(1874) Premiers lundis. Tome II « E. Lerminier. De l’influence de la philosophie du xviiie  siècle sur la législation et la sociabilité du xixe . »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « E. Lerminier. De l’influence de la philosophie du xviiie  siècle sur la législation et la sociabilité du xixe . »

E. Lerminier.
De l’influence de la philosophie du xviiie  siècle sur la législation et la sociabilité du xixe .

M. Lerminier continue avec une ardeur croissante l’œuvre d’excitation, d’impulsion historique et philosophique qui a été jusqu’ici la sienne. Il y a six mois environ, il nous donnait ses Lettres berlinoises, coup d’œil rapide et enflammé, jugement plein de verve sur l’époque présente et les divers systèmes qui s’y agitent, qui y rendent l’âme ou s’efforcent d’y éclore. Aujourd’hui, c’est un retour vers le passé, un suprême et expansif mouvement d’adieu vers le xviiie  siècle, au moment où ce siècle, enfoncé déjà avant sous l’horizon, retire de nous ses derniers reflets et ne dore plus même les cimes. Occupé d’une Histoire du pouvoir législatif, qui va lui prendre plusieurs années, M. Lerminier a voulu une fois encore montrer, comme il le dit, l’image des pères aux générations qui chaque jour s’en éloignent et n’ont pas reçu, ainsi que nous, cette tradition toute vivante. Son livre se ressent, et heureusement à notre avis, de cette disposition affective qui en anime les pages et fait revivre pathétiquement les grandes figures. Il y avait sans doute une autre manière plus rigoureuse, plus analytique et scientifique de traiter ce sujet de l’influence de la philosophie sur la législation ; c’eût été, dans une sorte de dépouillement des écrits des philosophes, de dénombrer les propositions essentielles le plus applicables à la société selon l’ordre religieux, civil ou politique ; de suivre la fortune positive de ces propositions diverses depuis leur mise en circulation jusqu’à leur avènement régulier, depuis leur naissance à l’état d’idées jusqu’à leur terminaison en lois ; d’épier leur entrée plus ou moins incomplète dans les codes, et d’apprécier ceux-ci dans leur raison et leur mesure. Mais cette espèce de travail minutieux et attentif de physiologie sociale, qui consisterait à chercher, même à travers les moindres rameaux, la circulation souvent insaisissable de chaque idée, à démontrer le cours de ce chyle subtil et nutritif jusqu’à son arrivée à un système de vaisseaux évident, à y mesurer la proportion dans laquelle il s’y mêle avec les éléments antérieurs et moins virtuels, ce travail-là, qui serait, en ce qui concerne le xviiie  siècle, le sujet de plusieurs beaux mémoires à faire, n’entrait pas dans le dessein de M. Lerminier, qui voulait surtout envisager l’influence générale des idées sur les lois, la communication lumineuse, atmosphérique, à distance, des unes et des autres, et l’ensemble du siècle sur place, avec ses contrastes, ses passions et ses grands hommes. M. Lerminier a donc fait un livre chaud, semé de vérités larges et brillantes, comme sa vocation d’orateur et d’écrivain placé en face de la jeunesse le lui a conseillé. Avant d’être un livre, cet exposé du xviiie  siècle a été un cours ; dans sa préface, l’écrivain a très habilement posé la différence du style à la parole, les sacrifices que l’un exige, auprès des licences heureuses que l’autre se permet. Le mouvement de la phrase et du développement, chez M. Lerminier, reste pourtant oratoire, et il ne faut pas s’en plaindre ; de grandes beautés littéraires, à côté des défauts, ressortent de cette forme presque nécessaire d’éloquence dans laquelle il est si à l’aise.

