(1913) Les livres du Temps. Première série pp. -406
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(1913) Les livres du Temps. Première série pp. -406

[Dédicace]

À Monsieur Adrien Hébrard
Hommage de profonde reconnaissante et de respectueuse affection.

Avant-propos

Ce recueil de feuilletons parus dans le Temps présente un tableau à peu près complet de la vie littéraire en France pendant l’année 1912. Sans doute, j’ai dû négliger quelques livres d’un réel intérêt : il est impossible de tout dire en une fois. Mais je suis bien sûr de retrouver, un tour ou l’autre, les écrivains qui comptent.

On a beaucoup discuté sur le rôle de la critique. Son droit à l’existence n’est qu’une application de ta liberté de penser et d’écrire. Les gens de théâtre, qui rêvent de la supprimer, avouent ainsi l’incompatibilité de leurs visées commerciales avec les mœurs d’un pays libre. Les gens de lettres, ou du moins ceux qui ne ravalent pas leur art au niveau d’une simple industrie, reconnaissent l’utilité de la critique, et la mode voulut même en ces dernières années qu’on se plaignit de sa décadence. Certains, qui se croient des « créateurs » pour avoir rimé ou romancé d’antiques banalités, en parlent néanmoins avec une dédaigneuse condescendance, comme d’une Cendrillon dont les humbles travaux seraient, il est vrai, nécessaires, mais essentiellement subalternes. La critique n’est-elle que la ménagère de la Littérature ? Brunetière a dit qu’elle en était la conscience. Son office est de « voir clair dans ce qui est ». Point de faculté plus rare que l’esprit critique : presque tous ceux qu’on appelle des « producteurs » en manquent cruellement et déraisonnent dès qu’ils se mêlent de juger. Ils n’admettent que ce qui leur ressemble et„ naturellement, se préfèrent eux-mêmes. Le critique s’affranchit de cet égoïsme. Cependant un Taine et un Sainte-Beuve sont plus originaux que la plupart de leurs contemporains. Ils ont créé des idées.

Il y a deux façons principales de concevoir la critique. On peut en user comme d’un moyen d’action, de combat et de propagande : ainsi fit Lessing, par exemple, et de même ce John Ruskin que la pratique d’un genre réputé inférieur n’a pas empêché d’être chef d’école. On peut, au contraire, s’efforcer de tout comprendre et de ne proscrire que la sottise ou la laideur. Tel est le véritable état critique. Montaigne, Saint-Évremond, Montesquieu et Voltaire même à certains égards, l’ont entrevu. Il a été représenté avec un incomparable éclat par Goethe et par Renan. Le plus grand des Allemands est celui qui a le mieux compris la culture gréco-latine. Et Renan reste le premier des prosateurs français du xixe  siècle. La plus large compréhension objective n’engendre donc pas la stérilité et les jeunes ennemis de l’intelligence ou de l’intellectualisme s’imaginent à tort que l’esprit humain ne peut avancer qu’avec des œillères. Goethe et Renan sont nos maîtres, bien qu’ils n’aient pas fait métier d’analyser les livres nouveaux. Le plus modeste bibliographe doit retenir de ces illustres exemples une leçon d’impartialité. Il ne s’agit pas de ce devoir trop évident, de cette équité élémentaire, qui ordonne de ne céder ni à l’amitié, ni à la rancune. Celui qui aime par-dessus tout la littérature s’inquiète peu des personnes. Il n’a même pas de mérite à être sincère : il ne pourrait faire autrement. Mais la question est plus haute. Malgré la diversité des théories ou des tendances, le vrai critique ne subordonne son jugement à nul dogmatisme : il ne considère que la valeur intrinsèque des œuvres et n’admire que le génie ou le talent, mais les admire toujours.

On l’accusera de scepticisme et de dilettantisme. Il répondra qu’il est, au contraire, passionnément épris de certitude. En dehors des sciences positives, toutes les opinions sont indéfiniment livrées à la controverse. En esthétique même, on discute sur les doctrines : mais on arrive, entre amateurs et au bout d’un certain temps, à s’accorder à peu près sur les faits, c’est-à-dire sur la qualité des ouvrages et le rang des artistes ou des écrivains. Rien n’est vrai que le beau. L’art est le suprême terrain d’entente possible entre les hommes. L’intellectuel ou l’esthète comme on l’appelle avec une intention désobligeante, est simplement un homme de bon sens, qui s’attache à ce que l’humanité a produit de plus solide, tandis que les prétendus hommes sérieux n’étreignent que des idoles ou des nuées. Les grandeurs de chair nous font rire, les dogmes passent, tout coule et s’écroule. Dans cette caducité universelle, la beauté survit. Le point de vue esthétique est celui d’où l’on découvre un aspect d’éternité. Bien loin de s’enfermer dans un orgueilleux et sec individualisme, le « dilettante » montre un cœur fraternel. Non seulement les disputes idéologiques l’intéressent toutes par les floraisons qu’elles ont fait épanouir, mais les querelles spécialement littéraires ne le troublent point. Les écoles opposées se nient les unes les autres : nous les réconcilions malgré elles. Les antinomies de cet ordre se résolvent aisément. Le principe de contradiction ne s’y applique point : toutes les formes du beau sont légitimés.

Non point qu’elles soient strictement égales. On peut maintenir la primauté des grands dieux et des vérités supérieures, sans condamner des cultes un peu dissidents, qui ont une raison d’être et des grâces singulières. Prions premièrement sur l’Acropole, et parcourons ensuite avec sympathie le vaste monde, que la souveraineté reconnue d’Athéna ne renvoie pas au néant. Imitons la nature, qui n’offre à notre amour rien de plus adorable que la lumière de Grèce, mais qui suscite sous d’autres climats des activités assez fortes, sinon aussi parfaites, et peu à peu répand sur tout le globe la civilisation que Rome et Paris ont héritée d’Athènes. Réprouvons les barbares qui blasphèment la déesse, mais aussi les fanatiques qui fulminent l’anathème en son nom. La précellence du classique n’exige pas de sacrifices humains. La variété du réel fournit les points de comparaison et le recul qui font mieux apprécier la perfection.

