(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre XI. Troisième partie. Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère des idées politiques. » pp. 350-362
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre XI. Troisième partie. Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère des idées politiques. » pp. 350-362

Chapitre XI. Troisième partie.
Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère des idées politiques.

Le règne de Charlemagne est marqué par Bossuet comme la fin des siècles anciens. L’ère de Charlemagne, à son tour, vient de finir. Sans existence positive avant ce grand homme, fortement organisé sous ses successeurs, ébranlé par les croisades, frappé à mort par Louis XIV, le régime féodal vient d’être remplacé par le gouvernement constitutionnel, par le système représentatif, enfant lui-même de nos plus anciennes traditions, de nos traditions que l’on pourrait appeler primitives. Mais il ne s’agit plus ici d’un simple changement de forme, il s’agit d’un changement dans les éléments mêmes de la société. L’ère de Charlemagne fut une ère nouvelle pour toute l’Europe ; et c’est pour toute l’Europe aussi que se préparent de nouvelles destinées.

Si, dans la littérature et les arts, le génie pittoresque a succédé au génie statuaire ; dans la société, l’énergie du sentiment moral et la force d’expansion du principe intellectuel sont devenues deux puissances tout à fait distinctes. Les limites de la liberté ont été reculées pour l’homme. Les questions relatives au gouvernement des associations humaines s’offrent sous des aspects tout à fait différents. Le système de l’utilité sera banni des relations sociales ; ce système qui engendre le machiavélisme, et qui met faussement le salut du peuple avant la justice, doit être livré au discrédit. La société a été imprégnée des principes qui doivent la conserver quoiqu’ils ne soient plus textuellement exprimés dans les actes de notre législation. La mère a enfanté avec douleur, ses enfants doivent vivre de leur vie propre.

Un nouveau droit public doit sortir des nouveaux rapports entre les peuples. La guerre, qui fut un moyen de civilisation et de perfectionnement pour le genre humain, ne peut plus avoir ce noble et honorable but ; et il est permis d’espérer que ce terrible engrais de sang ne sera plus nécessaire pour fertiliser les vastes champs de l’intelligence ; le courage, le dévouement, la générosité, le génie lui-même, trouveront peut-être d’autres emplois non moins admirables sans entraîner tant de calamités. L’esprit de conquête, réduit à sa cruelle nudité, du moins sera déshérité de toute gloire.

Le duel, reste de nos anciennes mœurs gauloises et de nos mœurs chevaleresques, qui servit quelquefois à redresser de véritables torts, qui nous sauva peut-être des atroces représailles du stylet, le duel se retirera peu-à-peu devant l’institution du jury, destinée par sa nature même à redresser tous les torts envers les particuliers comme envers la société, à laver toutes les taches de l’honneur le plus susceptible.

La peine capitale ne peut être tolérée dans l’organisation sociale qui va naître. Je n’en donnerai que deux raisons. Tous les citoyens devant être appelés à coopérer aux jugements criminels, vous ne pouvez éviter que quelques-uns de ceux qui seront obligés de remplir ces redoutables fonctions n’aient, avec le développement des opinions actuelles, une répugnance invincible à prononcer le sinistre arrêt qui va priver de la vie un de leurs semblables, et le jeter ainsi tout à coup en la présence de Dieu ; vous ne pouvez éviter que quelques-uns de ces citoyens d’une haute conscience ou d’une conscience timorée, secouant, comme on est disposé à le faire, le joug de l’autorité, et se croyant ainsi le droit d’examiner les limites du pouvoir de la société, lui refusent ou lui contestent celui d’ôter irrévocablement le repentir au coupable, et peut-être, chose affreuse à penser ! la persévérance à l’innocent, car c’est une grande dégradation, pour un innocent condamné que de nier la justice. Il est évident que le juré qui ne voudra pas appliquer la peine de mort, dans les cas prévus par la loi, sera obligé de trahir sa propre conscience, de mentir à l’évidence du fait, ce qui est un très grand mal, parce que c’est une sorte d’immoralité qu’on ne se reproche point. Voici l’autre raison. Le spectacle public de la mort d’un coupable fait descendre dans les basses classes un instinct de cruauté qui ne saurait plus être assez contenu. D’ailleurs on ne peut ni rétablir l’ignoble supplice de la corde, ni conserver cet atroce mécanisme qui versa comme un automate le sang de tant de martyrs. La mort est à l’égard de l’homme un mandat d’amener, décerné par le Souverain Juge dans le moment où il veut interroger face à face une créature intelligente, et lui tracer de nouvelles destinées : Dieu, dans de certaines circonstances, prévues par sa sagesse, a pu déléguer à la société le droit de décerner ce mandat de comparution ; mais il peut le retirer quand et comme il lui plaît. Or, s’il est vrai que les inconvénients dont nous venons de parler existent, et que ces inconvénients soient inhérents à nos mœurs et à nos institutions, il est vrai aussi que Dieu a retiré à la société le droit de vie et de mort : ainsi que nous l’avons remarqué plus d’une fois, Dieu ne s’explique souvent sur la société que par l’ordre social lui-même.

