DE LA MÉDÉE D’APOLLONIUS.
« Les Anciens ne se sont pas contentés de peindre simplement d’après nature, ils ont joint la passion à la vérité. »
La Didon de Virgile passe avec raison pour la création la plus touchante que nous ait léguée l’antiquité ; elle en est à la fois la beauté le plus en vue. L’antiquité, en effet, se présente à nous par divers aspects et comme par divers étages de perspectives ; elle a ses profondeurs et ses premiers plans. L’antiquité latine, plus rapprochée de nous que la grecque, nous est dès longtemps plus familière ; c’est sur elle que tombent d’abord les regards, et qu’aussi, à mesure qu’on s’éloigne, on a plus de facilité pour se reporter. Même lorsqu’il ne nous est pas donné de pénétrer au delà, et qu’en avançant dans la vie nous n’avons plus que des instants pour nous retourner vers cette patrie première de toute belle pensée, la villa d’Horace, ce Tibur tant célébré, continue de nous apparaître à l’horizon, couronnant les dernières collines, et surtout, comme sur un dernier promontoire de cette mer d’azur aux rivages immortels, s’élève encore et se dessine, aussi distinct qu’au premier jour, le bûcher fumant de Didon.
Si l’on a le loisir pourtant d’examiner de plus près et d’entrer dans le golfe même, si l’on s’approche, pour le mieux étudier, de ce qu’on admire, si l’on compare avec les monuments les plus connus et les mieux situés ceux qu’ils nous masquaient trop aisément, les œuvres plus reculées et de moindre renom dont les dernières venues ont profité jusqu’à les faire oublier, et dont il semble qu’elles dispensent, mille réflexions naissent ; les dernières œuvres qui se trouvent pour nous autres Modernes les premières en vue, et qui restent les plus apparentes, n’y perdent pas toujours dans notre esprit ; mais on le comprend mieux dans leur formation et leur mérite propre. On voit ce que cette perfection si simple d’ensemble et, en quelque sorte, définitive, a dû coûter d’études, d’efforts, d’épreuves successives et plus ou moins approchantes, avant de se fondre ainsi comme d’un seul jet et de se rassembler d’une ligne harmonieuse sous le regard. Et pour ce qui est de la Didon de Virgile en particulier, à laquelle tout ceci a trait et se rapporte, on se rend mieux compte alors de ces qualités souveraines qui assurent la vie aux œuvres de l’art dans les époques d’entière culture, à savoir, la composition, l’unité d’intérêt et un achèvement heureux de l’ensemble et des parties. Les productions antérieures dont Virgile a profité dans sa Didon manquent trop de cet ensemble et de cette conduite qui ménage en tout point le charme ; ce n’est pas à dire qu’elles ne méritent pas d’être plus connues, et de vivre dans la mémoire plus près du chef-d’œuvre auquel elles ont puissamment aidé.
La Didon de Virgile est une imitation combinée, car Virgile aime d’ordinaire à combiner ses imitations pour mieux laisser jour dans l’entre-deux à son originalité. Il se comporte en cela comme ces rois habiles qui ont soin de se choisir plusieurs alliés, afin de ne se trouver à la merci d’aucun. Il s’est donc à la fois inspiré, en concevant sa belle reine, et de l’Ariane de Catulle et de la Médée d’Apollonius de Rhodes. Il s’est surtout souvenu d’Ariane dans les imprécations finales, et de Médée dans la peinture des préambules de la passion. L’Ariane de Catulle peut aisément s’apprécier et faire valoir ses droits ; mais il me semble qu’on n’a pas rendu assez justice à la Médée d’Apollonius, frappée d’une sorte de défaveur et d’oubli, et comme entourée d’une ombre funeste. Virgile l’avait très-présente à la pensée, et lui doit beaucoup ; elle ne le cède en rien à Didon (si même elle ne la surpasse point) pour tout le premier acte de la passion, et ce n’est que dans le traînant de la terminaison, et par le prolongement d’une destinée dont on sait trop la suite odieuse, qu’elle perd de ses avantages. On dit souvent qu’il y a dans Virgile beaucoup de traits du génie moderne, et qu’il demeure par là original entre les Anciens. Il est vrai qu’il n’y a pas seulement chez lui des traits de passion, on y trouve déjà de la sensibilité, qualité moins précise et plustôt moderne ; mais pourtant on est trop empressé d’ordinaire à restreindre le génie ancien ; en l’étudiant mieux et en l’approfondissant, on découvre qu’il avait de vin plus de choses que notre première prévention n’est portée à lui en accorder. Et quant aux nuances et aux délicatesses du sentiment, on va voir que Médée n’en est pas plus dépourvue que Didon ni qu’aucune héroïne plus moderne.
Le poëme de l’Expédition des Argonautes, dont Médée forme le principal épisode et comme le centre, eut chez les Anciens plus de réputation qu’il n’en a sauvé depuis. Les Romains surtout en firent grand cas : Varron d’Atace l’avait traduit de bonne heure ; plus tard Valérius Flaccus l’a imité en le développant ; mais c’est par les emprunts que lui a faits Virgile qu’il se recommande encore de loin à la gloire. L’aute ur, Apollonius, dit de Rhodes, parce qu’il y habita longtemps, appartient à cette école des Alexandrins si ingénieuse, si raffinée, qui cultiva tous les genres, qui excella dans quelques-uns, et dont les poëtes, rangés en pléiade, se présentaient déjà aux Romains du temps de César et d’Auguste comme les derniers des Anciens. Apollonius florissait cent quatre-vingts ans environ avant Virgile. Je ne répéterai pas le peu qu’on sait de sa vie et de ses démêlés avec Callimaque, rivalité de disciple et de maître, querelle d’épopée et d’élégie. Callimaque, dans l’Hymne à Apollon, paraît avoir fait allusion à son ancien élève dans ce passage : « L’Envie a dit tout bas à l’oreille d’Apollon : Je n’admire pas un poëte qui n’a pas autant de chants que la mer a de flots. — Apollon a repoussé du pied l’Envie, et a répondu : Vois le fleuve d’Assyrie, son cours est immense, mais il entraîne la terre mêlée à son onde et la fange. Non, les prêtresses légères ne portent pas à Cérès de l’eau de tout fleuve ; mais celle qui, pure et transparente, coule en petite veine de la source sacrée, celle-là lui est chère101. » — Le poëme des Argonautes ne roule pas cependant beaucoup de limon ; Quintilien l’a loué, tout au contraire, pour un certain courant égal, pour une certaine mesure qui ne s’abaisse jamais : æquali quadam mediocritate. On peut trouver que ce n’est pas là un éloge suffisant pour un poëme épique. Ce qui paraît y manquer principalement, c’est l’unité du sujet, c’est un intérêt général, actif, continu, concentré. Le sujet des Argonautes ne se rapporte pas à un grand dessein national, comme celui de l’Énéide ; il n’intéresse particulièrement aucun peuple, il s’éparpille sur une foule d’origines et de berceaux. L’auteur se propose de raconter avec suite le départ des héros, presque tous égaux en vaillance et en gloire, qui vont sous la conduite de Jason à la conquête de la toison d’or, les incidents de leur voyage, cette conquête, puis leur retour avec tous les incidents encore. Ce thème prêtait à l’érudition géographique et généalogique, aux épisodes, et il y en a d’agréables, même de charmants, et à tout instant éclairés de comparaisons ingénieuses ou grandes, d’images vraiment homériques ; mais tout cela est successif, développé dans l’ordre des faits et des temps, sans beaucoup de feu ni d’action, et surtout sans ce flumen grandiose continu, qui est le courant d’Homère. La marche du poème ne diffère en rien de celle d’un itinéraire ; il n’y a pas en ce sens-là d’invention. Pétrone, parlant d’un poëme de la Guerre civile, en esquisse largement la poétique en ces termes : « Il ne s’agit pas, dit-il, de comprendre en vers tout le récit des faits, les historiens y réussiront beaucoup mieux ; mais il faut, par de merveilleux détours, par l’emploi des divinités, et moyennant tout un torrent de fables heureuses, que le libre génie du poëte se fasse jour et se précipite de manière qu’on sente partout le souffle sacré, et nullement le scrupule d’un circonspect récit qui ne marche qu’à couvert des témoignages102. » On se ressouvient involontairement de cette recommandation en lisant les Argonautes ; non certes que les fables et les prodiges y fassent défaut : ils sortent de terre à chaque pas ; mais ici ces fables et ces prodiges sont, en quelque sorte, la suite des faits mêmes, et il ne s’y rencontre aucune machine supérieure, aucune invention dominante et imprévue, pour donner au poëme son tour, son impulsion, sa composition particulière. Toutes ces choses merveilleuses se trouvent racontées selon leur ordre et en leur temps, par une sorte de méthode historique. Le poëte-narrateur semble préoccupé, chemin faisant, de ne rien vouloir oublier.
