dans la même forme que le cours du professeur, ne se combinait pas avec l’enseignement oral de façon à lui servir d’instrument et ne faisait que le doubler ; et d’ordinaire, il le doublait mal, car il n’était pas intelligible pour un élève. Les auteurs de précis239, adoptant les procédés traditionnels des « abrégés », cherchaient à entasser le plus grand nombre possible de faits, en les allégeant de tous les détails caractéristiques et en les résumant sous les expressions les plus générales et par conséquent les plus vagues. Il ne restait ainsi dans les livres élémentaires qu’un résidu de noms propres et de dates reliés par des formules uniformes ; l’histoire apparaissait comme une série de guerres, de traités, de réformes, de révolutions, qui ne différaient que par les noms des peuples, des souverains, des champs de bataille et par les chiffres des années240.

Tel fut, jusqu’à la fin du Second Empire, l’enseignement de l’histoire dans tous les établissements français laïques ou ecclésiastiques, — sauf quelques exceptions d’autant plus méritoires qu’elles étaient plus rares, car il fallait alors à un professeur d’histoire une dose peu commune d’initiative et d’énergie pour échapper à la routine de la rédaction et du résumé. II. Dans ces dernières années le mouvement général de réforme de l’enseignement, parti du Ministère et des Facultés, a fini par se communiquer à l’instruction secondaire. Les professeurs d’histoire ont été affranchis de la surveillance soupçonneuse que le gouvernement de l’Empire avait fait peser sur leur enseignement, et en ont profité pour expérimenter des méthodes nouvelles. Une pédagogie historique est née. Elle s’est révélée avec l’approbation du Ministère dans les discussions de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire, dans la Revue de l’enseignement secondaire et la Revue universitaire. Elle a reçu la consécration officielle dans les Instructions jointes au programme de 1890 ; le rapport sur l’histoire, œuvre de M. Lavisse, est devenu la charte qui protège les professeurs partisans de la réforme dans la lutte contre la tradition241.

De cette crise de rénovation l’enseignement de l’histoire sortira sans doute organisé, pourvu d’une pédagogie et d’une technique rationnelles comme ses aimés, les enseignements des langues, des littératures et de la philosophie. Mais il faut s’attendre à ce que la réforme soit beaucoup plus lente. que dans l’enseignement supérieur. Le personnel est beaucoup plus nombreux, plus lent à instruire ou à renouveler ; les élèves sont moins zélés et moins intelligents ; la routine des parents oppose aux méthodes nouvelles une force d’inertie inconnue dans les Facultés ; — et le baccalauréat, cet obstacle général à toutes les réformes, est particulièrement nuisible à l’enseignement historique, qu’il réduit à un cahier de demandes et de réponses.

III. Dès maintenant, pourtant, on peut indiquer dans quelle direction devra se développer l’enseignement historique en France242 et les questions qu’on devra résoudre pour acquérir une technique rationnelle. Nous essayons ici de formuler ces questions dans un tableau méthodique.

1° Organisation générale . —  Quel but peut se proposer l’enseignement de l’histoire ? Quels services peut-il rendre à la culture de l’élève ? Quelle action peut-il avoir sur sa conduite ? Quels faits doit-il lui faire comprendre ? Quelles habitudes d’esprit doit-il lui donner ? Et, par conséquent, quels principes doivent diriger le choix des matières et des procédés ? — L’enseignement doit-il être disséminé sur toute la durée des classes ou concentré dans une classe spéciale ? Doit-il être donné dans des classes d’une heure ou de deux heures ? — L’histoire doit-elle être distribuée en plusieurs cycles, comme en Allemagne, de façon à faire revenir l’élève plusieurs fois à différentes périodes de ses études sur le même sujet ? Ou doit-elle être exposée en une seule suite continue depuis le commencement des études, comme en France ? — Le professeur doit-il faire un cours complet, ou doit-il choisir quelques questions et charger l’élève d’étudier seul les autres ? Doit-il exposer oralement les faits ou ordonner aux élèves d’en prendre d’abord connaissance dans un livre, de façon à remplacer le cours par des explications ?