Un grand ressort des temps anciens, qui fut nécessaire à l’organisation primitive de la société, et qui ne peut plus être pour nous qu’une grande erreur, le sentiment exclusif de la nationalité doit disparaître : il ne peut tenir devant les hauts sentiments de l’humanité ; il restera l’amour du sol natal et l’attachement aux institutions de la patrie, seuls sentiments vrais, naturels, indestructibles comme le cœur de l’homme. Nous ne refuserons pas de comprendre les mêmes sentiments chez les autres peuples : et nous ne haïrons pas ces peuples, uniquement parce qu’ils sont autres que nous. Les peuples continueront de différer par les mœurs, mais ils tendront toujours à se rapprocher par les opinions. Le patriotisme a quelque chose d’injuste et de factice, outre qu’il est intolérant, terrible et trop souvent cruel. N’envions point aux Romains leurs Brutus envoyant un fils à la mort ou poignardant un père ; n’imitons point les Athéniens jaloux, coupant le pouce aux malheureux Éginètes, parce qu’ils étaient trop habiles rameurs ; n’exigeons point de nos femmes l’horrible insensibilité des femmes de Sparte. D’un autre côté, les grandes vertus et les grands talents appartiennent au monde : ainsi on ne doit plus que plaindre cette ostentation malheureuse de sept villes de la Grèce qui se disputèrent la naissance d’Homère, au lieu de s’être disputé le soin de nourrir le merveilleux vieillard.

Le bien-être social descendra graduellement à toutes les classes de la société ; car il y aura toujours des classes, et l’on ne peut concevoir la société sans cela ; mais les individus de toutes les classes pouvant s’avancer sans obstacle dans la hiérarchie, elles se recruteront les unes dans les autres, jusque dans les classes inférieures qui elles-mêmes rempliront leurs cadres par le simple effet de la population. Tous les hommes marcheront à la fois, mais chacun a son rang, sous peine de ne pouvoir marcher. Tous ne peuvent pas être rois, tous ne peuvent pas être appelés dans les conseils des rois. Le laboureur doit continuer de semer le blé, pour nourrir le tisserand qui lui donne de la toile, le maçon qui construit le grenier où sera serrée la récolte.

Si nous descendions aux détails, nous aurions à examiner ici les sources de la mendicité, les causes qui l’ont produite et consacrée en quelque sorte chez les peuples modernes, les raisons qui doivent la faire disparaître à présent : nous aurions encore à jeter un coup d’œil sur le régime de hôpitaux, sur la nécessité ou nous sommes peut-être, dans l’état actuel de la civilisation, d’introduire de grands changements dans l’administration générale des secours aux indigents ; nous aurions enfin à pénétrer dans l’intérieur de nos manufactures pour voir comment il serait possible de conserver la santé de nos ouvriers, de relever en eux l’intelligence et le sentiment moral affaiblis par un travail trop mécanique, de les rendre à l’intensité des affections de famille, de leur donner la prévoyance de l’avenir : mais ce ne serait point véritablement de mon sujet, puisque je dois m’abstenir d’appliquer mes observations à aucun objet en particulier. Le système de patronage et de clientèle, qui fut la base des premières institutions romaines, et qui fut un des éléments du régime féodal, à cette différence près que le régime féodal, au lieu d’avoir pour lien de simples relations civiles, et de produire des effets uniformes, reposait sur des bénéfices militaires, et sur une hiérarchie dans la vassalité, le système de patronage et de clientèle, disons-nous, est hors de toutes les convenances sociales actuelles. La société continuera d’exister par l’échange mutuel des services entre les hommes et les classes ; mais ce ne peut plus être qu’un échange libre, une sorte de servitude volontaire, s’il est permis de parler ainsi.