A propos de cette préface, nous l’aurions en quelques endroits désirée plus simple. En y jugeant lui-même ses précédents ouvrages, M. Lerminier y a été sévère, et il a paru toutefois à beaucoup de lecteurs trop préoccupé d’un soin qu’il vaut mieux laisser aux autres. M. de Chateaubriand, à plus de trente années de distance, réimprimant son Essai sur les Révolutions et se jugeant çà et là dans de courtes notes comme entièrement désintéressé dans la question, a pu sembler quelquefois usurper les prérogatives de ce chatouilleux public qui se pique de classer œuvres et gens à sa guise, et de ne pas accepter un jugement tout fait d’un auteur sur lui-même. Or, M. de Chateaubriand avait trente ans de distance entre lui et son Essa.17 ; qu’est-ce donc lorsqu’il n’y a que six mois d’intervalle ? Nous avons regretté aussi qu’en insistant avec raison sur l’importance de l’idée et de la vérité, lorsqu’on écrit, et sur la part très secondaire qu’il faut laisser aux mobiles personnels, M. Lerminier ait traité si durement ce qu’il appelle l’ éclat futile de la gloriole des lettres  ; pour nous, qui croyons, en le lisant, que l’éclat des lettres sert de beaucoup à propager et à illustrer les vérités, nous le trouvons ingrat en ceci, comme Malebranche dans sa colère contre l’imagination. L’un des mérites en effet qui nous ont le plus frappé dans cet ouvrage, le meilleur sans contredit de M. Lerminier, c’est un grand talent littéraire qui s’affermit, s’assouplit et se perfectionne de jour en jour.

M. Lerminier, doué comme il l’est d’une intelligence vaste et progressive, tendant, comme il le fait, à une œuvre d’avenir où un si beau rang l’attend et où il convie en toute occasion avec tant d’ouverture de cœur ses contemporains amis et les générations plus jeunes dont il est un des maîtres, M. Lerminier qu’alimente sans cesse une forte et courageuse étude, a pourtant à se garder de quelques écarts auxquels ne sont exposés d’ailleurs que les grands talents instinctifs, orateurs ou poètes, les talents porte-foudre, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il arrive en effet que dans cet orage naturel qui s’agite au dedans de lui aux heures de paroles ou de composition, il se fait des éclats peu mesurés, qui vont au-delà de l’équitable pensée, qui dévient et frappent à faux, qui heurtent en face les scrupuleux et les superstitieux, qui pourraient en aveugler à tort quelques-uns sur un ensemble plein d’utilité et de puissance. Tel est ce mot méprisant sur les lettres qui revient assez fréquemment chez M. Lerminier et qui est excessif pour exprimer la simple préférence accordée aux applications historiques et philosophiques ; ce mot-là outre-passe à coup sûr sa pensée, et nous voyons avec reconnaissance et comme en expiation le nom d’André Chénier cité en dix endroits du même ouvrage. Il y a quelques jours, pour exhorter à l’histoire et détourner des vagues rêveries la jeunesse, il lui échappait, à propos de l’auteur d’Adolphe, une sortie sans motif contre la lâcheté d’Obermann que personne ne songeait à proposer en exemple, et il se trouvait ainsi injurieux à son insu, injuste envers un moraliste rigoureux qui cherche à sa manière, dans ses voies obscures, l’utilité et le bien des hommes. Si nous nous permettons de relever chez M. Lerminier ces mots rapides échappés aux hasards d’une plume ardente, c’est qu’ils sont assez rares pour pouvoir aisément disparaître ; et c’est qu’au degré d’autorité croissant qu’acquiert l’écrivain, ils tombent de plus haut et sont remarqués davantage.