Ces remarques, qui tombent sur l’ensemble du poëme, cessent de s’appliquer justement au chant iii, c’est-à-dire au moment de l’arrivée des héros en Colchide, et dès qu’intervient le personnage de Médée. L’intérêt véritable est là ; on tient le nœud ; l’action se resserre, elle est vive, pressante, à la fois naturelle et merveilleuse, unissant les combinaisons mythologiques et les peintures du cœur humain. Et ce chant (notez-le) n’est pas un chant de dimension ordinaire ; il n’a pas moins de 1,400 vers ; si l’on y joint les 250 premiers vers du suivant, qui exposent les derniers actes de Médée en Colchide et sa fuite à bord du vaisseau Argo, on a là une suite de plus de 1,600 vers pleins de beautés diverses, animés de feu, de passion et de grâce. Le poëme, à partir de ce moment, est expressément placé sous l’invocation d’Érato, la muse de l’amour. Il semble que le poëte, arrivé à cet endroit de son œuvre, se soit dit que cette passion amoureuse était la seule nouveauté qu’Homère lui eût laissée entière dans le domaine épique, et il s’y est appliqué avec charme, avec bonheur. Il m’est impossible (quelque réserve qu’on doive mettre à juger de soi-même les Anciens) de ne pas le trouver en cet endroit un grand poëte, ou du moins un poëte supérieur ; il sort tout à fait de l’æquali mediocritate dont l’a qualifié Quintilien ; il fait mieux que de ne jamais tomber, comme l’en a loué Longin, il s’élève ; et, si ce n’est pas du grandiose ni du sublime, à proprement parler, il a du moins plus d’un trait admirable dans le gracieux ; on ne l’a pas assez dit, et j’espère parvenir, sans beaucoup de peine, à le montrer à l’aide de l’analyse et des traductions suivantes.
Les Argonautes donc, au commencement du chant iii, après une longue navigation, après toutes sortes d’aventures déjà et de périls, viennent d’entrer dans l’embouchure du Phase et d’aborder en Colchide. Il s’agit pour eux d’obtenir, de gré ou de force, du roi Éétès qui y règne, la toison d’or que Jason doit rapporter. Les Argonautes, dans les derniers jours de leur navigation, ont par bonheur rencontré de jeunes princes petits-fils d’Éétès et fils d’une de ses filles, lesquels, de leur côté, étaient partis un peu aventureusement pour aller en Grèce, car ils sont Grecs par leur père Phrixus ; avec le secours de ces auxiliaires précieux qu’ils ont sauvés du naufrage et qu’ils ramènent avec eux, les héros et Jason, leur chef, espèrent s’insinuer auprès d’Éétès et trouver jour à leur entreprise.
Au commencement du chant, Junon et Minerve apparaissent délibérant en faveur de Jason, et cherchant pour lui quelque expédient qui le mette en possession de sa conquête. Elles restent court quelque temps et en silence ; tout d’un coup Junon se fixe à l’idée d’aller trouver Vénus et de lui demander qu’elle engage son fils à blesser Médée d’une flèche au cœur pour Jason. Médée, fille d’Éétès, est une jeune fille, prêtresse d’Hécate et habile aux enchantements ; mais, à cette heure, elle est pure, chaste, aussi virginale que peut l’être Nausicaa ; c’est Médée avant tous les crimes. Minerve donne les mains à l’expédient de Junon : « Je n’entends rien, dit-elle, à tous ces traits ni à tous ces foments de l’amour ; mais puisque le moyen te paraît bon, j’y consens, et je suis prête à te suivre : seulement ce sera à toi de porter la parole. » Les deux déesses s’envolent aussitôt et arrivent au palais bâti à Vénus par son boiteux époux. Celui-ci est parti dès le matin pour visiter les forges de son île flottante. Vénus toute seule, assise devant sa porte, est occupée à se peigner et à partager ses beaux cheveux sur ses épaules avec un peigne d’or. Je passe de gracieux détails ; elle s’empresse de renouer ses cheveux dès qu’elle voit les déesses, et les accueille avec une aimable raillerie : « Quel dessein, quelle affaire amène ici de si grandes dames ? car vous venez pour quelque chose, et l’on ne vous voit guère d’habitude, étant comme vous êtes les premières des déesses. » Je force peut-être un peu le ton, mais je l’indique du moins. Junon expose l’affaire, et comment il s’agit de favoriser Jason, de le tirer de sa périlleuse entreprise. Vénus fait la soumise et joue l’humilité : elle s’engage à tout ce que peuvent ses faibles mains. Mais ce n’est pas de mains ni de force ouverte qu’il est besoin, lui dit-on ; qu’elle veuille bien seulement commander à son fils d’enflammer la fille d’Éétès pour Jason. Elle répond alors :
« Junon et toi, Minerve, il vous obéirait, à vous surtout, bien plutôt qu’à moi ; car devant vous, tout impudent qu’il est, le méchant garçon aura encore tant soit peu de honte ; mais de moi il n’a nul respect ni souci, et il lui est égal de me quereller sans cesse. Et peu s’en est fallu que, d’indignation, je ne lui aie cassé l’autre jour ses méchantes flèches avec son arc, car il m’a osé dire dans sa menace que, si je ne m’éloignais bien vite tandis qu’il était encore maître de lui, je n’aurais à m’en prendre des suites qu’à moi-même. »
A ce discours de Vénus, les deux déesses se regardèrent en souriant, et Vénus un peu piquée repartit : « Mes maux, je le vois bien, ne servent qu’à faire rire les autres ; aussi ai-je tort de les dire à tout le monde ; ce m’est bien assez de les savoir moi-même. » Et elle se met en devoir d’exécuter le vœu des déesses. Junon, d’un nouveau sourire, l’en remercie, et lui touchant la main délicate pour l’apaiser : « Allons, dit-elle, ô Cythérée ! exécute bien vite ce que tu viens de nous promettre ; et ne t’irrite pas ainsi, ne te mets pas en colère contre ton enfant, car il changera par la suite. »
La rivalité de Junon et de Vénus, au premier livre de l’Énéide, a certes plus de grandeur ou de gravité, et elle domine tout le poëme ; mais ici les scènes d’un ton moins élevé, qui interviennent comme ressort secondaire, ont beaucoup de grâce ; elles sont d’un jeu habile, ingénieux, et tout le sérieux de la passion va se retrouver dans les effets.
Vénus part à la recherche de son fils, et elle le trouve dans un des vergers de l’Olympe, jouant aux osselets avec Ganymède, deux enfants de mêmes goûts et de même âge. Le fol Amour s’est échauffé au jeu : « tenant contre sa poitrine la main gauche toute pleine des osselets d’or qu’il venait de gagner, il était debout, triomphant : une molle rougeur fleurissait le teint de ses joues. Son camarade, tout auprès, assis sur ses talons, se tenait en silence, les yeux baissés à terre ; il n’avait plus que deux osselets qu’il jetait machinalement l’un après l’autre : les éclats de rire du gagnant l’irritaient ; et, ayant bientôt perdu ce dernier reste, il s’en alla tout confus, les mains vides, sans s’apercevoir de l’approche de Vénus. » Celle-ci n’eut pas de peine à décider l’enfant à ce qu’elle voulut, moyennant promesse d’un jouet plus beau, de celui même qu’on avait fabriqué en Crète pour Jupiter enfant. Amour le voulait à l’instant même et jetait déjà tous les autres ; mais Vénus lui jure qu’il l’aura sans faute après.
