(1767) Salon de 1767 « Peintures — Casanove » pp. 192-197
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Casanove » pp. 192-197

Casanove

Une petite bataille. bon peintre de batailles autant qu’on peut l’être sans en avoir vu.

Les anciens scandinaves conduisaient leurs poëtes à la guerre. Ils les plaçaient au centre de leurs armées, ils leur disaient : " venez nous voir combattre et mourir, soyez les témoins oculaires de notre valeur et de nos actions. Chantez de nous ce que vous en aurez vu, que notre mémoire dure éternellement dans notre patrie, et que ce soit la récompense du sang que nous aurons versé pour elle. " ces hommes sacrés étaient également respectés des deux partis.

Après la bataille ils montaient leurs lyres et ils en tiraient des sons de joie ou de deuil, selon qu’elle avait été heureuse ou malheureuse. Leurs images étaient simples, fortes et vraies. On dit qu’un vainqueur féroce ayant fait égorger les bardes ennemis, un seul échappé au glaive monta sur une haute montagne, chanta la défaite de ses malheureux compatriotes, chargea d’imprécations leur barbare vainqueur, lui prédit les malheurs qui l’attendaient, le dévoua lui et les siens à l’oubli, et se précipita du rocher. C’était chez ces peuples un devoir religieux que de célébrer par des chants ceux qui avaient eu le bonheur de mourir les armes à la main.

Ossian, chef, guerrier, poëte et musicien, entend frémir pendant la nuit les arbres qui environnent sa demeure, il se lève, il s’écrie : " âmes de mes amis, je vous entends ; vous me reprochez mon silence. " il prend sa lyre, il chante, et lorsqu’il a chanté, il dit : " âmes de mes amis, vous voilà immortelles, soyez donc satisfaites, et laissez-moi reposer. " dans sa vieillesse, un barde aveugle se fait conduire entre les tombeaux de ses enfans ; il s’assied, il pose ses deux mains sur la pierre froide qui couvre leurs cendres, il les chante. Cependant l’air, ou plutôt les âmes errantes de ses enfants caressaient son visage et agitaient sa longue barbe… ô les belles mœurs ! ô la belle poésie ! Il faut avoir vu, soit qu’on peigne, soit qu’on écrive. Dites-moi, Monsieur Casanove, avez-vous jamais été présent à une bataille ? Non. Eh bien ! Quelque imagination que vous ayiez, vous resterez médiocre. Suivez les armées, allez, voyez et peignez.

Mais revenons à sa bataille.

C’est un choc de cavalerie très-vif d’action, savamment composé, figures d’hommes et de chevaux bien dessinées et pleines d’expression. Joli morceau, auquel on ne peut reprocher qu’une couleur un peu trop brillante, ce qui donne un ton de gaieté à un sujet qui doit remplir d’effroi. La vigueur et l’éclat du coloris sont deux choses diverses ; on est éclatant sans vigueur, et vigoureux sans éclat, et peut-être est-on l’un ou l’autre sans harmonie.

Je juge ce sujet sans le décrire. On ne décrit point une bataille, il faut la voir. une bataille. pendant du précédent.

Belle et grande masse au centre ; sur le devant, un combattant sur un cheval blanc. Au-delà, plus sur le fond, un autre combattant, puis un énorme cheval roux abattu.

Sous les pieds des premiers chevaux, soldats renversés, foulés, écrasés, étouffées. Sur les ailes, mêlées particulières dérobées par le feu, la poussière et la fumée, et s’enfonçant en s’éteignant dans la profondeur du tableau, donnant à la scène de l’étendue et de la vigueur à la masse principale.

Beau ciel, bien chaud, bien terrible, bien épais, bien enflâmé d’une lumière rougeâtre. Grande variété d’incidens, beau et effrayant désordre avec harmonie.

C’est tout ce que je puis dire ; mais quelle idée cela laisse-t-il ? Aucune. On composerait d’après cette description cent autres tableaux différens entre eux et de celui de Casanove. un cavalier espagnol vêtu à l’ancienne mode. du même.

Très-beau petit tableau, je me trompe, grand et beau tableau, belle composition, bien simple, mais quel goût il faut avoir pour l’apprécier ! Il n’y a ici ni éclat, ni tumulte, ni fracas de couleur et de figures, rien de ce qui impose à la multitude, mais du repos, de la tranquillité, un art sévère. On n’aperçoit qu’un cavalier sur son cheval ; il vient à vous, et l’homme et l’animal docile sont de la plus grande vérité. Ils sont hors de la toile, toute la lumière est rassemblée sur eux, le reste dans la demi-teinte. L’homme est merveilleusement bien en selle. L’animal qui descend se piète. à droite sur le fond, ce sont des monticules ; au-delà de ces monticules défile une troupe de soldats dont on entrevoit les têtes par-dessous le ventre du cheval.