La première partie de l’ouvrage nouveau contient quatre grands portraits, ou plutôt quatre statues, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, qui n’ont jamais apparu avec plus de jeunesse divine et de majesté. M. Lerminier, après avoir médité ses sujets en philosophe et en penseur, s’en est emparé en artiste ; l’enthousiasme de Diderot a passé dans celui qui le célèbre et qui célèbre les trois autres ; ces quatre chapitres sont comme un poème, en quatre hymnes, qui s’adressent tour à tour à chacun des membres de ce quaternaire sacré de la philosophie. A Montesquieu, l’histoire renouvelée ; à Voltaire, la propagation du déisme, du bon sens et de la tolérance ; à Diderot, le résumé encyclopédique des connaissances humaines ; à Jean-Jacques, la restauration du sentiment religieux, des droits de l’homme, tant individuel que social, et le grand principe de la souveraineté démocratique ; tels sont les titres généraux, que leur reconnaît M. Lerminier dans ce glorieux inventaire ; mais leur vêtement habituel idéalisé, les traits rassemblés de leur physionomie, leur pose, leur allure, se joignent étroitement à l’idée et font revivre, en le rehaussant, le personnage. M. Lerminier a l’art d’exceller en ces sortes de statues qu’il dresse ; l’orateur, on le sent par lui, s’adresse volontiers aux masses comme le statuaire ; la solennité, l’ampleur, le sacrifice des détails, l’exagération poussée au colossal, leur vont à tous deux et sont conformes à leurs fins. Dans cette grande route humaine où il marche, dans cette voie sacrée qu’il affecte, l’orateur, comme un héros d’armes, salue à droite et à gauche les groupes de marbre sur leur piédestal, il a besoin d’apostropher des statues de demi-dieux ; il fait faire place à l’entour ; il crie au large aux hommes médiocres qui empêchent de mesurer les grands ; il écrase un peu les uns : pour les autres est l’apothéose ! M. Lerminier n’a pu s’empêcher de faire ainsi, et nous ne lui en voulons pas ; cette perspective, selon laquelle il dispose et il étage ses hommes, perspective qui n’est pas tout à fait la nôtre, est peut-être celle du lointain et de l’avenir. Béranger, le poète, me disait un jour qu’une fois que les hommes, les grands hommes vivants, étaient faits types et statues (et il m’en citait quelques-uns), il fallait bien se garder de les briser, de les rabaisser pour le plaisir de les trouver plus ressemblants dans le détail ; car, même en ne ressemblant pas exactement à la personne réelle, ces statues consacrées et meilleures deviennent une noble image de plus offerte à l’admiration des hommes. A part Fénelon, qu’il s’est trop complu à saisir au point de vue biographique et caustique de Saint-Simon, M. Lerminier procède dans ce large sens envers les figures qu’il rencontre. Aussi nous ne lui en ferons pas un sujet de reproche, tant qu’il se contente d’augmenter et de rajeunir les immortalités révérées ; nous lui passerons même quelques impétueux éloges qui veulent trop prouver sur le côté faible des modèles, comme lorsqu’il dit de Voltaire : « Voltaire pouvait parler de Dieu, car il l’aimait ardemment.  » Nous lui concéderons son éloquent enthousiasme pour Frédéric, bien que nous doutions un peu qu’à la fin des âges ce nom doive se trouver dans le plus pur froment des mérites de l’humanité. Nous ne prendrons pas parti pour les anecdotes de ce pauvre Étienne Dumont, qui, avec tant de circonspection et d’honnêteté, a essayé malencontreusement de remettre à leur place quelques verrues sur le visage presque auguste de Mirabeau. Comme, après un certain laps de temps, la vérité minutieuse et toute réelle est introuvable, comme elle l’est même souvent déjà entre contemporains, il faut ou se condamner à un scepticisme absolu et fatal, ou se résigner à cette grande manière qui nous reproduit bien moins l’individu en lui-même que les idées auxquelles il a contribué, et qu’on personnifie sous son nom. Mais si nous admirons en M. Lerminier ce talent de personnification enflammée et d’apothéose, il nous a semblé dur, sans assez de proportion, contre certaines renommées secondaires qui gênaient le piédestal des hautes statues. Mably a été immolé sans pitié aux pieds de Rousseau ; l’auteur l’a chargé, comme un bouc émissaire, de tout ce qu’il y avait eu de mauvaises idées spartiates et crétoises à la Convention, en réservant à Jean-Jacques toute l’influence salutaire et rien que la salutaire : « Mably a été plus qu’inutile ; il a été dangereux. » D’Holbach surtout se trouve outrageusement anéanti, pour que Diderot apparaisse plus pur, plus serein et plus dominant. Je sais que c’est une défense peu avantageuse à prendre que celle du Système de la nature et de cette faction d’holbachienne ; mais je ne veux soutenir d’Holbach ici que comme un homme d’esprit, éclairé quoique amateur, sachant beaucoup de faits de la science physique d’alors, n’ayant pas si mal lu Hobbes et Spinosa, maltraité de Voltaire, qui le trouvait un fort lourd écrivain et un fort ennuyeux métaphysicien, mais estimé de d’Alembert, de Diderot, et dont l’influence fut grande sur Condorcet et M. de Tracy. Les extravagances de d’Holbach se rapprochent beaucoup des extravagances qui fourmillent dans la tête et les écrits de ces autres philosophes si indulgemment acceptés. L’Examen critique des Apologistes du Christianisme, la Lettre de Thrasybule, ces livres clandestins que M. Lerminier ne juge pas indignes de Fréret, appartiennent plus probablement à la fabrique de d’Holbach. Condillac, qui n’eut guère qu’une réputation posthume et que M. Lerminier, par de généreux motifs de réparation, surfait un peu selon nous, a été souvent invoqué par des métaphysiciens plus forts que lui et qui se disaient en toute occasion ses disciples, tandis qu’ils l’étaient peut-être plus réellement de d’Holbach. C’est que d’Holbach avait une exécrable réputation d’athéisme, tandis que Condillac, abbé, n’ayant jamais écrit contre l’âme ni contre Dieu, était un maître ostensible plus avouable, en même temps que doué de mérites suffisants. D’après ce procédé trop absolu qu’il suit de sacrifier le moyen au grand, M. Lerminier a dit en parlant de madame Roland : « Cette femme de génie assujettie à un homme médiocre. » Or, M. Roland, sans être un homme de génie, était un esprit rare et un plus rare caractère. Ses écrits nombreux sur les matières économiques, son Voyage en Italie, attestent beaucoup de justesse, de finesse et de connaissances ; ses descriptions de machines dans l’Encyclopédie méthodique surpassent, assure-t-on, en précision élégante celles de Diderot. Enfin, l’on sait par quel héroïque suicide M. Roland a fini, comme Valazé, comme Condorcet : est-ce donc de ce seul mot rapetissant qu’il convenait de payer sa digne mémoire ?