Inversement, la plus accueillante bienveillance n’exclut pas le sentiment des nuances, des proportions et de la hiérarchie. Ne méprisons presque rien, mais sachons graduer notre estime ou notre respect. En dépit d’un fameux cliché, la bonne critique consiste avant tout dans un classement exact. Cité comme témoin devant la Cour de Rouen, Alexandre Dumas père répondit au président qui, selon l’usage, lui demandait quelle était sa profession : « Je dirais auteur dramatique si je n’étais dans la patrie de Corneille. » Ce magistrat lettré s’écria : « Dites toujours, monsieur ! Il y a des degrés. »

Lorsqu’on étudie les contemporains, il faudrait marquer à la fois leur place dans la littérature de l’époque et dans l’histoire littéraire. Tel qui brille présentement et même à bon droit, sera vite oublié. C’est dans un siècle ou deux que l’on saura quels étaient aujourd’hui les critiques clairvoyants, ou plutôt que l’on pourrait le savoir : nos arrière-neveux auront vraisemblablement d’autres soucis. Il faut pourtant se hausser un peu au-dessus du plan de l’actualité, confronter les vivants avec les maîtres du passé et tâcher de prévoir leurs destinées futures. Autrement dit, le succès immédiat n’est pas un critérium, et le critique doit réviser les jugements du public, en attendant que la postérité révise les siens. Si elle n’adopte pas tous les écrivains dont je me suis occupé, j’espère du moins n’avoir méconnu aucun de ceux quelle retiendra.

Paul SOUDAY.

Gustave Flaubert

I. — La première Tentation de saint Antoine

Les œuvres de Gustave Flaubert nous sont enfin présentées dans une édition1 complète, et qui comptent de nombreux morceaux jusqu’ici demeurés inédits. À vrai dire, ce n’est pas une édition savante, renforcée de toute une documentation, de gloses et controverses : cela, c’est la tâche de l’avenir, d’un avenir même assez proche, si nous suivons l’exemple des Allemands et des Américains, qui commentent Flaubert dans les universités et le considèrent comme un excellent sujet de thèses de doctorat. Longtemps relégué parmi les auteurs dangereux ou ennuyeux, il sera bientôt peut-être livré aux érudits, comme un classique : l’orthodoxie officielle a de ces plaisants retours, et réserve de ces consécrations à ses anciennes victimes. Les élèves de professeurs qui tenaient Salammbô et la Tentation de saint Antoine pour illisibles vont peut-être employer des années de veilles et des montagnes de fiches à l’étude de ces deux ouvrages naguère tant dédaignés.

La Tentation de saint Antoine est, de tous les ouvrages de Flaubert, le plus méconnu. D’abord la plupart des lecteurs et même des critiques ont adopté la conclusion que formulait Brunetière, vers 1880, dans le Roman naturaliste : à savoir que Flaubert restera l’auteur de Madame Bovary et que Madame Bovary seule compte dans son œuvre. Cependant Salammbô en a rappelé de l’inique réputation d’ennui qu’on lui a faite, et grâce au bon Reyer, beaucoup de braves gens ont douté qu’un roman pût être si fastidieux lorsqu’il a su fournir les éléments d’un livret d’opéra très attrayant et très applaudi, L’Éducation sentimentale a ses partisans, surtout parmi les romanciers réalistes postérieurs à la génération des Zola et des Daudet. Bouvard et Pécuchet, posthume et inachevé, doit à ce destin des indulgences spéciales ; ses ennemis ne s’acharnent pas, et au surplus il a aussi de chaleureux défenseurs. On ne peut assurément prétendre que le temps ait manqué à Flaubert pour parachever la Tentation de saint Antoine. Il y a travaillé toute sa vie. Ce fut son livre préféré, celui pour lequel il dépensa le plus d’efforts, celui où il mit le plus de lui-même. On sait qu’il n’écrivit Madame Bovary qu’à son corps défendant et presque à contre-cœur. Sans doute, il n’en résulte pas nécessairement que la Tentation soit son chef-d’œuvre ; et ce chef-d’œuvre, c’est probablement en effet la Bovary, conformément à l’opinion générale, ou malgré cette opinion, si vous voulez. Mais cette prédilection de Flaubert montre quelle erreur ce serait de ne voir en lui que le chef du naturalisme. Il a pu se tromper sur ses forces, non sur ses goûts, sur la direction instinctive de son esprit. Cette constatation doit conduire d’une part à mieux comprendre la Bovary, et de l’autre à traiter moins légèrement cette Tentation, qui donne la clef de toute l’œuvre de Flaubert. D’ailleurs les ouvrages parfaits ont assez d’avantages pour qu’on ait le droit de ne pas tout leur sacrifier ; d’autres, moins pleinement heureux et d’exécution inégale ou incomplète, mais de conception audacieuse et originale, peuvent sembler plus séduisants, et finalement être sinon plus admirés, du moins plus aimés. Les beautés les plus régulières et les plus accomplies ne sont pas toujours celles qui excitent les plus ardentes passions ni les plus fidèles attachements. On peut apercevoir nettement ce qui manque à la Tentation de saint Antoine et cependant la relire plus souvent et avec plus de plaisir qu’aucun autre volume de Flaubert, parce que c’est celui qui porte le mieux son empreinte et qui traite le sujet le plus captivant.

Or sur ce Saint Antoine, l’édition Conard nous apporte une véritable révélation. On savait qu’il existait trois versions, ou trois états, de cet ouvrage fameux. La dernière en date et la seule qui ait été connue jusqu’à ces dernières années est celle que Flaubert publia en 1874, six ans avant sa mort. En 1908, M. Louis Bertrand, chargé de ce soin par Mme Franklin-Grout, nièce et héritière de Flaubert, édita sous le titre de la Première tentation de saint Antoine la version élaborée en 1856 et qui, de son propre aveu, n’était en réalité que la seconde ; car la première rédaction remontait à 1849, et M. Louis Bertrand prodiguait à ce propos, dans sa préface, les explications les plus circonstanciées. Flaubert, disait-il, « commença à écrire le 24 mai 18482 et il termina le mercredi 12 septembre 1849 : quinze mois et demi pour mettre debout une œuvre qui ne compte pas moins de 540 pages grand format ! Cela est prodigieux, quand on songe avec quelle difficulté et quelle lenteur il composa plus tard ses autres livres ». Il donne lecture de ce manuscrit à Maxime du Camp et à Louis Bouilhet, qui lui conseillent de le jeter au feu. Il le jette simplement dans un tiroir et s’attelle à Madame Bovary, En 1856, la Bovary définitivement « ficelée », il se replonge dans le malencontreux manuscrit. Il le remanie, le met au point, pratique de larges coupures, refait des passages entiers, recopie le tout et se dispose à l’envoyer à l’imprimerie, lorsque le procès de la Bovary l’inquiète et le détourne de ce projet ; il redoute que Saint Antoine ne paraisse scandaleux et ne lui attire de nouveau les foudres de la justice impériale. Par crainte de passer pour un incorrigible récidiviste, il écrit Salammbô, puis l’Éducation sentimentale. En 1869, il revient décidément à Saint Antoine, et il imprime en 1874 le texte qui fut le seul soumis au public pendant vingt-quatre ans. C’est celui de 1856 que nous devons à M. Louis Bertrand. L’édition Conard nous donne enfin celui de 1849. Nous pouvons maintenant comparer et juger autrement que par ouï-dire. L’intérêt de cette étude comparative dépasse toutes les prévisions.