2° Choix des matières . —  Quelle proportion doit-on donner à l’histoire nationale et à l’histoire des autres pays ? A l’histoire ancienne et à l’histoire contemporaine ? Aux histoires spéciales (art, religion, coutumes, vie économique) et à l’histoire générale ? Aux institutions ou aux usages et aux événements ? A l’évolution des usages matériels, à l’histoire intellectuelle, à la vie sociale, à la vie politique ? A l’étude des accidents individuels, à la biographie, aux épisodes dramatiques ou à l’étude des enchaînements et des évolutions générales ? Quelle place doit-on faire aux noms propres et aux dates ? — Doit-on profiter des occasions qu’offrent les légendes pour éveiller l’esprit critique ? Ou doit-on les éviter ?

3° Ordre . — Dans quel ordre doit-on aborder les matières ? Doit-on commencer par les périodes les plus anciennes et les pays les plus anciennement civilisés pour suivre l’ordre chronologique et l’ordre de l’évolution ? Ou par les périodes et les pays les plus rapprochés pour aller du plus connu au moins connu ? — Dans l’exposition de chaque période doit-on suivre un ordre chronologique, géographique ou logique ? — Doit-on commencer par décrire des états de choses ou par raconter des événements ?

4° Procédés d’enseignement . —  Faut-il donner d’abord à l’élève des formules générales ou des images particulières ? Le professeur doit-il énoncer lui-même les formules ou les faire chercher par l’élève ? Faut-il faire apprendre par cœur des formules ? Et dans quels cas ? — Comment faire pénétrer les images des faits historiques ? Quel usage faire des gravures ? Des reproductions et des restitutions ? Des scènes de fantaisie ? — Quel usage faire des récits et des descriptions ? Des textes d’auteurs ? Des romans historiques ? — Dans quelle mesure doit-on rapporter les paroles et les formules ? — Comment faire localiser les faits ? Quel usage faire des tableaux chronologiques, des tableaux synchroniques, des croquis géographiques, des tableaux statistiques et des graphiques ? — Comment faire comprendre le caractère des événements et des coutumes ? Les motifs des actes ? Les conditions d’une coutume ? Comment choisir les épisodes d’un événement ? Et les exemples d’une coutume ? — Comment faire comprendre l’enchaînement des faits et l’évolution ? — Quel usage peut-on faire de la comparaison ? — Quelle langue doit-on parler ? Dans quelle mesure doit-on employer les termes concrets, les termes abstraits, les termes techniques ? — Comment contrôler que l’élève a compris les termes et s’est assimilé les faits ? Peut-on organiser des exercices actifs qui fassent faire à l’élève un travail personnel sur les faits ? — Quels instruments doit-on donner à l’élève ? Comment doit être composé le livre scolaire pour rendre possible des exercices actifs.

Pour exposer et justifier la solution à toutes ces questions, ce ne serait pas trop d’un traité spécial243. On n’indiquera ici que les principes généraux sur lesquels l’accord semble être à peu près fait en France dès maintenant.

On ne demande plus guère à l’histoire des leçons de morale ni de beaux exemples de conduite, ni même des scènes dramatiques ou pittoresques. On comprend que pour tous ces objets la légende serait préférable à l’histoire, car elle présente un enchaînement des causes et des effets plus conforme à notre sentiment de la justice, des personnages plus parfaits et plus héroïques, des scènes plus belles et plus émouvantes. — On renonce aussi à employer l’histoire pour exalter le patriotisme ou le loyalisme comme en Allemagne ; on sent ce qu’il y aurait d’illogique à tirer d’une même science des applications opposées suivant les pays ou les partis ; ce serait inviter chaque peuple à mutiler, sinon à altérer, l’histoire dans le sens de ses préférences. On comprend que la valeur de toute science consiste en ce qu’elle est vraie, et on ne demande plus à l’histoire que la vérité244.

