Napoléon
Émile Bégin. Histoire de Napoléon, de sa famille et de son époque, au point de vue de l’influence des idées napoléoniennes sur le monde. — Edmond de Beauverger. Des Constitutions de la France et du système politique de l’empereur Napoléon.
I
Une chose singulière à constater, c’est le temps énorme qu’attendent souvent les plus grands hommes avant d’avoir des historiens dignes d’eux, — quand ils en ont toutefois, car le plus souvent ils en manquent. Beaucoup n’ont, dans l’Histoire, que le bruit de leur vie répercuté par la foule des esprits médiocres, qui, comme tous les échos, ne comprennent pas ce qu’ils répètent. Après plus de mille ans de pensées ; de jugements, d’admiration, auxquels il a forcé le monde, Charlemagne n’a pas encore d’historien qui l’ait pris tout entier, de détail et d’ensemble, et nous l’ait véritablement montré ce qu’il fut ; Cromwell non plus, en Angleterre, — Cromwell, dont le profond génie tenta le génie pénétrant de Montesquieu. Si, après ceux-là, il fallait chercher d’autres exemples pour prouver l’absence de proportion entre les hommes qui font l’Histoire et les hommes qui l’écrivent, on étonnerait de tout ce qu’on pourrait trouver, et l’on intéresserait peut-être. La vérité que tout le monde oublie devient si piquante dès que quelqu’un y a pensé ! Mais ce qui est certain, c’est qu’une telle recherche amènerait infailliblement pour conclusion qu’en réalité il y a beaucoup moins de grands historiens que de grands hommes, et qu’en Histoire, comme dans les arts, c’est bien plus le peintre que le modèle qu’il est difficile de trouver. Résultat étrange au premier coup d’œil, mais simple et fécond ! Si un grand homme est une chose rare, c’est une rareté de plus, superposée à la première, qu’un grand esprit qui le comprenne, qui s’applique à lui et qui l’explique. Est-il étonnant qu’une si magnifique gratification dans la gloire, Dieu ne l’y ajoute pas toujours ?
Or, ce qui est vrai de tant de grands hommes, ce qui est vrai de Charlemagne et de Cromwell, sera peut-être vrai longtemps encore du plus grand homme des temps modernes : de Napoléon. Qui sait ? lui aussi n’aura pas d’historien. Des milliers de plumes, sous prétexte d’histoire, se voueront au service de sa renommée, mais il n’aura pas d’historien digne de son génie, qui le comprenne et qui le juge ; car, pour comprendre et juger le génie d’un homme, il en faut presque la moitié. Et voyez, en effet ! Ces milliers de plumes dont nous parlons n’ont-elles pas commencé déjà leur travail de fourmi sur cette grande mémoire ?… Depuis trente-deux ans que Napoléon est descendu dans la tombe, certes ! les petits historiens n’ont pas manqué. C’est le grand qui a tardé à venir. Il tarde toujours ! Mais les petits, ils ont pullulé de toutes parts… Et à ce point que les esprits qui ont le sentiment de la convenance des choses et de leur harmonie ont dû souvent être importunés jusqu’à l’impatience de toute cette quantité de traîne-fétus historiques qui s’imaginent être des colosses parce qu’ils remuent leur activité d’insecte dans les cendres du colosse du xixe siècle, et tracassent sa grandiose histoire. Nous n’exceptons personne de ce jugement. L’Histoire du Consulat et de l’Empire, qu’on a voulu nous donner comme un monument, n’a rien de ce qui constitue les vrais monuments. Elle n’a ni la grandeur ni le geste. C’est une œuvre nulle d’idées générales et vulgaire de style. L’auteur y apprécie très bien l’administrateur en Napoléon, mais il n’y voit pas à fond l’homme politique. D’ailleurs, lorsqu’on n’a pas plus d’idées générales que de style, peut-on être pris par la postérité — et même par personne — pour le véritable historien de l’Empereur ?… Plus heureux avec les artistes et les poètes qu’avec les historiens, Napoléon a inspiré des pages et des poésies sublimes. Son souvenir, la pile de Volta de ce siècle, a frappé au cerveau toutes les organisations magnétiques des poètes et des artistes, et leur a fait rendre, sous le coup de son influence, les plus belles et les plus puissantes choses qui aient jamais vibré et qui aient jusqu’ici été écrites sur sa personne. Mais la Poésie n’est pas l’Histoire. Après l’homme senti, il doit y avoir l’homme jugé. Il ne s’agit plus d’idéal en présence d’une réalité qui parle aussi haut que l’Idéal lui-même, d’une réalité qu’il faudrait étreindre pour l’exprimer, tâche difficile, tant Napoléon est immense ! et dont le premier venu ne se tirera pas.