M. Louis Bertrand avait eu raison de signaler des différences profondes entre la version de 1856 et celle de 1874. Cette dernière est bien un tout autre ouvrage. D’abord le plan est entièrement nouveau, sans être d’ailleurs absolument satisfaisant. Flaubert, qui composait à merveille une phrase, une page, un chapitre, avait beaucoup de peine à ordonner un volume. Même dans Bovary, l’histoire du premier mariage de Charles n’est-elle pas inutile ? Dans la Tentation, les choses vont toujours un peu à l’aventure. Cependant, on entrevoit dans la version de 1874 une sorte de dessein d’ensemble : d’abord les tentations de la chair, jusques et y compris l’épisode de la reine de Saba ; puis les tentations de l’esprit et enfin la tentation suprême, en présence du défilé des bêtes et des monstres ; le désir de renoncer sinon à la pensée, du moins à la dignité humaine, et de s’abîmer dans la vie animale ou plus bas encore : « Être la matière ! »

À cet égard les deux versions de 1849 et de 1856 sont toutes pareilles entre elles, et extrêmement éloignées de celle de 1874. Ces deux premières versions offrent, il faut bien le dire, un modèle de confusion et de tohu-bohu. Les diverses catégories de tentations se mêlent, s’enchevêtrent et s’entre-choquent, comme si elles avaient tiré leur tour au hasard dans un chapeau. On dirait un défilé de scènes de revue ou de concours du Conservatoire. Celle qui devait terminer l’ouvrage dans un beau crescendo en 1874, ne termine, en 1849 et en 1856, que la seconde des trois parties ; et le grand finale primitif a pour thème la menace de l’Antéchrist, qui est assez impressionnante, mais n’accuse pas une gradation logique : nous revenons à une idée chrétienne après avoir traversé le paganisme, le scepticisme, le panthéisme, le nihilisme, etc…

Il y a, eu 1874, plusieurs scènes nouvelles, tandis que de nombreuses scènes anciennes sont entièrement supprimées. Il y a notamment un personnage nouveau, celui d’Hilarion, dont le diable prend les traits, tandis qu’un autre personnage, celui du cochon, a disparu. Cet animal jouait un rôle curieux, non point par antithèse, à la façon de Sancho avec don Quichotte, mais au contraire en qualité de reflet ou d’écho parodique. Lorsque saint Antoine était torturé de désirs, le cochon se frottait contre le sol avec fureur en s’écriant : « Ça me démange ! Ça me démange ! » Lorsque le saint rêvait de festins ou de molle oisiveté, son compagnon aspirait à des orgies d’eaux grasses, longuement cuvées dans des fumiers onctueux. Il ne se distinguait de son maître que par sa bonne volonté de céder tout de suite et sans lutte à toutes les convoitises. C’était une caricature aggravant les tourments du saint par le sarcasme ignoble et l’avilissante dérision. Antoine, devant ce pourceau trop fraternel, devait se sentir non seulement malheureux, mais ridicule. Invention véritablement diabolique, si le diable avait surtout pour objectif de faire souffrir, mais qui aurait pu aider le saint, par l’effet du dégoût, à résister aux tentations. Flaubert n’avait pas confié nettement au cochon cette mission d’ilote. Mais ce cochon épique et burlesque ajoutait à la truculence du tableau.

Ainsi, sur beaucoup de points très importants, on relève une identité presque complète entre les versions de 1849 et de 1856, une opposition tranchée entre ces deux versions d’une part et celle de 1874 d’autre part. Eh bien, malgré tout, et si l’on va au fond des choses, peut-être au contraire y a-t-il un contraste plus frappant entre le premier de ces textes et le second qu’entre le second et le troisième. Le scénario n’est qu’un élément matériel et relativement superficiel : ce qui constitue l’existence organique et pour ainsi dire l’âme d’un ouvrage, c’est la personnalité de la pensée, l’expression, le style. Deux pièces de Meilhac sur des sujets différents se ressembleront plus entre elles qu’une pièce de Meilhac ne ressemblera à une pièce d’Ibsen développant la même donnée. De 1856 à 1874, nous remarquons un progrès : le style devient plus brillant, plus nerveux et plus fort. Mais il s’inspire des mêmes principes. Dans sa révision de 1856, Flaubert avait procédé avec un peu de hâte ; il n’avait accordé que quelques mois à ce travail ; il n’avait pas eu le loisir de ciseler ses phrases avec amour. C’est pourquoi elles sont moins précieusement ouvragées qu’elles ne devaient l’être en 1874, après cinq années d’un patient labeur recommencé en 1869. Mais dès 1856, après la Bovary, il avait assumé le système du contrôle sévère, de la concision impitoyable, du fini et du poli. Ses corrections consistent à élaguer, émonder, nettoyer, ratisser et assagir son texte de 1849. Il obtient ainsi une certaine sobriété assez ferme, mais sèche et froide. Il tombe dans l’abstrait, voire parfois dans l’abscons. Moins de clarté, de couleur, et de mouvement. Au contraire, ce texte de 1849, si stupidement condamné par Louis Bouilhet et Maxime du Camp, peut avoir quelques défauts juvéniles : un peu de surabondance et d’enflure. Mais il déborde d’enthousiasme, de lyrisme et de passion. C’est un flot bouillonnant d’images éclatantes et de clameurs sonores. Cela vit, respire, s’élance, chante, hurle au besoin, avec un infatigable essor, une fraîche spontanéité, une frénésie quasi dionysiaque. Du texte de 1849 à celui de 1856 il y a la même distance que d’une forêt luxuriante à un jardin de curé. Pour suivre la métaphore, le texte de 1874, soumis à la même discipline que celui de 1856, mais avec plus d’art, sera un parc harmonieux et savant, mais un peu apprêté. Flaubert, en 1849, avait connu la joie, l’ivresse du verbe ; pendant le reste de sa carrière il devait, comme il disait lui-même, en connaître surtout les affres.

Malgré les supériorités que conserve à certains égards le texte de 1874, on peut aller jusqu’à préférer celui de 1849, qui dans l’œuvre de Flaubert marque un moment unique, une floraison de jeunesse, une fougue de poulain échappé, mais de poulain de grande race, dont on ne retrouvera plus par la suite l’équivalent. En voici un exemple : c’est saint Antoine qui parle :

Quand je prie, le cœur est absent, quand je me mortifie je ne m’aperçois plus de la douleur ; mes pensées, que je voudrais saisir toutes ensemble pour les réunir en Dieu, glissent l’une sur l’autre et s’échappent de moi, comme de la main d’un enfant un faisceau de flèches qu’il ne peut retenir et qui tombent par terre en lui blessant les genoux, ou comme un troupeau de chèvres qui se dispersent de tous côtés, quoique le pasteur les appelle, quoiqu’il les chasse avec sa houlette, quoiqu’il coure haletant autour de la prairie ; elles s’en vont à l’aventure boire au torrent, se percher sur les monts, s’égarer dans les bois pour se faire saillir par les boucs sauvages. Y a-t-il sur la terre un homme plus lamentable que moi ? Job, assis sur son fumier, pouvait penser du moins aux joies qu’il avait eues, et fouillant dans son souvenir, comme à des cendres tièdes y réchauffer sa misère ; mais moi, je n’ai pas eu de famille, de troupeaux, de richesses, de bonheur ; mes jours, de si loin que je les reprenne, se suivent l’un l’autre à la file, comme des esclaves enchaînés, ayant même visage, même costume et même tristesse.