Oh ! que j’aime mieux cet intérêt nuancé de charme, cette sobriété ingénieuse et fine, cette parcimonie mordante, avec lesquelles M. Lerminier effleure tour à tour en passant le mélancolique Boulanger, le jeune Vauvenargues18, le vieux Fontenelle et d’Alembert le circonspect provocateur ! Le chapitre sur Turgot est un chef-d’œuvre de sage et neuve appréciation, plein et mesuré, éloquent et simple.

M. Lerminier, en suivant, dans ses conquêtes multipliées et sur tous les points, l’esprit du xviiie  siècle, le trouve triomphant et invincible. « Quels sont ses adversaires ? se demande-t-il : des gens couverts d’un ridicule indélébile ou d’une obscurité plus funeste encore à la cause qu’ils défendirent. Avez-vous lu Martin Fréron, Nonotte et Patouillet ? A peine le nom de Bergier surnage-t-il parmi ceux des apologistes de l’Église. D’où vient donc cette incurable médiocrité ? Quoi ! pas un homme !… » Et en continuant sa recherche, l’écrivain ne découvre dans l’opposition de ce siècle que Gilbert qui puisse compter. Quoique cet examen fût un peu étranger au sujet de son livre, quoique les idées des partis vaincus n’aient guère d’influence sur les lois, j’aurais désiré que M. Lerminier étudiât de plus près cette opposition dans laquelle Nonotte ou Fréron, ou l’abbé Guénée, lui auraient offert peut-être des pages dignes de considération. Je suis certain que, si la réputation si obscure et enveloppée du Philosophe inconnu n’avait défavorablement prévenu M. Lerminier contre cet auteur profond, il aurait mentionné avec quelque détail le mystique précurseur et, je crois même, inspirateur de De Maistre.

Vers la fin du volume, M. Lerminier jette des vues élevées sur la religion, la science et la liberté dans l’avenir. Un excellent chapitre sur le rapport des idées et des mœurs démontre que, s’il est des époques dans la vie du monde où les mœurs précèdent les idées, il en est d’autres où, au milieu de la prostration des anciennes mœurs, l’initiative est aux idées pour réformer et retremper les nations. Nous sommes évidemment à une époque semblable ; ce que le xviiie  siècle a fait en destruction et en tentative à demi-efficace, nous avons à le reprendre et à l’organiser.

Si nous nous sommes permis des critiques de détail sur quelques points du livre de M. Lerminier, c’est que ce livre nous ayant paru le meilleur, le plus ferme et le mieux exprimé de ceux qu’il a produits jusqu’ici, nous avons cru le moment propice à quelques conseils que notre admiration pour la rare faculté de l’auteur et notre confiance en son avenir feront peut-être agréer de lui, mais que du moins il nous pardonnera. En terminant dignement toute la première partie de l’œuvre de l’auteur, la partie d’essai, de revue critique, d’introduction et de prolégomènes, l’ouvrage présent donne de belles assurances pour le développement qui doit suivre. L’Histoire du Pouvoir législatif, que plusieurs années vont édifier, unira, nous l’espérons, à cette ardeur morale qui est la vie des écrits, et dont M. Lerminier possède un foyer fécond, à cette science croissante et comparée qu’il amasse, une cohérence de composition de plus en plus étroite, et quelque chose aussi d’une maturité corrective et atténuante.