Que l’homme toutefois n’espère pas se soustraire ni aux lois et aux charges de la société, ni à ce formidable fardeau de la solidarité, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois. J’oserais affirmer que les liens de la société sont une image vivante des liens de la solidarité, car, ainsi que nous l’avons dit, tout est symbole dans cette vie.

L’esclavage attachait à la patrie, en ce que hors de la patrie, jadis, on ne trouvait que la condition d’esclave. Quand on avait cessé d’être citoyen d’Ilos, il fallait se résoudre à donner aux enfants de Sparte le spectacle dégradant de l’homme ivre. La guerre de Spartacus n’avait aucune analogie avec les actes de rébellion chez les peuples modernes.

Le commerce et l’industrie ont été des moyens d’affranchissement. C’est par là que les esclaves de Rome avaient la perspective de la liberté. Les peuples ont été de même. La guerre civilisait ; le commerce affranchissait. La puissance affranchissante, c’est-à-dire le commerce, reste seule avec une mission. L’épée du guerrier, si elle n’est pas employée à protéger, doit être brisée maintenant.

L’homme n’a pas le choix de sa patrie ; et s’il s’exile lui-même pour éviter de vivre sous des institutions qui lui déplaisent, alors il est sans liens, il est étranger sur la terre.

Les différents climats nous sont connus, et offrent toutes leurs productions à tous les hommes des autres climats. Ainsi le commerce nous rend citoyens de tous les pays : et le dogme de la confraternité de tous les hommes qui habitent la terre nous est enseigné par le besoin que nous avons les uns des autres. Nous ne devons plus faire comme ces farouches républicains qui se privèrent de l’usage du sel pour ne pas avoir à en demander à leurs voisins. Il ne faut pas que l’homme se suffise a lui-même : il ne faut pas non plus que les peuples se suffisent à eux-mêmes.

L’ancienne jurisprudence donnait droit de vie et de mort aux pères sur leurs enfants ; et, comme tout marche en même temps, l’ancien droit public donnait la même latitude de pouvoir aux métropoles sur les colonies. Les républiques de la Grèce ne manquèrent jamais d’user de ce droit terrible : elles exterminaient leurs colonies indociles. À mesure que les droits des pères ont été restreints, les droits des métropoles l’ont été aussi. Maintenant il ne faut pas s’y tromper, l’émancipation des colonies doit suivre la règle de l’émancipation des enfants. Dès qu’un fils est chef de famille, il est soustrait à la puissance paternelle. L’Europe luttera en vain contre l’ascendant d’un tel principe, elle doit renoncer à retenir ses colonies dans les liens d’une obéissance filiale, qui serait regardée comme une servitude. Ici se présente encore une question que je ne puis traiter ; celle des directions nouvelles à donner à la société pour l’emploi d’une population surabondante, dans les hypothèses que nous venons d’établir.

J’ai promis de dire quelques mots de la fatalité, croyance superstitieuse et cruelle, qui doit finir par succomber sous l’influence du sentiment moral perfectionné. Un des signes de ce système, c’est de donner de petites choses pour preuves ou pour conditions d’événements importants. Il fallait, pour que Troie fût prise, que le Palladium fût enlevé, que les flèches d’Hercule servissent dans les combats, que les chevaux de Rhésus fussent dérobés, Un oracle condamne Énée à manger ses tables pour qu’il parvienne à fonder un empire en Italie. Les poètes anciens sont pleins de ces sortes de présages. Le vol des oiseaux, les entrailles des victimes, le tonnerre à droite ou à gauche, une parole fortuite, toutes ces choses furent de la théologie. Les superstitions populaires n’ont pas une autre origine : et, encore à présent, l’homme est plus qu’il ne croit enfermé dans ces liens ridicules, comme Rousseau le dit fort bien pour lui-même.