On se rappelle que Virgile, au livre premier de l’Énéide, a trouvé l’ingénieux moyen de déguiser l’Amour sous les traits d’Ascagne, que son père envoyait vers Didon. Apollonius, d’après ce qui précède, eût été fort capable, on le voit, d’imaginer quelque artifice du même genre ; mais Jason n’avait point de fils. C’est donc dans une forme plus simple que les choses se passeront. Jason s’est décidé, pour début, à aborder Éétès avec des propositions pacifiques ; il se présente au palais, lui et deux de ses compagnons, amenant en outre les quatre jeunes gens, petits-fils du roi et fils de sa fille Chalciope, que les Argonautes ont recueillis en chemin. Le palais du roi est magnifiquement décrit, et rappelle par quelques endroits celui de Ménélas ou d’Alcinoüs dans l’Odyssée ; on se sent, à première vue, dans la demeure d’un fils du Soleil. Médée, qui, d’habitude, se rend dès le matin au temple d’Hécate, dont elle est prêtresse, a été retenue ce jour-là au palais par une suggestion intime de Junon ; elle aperçoit les étrangers au moment où elle passe de son appartement dans celui de sa sœur ; elle pousse un cri de surprise ; Chalciope accourt et reconnaît ses fils, qui se jettent dans ses bras. De là grande rumeur : Éétès lui-même paraît et donne ordre de recevoir les hôtes qui lui arrivent. Ici je traduis aussi exactement qu’il m’est possible :
« Cependant l’Amour, à travers l’air blanc, arriva invisible, aussi âpre que l’est aux tendres génisses le taon que les pasteurs appellent la mouche des bœufs ; et bien vite, sous la porte, dès le vestibule, ayant tendu son arc, il tira de son carquois une flèche toute neuve, source de gémissements. Toujours inaperçu, il franchit rapidement le seuil, lançant des regards aigus, et, s’étant ramassé tout petit sous Jason lui-même, il mit le cran de sa flèche sur le milieu de la corde ; puis, écartant de toutes ses forces ses deux mains, il lâcha le trait tout droit sur Médée : une stupeur muette la saisit au cœur. Et lui alors, reprenant son vol, s’élança hors du palais élevé en riant aux éclats. Le trait brûlait tout au fond dans le sein de la jeune fille, pareil à une flamme ; elle ne cessait de fixer sur le fils d’Éson des yeux étincelants, et son cœur à coups pressés haletait de fatigue hors de sa poitrine ; il ne lui restait plus aucun autre souvenir, et son âme se distillait dans une douce amertume. Comme une femme, ouvrière laborieuse, qui vit du travail pénible de ses mains, répand tout autour d’un tison ardent des broussailles sèches afin de s’apprêter de nuit une lumière dans sa chambre, car elle s’éveille de très-bonne heure, et ce feu, s’allumant tout grand d’un si petit tison, consume à la fois toutes les broussailles : tel, ramassé sous le cœur de la jeune fille, brûlait en secret le funeste Amour : elle laissait ses joues délicates tourner tantôt à la pâleur et tantôt à la rougeur, au hasard de ses pensées. »
Nous voilà dans l’invasion rapide de la passion, dont ce chant tout entier va offrir les alternatives et le développement. On aura remarqué cette comparaison naïvement touchante de la femme qui vit du travail de ses mains ; elle est tout à fait dans le goût d’Homère et des véritables Anciens. Ovide, qui déjà n’était plus à tant d’égards qu’un bel-esprit moderne, a omis ou manqué tant de traits heureux dans la Médée de ses Métamorphoses, ne conservant que ce qui prêtait à de certains contrastes et cliquetis de pensée. Croirait-on que, dans sa rapide réminiscence, il a fait de la belle similitude ces trois vers sans expression et d’une élégance commune :
Ut solet a ventis alimenta adsumere, quæqueParva sub inducta latuit scintilla favilla,Crescere, et in veteres agitata resurgere vires :Sic jam lentus amor, etc., etc…103 !
Cela ressemble à tous les incendies et à toutes les flammes, et n’a plus aucun caractère. Il me semble lire Apollonius traduit par Delille.
Après le repas qu’Éétès a fait servir aux nouveaux venus avant toute chose, d’après les lois de l’hospitalité, il y a lieu pour Jason d’expliquer au roi le sujet de son voyage. Argus (c’est le nom de l’aîné des fils de Chalciope) commence en médiateur ; il essaye de disposer son grand-père en faveur des étrangers ; il raconte les services que lui et ses frères en ont reçus, le but de l’expédition, la qualité et la race divine de cette élite de héros ; que Jason ne vient que pour satisfaire aux ordres d’un tyran jaloux, et que, s’il obtient de plein gré la toison désirée, il est prêt, lui et ses amis, à payer ce bienfait par tous les services. — Éétès s’emporte à cette nouvelle, il met en doute la bonne foi des arrivants, il menace. Jason, se contenant, persiste dans la voie de conciliation, et il reprend les arguments du jeune homme. C’est alors que le roi, dissimulant un peu sa colère et imaginant un détour dont il se croit assuré, lui propose de lui céder la toison d’or à condition de l’épreuve suivante : Dans un champ consacré à Mars, il a deux taureaux aux pieds d’airain, et dont les naseaux vomissent la flamme ; si Jason parvient à les dompter, à les soumettre au joug, puis à labourer le champ de Mars, et, l’ayant ensemencé des dents d’un dragon, à moissonner la terrible moisson de géants armés qui en doivent naître, il aura la toison divine, mais pas autrement. — Jason, effrayé au fond, hésite ; il finit par s’engager pourtant, faute de pouvoir reculer, et sans savoir comment il sortira d’une telle lutte. Ici nous retrouvons Médée, qui a été témoin de tout ce débat, et je recommence à traduire :
« Jason se leva de son siége, et avec lui Augias et Télamon ; Argus les suivait, ayant fait signe à ses frères de rester ; ils se dirigèrent hors du palais. Le fils d’Éson resplendissait divinement entre tous les autres par la beauté et par les grâces. La jeune fille le contemplait tenant sur lui d’obliques regards le long du bord de son voile brillant, de plus en plus minée en son cœur. Sa pensée, comme un songe léger, s’envolait sur ses traces, à mesure qu’il s’éloignait. Lorsqu’ils furent sortis du palais tout affligés, Chalciope, se gardant de la colère d’Éétès, eut hâte de rentrer dans sa chambre avec ses fils ; et Médée aussi, de son côté, se retira : elle agitait en elle tout ce que les Amours soulèvent de chers intérêts dans une âme. Au-devant, au-devant de ses yeux, tout lui apparaissait encore : quel il était lui-même en personne, de quel manteau il était vêtu, ce qu’il avait dit, et quelle bonne mine quand il se tenait assis sur son siège, et quelle noble démarche en sortant ; et sa pensée, en s’assombrissant, lui disait qu’il n’y en avait pas un pareil entre les hommes ; et sans cesse la douce voix du héros résonnait à ses oreilles, avec les discours de miel qu’il avait prononcés. Et elle craignait pour lui, elle craignait que les bœufs ou qu’Éétès lui-même ne le fissent périr ; elle le pleurait comme déjà tout à fait mort ; de tendres larmes inondaient ses joues dans la violence de sa pitié, et, se lamentant faiblement, elle poussa cette plainte d’une voix frêle :
« Pourquoi, malheureuse, cette angoisse me tient-elle ainsi ? Qu’il périsse, lui le premier ou le dernier des héros, que m’importe à moi ?… Pourtant, puisse-t-il s’en tirer sans dommage ! Oui, vénérable déesse Hécate, qu’il en soit ainsi ! qu’il s’en retourne dans sa patrie ayant échappé à ce mauvais sort ! Mais si c’est son destin d’être dompté dans cette lutte par les taureaux, oh ! qu’il apprenne du moins auparavant que, moi, je suis bien loin de me réjouir de son affreux malheur ! » — C’est ainsi que l’esprit de la jeune fille était la proie des soucis.
Nous entrons ici avec Médée dans le dédale des contradictions charmantes que Virgile a si bien décrites chez sa Didon ; nous allons y marcher de plus en plus, et, pour qui sait par cœur son quatrième livre de l’Énéide, les réminiscences jailliront à chaque pas. Au reste, dès qu’on veut peindre cette passion identique et une en tous les âges, il n’y a pas de choix : il faut passer par les mêmes traits, revenir sur les mêmes symptômes ; et c’est toujours le cas de s’écrier avec la Religieuse portugaise, dans ce conseil éperdu qu’elle donnait à son trop raisonnable amant : « Mais avant de vous engager dans une grande passion, pensez bien à l’excès de mes douleurs, à l’incertitude de mes projets, à la diversité de mes mouvements, à l’extravagance de mes lettres, à mes confiances, à mes désespoirs, à mes souhaits, à ma jalousie !… Ah ! vous allez vous rendre bien malheureux ! »
Tandis que Médée se trouble ainsi et se partage tout bas pour le héros, toutes les pensées alentour se dirigent vers elle et conspirent à l’implorer. A peine de retour à ses vaisseaux, Jason a tenu conseil avec ses compagnons ; plus d’un se lève et s’offre, quoi qu’il arrive, à combattre et les taureaux monstrueux et les géants nés des dents du dragon. Toutefois, avant de passer outre, Argus, ce neveu de Médée, a ouvert l’avis qu’il serait bon de tâcher d’obtenir de la jeune prêtresse d’Hécate quelque charme magique pour faire face à l’épreuve : il propose d’en parler à sa mère Chalciope, cette sœur aînée et très-aînée de Médée. Chalciope de son côté, saisie de crainte pour ses enfants qui sont devenus suspects au roi son père, fait en ceci cause commune avec les étrangers, et a déjà songé à implorer sa sœur. Mais comment oser s’ouvrir à elle ? — Rien de plus heureux, on le voit, que tout ce concert extérieur qui tend à faire de Médée le personnage nécessaire. Elle-même l’ignore et lutte contre ses propres sentiments. Nous continuons de lire en son cœur :
« Cependant un sommeil épais soulageait un peu de ses angoisses la jeune fille couchée sur son lit ; mais bientôt des songes trompeurs, pleins d’images funestes, comme il arrive dans les chagrins, venaient l’irriter. Il lui sembla que l’étranger se soumettait à l’épreuve, non pas tant qu’il désirât beaucoup de remporter la toison du divin bélier, car ce n’était point pour cette cause qu’il était venu dans la ville d’Éétès, mais bien pour la ramener dans sa patrie, elle comme son épouse virginale104. Elle se figurait encore qu’elle-même en venait aux prises avec les taureaux, et triomphait de l’épreuve aisément ; mais que ses parents refusaient de tenir leur promesse, parce que ce n’était pas à la jeune fille, mais à lui-même, qu’ils avaient imposé la condition de les dompter ; que de là s’élevait un grand conflit entre son père et les étrangers ; que les deux partis s’en remettaient à elle comme arbitre, pour qu’il en fût selon que son cœur en déciderait ; et qu’elle tout d’un coup, sans plus se soucier de ses parents, faisait choix de l’étranger ; qu’alors ils étaient saisis d’une immense douleur, et qu’ils s’écriaient de colère. A ce cri le sommeil la quitta en sursaut. Se débattant d’effroi, elle s’élança hors du lit et regarda de tous côtés les murailles de sa chambre : elle eut peine à recueillir ses esprits comme auparavant, et elle laissa échapper ces paroles avec sanglots :
« Malheureuse que je suis, quels songes pesants m’ont épouvantée ! Je crains que ce voyage des héros n’apporte quelque grand malheur. Tout mon cœur est en suspens pour cet étranger. Qu’il aille parmi son peuple bien loin faire sa cour à quelque jeune fille grecque ; mais qu’à nous la virginité et la maison de nos parents soient toujours chères ! Pourtant, me relâchant de ma dureté105, à condition que ce ne soit plus sans l’aveu de ma sœur, je verrai si elle me vient prier d’être de quelque secours en cette épreuve, car elle est en grande inquiétude pour ses enfants ; et cela m’éteindrait dans le cœur une peine funeste. »
Remarquez ce qui suit et quelle est la logique de la passion : Médée vient de se dire pour conclusion qu’elle attendrait▶ que sa sœur vînt la première à elle pour requérir secours ; et, en conséquence, voilà qu’elle-même se dispose à faire les premiers pas au-devant de sa sœur.