Il faut un faire, un naturel bien surprenant pour arrêter, pour intéresser avec si peu de chose. deux paysages avec figures. du même.

On voit au premier de ces paysages à gauche un grand rocher dont le pied est baigné par des eaux traversées par des voyageurs entre lesquels une femme portant un enfant sur son dos ; autour de cette femme quelques moutons ; puis une autre femme, à cheval tenant un petit chien, ensuite son mari arrêté, et fesant boire son cheval. à droite, des eaux, d’autres passagers et un lointain.

Les figures de la gauche, quoique très-agréables, sont un peu collées au rocher dont la face est coupée à pic et égale de forme et de ton. En changeant la forme et pratiquant à cette surface des enfoncemens, des saillies, les figures seraient venues plus en devant ; en laissant à cette masse son égalité plane, il eût fallu varier le ton, et faire passer de l’air entre les figures et le rocher.

Le second paysage dont je vais vous parler est fort supérieur à celui-ci. C’est un très-beau tableau, du moins pour ceux qui savent le regarder. à droite, grande et large masse de rochers, ces rochers sont dans la demi-teinte et couronnés d’herbes, de plantes et d’arbustes sauvages ; ce ne sont pas d’énormes pierres pelées, sèches, raides, hideuses, une mousse tendre, une verdure obscure, jaunâtre et chaude les revêt. Ils sont prolongés de la droite vers la gauche, et semblent diviser le paysage en deux ; des eaux en baignent le pied. à droite, sur la rive de ces eaux, on voit deux pâtres sur leurs chevaux ; plus sur le devant, entre eux, une chèvre. En s’avançant un peu vers la gauche, une bergère assise à terre ; non loin d’elle, quelques moutons. Là finissent les rochers, et s’ouvre une échappée au loin. Vous voyez le ciel et des nuées.

Vous voyez ces nuées tourner autour de la masse des rochers sur le fond, l’en détacher et annoncer derrière elle une campagne dont elle dérobe l’aspect.

Vis-à-vis de cette échappée, de l’espace le plus antérieur du tableau on grimpe sur des éminences qui ne sont que la continuité des rochers.

L’artiste a placé sur l’une des éminences un paysan avec un cheval. Le côté gauche de cette scène champêtre est fermé par deux grands arbres qui s’élèvent en s’inclinant vers la gauche, d’entre de la rocaille et des quartiers de pierres brutes ; ces deux arbres peints avec vigueur sont encore très-poétiques. Le ciel est si léger qu’ayant pris ce morceau pour un ouvrage de Loutherbourg, cette qualité qui manque à celui-ci me fit suspecter mon erreur. Ce paysage est beau, bien ordonné, bien vrai, d’un bel effet. deux petits tableaux, dont l’un représente un maréchal, l’autre un cabaret. du même. le maréchal. arcade ruinée à droite, fermée par en bas d’une cloison à claire-voie, et couverte d’arbustes par en haut. Du même côté sur le devant, un soldat assis sur des portemanteaux. Plus vers la gauche, le fond et de face, un cavalier sur un cheval brun, tenant par la bride un cheval blanc qu’on ferre ; le pied de ce cheval est passé dans la boucle d’une corde qui le tient levé. Le maréchal qui ferre. Autre maréchal accroupi derrière celui-ci à gauche. La forge couverte d’une hotte de bois tout à fait pittoresque. Au bas de la forge, un panier à charbon et des outils du métier. Toute cette partie du tableau est dans la demi-teinte ; ou plutôt il n’y a guère que la croupe du cheval qu’on ferre qui soit frappée de la lumière qui tombe du ciel. le cabaret. autre petit Wouwermans à préférer au précédent pour l’effet. à droite, le cabaret avec du bois, des bûches, des paniers, des tonneaux à la porte. à quelque distance de la porte, le cabaretier un verre plein dans une main, sa bouteille de l’autre. Plus sur la gauche et le fond, un valet qui vient de poser à terre deux seaux d’eau pour les chevaux. Un de ces chevaux est sans cavalier, il a un portemanteau sur la croupe, une lanterne pendue à l’arçon de sa selle, il boit. L’autre cheval est monté de son cavalier qui a le verre à la main. Au-delà du cabaret, sur le fond, petites fabriques ruinées. à gauche en retour, les mêmes fabriques continuées ; autour de ces masures, poules, canards et autres volailles.