Ces lignes ont été rayées en 1856. À chaque instant, un détail concret, une touche vive, un bout de phrase ou un mot sentant la vie, la nature ou la chair, disparaît radicalement ou fait place à une morne abstraction. Une sensualité ardente, débridée et faunesque se dévoile dans nombre de descriptions ou de discours : c’est la fougue d’un sang jeune et d’un culte naïf de la beauté. Mais on est saisi par le souffle extraordinaire et l’horreur dantesque d’une longue tirade de la Mort, dénombrant ses proies désignées, comme dans une sorte de danse macabre. Le passage a été coupé. Coupée aussi cette délicieuse phrase sur la lyre d’Apollon : « Quels ravissements ! Quelle douceur ! Sur une corde d’or sautillent, il me semble, des notes aux pieds légers : cela pétille, bourdonne, gazouille… »

D’un bout à l’autre, c’est un massacre. La première Tentation (1849) est à peu près deux fois plus étendue que la seconde (1856), et presque toutes les coupures sont regrettables. Toute la merveilleuse scène de la Science, si nourrie d’idées, en même temps que si vigoureuse de forme, en est altérée et presque annihilée. On la trouvera dans l’édition Conard, pages 348-356. Dire que Flaubert avait sacrifié aussi le Chant des poètes et des baladins, si essentiel que M. Louis Bertrand l’a donné en appendice, avec divers autres extraits de 1849, dans son édition du texte de 1856 ! Mais je ne puis admettre que Flaubert y affirme son amour du faux et du clinquant : il me semble évident qu’il n’y a là qu’une amère, douloureuse et cinglante ironie. Comment M. Bertrand, qui par la publication de ces appendices avait prouvé son admiration pour ce texte de 1849, le qualifie-t-il de brouillon, d’énorme ébauche, et accorde-t-il à du Camp qu’il était impubliable ? On se prend à rêver de ce qu’aurait pu être Flaubert, si au lieu de céder à de funestes conseils et à une manie de rhéteur minutieux et pointilleux, il avait donné libre cours à ce naturel impétueux, à cette imagination jaillissante, à cette verve torrentielle. Je crois que son œuvre y eût gagné. Moins dense, moins limée, elle aurait été plus aérée, plus savoureuse, plus vivante. Un brin de négligence, ou au moins de laisser-aller, sied aux grands écrivains : ils ne peuvent tomber dans la trivialité ni dans la platitude, et cette simplicité leur assure une grâce familière, une souplesse, un charme intime qui nous enchantent mieux que les plus prestigieux tours de force et les subtils raffinements trop concertés.

II. — La première Éducation sentimentale

Après la première Tentation de saint Antoine, le plus important des ouvrages jusqu’ici demeurés inédits que nous ait fait enfin connaître l’édition Conard, est la première Éducation sentimentale. C’est un grand roman, entièrement écrit, et qui remplit tout un volume in-8º de plus de trois cents pages. Il fut commencé en 1843 et terminé en 1845, avant que Flaubert eût accompli sa vingt-quatrième année. On comprend qu’il n’ait pas voulu publier lui-même cet essai de jeunesse, qui n’a pas la même valeur que la première Tentation de saint Antoine, postérieure de quatre ans, œuvre d’un esprit en pleine sève et en pleine possession de ses facultés créatrices, sinon de sa maturité. Cette première Éducation sentimentale méritait pourtant d’échapper à l’oubli. On y trouve déjà plusieurs des qualités maîtresses de Flaubert, avec de précieuses indications psychologiques. C’est un document qui nous le fait mieux connaître et mieux aimer. Le livre est, en soi, d’une lecture agréable, un peu improvisé et désordonné, mais vivant et entraînant. Les caractères sont tracés avec beaucoup de relief : le style n’atteint pas à la perfection, et n’y vise peut-être pas, mais il a de la couleur, de la verdeur, du mouvement.

Flaubert dévoile ingénument dans cet ouvrage les côtés les plus sympathiques de sa nature, qui certes ont persisté chez lui jusqu’à la fin et qui s’affirment dans sa Correspondance, mais que ses partis pris esthétiques ont pu dérober à l’attention de plus d’un lecteur de ses œuvres capitales. On l’a considéré souvent, à cause de son principe d’art impersonnel et de son labeur de styliste, pour une sorte de froid parnassien ; ou encore on l’a taxé de misanthropie outrancière, hargneuse et maniaque. Ce livre juvénile suffirait à prouver qu’il n’était ni haineux, ni insensible, que ses dédains et ses foreurs ne seront pour ainsi dire que l’envers de ses exaltations. Bon pour les tièdes de ne jamais se départir d’une modération rationnelle ! S’ils se gardent de la colère et du dénigrement, ils ne s’emportent jamais non plus dans l’admiration : et c’est peut-être la pire des injustices. Ils ne s’adaptent peut-être si sagement au réel que faute d’un idéal un peu fier. Mais les pages les plus féroces de Flaubert révèlent, comme les tirades d’Alceste, des indignations généreuses. On s’y est mépris, parce que son système lui interdisait les épanchements et les parabases. « Le mieux, disait-il, est de les peindre tout bonnement, ces choses qui vous exaspèrent. Disséquer est une vengeance. » Ses implacables dissections de la sottise et de la bassesse, bien loin qu’il s’y complût par une méchanceté diabolique, comme on l’en a parfois accusé, voulaient venger la grandeur, la noblesse, la beauté méconnues et bafouées. Ce prétendu ennemi du genre humain défendait à sa manière les éléments supérieurs de l’humanité. La première Éducation sentimentale ne tombe certes pas dans l’optimisme béat et conventionnel ; on y trouve déjà l’âpre saveur de la réalité ; c’est même un livre assez douloureux, mais tout frémissant d’enthousiasme, animé d’un magnifique élan vers la vie et vers le beau.

Le récit n’annonce nullement l’Éducation sentimentale de 1869 ; il n’y a pas du tout entre les deux textes le même rapport qu’entre les versions successives de la Tentation de saint Antoine. Ni les événements ni les personnages ne sont les mêmes. Toutefois les deux héros de la première Éducation, Jules et Henry, sont deux amis, dont l’un est un rêveur, tandis que l’autre est un homme d’action ; ils font donc penser, par leur camaraderie et par l’opposition de leurs tendances, à Frédéric Moreau et à Deslauriers. C’est à quoi se borne l’analogie directe entre ces deux ouvrages, dont la parenté plus profonde est cependant marquée avec raison par l’identité du titre. Il s’agit toujours, comme disait Goethe, des années d’apprentissage de deux jeunes gens ; et il y a même, dans la première Éducation, une histoire de comédiens, comme dans Wilhelm Meister.