Le rôle de l’histoire dans l’éducation n’apparaît peut-être pas encore nettement à tous ceux qui l’enseignent. Mais tous ceux qui réfléchissent sont d’accord pour la regarder surtout comme un instrument de culture sociale. — L’étude des sociétés du passé fait comprendre à l’élève par des exemples pratiques ce que c’est qu’une société ; elle le familiarise avec les principaux phénomènes sociaux et les différentes espèces d’usages et d’institutions qu’il ne serait guère pratique de lui montrer dans la réalité actuelle ; elle lui fait comprendre par la comparaison d’usages différents les caractères de ces usages, leur variété et leurs ressemblances. — L’étude des événements et des évolutions le familiarise avec l’idée de la transformation continuelle des choses humaines, elle le garantit de la frayeur irraisonnée des changements sociaux ; elle rectifie sa notion du progrès. — Toutes ces acquisitions rendent l’élève plus apte à participer à la vie publique ; l’histoire paraît ainsi l’enseignement indispensable dans une société démocratique. La règle de la pédagogie historique sera donc de chercher les objets et les procédés les plus propres à faire voir les phénomènes sociaux et comprendre leur évolution. Avant d’admettre un fait on devra se demander d’abord quelle action éducative il peut avoir, puis si on dispose de moyens suffisants pour le faire voir et comprendre à l’élève. On devra écarter tout fait peu instructif ou trop compliqué pour être compris, ou sur lequel nous n’avons pas de détails qui le rendent intelligible.

IV. Pour réaliser un enseignement rationnel il ne suffira pas de constituer une théorie de la pédagogie historique. Il faudra renouveler le matériel et les procédés.

L’histoire comporte nécessairement la connaissance d’un grand nombre de faits. Le professeur d’histoire, réduit à sa parole, à un tableau noir, et à des abrégés qui ne sont guère que des tableaux chronologiques, se trouve dans la condition d’un professeur de latin sans textes ni dictionnaire. L’élève d’histoire a besoin d’un répertoire de faits historiques comme l’élève de latin d’un répertoire de mots latins ; il lui faut des collections de faits, et les précis scolaires ne sont guère que des collections de mots .

Les faits se présentent sous deux formes, gravures et livres. Les gravures montrent les objets matériels et l’aspect extérieur, elles servent surtout pour l’étude de la civilisation matérielle. On a depuis longtemps, en Allemagne, essayé de donner à l’élève un recueil de gravures combiné pour l’enseignement historique. Le même besoin a fait naître en France l’Album historique, qui se publie sous la direction de M. Lavisse.

Le livre est l’instrument principal, il doit contenir les traits caractéristiques nécessaires pour se représenter les événements, les motifs, les habitudes, les institutions ; il consistera surtout en récits et descriptions, auxquels on pourra joindre quelques paroles ou formules caractéristiques. On a longtemps cherché à composer ces livres avec des morceaux choisis d’auteurs anciens ; on leur donnait la forme d’un recueil de textes245. L’expérience semble indiquer qu’il faut renoncer à ce procédé d’aspect scientifique, il est vrai, mais peu intelligible à des enfants ; on préfère s’adresser aux élèves en langue contemporaine. C’est dans cet esprit que, suivant les Instructions de 1890246 ont été composées les collections de Lectures historiques dont la principale a été publiée par la maison Hachette.

Les procédés de travail des élèves se ressentent encore de la création tardive de l’enseignement de l’histoire. Dans la plupart des classes d’histoire dominent encore les procédés qui ne font faire à l’élève qu’un travail réceptif : le cours, le résumé, la lecture, l’interrogation, la rédaction, la reproduction des cartes. C’est la condition d’un élève de latin qui se bornerait à réciter des leçons de grammaire ou des morceaux d’auteur sans faire ni version ni thème.

Pour que l’enseignement fasse une impression efficace il faut, sinon écarter tous ces procédés passifs, du moins les renforcer par des exercices qui mettent l’élève en activité. On en a déjà expérimenté quelques-uns et on peut en imaginer plusieurs247. On peut faire analyser des gravures, des récits, des descriptions pour dégager les caractères des faits : ce petit exposé écrit ou oral donnera la garantie que l’élève a vu et compris, il sera une occasion de l’habituer à n’employer que des termes précis. — On peut demander à l’élève un dessin, un croquis géographique, un tableau synchronique. — On peut lui faire dresser un tableau de comparaison entre des sociétés différentes et un tableau de l’enchaînement des faits.

Il faut un livre pour fournir à l’élève la matière de ces exercices. Ainsi la réforme des procédés est liée à la réforme des instruments de travail. Elles se feront toutes deux à mesure que les professeurs et le public apercevront plus nettement le rôle de l’enseignement historique dans l’éducation sociale.