« Elle dit, et, se levant, elle ouvrit les portes de la chambre, nu-pieds, vêtue d’un simple vêtement ; et elle voulait aller vers sa sœur, et elle avait déjà franchi le seuil. Longtemps elle demeura à la même place sous le vestibule de sa chambre, retenue par la pudeur ; et elle revint de nouveau en arrière, et de nouveau elle se remit à sortir, et de nouveau elle rentra. Ses pieds la portaient au hasard çà et là. Lorsqu’elle allait en avant, la pudeur au dedans la rappelait, et bientôt le désir téméraire triomphait de la pudeur. Trois fois elle tenta d’aller, trois fois elle se retint et la quatrième elle retomba la face en avant, roulée sur couche.
« Comme lorsqu’une jeune mariée pleure dans la chambre nuptiale le florissant époux auquel l’ont unie ses frères et ses parents, et elle évite de se mêler en rien à la foule de ses suivantes, par pudeur et par prudence ; mais elle reste assise au fond de sa chambre, silencieuse ; car un destin cruel vient de le lui ravir avant qu’ils aient pu jouir l’un de l’autre dans leur mutuelle tendresse ; et elle, bien que brûlée de douleur au dedans, en contemplant ce lit veuf, elle étouffe les pleurs en silence, de peur que les femmes ne lui brisent le cœur par quelque raillerie. C’est pareille à elle que Médée se lamentait. »
Mais une suivante de Médée l’aperçoit en cet état et va en prévenir sa sœur. Celle-ci accourt, l’interroge, la presse : « Quelle est la cause de cette douleur ? est-elle saisie d’un mal subit, tel qu’en envoient les Dieux ? ou bien a-t-elle appris quelque nouvelle fâcheuse ? a-t-elle entendu quelque menace d’Éétès contre Chalciope et ses enfants ? » Médée profite habilement de cette ouverture que lui offre l’inquiétude d’une mère, elle a l’art de se faire instamment prier de ce qu’elle-même désire ; mais cet artifice ne se passe point sans toute sorte de confusion et sans d’adorables restes d’ingénuité.
« Ainsi parla Chalciope : les joues de Médée se couvrirent de rougeur : longtemps la pudeur virginale l’empêcha de répondre, malgré son désir. La parole tantôt lui montait au bout de la langue, et tantôt se renvolait au fond de sa poitrine. Bien des fois sa bouche aimable s’ouvrit pour parler, mais la voix ne passa point plus avant. Bien tard enfin elle se décida à dire de la sorte avec ruse, car les hardis Amours faisaient rage :
« Chalciope, mon âme est tout en peine pour tes enfants : je crains que notre père ne les fasse périr du coup avec ces étrangers. Ce sont ces horribles songes qu’à peine endormie tout à l’heure je voyais dans mon sommeil. Puisse un Dieu les rendre sans effets ! puisses-tu n’en venir jamais à cette affreuse douleur pour tes enfants ! »
Une fois la mère ainsi alarmée dans Chalciope, celle-ci ne se contient plus ; elle fait jurer à Médée le secret sur ce qu’elle va lui proposer, et la supplie de trouver un expédient de salut pour ses enfants ; dans son délire, elle s’emporte même un moment jusqu’à la menace ; puis elle embrasse les genoux de la jeune fille, puis elle abandonne sa tête sur ce sein désolé, et les deux sœurs sont là dans les bras l’une de l’autre, à pleurer de pitié l’une sur l’autre, et l’on entend à travers le palais leurs gémissements confondus. Tableau pathétique et charmant, et bien supérieur par tout ce qu’il renferme à la situation des deux sœurs dans Virgile ; car Anna soror a beau faire, elle n’est qu’une très-noble confidente et n’a pas d’autre rôle que celui d’une magnifique utilité.
« Mais que puis-je faire ? ajoute ingénument Médée : je l’ai juré et je suis prête à tenter pour tes enfants tout ce que je puis. » C’est alors que Chalciope répond : « Ne pourrais-tu pas (fais cela pour mes enfants) imaginer quelque ruse, un expédient quelconque, dans la grande épreuve, en faveur de cet étranger qui lui-même en a tant besoin ? De sa part, et avec mission de lui, Argus m’est venu presser d’obtenir, s’il se peut, ton assistance ; je l’ai laissé chez moi en accourant ici. »
A ces mots, le cœur de Médée s’envole de joie ; elle rougit, un brouillard délicieux l’enveloppe, et elle promet tout, mais dans quels termes encore et avec quel mélange de gracieux déguisement ! « Chalciope, s’écrie-t-elle, tout ce qui peut vous être agréable et cher, je le ferai. Que l’Aurore ne brille jamais à mes yeux et que tu ne me revoies plus existante parmi les vivants, si je préfère quelque chose à toi, ma sœur, ou à tes enfants qui sont comme mes frères, mes défenseurs naturels et du même âge que moi ! Et moi-même je puis me dire à la fois ta sœur et ta fille, puisque tu m’as suspendue aussi bien qu’eux à ta mamelle quand j’étais toute petite, comme je l’ai tant de fois entendu raconter à notre mère… » — Est-il besoin de relever la grâce exquise de cet artifice, cette subite tendresse qui se réveille pour les enfants de sa sœur et qui cherche à se confirmer par de si attachantes images ? Et peut-être qu’elle-même, en disant ces choses, elle en subissait l’illusion, elle croyait les penser et les sentir. Je remarquerai encore qu’à la réflexion cette particularité de famille n’est pas inutile pour nous rassurer sur l’âge de Médée, que les malintentionnés pourraient soupçonner d’être un peu vieille fille, à lui voir des neveux si grands ; mais ces neveux, on le sait à présent, ce sont par l’âge comme des frères.
Médée a tout promis ; elle doit se trouver le lendemain matin au temple d’Hécate et y ◀attendre▶ Jason, à qui elle remettra une drogue magique qui le rendra maître des taureaux. Mais à peine sa sœur l’a-t-elle quittée, que la voilà qui retombe à nos yeux dans les incertitudes et les combats : la pudeur la ressaisit, et la crainte de se sentir méditer de telles choses contre son père et en faveur d’un homme ! Ovide, dans le discours qu’il prête à Médée, au livre vii de ses Métamorphoses, a rendu avec élégance, avec esprit, ces alter natives ; c’est à elle qu’il fait dire ce mot, devenu proverbe :
….. Video meliora proboque,Deteriora sequor……..