Henry est installé, à dix-huit ans, par les soins de ses parents, dans une espèce de pension tenue par un certain Renaud. Il doit suivre les cours de l’école de droit. Il ne tarde pas à s’éprendre de Madame Émilie Renaud, la jeune et séduisante femme du maître de pension. Elle ne ressemble pas à la Madame Arnoux de la seconde Éducation. On pourrait s’y tromper au début : Henry est timide comme Frédéric, la jeune femme semble honnête. Mais elle marque bientôt quelque impatience de voir Henry s’attarder au rôle d’amoureux transi. Elle se permet quelques coquetteries dont il est fort affligé. Il s’enhardit et elle devient sa maîtresse. Ils s’adorent, ils sont heureux. Flaubert croit donc, en a la possibilité du bonheur, au moins provisoire. Il a mis une tendre et chaude poésie dans le tableau de cette idylle.

Pendant ce temps, Jules éprouve de nombreux déboires. Son père ne lui permet pas d’aller à Paris et le fait entrer dans l’administration des douanes. « Comprends-tu cela, Henry, le comprends-tu ? Moi, dans un bureau ; moi, commis ; moi, écrivant des chiffres !… », etc. Les deux copains avaient rêvé de vivre ensemble pour l’art. « Ah ! Henry, qu’elle est belle, la vie d’artiste !… » Et le pauvre garçon se répand en phrases candides, un peu puériles même, mais touchantes. Dans son chagrin, il évoque les souvenirs encore tout récents de leurs conversations au collège :

Nous causions de tout, nous aimions tout. Comme nous parlions d’amour ! Comme nous chérissions la gloire ! Te rappelles-tu cette admiration pour l’Océan et pour les nuits dorage ? Te rappelles-tu notre passion pour l’Inde et pour la marche des chameaux au désert, pour le rugissement des lions ? Te rappelles-tu tout le temps que nous avons passé à songer à la figure de Cléopâtre et au bruit antique d’un char roulant, le soir, sur une voie romaine ? Et puis nous rêvions à nos maîtresses à venir ; toi, tu voulais une pâle Italienne en robe de velours noir, avec un cordon d’or sur sa chevelure d’ébène, la lèvre superbe, l’allure royale, une taille vigoureuse et svelte, une femme jalouse et pleine de voluptés ; moi, j’aimais les profils chrétiens des statuettes gothiques, des yeux candidement baissés, des cheveux d’or fin comme les fils de la Vierge, je rêvais l’être charmant, vaporeux, lumineux, la fée écossaise aux pieds de neige qui chante derrière les mélèzes au bord des cascades ; rien qu’une âme, mais une âme visible, qu’on peut embrasser sur les lèvres, un esprit qui a des formes, une mélodie devenue femme.

Sur ce romantisme de collégiens, la préface de Flaubert aux Dernières chansons de Louis Bouilhet donne un témoignage concordant. Dans ce Jules, il y a beaucoup de Flaubert lui-même.

Ne pouvant se résigner à l’existence bureaucratique, Jules compose un drame en cinq actes, se flatte de le faire recevoir par le directeur du théâtre de sa petite ville, un nommé Bernardi, et se met à aimer éperdument une actrice de la troupe, Mademoiselle Lucinde :

J’aurais voulu aller avec eux, vivre avec eux, être comédien moi-même, jouer avec Lucinde, être l’Antony qui la tutoie et la presse dans ses bras. Oh ! comme je maudis ma vie régulière et ma famille ! Pourquoi le ciel ne m’a-t-il pas fait naître seul et pauvre, mais libre au moins, comme le bohémien et comme le pâtre ? J’étais fort, et il me semble que la misère même m’eût grandi.

Bien entendu, ces comédiens se moquent du malencontreux Jules. Bernardi ne joue pas sa pièce, Lucinde lui emprunte de l’argent, mais ne couronne pas sa flamme ; toute la troupe déménage à la cloche de bois, et Jules découvre que le directeur est l’amant de son ingénue. Tout cela est trop normal pour qu’on reproche ici au romancier de voir les choses en noir. Mais Jules fait du pessimisme. Il se révolte, comme Vigny, contre l’indifférence de la nature ; contre les cieux qui ne se couvrent pas de nuages quand notre cœur est gros ; contre les fleurs qui parfument l’air quand nous le remplissons de nos cris. « L’amour lui ayant manqué, il nia l’amour ; comme c’était à cause de la poésie qu’il avait été trompé, il y renonça, la regardant comme un mensonge », Il relut René, Werther, les poèmes de Byron, « Mais son admiration se ressentait encore trop de cette sympathie personnelle, qui n’a rien de commun avec la contemplation désintéressée du véritable artiste. » Pourtant il était dans la bonne voie.

Henry, au contraire, planait en compagnie d’Émilie Renaud sur les sommets d’une joie surhumaine. « Ce sont de ces souvenirs-là, quand on en a de pareils, qui réchauffent les os des septuagénaires et leur font regretter la vie. ». Et c’est pourtant Henry qui doit mal tourner. Certes Flaubert lui a fait bonne mesure. Il admet sa sincérité ; il ne rabaisse pas non plus Émilie, qu’il peint comme une héroïne admirable. Tous deux, bien que le père Renaud ne soit guère encombrant, ils veulent s’aimer sans contrainte : ils filent en Amérique. Ils n’y ont pas de chance : leurs ressources s’épuisent, Henry n’a que des déceptions, ils ont à subir la gêne, presque la misère. Émilie est sublime : son amour lui suffit. Mais Henry s’irrite et se lasse. Au bout de dix-huit mois, ils rentrent en France. Henry écoute les conseils de sa famille, trop conformes à ses secrets désirs : il abandonne Émilie, qui se résigne et se réconciliera avec son mari. La rupture s’opère sans drame, sans larmes, comme une chose naturelle et prévue. Ils s’adoraient pourtant. Mais c’est fini, voilà tout. Ce dénouement si calme est plus poignant qu’une catastrophe tragique. Le meurtre ou le suicide, comme dans Racine, c’est encore, une manifestation active, une lutte, une suprême affirmation de révolte contre le destin. Les personnages peuvent mourir : la passion a conservé la même intensité jusqu’à la fin. Ici, c’est la passion et l’âme même qui défaillent et meurent, sans débat. Rien de plus triste, de plus morne, qui donne davantage l’impression d’une chute dans le néant.