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II. L’enseignement supérieur de l’histoire en France

L’enseignement supérieur de l’histoire a été en grande partie transformé, dans notre pays, depuis trente ans. Cela s’est fait lentement, par retouches successives, comme il convenait. Mais, quoique les mesures prises aient été rationnellement liées les unes aux autres, le grand nombre de ces mesures n’a pas laissé, en ces derniers temps, d’étonner, et même d’effaroucher le public. L’opinion publique, sollicitée en faveur des réformes, a été un peu surprise de l’être si souvent, et peut-être n’est-il pas superflu d’indiquer ici, une fois de plus, le sens général et la logique interne du mouvement auquel nous assistons.

I. Avant les dernières années du Second Empire, l’enseignement supérieur des sciences historiques était organisé en France d’une manière incohérente248.

Il y avait des chaires d’histoire dans plusieurs établissements, de types divers : au Collège de France, dans les Facultés des Lettres, et dans des écoles spéciales », telles que l’École normale supérieure et l’École des chartes.

Le Collège de France était un vestige des institutions de l’ancien régime. Dressé au xvie  siècle contre la Sorbonne scolastique pour être l’asile des sciences nouvelles, il avait ce glorieux privilège de représenter historiquement les hautes études spéculatives, l’esprit de libre recherche, et les intérêts de la science pure. Malheureusement, dans le domaine des sciences historiques, le Collège de France avait laissé, jusqu’à un certain point, s’oblitérer sa tradition. Les grands hommes qui enseignaient l’histoire dans cette illustre maison (J. Michelet, par exemple) n’étaient pas des techniciens, ni, à proprement parler, des savants. Leur éloquence agissait sur des auditoires qui n’étaient pas composés d’étudiants en histoire.

Les Facultés des lettres faisaient partie d’un système établi par le législateur napoléonien. Ce législateur ne s’était nullement proposé d’encourager, en créant les Facultés, les recherches scientifiques. Il n’aimait pas beaucoup la science. Les Facultés de droit, de médecine, etc., devaient être, dans sa pensée, des écoles professionnelles qui fourniraient à la société les juristes, les médecins, etc., dont elle a besoin. Mais trois Facultés, sur cinq, ne furent pas, dès l’origine, en mesure de jouer le rôle qui leur était destiné, et qu’ont effectivement rempli les deux autres, Droit et Médecine. Les Facultés de Théologie catholique ne formèrent pas les prêtres dont la société a besoin, parce que l’État avait consenti à ce que l’éducation des prêtres se fit dans les séminaires diocésains. Les Facultés des Sciences et des Lettres ne formèrent point les professeurs de l’enseignement secondaire, les ingénieurs, etc., dont la société a besoin, parce qu’elles rencontrèrent, sur ce terrain, la concurrence triomphante d’écoles spéciales », antérieurement instituées : École normale, École polytechnique. Les Facultés de Théologie catholique, des Sciences et des Lettres eurent donc à justifier leur existence par d’autres modes d’activité. En particulier, les professeurs d’histoire dans les Facultés des Lettres renoncèrent à instruire les jeunes gens qui se destinaient à enseigner l’histoire dans les lycées. Privés de ces auditeurs spéciaux, ils se trouvèrent dans une situation fort analogue à celle des titulaires de l’enseignement historique au Collège de France. Ils n’étaient pas en général, eux non plus, des techniciens. Ils firent durant un demi-siècle, devant les nombreux auditoires d’oisifs (dont on a souvent médit depuis) qu’attiraient la force, l’élégance et l’agrément de leur parole, de la vulgarisation supérieure.