Dans tous les cas, ce ne sera pas Émile Bégin, le nouvel historien qui vient de naître à Napoléon. Quand nous avons lu ses deux énormes volumes, et qui ne sont que le commencement d’un récit qu’il continuera, jamais nous n’avons mieux compris la rareté des historiens véritables en présence de la plus resplendissante histoire à écrire, et jamais nous n’avons plus souffert du choquant contraste qui existe parfois entre l’historien et le héros. Certes ! nous excusons facilement bien des genres d’illusion dans un homme, et l’illusion de la jeunesse, et l’illusion de l’admiration pour l’être supérieur qui fascine jusqu’au point de faire croire qu’on est digne d’en écrire la vie, et l’illusion même du plus mince talent, dont les premières révélations portent dans l’âme un trouble qui ne manque pas de grâce quoique demain cela doive être de la vanité ; mais à laquelle de ces illusions innocentes devons-nous l’histoire d’Émile Bégin ? Il y a dans le titre seul de cette histoire quelque chose de fastueux, d’étalé, de gonflé, qui sent son petit Tuffière historique en herbe, et qui dispose mal la critique en faveur d’un livre annonçant plus qu’il ne peut tenir. La critique a le respect des choses difficiles. Elle a la piété des grands sujets, — ce pain des forts de l’intelligence, qu’ils achètent, encore plus que l’autre, à la sueur sanglante de leur front. Puisqu’il voulait se mesurer avec un sujet qui doit casser les reins à de plus robustes que lui, pourquoi Émile Bégin n’intitulait-il pas simplement son livre : Histoire de Napoléon et de sa famille, ce qui était déjà bien assez pour intéresser, et pourquoi ajoutait-il si pompeusement : au point de vue de l’influence des idées napoléoniennes sur le monde 16 ? Il est des mots qui ont été tracés par des plumes si puissantes qu’après ces plumes-là il est dangereux de les écrire. La griffe du lion y est restée ! Il n’est plus permis d’y toucher. Bégin n’a pas senti cela. Il a manqué deux fois de goût avec le bombast de son titre, et il en a été puni par l’effet que produit rétroactivement ce titre, d’une prétention si accusée, quand on a lu un ouvrage qui, au contraire, devait conseiller toutes les modesties de l’auteur.
En effet, qu’a-t-il mis d’âme, de talent, de style, de son moi enfin, dans cette grande histoire, accablante pour la médiocrité ?… À côté de ce superbe cadre d’événements dans lequel peut tenir cette fresque historique à tant de groupes (la vie de Napoléon, sa famille, son époque), on pourrait être beaucoup plus grand que lui et paraître petit encore… Mais, franchement, ce n’est pas même sous le coup terrible du contraste qu’il se rapetisse, se fond et disparaît. Ce n’est ni un écrivain ni un penseur. Intellectuellement, ce n’est personne. Ôtez ce qu’il cite dans son livre du Mémorial de Sainte-Hélène et des Lettres de Napoléon, je ne sais pas ce qu’il y reste, ou plutôt je ne le sais que trop… Sans son audacieuse tentative de toucher à la reine des histoires (Ne touchez pas à la Reine !), la critique n’en parlerait pas. Elle l’ensevelirait dans la miséricorde du silence et s’éloignerait sans faire de bruit. Mais sa tentative, qui va reporter sur son œuvre le regard qu’attire invinciblement et toujours ce nom « aimanté » de Napoléon partout où l’on s’avise de l’écrire, doit lui rapporter aussi le jugement qui suivra ce regard, mendié à l’aide d’un pareil nom, et ce jugement sera sévère. D’ailleurs, ce n’est pas seulement de lui qu’il s’agit ici et d’un livre plus ou moins mauvais. Il s’agit de préserver une grande mémoire des irrévérences de l’amour-propre ou des calculs de la spéculation. Il s’agit enfin de s’opposer une fois pour toutes à cette irruption d’écrivains qui, sans la vocation du talent et le droit de l’intelligence, touchent à un sujet historique réservé à la main des Maîtres. Croyez-le ! ceux-là sont nombreux. Mais, Dieu merci ! ce n’est pas une loi de la nature et de notre misère qu’une grande gloire morte ait ses vers qu’elle engraisse de sa lumière comme les cadavres ont les leurs, et il est bien temps, pour l’honneur de l’esprit en France, que la critique enfin proteste contre toutes ces profanations !