Néanmoins la conclusion n’est pas entièrement pessimiste. Émilie et Henry, séparés, ne seront nullement malheureux. Nous souffrons de leur séparation : ils n’en souffrent pas du tout. En somme, avant de s’enliser dans une vulgarité dont ils s’accommoderont à souhait, ils ont eu deux ou trois ans d’une félicité qui ne permet ni de les plaindre, quoi qu’il leur arrive par la suite, ni même de les mépriser tout à fait. D’ailleurs Henry, tout au moins, sera de ceux que la foule envie : homme pratique, adroit et clairvoyant, il va droit à la richesse et aux honneurs. C’est maintenant un philistin, un bourgeois, un arriviste.

Jules, qui a si fâcheusement débuté, s’élève peu à peu jusqu’à une remarquable hauteur intellectuelle. Il s’est débarrassé des enfantillages du romantisme. Il n’a retenu de son passé que le dégoût de l’action et la vocation contemplative. Voué au culte de l’art, il entre dans la grande étude du style, « il observe la naissance de l’idée en même temps que cette forme où elle se fond, leurs développements mystérieux, parallèles et adéquats l’un à l’autre, fusion divine où l’esprit, s’assimilant la matière, la rend éternelle comme lui-même ». Avide de science, car l’imagination ne se nourrit pas de chimères, mais affranchi de préjugés d’école, il parvient à la haute impartialité critique. Tandis que tout réussit à son ami, il semble un déshérité. « Il ennuie ou il irrite : les libertins eux-mêmes se scandalisent de son cynisme, et les filles entretenues trouvent qu’il n’a pas d’âme. » Tandis qu’Henry fait fortune et commence une brillante carrière politique, Jules, simple écrivain sans réputation, a l’air d’un pauvre.

Sa vie est obscure. À la surface, triste pour les a titres et pour lui-même, elle s’écoule dans la monotonie des mêmes travaux et des mêmes contemplations solitaires ; rien ne la récrée ni ne la soutient, elle paraît rude et dure, elle est froide au regard ; mais elle resplendit, à l’intérieur, de clartés magiques et de flamboiements voluptueux… L’Histoire s’étale dans son souvenir, l’humanité se déroule sous ses yeux, il s’enivre de la nature, l’art l’illumine de ses clartés…

Quelle radieuse apothéose ! Comment ne pas reconnaître dans ce Jules, si ardemment célébré, le modèle que se proposait Flaubert — et que d’ailleurs il réalisa ? Comment taxer de pessimisme un livre qui aboutit à la formation de ce « grave et grand artiste » ? Henry déchoit moralement, mais il a eu de belles années, et il est enchanté de son lot. Jules a passé par de rudes épreuves, mais il en est sorti victorieux. À l’un, l’applaudissement de la multitude ; à l’autre, le suffrage de l’élite. Tout ne s’arrange-t-il pas à merveille ? Ironie, certes, mais pessimisme, non pas !

L’Éducation sentimentale de 1869 est bien autrement désolée. Au lieu qu’Henry n’était qu’un médiocre, ayant même eu un moment superbe, Deslauriers est un bas envieux, un vil exploiteur, un individu franchement antipathique. La plupart des personnages épisodiques sont des imbéciles et des mufles. Le tableau de la vie politique à la fin de la monarchie de Juillet, sous la République de 48 et au début de l’Empire n’est qu’une satire perpétuelle, qui n’épargne aucun des partis en présence et ne fait même pas d’exception pour Lamartine. Le protagoniste, le rêveur, Frédéric Moreau, est un simple raté, Jules échappait à toutes ses disgrâces par le bienfait de l’art consolateur. La grande différence entre Jules et Frédéric Moreau, le trait qui indique une forte aggravation de pessimisme, c’est que Flaubert a refusé à Frédéric ce moyen de libération : il n’a pas voulu en faire un homme de lettres véritable ; il ne lui a prêté que des velléités littéraires. Encore est-il que Frédéric a failli saisir cette planche de salut. Il avait entrepris, au chapitre III, de composer une Histoire de la Renaissance. « Peu à peu, la sérénité du travail l’apaisa. En plongeant dans la personnalité des autres, il oublia la sienne : ce qui est la seule manière peut-être de n’en pas souffrir. » S’il y a une manière de ne pas souffrir, on peut ne pas désespérer du tout. Frédéric Moreau n’a aucune énergie et ne persévère pas. C’est sa faute.

On oppose souvent l’Éducation sentimentale et Madame Bovary, que l’on considère comme des romans réalistes, aux autres œuvres de Flaubert. Je crois que Flaubert n’est jamais un réaliste à proprement parler, c’est-à-dire un simple observateur de la réalité moyenne. Les milieux seulement diffèrent de l’un à l’autre de ses ouvrages ; mais soit qu’il nous transporte à Carthage ou en Thébaïde, soit qu’il nous laisse dans le monde parisien ou provincial le plus moderne, il est toujours avant tout un esprit généralisateur, un héritier de Goethe, épris de symboles et de vastes synthèses. Un pénétrant penseur contemporain, M. Jules de Gaultier, trouve dans le « bovarysme » une théorie de l’Histoire universelle, voire toute une métaphysique. Quant à l’Éducation sentimentale, qui passe pour le parangon du réalisme, c’est, au fond, un pendant à la Tentation de saint Antoine. Dans la Tentation, l’univers sensible et intelligible défile devant le saint qui le repousse. Dans l’Éducation sentimentale, c’est Frédéric qui parcourt le champ des expériences humaines, et qui se montre incapable d’en jouir. (Car notez qu’après des déconvenues, il avait fini par être comblé : il est riche et aimé de quatre femmes à la fois, dont une seule, Madame Arnoux, lui résiste, mais avec une tendresse adorable qui interdit, cette fois encore, de voir en Flaubert un pessimiste absolu. Flaubert est pessimiste, mais avec des nuances.) Dans le premier cas, c’est le non-moi qui est condamné : dans le second, c’est le moi. Mais il s’agit bien toujours d’une enquête à conduire et d’un jugement à formuler sur le monde et sur l’homme. Ce besoin de spéculation et de discussion sur la destinée, c’est la marque de l’esprit philosophique, engendrant cette forme de littérature dont Candide et Faust sont probablement les chefs-d’œuvre.

Telle est la vraie filiation de Flaubert. Le réalisme, ou le naturalisme, sont d’une lignée plus modeste.

III. — Flaubert et la critique

MM. René Descharmes et René Dumesnil ont consacré à Flaubert deux volumes3 purement « historiques et documentaires ». Ils contiennent en effet plusieurs documents précieux, entre autres une bibliographie sinon parfaite, du moins très substantielle, et une biographie chronologique indiquant, mois par mois, tous les événements notables de la carrière de Flaubert depuis sa naissance à Rouen (12 décembre 1821) jusqu’à sa mort à Croisset (8 mai 1880) et même un peu au-delà : il y a un appendice pour les « événements posthumes ». On apprend ou l’on se remémore, en parcourant ce tableau récapitulatif, nombre de détails amusants : par exemple que Flaubert a été décoré dans la même promotion que Ponson du Terrail. C’était sous l’Empire. Le ministre a dû se flatter, cette année-là, d’avoir largement protégé la littérature. MM. Descharmes et Dumesnil ont fait beaucoup de petites découvertes qui ont leur prix. Ils ont relevé des lacunes, des erreurs, des leçons suspectes, dans l’édition Conard, qui a rendu de grands services ; mais ce n’est pas encore une édition critique et définitive.