A l’École normale supérieure était réservée la fonction de dresser les futurs maîtres de l’enseignement secondaire. Or, c’était à cette époque un principe admis que, pour être un bon maître de l’enseignement secondaire, il faut savoir, et il suffit de savoir parfaitement, ce que l’on est chargé d’enseigner. Cela est à la vérité nécessaire, mais cela n’est pas suffisant : des connaissances d’un ordre différent, d’un ordre supérieur, ne sont pas moins indispensables que le bagage proprement scolaire. De ces connaissances-là il n’était jamais question à l’École, où, conformément à la théorie régnante, pour préparer à l’enseignement secondaire, on se contentait d’en faire. Toutefois, comme le recrutement de l’École normale a toujours été excellent, jamais le système en vigueur n’a empêché que des hommes de premier ordre, non seulement comme professeurs, comme penseurs, ou comme écrivains, mais même comme érudits, en sortissent. Mais on doit reconnaître qu’ils se sont débrouillés tout seuls, en dépit du système, non grâce à lui ; après, non pendant leur scolarité, et surtout lorsqu’ils ont eu le bénéfice, pendant un séjour à l’École française d’Athènes, du bienfaisant contact avec les documents qui leur avait manqué rue d’Ulm. « N’est-il pas invraisemblable, a-t-on dit, qu’on ait laissé partir de l’École normale tant de générations de professeurs incapables de mettre en œuvre les documents ?… En somme les élèves historiens n’étaient prêts, jadis, au sortir de l’École, ni pour l’enseignement de l’histoire qu’ils avaient apprise en grande hâte, ni pour les recherches sur les choses difficiles249 ».

Quant à l’École des chartes, créée sous la Restauration, c’était, à un certain point de vue, une école spéciale comme les autres, destinée en théorie à former ces utiles fonctionnaires, les archivistes et les bibliothécaires. Mais, de bonne heure, l’enseignement professionnel y fut réduit au strict minimum, et l’École s’organisa d’une façon très originale, en vue de l’apprentissage rationnel et intégral des jeunes gens qui se proposeraient d’étudier l’histoire de France au moyen âge. Les élèves de l’École des chartes n’y suivaient aucun cours d’histoire du moyen âge », mais ils apprenaient tout ce qui est nécessaire pour travailler à résoudre les problèmes encore pendants de l’histoire du moyen âge. Là seulement, par suite d’une anomalie accidentelle, les « connaissances préalables » et auxiliaires des recherches historiques étaient systématiquement enseignées. Nous avons eu plus haut l’occasion de constater les résultats de ce régime250.

Les choses étaient ainsi lorsque, vers la fin du Second Empire, un vif mouvement de réforme se dessina. De jeunes Français avaient visité l’Allemagne ; ils avaient été frappés de la supériorité de son organisation universitaire sur le système napoléonien des Facultés et des Écoles spéciales. Certes la France, avec une organisation défectueuse, avait produit beaucoup d’hommes et beaucoup d’œuvres, mais on en était arrivé à penser qu’en toutes sortes d’entreprises on doit laisser au hasard la moindre part », et que, « quand une institution entend former des professeurs d’histoire et des historiens, elle doit leur fournir les moyens de devenir ce qu’elle veut qu’ils soient ».

M. V. Duruy, ministre de l’Instruction Publique, appuyait les partisans d’une renaissance des hautes études. Mais il considéra comme impraticable de toucher, soit pour les remodeler, soit pour les fusionner, soit pour les supprimer, aux établissements existants : Collège de France, Facultés des Lettres, École normale supérieure, École des chartes, tous consacrés par des services rendus, par l’illustration personnelle d’hommes qui leur avaient appartenu ou qui leur appartenaient. Il ne modifia rien, il ajouta. Il couronna l’édifice un peu disparate qui existait en créant une « École pratique des hautes études », qui fut établie en Sorbonne (1868).

L’École pratique des hautes études (section d’histoire et de philologie) avait pour raison d’être, dans la pensée de ceux qui la créèrent, de préparer des jeunes gens à faire des recherches originales d’un caractère scientifique. Pas de préoccupations professionnelles, pas de vulgarisation. On n’y viendrait pas pour s’informer des résultats de la science, mais, comme l’étudiant en chimie vient dans un laboratoire, pour se rompre aux procédés techniques qui permettent d’obtenir des résultats nouveaux. Ainsi l’esprit du nouvel institut n’était pas sans analogie avec celui de la tradition primitive du Collège de France. On devait essayer d’y faire, pour toutes les parties de l’histoire et de la philologie universelles, ce que l’on faisait depuis longtemps à l’École des chartes dans le domaine restreint de l’histoire de France au moyen âge.

Il. Tant que les Facultés des Lettres se trouvèrent bien comme elles étaient (c’est-à-dire sans étudiants) et tant que leur ambition n’alla pas au-delà de leurs attributions traditionnelles (faire des cours publics, conférer des grades), l’organisation de l’enseignement supérieur des sciences historiques en France resta dans l’État que nous avons décrit. Le jour où les Facultés des Lettres se cherchèrent une autre raison d’être et réclamèrent un autre rôle, des changements étaient inévitables.

Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer pourquoi et comment les Facultés des Lettres ont été amenées à souhaiter de travailler plus activement, ou, pour mieux dire, autrement que par le passé, au progrès des sciences historiques. M. V. Duruy, en installant l’École des hautes études à la Sorbonne, avait annoncé que cette plante jeune et vivace en disjoindrait les vieilles pierres ; et, sans doute, le spectacle de l’activité si féconde de l’École des hautes études n’a pas peu contribué à faire faire aux Facultés leur examen de conscience. D’autre part, la libéralité des pouvoirs publics qui ont augmenté le personnel des Facultés, qui leur ont construit des palais, qui les ont largement dotées d’instruments de travail, a créé des devoirs nouveaux à ces établissements privilégiés.

Il y a vingt-cinq ans environ que les Facultés des Lettres ont entrepris de se transformer, et que leur transformation progressive a des contre-coups dans l’édifice entier de l’enseignement supérieur des sciences historiques en France, qui n’avait pas été ébranlé jusque-là, même par l’ingénieuse addition de 1868.

III. Le premier soin des Facultés fut de se procurer des étudiants. — Là n’était pas, en vérité, le difficile, car l’École normale supérieure (où sont admis vingt élèves par an, choisis parmi des centaines de candidats) était devenue incapable de suffire, comme par le passé, au recrutement du corps professoral, désormais très nombreux, de l’enseignement secondaire. Quantité de jeunes gens, candidats (concurremment avec les élèves de l’École normale supérieure) aux grades qui ouvrent l’accès de la carrière pédagogique, étaient abandonnés à eux-mêmes. C’était une clientèle assurée. En même temps les lois militaires, en attachant au titre de licencié ès lettres de précieuses immunités, devaient attirer dans les Facultés, si elles préparaient à la licence, une portion considérable, et très intéressante, de la jeunesse. Enfin les étrangers (si nombreux à l’École des hautes études), qui viennent chercher en France un complément d’éducation scientifique, et qui s’étonnaient jusque-là de n’avoir pas à profiter dans les Facultés, ne pouvaient manquer d’y venir aussitôt qu’ils y trouveraient quelque chose d’analogue à ce qu’ils ont coutume de trouver dans les Universités allemandes, et le genre d’instruction qui leur paraît utile.

Avant que des étudiants aient appris en grand nombre le chemin des Facultés, de grands efforts ont été nécessaires et des années se sont écoulées ; mais c’est lorsque les Facultés ont eu les étudiants qu’elles désiraient que les vrais problèmes se sont posés.

L’immense majorité des étudiants des Facultés des Lettres ont été à l’origine des candidats aux grades, à la licence et à l’agrégation, venus avec l’intention avouée de « préparer » la licence et l’agrégation. Les Facultés n’ont pas pu se soustraire à l’obligation de les aider dans cette « préparation ». Mais les examens étaient encore, il y a une vingtaine d’années, conçus suivant d’anciennes formules. La licence, c’était une attestation de fortes études secondaires, un « baccalauréat supérieur » ; à « l’agrégation des classes d’histoire et de géographie » (devenue la véritable licentia docendi), les candidats devaient « fournir la preuve qu’ils savaient très bien ce qu’ils seraient chargés d’enseigner ». — Dès lors, il y avait péril certain que l’enseignement des Facultés, préparatoire, comme celui de l’École normale supérieure, aux examens de licence et d’agrégation, affectât, par la force des choses, le même caractère. Notez qu’une certaine rivalité devait forcément s’établir entre les élèves de l’École et les élèves des Facultés aux concours d’agrégation. Les programmes de l’agrégation étant ce qu’ils étaient, cette émulation ne devait-elle pas avoir pour résultat d’absorber de plus en plus les maîtres et les élèves des établissements rivaux dans des exercices scolaires, non scientifiques, dépourvus de noblesse aussi bien que d’utilité réelle ?