J’ai dit que c’étaient deux petits Wouwermans, et cela est vrai pour les sujets, la manière, la couleur et l’effet. J’en croyais le technique perdu ;

Casanove le retrouverait. Il y a des connaisseurs d’un goût difficile qui prétendent que ce faire est faux, sans aucun modèle approché dans la nature. Je ne saurais le nier, car je ne me rappelle pas d’avoir jamais rien vu de ressemblant à cette magie ; mais elle est si douce, si harmonieuse, si durable, si vigoureuse que je regarde, admire et me tais. Mais la nature étant une, comment concevez-vous, mon ami, qu’il y ait tant de manières diverses de l’imiter et qu’on les approuve toutes ? Cela ne viendrait-il pas de ce que, dans l’impossibilité reconnue et peut-être heureuse de la rendre avec une précision absolue, il y a une lisière de convention sur laquelle on permet à l’art de se promener ? De ce que dans toute production poétique il y a toujours un peu de mensonge dont la limite n’est et ne sera jamais déterminée ? Laissez à l’art la liberté d’un écart approuvé par les uns et proscrit par d’autres. Quand on a une fois avoué que le soleil du peintre n’est pas celui de l’univers et ne saurait l’être, ne s’est-on pas engagé dans un autre aveu dont il s’ensuit une infinité de conséquences, la première de ne pas demander à l’art au-delà de ses ressources, la seconde de prononcer avec une extrême circonspection de toute scène où tout est d’accord ?

Au reste, voulez-vous bien sentir la différence de l’opaque, du compact, du monotone, du manque de tons, de passages et de nuances, avec l’effet des qualités contraires à ces défauts ? Comparez la croupe du cheval blanc de Casanove avec la croupe d’un cheval blanc d’une des batailles de Loutherbourg. Ces comparaisons multipliées vous rendraient bien difficile. cavalier qui rajuste sa botte. du même. à droite, un bout de rivière avec un lointain. Deux cavaliers passent la rivière. Sur une terrasse assez élevée et assez large, au bord de la rivière, un cavalier sur son cheval, tenant la bride de celui de son camarade, qu’on voit plus sur le fond et sur la gauche, descendu à terre et rajustant sa botte.

Autre petit morceau de la même école flamande ; mais je suis bien fâché contre ce mot de pastiche qui marque du mépris et qui peut décourager les artistes de l’imitation des meilleurs maîtres anciens. Quoi donc, s’il arrivait que l’on me présentât un morceau si bien fait de tout point dans la manière de Raphaël, de Rubens, du Titien, du Dominiquin, que moi et tout autre s’y trompât, l’artiste n’aurait-il pas exécuté une belle chose ? Il me semble qu’un littérateur serait assez content de lui-même, s’il avait composé une page qu’on prît pour une citation d’Horace, de Virgile, d’Homère, de Cicéron ou de Démosthène, une vingtaine de vers qu’on fût tenté de restituer à Racine ou à Voltaire. N’avons-nous pas une infinité de pièces dans le style marotique, et ces pièces, pour être de vrais pastiches en poésie, en sont-elles moins estimables ?

Casanove est vraiment un peintre de batailles, mais, encore une fois, quelle est la description d’un tableau de bataille qui puisse servir à un autre que celui qui l’a fait ? Les yeux devant le tableau, plus vous détaillerez, chaque petit détail ayant toujours quelque chose de vague et d’indéterminé, plus vous compliquerez le problème pour l’imagination. Il en est d’une bataille, d’un paysage, ainsi que du portrait d’une femme absente, plus vous donnerez de ses traits à l’artiste, plus vous le rendrez perplexe. Je dirai donc : à droite, des soldats renversés ; sur le devant, au centre, un cavalier qui s’élance à toutes jambes ; par derrière celui-ci, plus sur le fond, un autre cavalier dont le cheval est renversé ; autour de cette masse, des morts et des mourans ; et j’ajouterai : sur les ailes, petites mêlées séparées.

Très-beau, très-large… et puis que votre tête fasse de cela ce qui lui conviendra ; elle est d’autant plus à son aise, qu’elle sait moins du faire et de l’ordonnance.

Un homme de lettres qui n’est pas sans mérite prétendait que les épithètes générales et communes, telles que grand, magnifique, beau, terrible, intéressant, hideux, captivant moins la pensée de chaque lecteur, à qui cela laisse, pour ainsi dire, carte blanche, étaient celles qu’il fallait toujours préférer. Je le laissai dire, mais tout bas je lui répondais, au dedans de moi-même : oui, quand on est un pauvre diable comme toi, quand on ne se peint que des images triviales ; mais quand on a de la verve, des concepts rares, une manière d’appercevoir et de sentir originale et forte, le grand tourment est de trouver l’expression singulière, individuelle, unique, qui caractérise, qui distingue, qui attache et qui frappe. Tu aurais dit d’un de tes combattans qu’il avait reçu à la tête ou au cou une énorme blessure ; mais le poëte dit : la flèche l’atteignit au-dessus de l’oreille, entra, traversa les os du palais, brisa les dents de la mâchoire inférieure, sortit par la bouche, et le sang qui coulait le long de son fer tombait à terre en distillant par la pointe… ces épithètes générales sont d’autant plus misérables dans le style français, que l’exagération nationale les appliquant usuellement à de petites choses les a presque toutes décriées.