Les chapitres les plus importants sont ceux où MM. Descharmes et Dumesnil examinent l’accueil fait par la presse et l’opinion publique à Madame Bovary et à Salammbô. On regrette qu’ils n’aient pas méthodiquement poursuivi cette enquête pour les autres ouvrages de Flaubert. En ce qui concerne Madame Bovary, l’honneur de la critique a été sauvé, en 1857, par Sainte-Beuve, très élogieux malgré quelques réserves, par Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Nestor Roqueplan, Auguste Villemot, et quelques autres. Mais Duranty considère ce livre comme sec et aride, y voit une « application littéraire du calcul des probabilités » et juge qu’il est « inutile d’entrer dans le point de vue même de l’œuvre », attendu que ses défauts lui « enlèvent tout intérêt ». Charles de Mazade, dans la Revue des Deux-Mondes, dit : « L’auteur de Madame Bovary appartient à une littérature qui se croit nouvelle et qui n’a rien de nouveau, hélas ! — qui n’est même pas jeune… » Un certain Dumesnil s’écrie dans la Chronique : « Madame Bovary est un des livres les plus immoraux que je connaisse. » Poursuivi pour immoralité, Flaubert avait été acquitté par le tribunal correctionnel : mais il y a des critiques plus implacables que les magistrats. Paulin Limayrac, immortalisé par Banville,

Si Limayrac devenait fleur…

s’indigne de trouver chez Sainte-Beuve tant d’indulgence pour un roman immoral. Dans le Journal des Débats, Cuvillier-Fleury compare Flaubert à Dumas fils, ce qui eut le don d’exaspérer Flaubert, et il lui reproche de manquer de style. Je vous assure que je n’invente rien. Pontmartin, dans le Correspondant, présente Madame Bovary comme une preuve de la « décadence manifeste » du roman français. Habans, du Figaro, partage l’avis péremptoire de Cuvillier-Fleury : « Le faible du livre, déclare-t-il, c’est que M. Flaubert n’est pas un écrivain. » Le bon Tony Révillon, dans la Gazette de Paris, n’est pas moins joyeux. Il croit que Flaubert, riche et indépendant, a « mené l’existence des viveurs de province », ce qui est fâcheux, car « pauvre il eût travaillé » ! Merlet, dans la Revue Européenne, écrit : « Au lieu de partager les mouvements qu’il veut provoquer, de communiquer au lecteur la secousse électrique, d’imprimer l’élan à notre sensibilité, il nous abandonne à l’aveugle fatalité d’un spectacle auquel ne président ni le cœur, ni la conscience. » Ce digne Merlet, qui accuse Flaubert d’insensibilité, en termes si prudhommesques, n’a donc pas été ému par le récit de la mort d’Emma ? Hippolyte Rigault, autre régent de collège, regarde Flaubert et Feydeau, l’auteur de Fanny, comme « de bons élèves de Delille, qui cependant pousseraient la recherche du vrai jusqu’à la dernière limite du faux ». Mais la palme revient à un nommé Aubineau, rédacteur à l’Univers. Après quelques niaiseries préalables, quelques tirades contre Balzac, qui a « travaillé efficacement à la démoralisation de son siècle », et contre Flaubert, dont l’œuvre « laborieuse, vulgaire et coupable » est telle qu’on n’en peut donner une analyse, après avoir proclamé que « l’art cesse du moment qu’il est envahi par l’ordure » et avoir flétri le « style médicinal » (sic) de l’auteur de Madame Bovary, cet Aubineau, renchérissant sur Limayrac, ajoute : « On dit que l’article de M. Sainte-Beuve sur le livre dont nous parlons et ses éloges ont déterminé le Moniteur à se priver des communications du célèbre critique. Nous ne pouvons qu’y applaudir. Il y a quelque chose de plus précieux pour le Moniteur et de plus utile, qu’il doit acquérir et conserver avec plus de soin que le talent et le concours de M. Sainte-Beuve, c’est l’assentiment des esprits droits et des cœurs attachés à la morale. » Or, Sainte-Beuve ne quitta le Moniteur que onze ans plus tard, à la fin de 1868, pour entrer au Temps. Le prétendu dissentiment entre l’illustre auteur des Lundis et la direction ou les lecteurs de son journal semble donc avoir été une pure invention du moraliste de l’Univers, qui dénonçait un confrère et travaillait à le priver de son emploi, par zèle pour la vertu.

Après Salammbô, de bonnes âmes s’évertuèrent derechef à peindre Flaubert et ses partisans « comme des hommes tarés dont la seule originalité consistait à assurer la victoire par le scandale ». Les mêmes sottises et les mêmes vilenies se renouvellent toujours à la moindre occasion. Les symbolistes, qui étaient pour la plupart d’honnêtes fils de familles bourgeoises, animés d’une passion juvénile pour la littérature, n’ont-ils pas souvent été présentés comme des gens sans mœurs et des anarchistes des plus dangereux ? Lorsque parut Salammbô, les revues de fin d’année rivalisèrent d’austérité avec les revues sérieuses. Dans Folammbô ou les cocasseries carthaginoises, dont la première représentation eut lieu au Palais-Royal, le 1er mai 1863, Laurencin et Clairville vengèrent triomphalement la pudeur par quelques calembours et quelques couplets de facture. Ce fut, du reste, leur seul triomphe : la pièce tomba, et il n’est même pas certain que Flaubert en ait soupçonné l’existence. Cependant Salammbô avait réussi. L’Éducation sentimentale échoua. Il paraît que Victor Fournel résuma l’impression générale en parlant de « condensation d’ennui à la fois intense et compacte » et d’« atmosphère lourde, rampante et comprimée ».

Malheureusement, MM. Descharmes et Dumesnil n’ont pas achevé cette édifiante histoire des jugements portés sur Flaubert par les défenseurs de la morale et du bon goût. Notons, pour finir ce chapitre sur une note plus consolante, que Mgr Dupanloup n’hésitait pas à qualifier Madame Bovary de chef-d’œuvre et qu’Edmond About mandait de Grenoble à Flaubert qu’un de ses amis, professeur au lycée de cette ville, était un fervent admirateur dudit chef-d’œuvre. Cet ami, qu’About ne nomme pas, on l’a reconnu : c’était Sarcey.