Danger très grave. Il a été aperçu tout de suite par les clairvoyants promoteurs de la réforme des Facultés, MM. A. Dumont, L. Liard, E. Lavisse. M. Lavisse écrivait en 1884 : « Prétendre que les Facultés ont pour tâche principale la préparation à des examens, c’est vouloir substituer à la culture scientifique un dressage : voilà le sérieux grief que de bons esprits opposent aux partisans des nouveautés… Les partisans des nouveautés répondent qu’ils ont vu, dès l’origine, les inconvénients du système, mais qu’ils sont convaincus qu’une modification du régime des examens suivra la réforme de l’enseignement supérieur ; qu’on trouvera la conciliation entre le travail scientifique et la préparation aux examens ; qu’ainsi tombera le seul grief sérieux que leur opposaient leurs adversaires. » C’est une justice à rendre au principal polémiste de la réforme qu’il ne s’est jamais lassé d’appuyer sur ce point malade ; et, pour se convaincre que la question des examens a toujours été considérée comme la clé de voûte du problème de la réorganisation de l’enseignement supérieur en France, il suffit de parcourir les discours et les articles intitulés « L’enseignement et les examens », « Examens et études », « Les études et les examens », etc., que M. Lavisse a réunis dans ses trois volumes publiés depuis 1885, de cinq ans en cinq ans : Questions d’enseignement national, Études et Étudiants, A propos de nos écoles. C’est ainsi que la question de la réforme des examens de l’enseignement supérieur (licence, agrégation, doctorat) a été mise à l’ordre du jour. Elle y était déjà en 1884 ; elle y est encore en 1897. Mais, pendant l’intervalle, des progrès sensibles ont été réalisés dans la direction que nous croyons bonne, et on touche enfin, semble-t-il, au but.

IV. L’ancien système d’examens exigeait des candidats aux grades qu’ils fournissent la preuve d’une excellente instruction secondaire. Comme il condamnait les candidats, étudiants de l’enseignement supérieur, à des exercices du genre de ceux qu’ils avaient déjà ressassés dans les lycées, on a eu beau jeu en l’attaquant. Il a été défendu mollement. Il a été démoli.

Mais comment le remplacer ? Le problème était très complexe. Est-il juste de s’étonner qu’il n’ait pas été résolu du premier coup ?

D’abord, il importait de se mettre d’accord sur cette question préliminaire : quel est le genre d’aptitudes ou de connaissances dont il convient d’exiger des étudiants qu’ils fassent la preuve ? De connaissances générales ? De connaissances techniques et d’aptitudes aux recherches originales (comme à l’École des chartes et à l’École des hautes études) ? D’aptitudes pédagogiques ? — On a reconnu peu à peu qu’étant donnée la clientèle vaste et variée des Facultés, il était indispensable de distinguer.

Aux candidats à la licence, il suffit de demander qu’ils attestent une bonne culture générale, sans leur interdire de prouver, s’ils le désirent, qu’ils ont déjà le goût et quelque expérience des recherches originales.

Aux candidats à l’agrégation (licentia docendi), déjà licenciés, on demandera : 1° la preuve formelle qu’ils savent, par expérience, ce que c’est qu’étudier un problème historique et qu’ils ont les connaissances techniques, requises pour les études de cette espèce ; 2° la preuve d’aptitudes pédagogiques, qui sont professionnelles pour eux.

Aux étudiants qui ne sont candidats à rien, ni à la licence, ni à l’agrégation, et qui recherchent simplement une initiation scientifique — les anciens programmes ne prévoyaient pas l’existence de ces étudiants-là, — on demandera seulement de prouver qu’ils ont profité des leçons reçues et des conseils donnés.

Cela posé, un grand pas est fait en avant. Car les programmes, comme on sait, gouvernent les études. Or, de par l’autorité des programmes, les études historiques dans les Facultés auront le triple caractère que l’on peut souhaiter qu’elles aient. La culture générale ne cessera pas d’y être en honneur. Les exercices techniques de critique et de recherche auront leur place légitime. Enfin la pédagogie (théorique et pratique) ne sera pas négligée.

Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit de déterminer les épreuves qui sont, en chaque genre, les meilleures, c’est-à-dire les plus probantes. Là-dessus, les avis diffèrent. Si personne, désormais, ne conteste plus les principes, les modes d’application jusqu’ici expérimentés ou proposés ne rallient pas tous les suffrages. L’organisation de la licence a été remaniée trois fois ; le statut de l’agrégation d’histoire a été réformé ou amendé cinq fois. Et ce n’est pas fini. De nouvelles simplifications s’imposent. Mais qu’importe cette instabilité — dont on commence pourtant à se plaindre251, s’il est avéré, comme nous le croyons, que le progrès vers le mieux a été continu à travers tous ces changements, sans régressions notables ?

Il est inutile d’exposer ici en détail les divers régimes transitoires qui ont été en vigueur. Nous avons eu l’occasion de les critiquer, en temps et lieu252. Aujourd’hui que la plupart des usages qui nous paraissaient défectueux ont été abolis, à quoi bon remuer cette cendre ? Nous ne dirons même pas en quoi le régime actuel laisse encore, selon nous, à désirer, car il y a lieu d’espérer qu’il sera prochainement, et très heureusement, modifié. — Qu’il suffise de savoir que les Facultés confèrent à présent un diplôme nouveau, le Diplôme d’études supérieures, que tous les étudiants ont le droit de rechercher, mais que les candidats à l’agrégation sont obligés d’obtenir. Ce diplôme d’études supérieures, analogue à celui de l’École des hautes études, au brevet de l’École des chartes et au doctorat en philosophie des Universités allemandes, est donné aux étudiants en histoire qui, justifiant d’une certaine scolarité, ont subi un examen dont les épreuves principales sont, avec des interrogations sur les « sciences auxiliaires » des recherches historiques, la rédaction et la soutenance d’un mémoire original. Tout le monde reconnaît aujourd’hui que « l’examen en vue du diplôme d’études donnera des fruits excellents, si la vigilance et la conscience des examinateurs lui conservent partout sa valeur253 ».

V. En résumé, l’appât de la préparation aux grades a fait affluer dans les Facultés une foule d’étudiants. Mais la préparation aux grades était, sous l’ancien régime des examens de licence et d’agrégation, une besogne peu conforme à celle que les Facultés concevaient comme convenable pour elles, utile pour leurs élèves et pour le bien de la science. Le régime des examens a donc été réformé persévéramment, non sans peine, en conformité avec un certain idéal de ce que l’enseignement supérieur de l’histoire doit être. Le résultat est que les Facultés ont pris rang parmi les établissements qui contribuent aux progrès positifs des sciences historiques. L’énumération des œuvres qui en sont sorties depuis quelques années l’attesterait au besoin.

Cette évolution a déjà eu des conséquences heureuses ; si elle s’achève aussi bien qu’elle a commencé, elle en aura encore. — D’abord, la transformation de l’enseignement de l’histoire dans les Facultés en a entraîné une, symétrique, à l’École normale supérieure. L’École normale délivre aussi, depuis deux ans, un « Diplôme d’études » ; les travaux originaux, les exercices pédagogiques et la culture générale y sont encouragés tout de même que dans les Facultés nouvelles. Elle ne diffère plus des Facultés que parce qu’elle est fermée, et recrutée avec certaines précautions ; au fond, c’est une Faculté comme les autres, où les étudiants sont en très petit nombre, mais choisis. — En second lieu, l’École des hautes études et l’École des chartes, qui, toutes deux, seront installées, à la fin de 1897, dans la Sorbonne reconstruite, ont gardé leur raison d’être ; car beaucoup de spécialités sont représentées à l’École des hautes études qui ne le sont pas, qui ne le seront sans doute jamais, dans les Facultés ; et, pour les études relatives à l’histoire du moyen âge, l’ensemble des enseignements convergents de l’École des chartes restera toujours incomparable. Mais l’ancien antagonisme entre l’École des hautes études et l’École des chartes d’une part, et les Facultés de l’autre, a disparu. Tous ces établissements, naguère si dissemblables, collaborent désormais, dans le même esprit, à une œuvre commune. Chacun d’eux garde son nom, son autonomie et ses traditions ; mais tous forment un corps : la section historique d’une idéale Université de Paris, beaucoup plus vaste que celle qui a été en 1896 consacrée par la loi. De cette « plus grande » Université, l’École des chartes, l’École des hautes études, l’École normale supérieure et l’ensemble des enseignements historiques de la Faculté des Lettres ne sont plus maintenant, en fait, que des « instituts » indépendants.