Dans le vrai pourtant, Médée, tout en cédant à ces fluctuations, ne s’en est pas ainsi rendu compte en moraliste, et Apollonius, plus voisin en cela de la nature, ne lui prête pas cette réflexion. Pour trouver des monologues dignes d’être comparés à ceux que son héroïne nous fait entendre, il faut revenir à Didon. En toute cette partie si dramatique, le poëte grec est presque l’égal de Virgile, et il a été l’un de ses modèles. N’y eût-il que le passage suivant, il n’y aurait pas moyen d’en douter :
« La nuit, continue Apollonius, la nuit vint ensuite, amenant les ténèbres sur la terre ; les nautoniers sur la mer avaient les yeux fixés vers la grande Ourse et vers les étoiles d’Orion ; c’était déjà l’heure où tout voyageur et tout gardien aux portes des villes106 commence à désirer le sommeil ; un assoupissement profond s’emparait même des mères dont les enfants sont morts. On n’entendait plus le hurlement des chiens à travers la ville, ni aucun bruit de loin retentissant : le silence occupait l’obscurité tout entière. Mais pour Médée seule il n’y avait ni repos ni douceur du sommeil. Dans son ardeur pour le fils d’Éson, mille soins la tenaient éveillée ; elle craignait l’indomptable force des taureaux, sous lesquels il était près de périr d’une indigne fin dans la plaine de Mars. Son cœur se précipitait à coups pressés d’au dedans de sa poitrine : comme un rayon de soleil, rejaillissant d’une eau qu’on vient de verser dans une chaudière ou dans un baquet, s’agite à travers la maison et va frapper tantôt ici, tantôt là, avec un tournoiement rapide, ainsi le cœur de la jeune fille se débattait dans son sein. Des larmes de pitié coulaient de ses yeux ; et au dedans la douleur minante ne cessait de la ronger à travers tout le corps, le long des moindres fibres et jusque tout au bas de la nuque, là où plonge le plus sensiblement le mal lorsque les Amours logent sans relâche leurs amertumes dans un esprit. Tantôt elle se dit qu’elle fournira le charme qui doit dompter les taureaux, et tantôt que non, mais qu’elle périra elle-même ; puis tout aussitôt elle se dit qu’elle ne mourra pas et qu’elle ne donnera pas non plus le charme, mais qu’elle prendra en patience et à tout hasard son malheur. Et, s’asseyant ensuite, elle repassait en elle chaque chose en s’écriant… »
Je m’arrête un moment après cet admirable morceau, au sujet duquel les remarques se pressent. Et d’abord on aura reconnu la belle description naturelle que Virgile a si bien transportée à sa dernière nuit de Didon :
Nox erat et placidum carpebant fessa soporemCorpora per terras………At non infelix animi Phœnissa…..
En même temps on se demande comment, parmi les divers traits, Virgile a précisément omis celui de cette mère dont les enfants sont morts 107. Je ne puis croire qu’il y ait eu là une timidité de sa part, comme Racine en a parfois. J’aime mieux supposer qu’il se sera fait scrupule d’emprunter un trait trop saillant et trop reconnaissable ; mais pourtant il empruntait assez visiblement l’ensemble du passage.
Il prenait encore cette belle comparaison de l’âme en peine avec le rayon de soleil réverbéré dans l’eau :
Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahenisSole repercussum……….
Seulement il ne l’applique point en cette situation même à l’âme de Didon, mais, en un tout autre endroit du poëme (livre viii), à l’esprit d’Énée lorsque celui-ci, pendant sa lutte contre Turnus, agite divers projets politiques ; et j’ose dire qu’ainsi dépaysée cette comparaison légère, bien plutôt digne du cœur d’une jeune fille ou d’une jeune femme, est beaucoup moins aimable et moins fidèle108.
On aura remarqué les caractères physiques par lesquels le poëte accuse les progrès de la passion chez Médée, et ce siége de la nuque qu’il assigne au foyer du mal : ainsi osaient faire les Anciens. Dans la célèbre pièce de la Magicienne, la Simétha de Théocrite ne s’exprime pas autrement lorsqu’elle veut rendre l’effet soudain que lui fit le beau Delphis, le jour qu’en allant à la fête elle le vit sortir tout brillant et tout luisant du gymnase :
« Je le vis, et du coup je devins folle, et mon cœur fut attaqué tout entier, malheureuse ! Ma beauté commença à fondre ; je ne pensai plus à cette fête, et je ne sais comment je revins à la maison ; mais une maladie brûlante me ravagea ; je restai gisante sur ma couche dix jours et dix nuits. Mon teint devint bien des fois de la couleur du thapse109 ; tous les cheveux me coulaient de la tête, et il ne me restait plus que les os mêmes et la peau. A quel devin n’ai-je point recouru ?… »
La délicatesse moderne n’ose plus parler de la sorte, et c’est tout ce qu’elle peut faire que de supporter la traduction sans fard de ce langage. La naïveté populaire a pourtant gardé quelque chose de cette franchise primitive, et l’on me cite ce mot familier à nos populations du Midi : aimer à en perdre les ongles 110. Mais en général on a recouvert l’antique mal, lorsqu’il se présente, d’expressions plus vagues et plus flatteuses, en même temps que, dans une foule de cas de simple galanterie, on a détourné par abus les expressions physiques de leur sens propre : on s’est mis à brûler et à mourir par métaphore. Les Modernes ont très-habituellement admis le jeu et le mensonge de l’amour, ce qu’ils aiment aussi à en appeler l’idéal, — les Anciens, jamais ; ils sont restés naturels.
Qu’on le sache bien pourtant, et n’en déplaise à toutes nos périphrases sociales, la maladie de l’amour est une, constante, sui generis, comme on dit dans la science : bien souvent voilée chez les Modernes, et encore plus souvent absente, elle se retrouve identique dès qu’elle existe. Quiconque l’a pu voir et observer une seule fois ne la méconnaîtra jamais. Plus ordinaire chez les femmes que chez les hommes, qui ont trop de facilités pour la prévenir ou la dissiper, elle ne laisse pas d’être devenue assez rare chez les femmes elles-mêmes qui, en certains pays et dans certain train de société, ont mille moyens gracieux de l’éluder, de s’en prendre ou de s’en tenir aux semblants. Chez les Anciens, on le sait, la foudre tombe presque à coup sûr ; les Modernes ont inventé les paratonnerres. La filiation toutefois des nobles et touchantes victimes ne s’est pas interrompue, et on la poursuivrait en quelques types frappants jusqu’à nos jours : — Hélène, Ariane, Médée, Phèdre, la Simétha de Théocrite, Didon, dans l’antiquité ; chez les Modernes, je ne retrouve l’amour-maladie ni chez Béatrice ni chez Laure ; mais Héloïse, celle que M. e Rémusat proclamait récemment la première des femmes, en est atteinte ; et, sans sortir de notre connaissance et de notre littérature, je retrouve quelques traits irrécusables chez un certain nombre de personnages de la réalité ou du roman (j’aime à les confondre), chez Louise Labé, chez la Religieuse portugaise, la princesse de Clèves, Des Grieux, le chevalier d’Aydie, mademoiselle de Lespinasse, Virginie, Velléda, Amélie. J’ai dit que Béatrice n’est point atteinte du même mal, et j’ai bien à en demander pardon à cette patronne angélique des poëtes : chez Béatrice, en effet, l’amour transformé est devenu une charité, une religion ; ce n’est plus une chose humaine, une maladie sacrée, la plus noble de toutes, mais une maladie enfin. J’oserai même ajouter qu’à l’autre extrême, et dans un groupe tout différent, madame de Warens n’est pa-plus sujette à ce noble mal que Béatrice. Si l’une glorifie trop l’amour et le vaporise, l’autre le vulgarise un peu trop fréquemment, deux manières contraires, et presque également certaines, d’en sortir : dans l’un des cas, il s’élève jusqu’à être une religion ; dans l’autre, il n’est plus qu’un plaisir. Tel qu’il s’observe en luis même à l’état de maladie, et soit qu’il éclate en la Religieuse portugaise ou en Médée, il n’est ni l’une ni l’autre de ces choses. C’est un pur mal, amer, cuisant, et qui n’a guère de gracieux que les débuts. Cela est si vrai, que le rôle de l’homme consiste plus souvent alors à le supporter qu’à le partager. L’homme se laisse faire, qu’il s’appelle Jason, Énée ou M. e Chamilly ; il profite de ce qui s’offre, sans pour cela toujours en être séduit. Prenons nos exemples dans l’antiquité, qui est à la fois plus simplement naturelle et avec laquelle on est moins tenu de rester poli. Le héros aimé de Phèdre ou de Didon est tellement en présence d’une vraie maladie et d’un fléau des Dieux, que, s’il résiste, il a affaire à une héroïne violente et très-aisément à une femme cruelle. Et plus tard, dès qu’elle est satisfaite et guérie, il se peut même, si la femme n’a pas en elle d’aimables sentiments accessoires, si avec de la passion elle manque de sensibilité proprement dite (ce qui s’est vu quelquefois), — il se peut qu’elle ne vous reconnaisse plus et qu’elle traite comme moins qu’un homme celui qu’elle avait mis tout à l’heure au-dessus d’un Dieu. L’objet n’est pas devenu autre, mais tout se passait en elle. C’est l’égoïsme de la passion dans sa crudité, qui s’était un moment exalté jusqu’au sublime. Heureusement, chez nous autres Modernes (rendons-nous justice), tout cela a bien changé ; la terminaison se dissimule d’ordinaire, se recouvre d’hommages prolongés, et, chez les natures délicates, s’enveloppe d’un culte d’amitié et de souvenirs. Le christianisme et la chevalerie jettent des nuances, et comme des rayons, sur les pentes du déclin qui restent encore belles. En un mot, la maladie, chez les Modernes, persiste, mais extrêmement voilée.