II
Dans cette pénurie de grands historiens, les meilleurs (relativement, sans doute), ceux-là qui nous éclairent le mieux Napoléon, qui dirigent le mieux sur lui leur rayon isolé, leur pointe de lumière, sont ceux qui, comme Edmond de Beauverger, par exemple, ne considèrent à la fois qu’une face de cette prodigieuse personnalité. Si l’on s’en rapporte au texte de son livre, intitulé : Des Constitutions de la France et du système politique de l’empereur Napoléon 17, Edmond de Beauverger serait publiciste et jurisconsulte. Aussi, rien d’étonnant à ce que le législateur, le fondateur d’empire, ait saisi et fortement captivé son regard quand il l’a porté sur l’Empereur, sur cette encyclopédie de facultés faites homme, à qui il faudrait peut-être autant d’historiens et d’histoires qu’il possédait de facultés ! Le livre des Constitutions, savant, compétent, vivement écrit, et avec une griffe plus qu’avec une plume, est moins pour nous un traité, condensé et incisif, de droit public, qu’un fragment de cette grande histoire qui ne s’écrit encore que par fragments. Pour nous, l’auteur n’est pas seulement un Blackstone français, — qui a la science, le coup d’œil, la raison dernière de telle disposition de loi politique et civile, et qui, contrairement au Blackstone anglais, bref et complet, atteste ainsi le génie de la langue qu’il parle et le génie de la législation qu’il commente, — il est de plus historien sans qu’il y pense et sans qu’il veuille l’être, et voilà pourquoi nous en parlons. C’est une variété d’historien qui nous fait comprendre à merveille ce qu’il y avait de plus intime et de plus profond dans la pensée politique de Napoléon.
Car on l’avait presque oublié. On ne l’entrevoyait plus qu’à peine. Notre temps, hélas ! marche si vite entre ses deux filles qui l’entraînent, la Fausseté de l’esprit et l’Ingratitude du cœur ! Oui ! cela est certain, malgré la préoccupation éternelle que Napoléon a imposée à toutes les têtes de notre époque, on avait pourtant presque oublié le fond de la pensée du grand organisateur, interrompu à moitié de son œuvre. Parce qu’il avait succombé par la guerre, après avoir brillé par elle, l’opinion n’en faisait plus qu’un planteur de tentes. On aurait dit qu’il avait cessé d’être un fondateur de société ! N’était-ce pas méconnaître le meilleur de sa gloire ? Les passions, avec leur mot haineux de « châtiment de la Providence », les poètes, avec leur mot trop employé de « météore », avaient égaré l’opinion. Elle s’imaginait que l’Empire et l’Empereur étaient un accident, quelques coups de canon, un passage, la grande aventure des temps modernes, et rien de plus. Elle oubliait qu’au sortir de la Révolution française Napoléon ne s’était pas contenté de relever l’autorité, sans laquelle nul gouvernement n’est possible, mais que ce grand passager du pouvoir et de la gloire avait créé tout un ensemble d’institutions, et que c’est par là, justement, qu’il ne passerait pas, et qu’au contraire il confondrait sa destinée avec l’avenir de la France !
Il y a, en effet, dans ces institutions que Beauverger nous retrace, la plus péremptoire des réponses à ceux qui ont dit si longtemps que l’empire de Napoléon était une chose éblouissante et éphémère, le prestige et le prodige bientôt évanoui de la plus étonnante individualité. Cette réponse, cachée dans des faits qu’on n’interrogeait pas, Beauverger nous la donne clairement dans son livre quand il nous y développe avec tant de soin et de détails les institutions impériales. Il y démontre jusqu’à l’évidence, et par l’esprit même de ces institutions, qu’elles ne furent point la fantaisie d’un homme phénoménal, qui ne se croyait que la vaine durée d’un phénomène, mais qu’elles étaient plutôt l’expression des besoins d’un peuple et la modification nécessaire de son passé. Conserver, en le modifiant, tout ce qui peut être sauvé du passé d’un peuple, c’est peut-être la seule ressource laissée pour manifester leur génie aux grands politiques des vieilles civilisations. Mettre le trait d’union qui conserve entre l’ancienne France monarchique, brisée par la Révolution, et la France moderne, qui mourait si elle ne redevenait pas une monarchie ; ôter cette proie à la Révolution, retrouvée sans cesse aux pieds de son œuvre pendant qu’il relevait et qui lui gêna tant de fois la main, quoiqu’il l’eût puissante, telle fut l’entreprise de Napoléon. Quand il tomba, on la crut manquée. On la crut vaine. On ne savait pas dans quoi plongeaient les racines de ce qu’on prenait pour le système d’un homme. Mais le temps a montré aux esprits les plus superficiels ou les plus aveuglés que les institutions de l’Empereur répondaient aux besoins compris de la France et à ce qu’il y a de moins transitoire chez un peuple, — ses nécessités et ses instincts.
Encore une fois, voilà la portée et voilà l’importance de ce livre. Il atteint, avec cette lumière qui est une hache pour les choses qu’elle frappe, un préjugé contemporain. Qui ne le sait ? c’est précisément parce que Napoléon fut une grande personnalité qu’on lui a refusé, pendant longtemps, d’être impersonnel dans son œuvre. On a mieux aimé admettre la France passive et pétrie par la main d’un artiste en domination, que vivante et se plaçant d’elle-même dans le milieu où elle pût le plus spontanément agir, sous la main sympathique et ferme d’un grand homme qui l’eût devinée. Cette fausse conception de la réalité ne pouvait-elle pas passer de l’opinion dans l’Histoire, et la critique, qui en garde les avenues, ne devait-elle pas signaler un ouvrage qui rend maintenant impossible à une telle erreur d’y pénétrer ?