Ainsi pendant que d’un côté notre destinée était asservie à la marche des astres, de l’autre elle tenait à la chute d’une feuille, au vol d’un oiseau, à la rencontre d’une bête dans la forêt. Les fascinations du serpent nous atteignaient comme la faible colombe. L’homme était emprisonné à la fois dans des toiles d’araignée et dans des filets d’airain.

Hérodote, qui a été appelé le père de l’histoire, a écrit dans le système de la fatalité. Les poètes tragiques ont le plus souvent marché dans cette ligne ; mais on pourrait dire, relativement à eux, que, lorsqu’ils sont entrés dans un tel ordre de choses, ils ont adopté l’idée d’une fatalité aveugle, pour rehausser la vertu de l’homme luttant au sein de l’esclavage. Cette pensée est visible surtout dans Sénèque. Lorsque nous avons emprunté aux anciens leurs sujets tragiques, nous n’avons pas hésité de les placer sous le jour sinistre de la fatalité. Cette austère école de Port-Royal devait contribuer encore à diriger nos conceptions littéraires dans cette tendance, quoiqu’elle fût en effet hors des sentiments chrétiens. Il serait même permis d’absoudre jusqu’à un certain point à cet égard la croyance générale des peuples. Bacon le premier a aperçu, dans la Némésis des anciens, l’empreinte du dogme de la Providence. Herder a trouvé dans ce beau symbole la juste rétribution et la répression de l’orgueil. Homère, plus près des traditions primitives que les tragiques grecs, fait fléchir la rigueur du Destin devant la volonté de Jupiter. Or la volonté de Jupiter, c’est la justice. Il a été difficile, dans tous les temps, d’accorder la liberté de l’homme et la prescience de Dieu : cet accord a été difficile surtout pour les peuples chez qui le flambeau des traditions n’a pas été directement transmis.

Mais si l’homme peut secouer enfin le joug de la fatalité, il n’échappera point cependant au malheur ; car le malheur est une chose trop morale et trop utile pour qu’il nous soit ôté. Ah ! si vous pouviez supprimer le malheur, vous ne pourriez supprimer aussi la mort, qui viendrait toujours interrompre tant de félicités, après nous avoir successivement privés des êtres les plus chers. Non, l’homme, tant qu’il est sur la terre, est fait pour tout mettre en commun avec ses semblables ; songez donc à perfectionner l’homme plutôt qu’à le rendre heureux, car vous n’y parviendriez pas. Mais soignez le bonheur de la société, parce que la société n’existe que dans ce monde ; l’homme qui vit au-delà peut attendre sa récompense. Faites que la société soit heureuse, et veillez à ce que l’homme accomplisse ses devoirs, soit docile aux épreuves qui lui sont imposées. Ceci n’est autre chose que la pensée chrétienne elle-même : c’est le christianisme qui a promulgué toute vérité.

Ce qu’on a appelé la force des choses constitue aussi, je le sais, une sorte de fatalité ; mais lorsque la société nouvelle sera définitivement assise sur ses véritables bases, la force des choses viendra de moins loin, aura moins d’intensité, et les rênes seront plus flottantes. Les opinions ont toujours changé parmi les hommes, par des modifications lentes et successives. Désormais les opinions n’auront plus le temps de se consacrer : celles qui continueront d’exister n’existeront point par une puissance de perpétuité : mais elles seront adoptées de nouveau à chaque instant de la vie sociale. Continuellement renouvelées, elles subiront continuellement l’examen de la raison ; elles seront continuellement adaptées aux convenances variables de la société. Enfin les hommes et les choses, s’il est permis d’employer une telle expression, seront continuellement passés au scrutin.

Ainsi l’émancipation de la pensée a dû produire l’extension des limites de la liberté dans les institutions sociales.