Je reviens bien vite à notre antique victime, à Médée et à son monologue interrompu. Seule donc, durant la nuit, et partagée entre mille résolutions contradictoires, elle se débat avec elle-même : elle regrette de n’être point morte de mort naturelle, de n’avoir point été frappée des flèches de Diane avant l’arrivée de cet étranger. Elle le voue à son destin, et veut au même moment l’en arracher. Adieu la pudeur, adieu la gloire ! elle le sauvera ; mais, pour se punir, le jour même du combat et du triomphe, elle mettra fin à ses jours par le lacet ou par le poison. Pourtant, que diront d’elle alors les femmes de Colchide ? Elles railleront son indigne fin et entacheront d’infamie sa mémoire. Ah ! mieux vaut mourir cette nuit même, à l’instant, avant le crime, avant la honte. — Je continue de traduire :
« Elle dit et s’en alla prendre la boîte dans laquelle étaient rangées bien des drogues, les unes salutaires, les autres destructives, et, l’ayant placée sur ses genoux, elle se lamentait. Son sein se baignait d’intarissables larmes qui coulaient en torrents à l’aventure, tandis qu’elle déplorait terriblement son destin. Elle avait envie de tirer des poisons qui tuent, pour se les verser. Déjà elle déliait les liens de la cassette, tout empressée de faire son choix, la malheureuse ! mais soudainement les épouvantes de l’horrible Pluton descendirent dans son cœur ; elle demeura un long temps privée de la parole : autour d’elle tous les aimables soins de la vie se représentaient. Elle se ressouvint de tout ce qu’il y a d’agréable parmi les vivants ; elle se souvint de ses compagnes du même âge qui faisaient sa joie, comme une jeune fille qu’elle était ; et le soleil lui parut plus doux à regarder qu’auparavant, à mesure en effet qu’elle se reprenait en idée à chaque chose. Et elle rejeta la cassette de dessus ses genoux, toute retournée au gré de Junon ; elle ne partageait plus ses desseins çà et là, mais elle ne désirait que de voir bien vite se lever l’Aurore, afin de lui remettre, à lui, le charme convenu et d’aller à sa rencontre. Plus d’une fois elle ouvrit les portes de sa chambre, guettant la lumière : enfin l’Aurore la frappa de sa clarté chérie, et déjà chacun se mettait en mouvement à travers la ville. »
Ici se placent des descriptions pleines de fraîcheur, la toilette empressée de la jeune fille qui veut effacer la trace des larmes de la nuit et s’assurer toute sa beauté, les ordres qu’elle donne à ses compagnes d’atteler le char. Ces grâces matinales rappellent le départ de Nausicaa pour le lavoir ; mais ici que l’objet est différent, et que déjà l’horizon se fait sombre ! Ainsi parée, et tandis qu’on apprêtait le char, « la jeune fille, est-il dit, tournant çà et là dans le palais, foulait le sol dans l’oubli des maux qui s’ouvrent déjà sous ses pieds en abîmes, et de tous ceux qui vont s’amonceler dans l’avenir. » — Après un détail approfondi de l’herbe magique qu’elle prend pour donner à Jason, et des circonstances où elle l’a autrefois cueillie, le poëte, continuant de s’inspirer d’Homère, poursuit par des comparaisons enchanteresses que Virgile a ensuite imitées de tous deux :
« Elle mit, dit-il, l’herbe magique à la ceinture odorante qui serrait son beau sein, et, sortant à la porte, elle monta sur le char rapide. Avec elle montèrent de chaque côté deux suivantes. Elle-même prit les rênes, et, tenant le fouet élégant de la main droite, elle conduisait à travers la ville. Les autres suivantes, s’attachant derrière à la caisse du char, couraient le long de la large voie, et elles relevaient tout courant, leur fine tunique jusqu’à la blancheur du genou. Telle, après s’être baignée dans les tièdes ondes du Parthénius ou encore du fleuve Amnisus, la fille de Latone, debout sur son char d’or attelé de biches légères, parcourt les collines, venant de loin au-devant d’une fumante hécatombe : les Nymphes la suivent en groupes, et celles qui s’assemblent sur la source même d’Amnisus, et celles qui habitent les bois et les hauteurs pleines d’eaux jaillissantes : autour d’elle les bêtes sauvages, tremblant de respect à sa venue, lui font caresse de la queue et avec leurs cris. Telles ces jeunes filles s’élançaient à travers la ville : et les peuples alentour faisaient place, évitant de rencontrer les regards de la vierge royale. »
A peine arrivée au temple, Médée s’adresse à ses compagnes, toujours avec le même composé de charme et de ruse : « J’ai commis une imprudence, leur dit-elle, de vous amener ici, tout près de ces étrangers nouvellement débarqués ; aucune femme de la ville n’ose plus y venir. Mais, puisque nous y voilà, et que personne ne paraît, amusons-nous à cueillir des fleurs et à chanter : il sera temps ensuite de s’en retourner, et vous ne reviendrez pas sans présents, si vous voulez m’en croire. » Et elle leur raconta à demi la promesse à laquelle elle s’est engagée : l’étranger doit venir pour recevoir d’elle un charme propice, mais elle peut lui en donner un qui soit contraire, recevoir les présents, et ainsi tout sera concilié. Les compagnes, à l’unanimité, applaudissent à une idée si heureuse, et se promettent d’en profiter.
Jason, pendant ce temps-là, s’est mis en marche vers le temple, accompagné du seul Argus et du devin Mopsus, bon conseiller. Tous les héros des poëmes anciens, Énée, Ulysse, ont le don de devenir plus grands, plus beaux de leur personne, à de certains moments, sous la protection des déesses ; mais nulle part cette sorte de métamorphose ou d’embellissement surnaturel n’est plus magnifiquement décrite que pour Jason : « Personne encore jusque-là parmi les hommes des anciens jours, ni parmi ceux qui sont de la descendance de Jupiter lui-même, ni d’entre tous les héros qui jaillirent du sang des autres immortels, personne n’avait été pareil à ce que devint Jason ce jour-là, par la faveur de l’épouse de Jupiter, tant pour la beauté de la personne que pour le charme des entretiens. Ses compagnons eux-mêmes en étaient éblouis à le considérer si éclatant de grâces, et le fils d’Ampicus (Mopsus) se réjouissait grandement de ce voyage dont il présageait d’avance le résultat. »
Mais, au moment où Mopsus embrassait en idée tant de choses, il en était une, et la plus simple de toutes, dont il ne s’avisait pas : ces sortes d’inadvertances sont l’ordinaire, comme on sait, des devins et des astrologues :
« Il y a dans la plaine, le long de la route et non loin du temple, un certain peuplier noir orné d’une chevelure de feuilles infinies, sur lequel aiment à s’assembler les corneilles babillardes. L’une d’elles, pendant qu’ils passaient, se mit à battre des ailes, et, du plus haut de l’arbre, proféra les intentions de Junon :
« O le sot devin, qui ne sait pas même comprendre avec son esprit ce que savent les petits enfants, qu’une jeune fille ne dira ni douceurs ni propos d’amour à un jeune garçon, s’il y a des étrangers pour témoins ! Va-t’en bien loin, ô méchant devin, pauvre sage ! Ni Vénus ni les suaves Amours ne versent leur souffle sur toi. »
Mopsus sourit à cet avis si joliment donné, et en tient compte ; Argus et lui s’arrêtent à cet endroit et laissent Jason s’avancer tout seul au terme du rendez-vous. Virgile aussi a montré, en un des plus beaux passages du ive livre, l’impuissance des devins ; c’est quand Didon perd sa peine à consulter les oracles des Dieux et à interroger les entrailles des victimes :
Heu vatum ignaræ mentes ! quid vota furentem,Quid delubra juvant ?
Chez Apollonius, le trait a moins de portée ; l’avertissement sur la vanité de l’art chez les plus habiles est indiqué à peine et avec un léger sourire. Cette voix moqueuse de la corneille rappelle assez bien la parole de l’oiseau merveilleux dans les jardins d’Armide. — Mais nous ne sommes qu’au début d’une scène incomparable ; tandis que Jason s’avance, revenons encore à celle qui n’◀attend que lui :
« De son côté, le cœur de Médée ne se livrait pas à d’autres pensées, bien qu’elle fût à chanter avec ses compagnes, et chaque chanson nouvelle qu’elle essayait n’était pas longtemps à lui plaire ; elle en changeait tour à tour dans son inquiétude, et elle ne tenait pas un seul moment ses regards arrêtés sur le groupe de ses suivantes, mais elle les promenait de loin vers les chemins, en penchant de côté son visage. Certes, certes, son cœur se brisa souvent lorsqu’elle croyait entendre courir tout auprès un bruit de pas ou le bruit du vent111. Enfin, lui-même, sans trop tarder, il apparut à son désir, bondissant à pas élevés, tel que Sirius, qui du sein de l’Océan sort si beau et si splendide à son lever, mais qui apporte aux troupeaux la calamité funeste : tel, dans la beauté de son aspect, survint aux yeux de Médée le fils d’Éson, et son apparition excita en elle une lassitude déplaisante. Le cœur lui tomba de la poitrine, ses yeux se troublèrent d’un brouillard, une chaude rougeur saisit ses joues ; elle n’avait la force de lever les genoux pour faire un pas en avant ni en arrière, mais ses pieds restaient fichés sur place. Cependant les suivantes s’étaient toutes éloignées. Tous deux ils se tenaient l’un en face de l’autre, muets et sans voix, semblables à des chênes ou à de grands sapins qui ont pris racine au même lieu sur les montagnes, et qui demeurent tranquilles dans le silence des vents ; mais bientôt, sous le coup des vents qui renaissent, ils s’ébranlent et s’entre-répondent avec un murmure immense : c’est ainsi que tous deux allaient bientôt parler et rendre bien assez de sons charmants sous le souffle de l’Amour. Le premier, le fils d’Éson reconnut qu’elle était tombée dans le mal sacré, et, d’une voix caressante, il lui tint ce langage… »
L’admirable comparaison des deux arbres est du genre de celles qui abondent dans les littératures anciennes, qui sont assez rares dans les littératures modernes, mais dont en particulier la poésie française dite classique s’est scrupuleusement préservée. Je me rappelle, dans un roman, dans la Princesse de Clèves, une situation assez analogue à celle qu’on vient de voir. Un jour M. e Nemours s’est arrangé pour rencontrer la princesse chez elle sans témoins : « Il réussit dans son dessein, dit le délicat auteur, et il arriva comme les dernières visites sortaient.
« Cette princesse était sur son lit ; il faisait chaud, et la vue de M. e Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuait pas sa beauté. Il s’assit vis-à-vis d’elle avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Madame de Clèves n’était pas moins interdite, de sorte qu’ils gardèrent assez longtemps le silence. — Enfin M. e Nemours prit la parole… »
Voilà ce qu’est proprement le goût français ; on indique, on court, on sous-entend ; on a la grâce, la discrétion, la finesse, tout jusqu’à la poésie exclusivement. Et qu’on ne dise pas que les amants sont assis et non debout, et que c’est dans un roman et non dans un poëme que je prends mon exemple ; on ne dirait pas mieux ni par d’autres images s’ils étaient debout ; on dirait moins bien dans un poëme, à moins de sortir du cadre convenu. Comparer deux amants immobiles et muets en face l’un de l’autre à deux arbres ! pourquoi pas à deux pieux ? Ne voyez-vous pas le sourire ? Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie française, demandait grâce vainement pour ces sortes de peintures naturelles où se joint la passion à la vérité. Il esquissait avec une hardiesse voilée de goût tout un programme poétique qu’il n’est pas interdit après plus d’un siècle de reprendre et de féconder.
Ce n’est guère l’occasion toutefois de digression critique à cette heure ; nous avons mieux à faire, et il nous faut écouter en Colchide les propos des deux amants : « Pourquoi donc, ô vierge ! disait Jason à Médée, pourquoi tant de crainte quand je me trouve seul devant toi ? Je ne suis pas de ces hommes avantageux (il dit presque de ces fats) comme il y en a, et tel on ne m’a point vu lors même que j’habitais dans ma patrie. Aussi ne me témoigne point cette réserve extrême, ô jeune fille, si tu as quelque chose à me demander ou à me dire ; mais, puisque nous sommes venus ici à bonne intention, dans un lieu sacré où tout manquement est interdit, traite-moi en toute confiance… » Et il lui rappelle la promesse qu’elle a faite à sa sœur ; il la conjure par Hécate et par Jupiter-Hospitalier ; il se pose à la-fois comme son hôte et son suppliant ; et il touche cette corde délicate de louange qui doit être si sensible chez la femme ; car, après tout, Médée est un peu une princesse de Scythie, une personne de la Mer-Noire qui doit être secrètement flattée de faire parler d’elle en Grèce112. « Je te payerai ensuite de ton bienfait, lui dit-il, de la seule manière qui soit permise à ceux qui habitent si loin l’un de l’autre, en te faisant un nom et une belle gloire. Ainsi feront à l’envi les autres héros qui te célébreront à leur retour en Grèce, et les épouses des héros aussi, et les mères ; en ce moment peut-être, tristement assises sur les rivages, elles nous pleurent ; mais tu les auras délivrées de leurs angoisses. » Et il lui cite l’exemple de Thésée, qui dut son salut à la fille de Minos et de Pasiphaé, à cette Ariane qui en reçut tant d’honneurs des hommes et des Dieux, et qui a désormais sa couronne étincelante parmi les constellations célestes. Cet exemple d’Ariane est-il bien choisi ? S’il rappelle le dévouement de la fille de Crète, ne rappelle-t-il pas en même temps l’ingratitude de l’Athénien ? N’y a-t-il pas imprudence à Jason d’évoquer de telles images ? Je l’avais cru d’abord ; mais non ; au point où en est Médée, cet exemple de sa cousine, si elle songe à tout, devient encore plus attrayant par ses périls mêmes et par les vagues perspectives qu’il entr’ouvre. Jason décidément est un habile homme et plus rompu à la séduction qu’il ne veut paraître. Après donc avoir fait briller de loin la gloire d’Ariane, « c’est ainsi, poursuit-il, que les Dieux te sauront gré à ton tour, si tu prends sur toi de sauver une telle élite de héros ; et certes, à te voir si belle, tout dit assez que tu es ornée des trésors du cœur.
« Ainsi parla-t-il en la glorifiant, et elle, jetant les yeux de côté, elle souriait d’un sourire délicieux ; le cœur lui nageait au dedans, tout enlevée qu’elle était par la louange, et elle finit par le regarder en face. Elle ne trouvait pas à lui dire un mot avant l’autre, mais elle aurait voulu proférer toutes choses à la fois. En attendant, elle n’eut rien de plus pressé que de tirer de sa ceinture odorante l’herbe magique, qu’il reçut de sa main avec joie ; et certes, puisant son âme tout entière dans sa poitrine, elle la lui aurait livrée au besoin avec le même transport, tant l’amour en ce moment lançait d’aimables éclairs de la blonde tête du fils d’Éson ! Elle en avait les yeux tout ravis113 ; elle en fondait de chaleur au dedans, comme autour des roses la rosée s’échauffe et fond aux feux de l’Aurore. Tantôt, dans leur pudeur, ils tenaient tous les deux leurs yeux attachés à la terre, tantôt ils les relevaient pour se voir, en s’envoyant de complaisants sourires de dessous leurs sourcils brillants. Et c’est bien tard et à grande peine que la jeune fille parla… »
Ce premier discours de Médée, si lentement amené, débute et se déroule avec un naturel infini : elle va droit au fait du premier mot : « Écoute bien à présent, lui dit-elle, comment je viendrai à bout de te secourir… » ; et elle entre immédiatement en matière sur l’herbe magique, sur l’usage qu’il en faut faire et sur les diverses circonstances de l’épreuve à laquelle le héros s’est soumis. Ce discours, tout positif et de prescription technique, a pour avantage, en allant d’abord au principal de son inquiétude, de la sauver encore elle-même des restes d’embarras qu’elle éprouve, de lui donner le temps de se remettre et de suspendre par un dernier détour l’expression directe de ses sentiments ; ils éclatent pourtant dans ce peu de mots qui terminent les conseils :
« Tu pourras de cette sorte emporter la toison en Grèce, — bien loin de Colchos114 ; après cela, pars, va où le cœur t’appelle, où tu es si empressé de retourner. »
Tout ce qui suit est d’une gradation charmante : « Ainsi donc parla-t-elle ; et en silence, ses regards tombant devant ses pieds, elle baignait sa joue divine de tièdes larmes, s’affligeant de ce qu’il allait errer si loin d’elle à travers les mers ; et de nouveau elle lui adressa en face ces paroles pleines d’amertume, en lui prenant la main droite, car déjà la pudeur désertait de ses yeux :
« Souviens-toi, si jamais tu es de retour dans ta patrie, souviens-toi du nom de Médée, comme moi-même je me souviendrai de toi, si éloigné que tu puisses être. Et mets quelque complaisance à me dire où sont tes palais et de quel côté tu vas te diriger d’ici avec ton vaisseau à travers les mers. Est-ce tout près de l’opulente Orchomène que tu dois aller ? Est-ce tout près de l’île d’Æa ? Dis-moi quelque chose encore de cette jeune fille que tu as nommée comme si célèbre, de cette fille de Pasiphaé, la sœur de mon père. » Elle dit ; et lui aussi, à son tour, le funeste Amour commença à le surprendre par les larmes de la jeune fille, et il répondit… »
On voit que Jason a bien tardé à s’émouvoir, et que son sang-froid a duré assez longtemps ; il est tout à fait dans le rôle d’Énée et de tant de héros qui se laissent faire et que les Dieux, en de telles rencontres, conduisent par la main à leur fortune. Quant aux questions de Médée, elles sont bien naturelles en même temps que finement insinuantes : elle parle d’Orchomène et de l’île d’Æa, parce qu’elle ne connaît guère d’autres pays lointains : de l’un est venu son beau-frère Phrixus, et dans l’autre habite sa tante Circé. Elle aime surtout à revenir autour de cette histoire d’Ariane qui la tente, et qu’elle fait un peu semblant de ne savoir que confusément ; elle trouve même moyen d’éviter de nommer par son nom celle qu’elle appelle simplement la fille de Pasiphaé. Jason essaye de la satisfaire et commence à lui parler de sa patrie ; puis, touché par degrés et gagné à la tendresse, il s’interrompt en s’écriant :
« Mais pourquoi te raconter toutes ces choses que le vent emportera, et ma patrie, et notre famille, et la très-illustre Ariane, fille de Minos, nom brillant qui fut celui de cette vierge aimable sur laquelle tu m’interroges ? Plût aux Dieux que, comme Minos alors s’accorda pour elle avec Thésée, ton père voulût faire de même pour nous ! »
« C’est ainsi qu’il parlait, en la touchant avec des entretiens pleins de miel ; mais elle, des amertumes très-douloureuses irritaient son cœur, et elle ne sut que lui répondre en gémissant :
« C’est en Grèce qu’il peut être beau de songer à de tels accords ; mais Éétès n’est point un de ces hommes tels que tu viens de me montrer Minos, l’époux de Pasiphaé ; et je ne m’égale point non plus à Ariane : c’est pourquoi ne me parle en rien de ces alliances hospitalières. Mais toi seulement, lorsque tu seras de retour à Iolcos, souviens-toi de moi, et je me souviendrai de toi à mon tour, en dépit même de mes parents. Et si jamais tu m’oubliais, qu’il me vienne de loin, ou quelque renommée, ou quelque oiseau messager ! ou plutôt moi-même, puissent d’ici les rapides tempêtes m’enlever par-dessus les mers jusqu’en Iolcos, pour que je t’aille jeter à la face mon reproche et le souvenir que tu n’as échappé que par moi… Oh ! puissé-je alors, sans que rien m’annonce, m’abattre à ton foyer, dans tes palais ! » — Elle dit, et des larmes de pitié ruisselaient le long de ses joues… »
Il me semble qu’il n’y a rien à ajouter après de telles beautés, après un tel élan de passion et ce premier cri qui, dans sa violence, renferme déjà toute la tragique destinée. Nous pourrions prolonger encore ; l’entretien n’en reste pas là ; Jason s’efforce de démentir les éloquents présages et de chasser ces idées de tempêtes et d’oiseau messager : qu’elle vienne seulement en Grèce, et elle verra comme elle y sera honorée. Médée s’oublie à l’écouter, et c’est Jason qui, le premier (ainsi qu’il est naturel), croit devoir la rappeler à la prudence, l’avertir qu’il se fait tard, que le soleil bientôt va se coucher, et qu’il faut éviter d’éveiller les soupçons des compagnes. Les deux amants se séparent avec espoir de se retrouver.
Le troisième chant n’est pas fini ; il va se couronner, non sans grandeur, par une très-belle description de la lutte de Jason avec les taureaux qu’il attelle, et de son combat contre les géants, qu’il moissonne comme un laboureur terrible.
Il y aurait encore (mais il ne faut pas abuser même des grâces) à tirer du début du chant suivant l’image des terreurs soudaines de Médée, qui se croit découverte, sa fuite du palais paternel, ses adieux au lit, à la chambre virginale, dans laquelle elle laisse suspendue pour sa mère une boucle de ses plus longs cheveux : c’est à regret que je renonce à ces touchantes scènes, dignes de tout ce qui a précédé115. Réfugiée à bord du vaisseau des Argonautes, elle en redescend pour guider de nuit Jason par la forêt, et sous l’œil du dragon, qu’elle endort, à la conquête des dépouilles du bélier divin : cette scène encore est toute semée de belles images et de poésie. Puis on verrait avec l’aurore le navire Argo, vainement poursuivi par les Colchidiens, sortir triomphant du Phase sous les coups de rame des héros, et Médée près de Jason, à la place d’honneur, glorieusement assise à la poupe sur la merveilleuse toison.
C’est à ce moment, et comme dans ce lointain, que le poème devrait finir, ce me semble, pour garder son intérêt et pour trouver son unité. Ce serait là, pour cette première Médée, une fin aussi belle dans son genre, bien que moins funèbre, que celle du bûcher de Didon. Par malheur, le poëte, redevenu érudit, ne veut rien omettre, et il nous promène ensuite à travers toutes les vicissitudes d’un retour où certains tableaux, ménagés de distance en distance, ne suffisent pas à racheter la fatigue pour le lecteur. Médée, bien qu’à bord du vaisseau, disparaît par intervalles, et surtout elle se gâte en avançant : elle cesse d’être l’intéressante jeune fille qu’on a vue ; elle redevient la Médée traditionnelle, la nièce de Circé ; on fait plus que deviner, on retrouve en elle la victime des Furies, la meurtrière et l’incendiaire déjà. Du moment qu’elle a été obligée d’aider et d’assister au meurtre de son frère Absyrte, elle est odieuse. Jason ne paraît pas très-loin de cet avis, et il la considère trop visiblement désormais comme un embarras. On pourrait y voir une leçon morale, et le poëte l’a même indiqué : une première faute peut entraîner à tous les regrets, à tous les crimes. Mais cela est plus utile à apprendre en morale qu’agréable à voir en poëme ; et d’ailleurs ici on n’entrevoit cette seconde destinée qu’incomplétement. Qu’on se garde de conclure pourtant qu’il ne se rencontre pas encore de beaux passages, et dignes de souvenir, notamment l’épisode des noces en Phéacie ; ce que je veux marquer, c’est que l’action, si heureuse et si pleine dans son milieu, est véritablement sur le retour, c’est que l’intérêt principal se traîne et n’a plus d’objet.
En n’arrêtant pas à temps son plus aimable personnage, et en manquant (du moins d’après nos idées modernes) cette fin de son poëme, Apollonius a-t-il mérité de rester si peu avant dans la mémoire des hommes, d’être si peu lu ou si rarement cité ? Tandis que la Didon de Virgile est perpétuellement à la bouche et dans le cœur de tout ce qui a du sentiment et du goût, la Médée, qui lui a servi en partie de modèle, a-t-elle si peu de droits à un même honneur ? y a-t-il lieu à une pareille inégalité ? Il suffit de ce qu’on a pu entrevoir à travers nos rapides traductions, pour mettre tout lecteur équitable à même de répondre. Quand on parle aujourd’hui de la pléiade des poëtes d’Alexandrie, et qu’on se demande ce qui nous en reste de charmant, chacun nomme à l’instant Théocrite, et l’on a raison ; Théocrite en cela n’a rien usurpé ; il est digne de tous les souvenirs et d’un culte à jamais reconnaissant, à jamais nouveau de fraîcheur comme sa muse. Pourtant il a trop éclipsé Apollonius ; Virgile l’a trop éclipsé aussi. Nous avons tâché de remettre en lumière quelques traits du vieil Alexandrin, essentiels, originaux, passionnés avec grâce, et qui auraient dû, ce semble, maintenir son nom avec plus d’honneur dans le voisinage de ces deux beaux noms. Il y a longtemps que Pline le Jeune, dans une agréable lettre où il raconte plusieurs beaux traits de la célèbre Arria, femme de Pætus, a remarqué qu’ils sont tout aussi grands et aussi mémorables que le fameux mot d’elle, le seul qu’on cite (Pæte, non dolet) ; et il en conclut que la renommée est quelque peu capricieuse, et que, des actions ou des paroles entre lesquelles elle fait choix dans une vie pour la célébrer, les unes ont plus d’éclat et les autres plus de grandeur, alia esse clariora, alia majora. Dans le cas présent, en détournant à mon dire cette pensée de Pline, je la traduirai plus modestement et dans un sens plus vrai, de manière à tout respecter, à tout ménager : parmi les œuvres des antiques génies, dirai-je simplement, quelques-unes sont plus célèbres, et d’autres le sont moins qui se trouvent belles encore.