Malgré son titre plus ambitieux, le livre de M. Louis Bertrand4 n’est qu’un recueil de fragments sur diverses questions relatives à Flaubert. On a énormément écrit sur ce grand romancier, mais il n’existe jusqu’à présent qu’un seul livre constituant une véritable étude d’ensemble sur sa vie, son œuvre et son esprit : c’est celui de M. Émile Faguet (dans la collection des Grands écrivains). Il est extrêmement ingénieux, instructif et attrayant, comme tout ce que signe M. Émile Faguet, mais il est injuste, presque aussi injuste que les articles de Brunetière dans le Roman naturaliste et dans le deuxième tome d’Histoire et littérature. Dans ce volume de M. Faguet, tous les ouvrages de Flaubert, à l’exception de Madame Bovary, sont successivement déclarés ennuyeux : c’est le refrain, qui revient à chaque chapitre. Je connais quelques personnes à qui Salammbô et la Tentation de saint Antoine, notamment, paraissent toujours, après des lectures répétées, deux des livres les plus amusants de la langue française. Même si l’on en discutait ensuite la valeur essentielle, comment rester insensible à ces débauches de couleurs et de sonorités ? Une autre idée fixe de M. Faguet est de vouloir faire passer Flaubert pour un être foncièrement inintelligent et obtus, tranchons le mot, pour un imbécile. Il relève à sa charge quelques jugements critiques erronés. C’est entendu, mais des professionnels de la critique et de l’histoire littéraire en ont commis bien d’autres. Quant à l’inaptitude de Flaubert à concevoir des idées générales, elle ne peut être supposée que par une confusion de la théorie exposée abstraitement, qui n’est pas l’affaire d’un artiste, avec la pensée immanente dans une œuvre et traduite ou suggérée par les moyens propres à l’art, qui est aussi un langage. Est-ce qu’un Léonard de Vinci ou un Beethoven n’avaient point d’idées générales ? Ayant déjà moi-même bataillé pour faire reconnaître à Flaubert la qualité de penseur, j’ai été particulièrement charmé, encore plus que du chapitre où M. Bertrand affirme une légitime admiration pour Salammbô, de celui où il définit en termes excellents la nature foncièrement intellectualiste de l’esthétique de Flaubert.

M. Louis Bertrand a très bien vu que Flaubert n’était nullement un réaliste et pas davantage un simple romantique.

La méthode qu’il a toujours préconisée en art est éminemment intellectuelle, en ce sens que sans nier le sentiment, — bien au contraire, — il le subordonne à l’intelligence. La première règle de cette méthode, c’est que l’artiste doit se borner à représenter, sans prétendre à conclure… L’artiste est dans le monde comme le Dieu de Spinoza. Invisible et présente, la substance divine pense éternellement l’univers, qu’elle crée, sans but et sans fin. L’art ne fait qu’imiter cette divine contemplation. Contempler, comprendre, représenter, voilà son œuvre, — œuvre qui requiert l’effort de tout l’homme, mais dont la récompense est si haute. La pensée qui contemple excite une émotion, qui passe les plus beaux ravissements…

Voilà pourquoi Flaubert enseignait l’art objectif, impersonnel, affranchi des contingences individuelles ou utilitaires. Parce qu’à l’aide de la sensibilité et de l’imagination il saisit le concret, tout en apercevant les lois abstraites, l’art est supérieur à la science, qui laisse échapper l’élément qualitatif, irréversible, idiosyncrasique. Mais toute cette vie ondoyante et palpitante par où l’art étreint la réalité doit être transportée sur le plan intellectuel et dominée par l’artiste, qui est le vrai contemplatif, le vrai voyant. Peut-être M. Bertrand embrouille-t-il un peu les choses lorsqu’il ajoute que devant la beauté, « l’esprit abdique, la logique perd ses droits », et lorsqu’il prête à Flaubert une conception voisine de celles de William James et de M. Bergson sur « l’antinomie du réel et de la pensée logique ». La logique n’est pas la seule forme d’activité intellectuelle et l’esprit, chez Flaubert, n’abdique jamais. Le mot fameux de saint Antoine : « Être la matière ! » ne signifie pas précisément l’appétit d’abdication qu’on y a cru voir, mais plutôt un désir panthéistique de pénétrer le non-moi pour le mieux connaître. « La vie ne vaut que comme instrument de la connaissance. » Ce mot de Nietzsche s’applique assez bien à la doctrine de Flaubert.

M. Louis Bertrand se montre quelque peu timide dans son apologie pour la célèbre phrase de la préface aux Dernières chansons de Bouilhet : « Si les accidents de ce monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité… », etc. On a voulu interpréter ce passage comme la manifestation d’une monomanie d’homme de lettres. Eh quoi ? le monde ne serait qu’une illusion, sans autre intérêt que de servir à l’art ? Cette littératurite aiguë a été regardée comme monstrueuse. M. Bertrand articule que ce n’est qu’un artifice de méthode : Flaubert aurait voulu dire « non point que le monde n’a de réalité que transposé dans l’art, mais que l’artiste doit faire comme si cela était ». Je crois au contraire que Flaubert a voulu dire ce qu’il a dit. M. Bertrand abuse aussi de ce mot d’une lettre à George Sand : « Je ne suis pas si cuistre que de préférer des phrases à des êtres. » Flaubert était assurément un brave homme, très bon et très capable de tendresse. Mais il ne s’agit pas de cela, et il ne s’agit pas non plus seulement de phrases. La vérité est que Flaubert, comme Renan, considérait que l’univers évolue vers une conscience plus claire de lui-même, que c’est sa raison d’être, qu’il ne peut prendre cette conscience de lui-même que dans la pensée humaine, éminemment représentée par les artistes et les savants, de sorte qu’il est simplement exact de dire que l’art et la science, loin de se subordonner à quelque autre fin, constituent en effet le véritable but de la vie universelle.

Il faut tout de même féliciter M. Louis Bertrand d’avoir à peu près vaincu ses anciens préjugés. Il était naguère de cette école qui dédaigne la pensée, ou la relègue tout au plus au rang de servante, et professe l’adoration mystique de la Vie (la vraie « nouvelle idole » aujourd’hui, et qui a supplanté celle dont parlait M. de Curel dans son beau drame).

 

Mais un défenseur autrement catégorique de l’intellectualisme de Flaubert, c’est M. Jules de Gaultier, philosophe et non littérateur de profession, auteur d’un ouvrage intitulé : le Bovarysme. Il en a repris et développé les thèses avec une force et une clarté supérieures dans deux articles sur le « génie de Flaubert » 5. Il montre que le bovarysme, c’est-à-dire la faculté de se concevoir autre qu’on n’est, constitue « l’erreur créatrice », sans laquelle l’harmonie parfaite engendrerait l’immobilité, l’inconscience et le néant, car « toute tendance allant sans obstacle vers sa fin naturelle s’y confondrait avec sa réalisation », de sorte qu’« à pousser l’hypothèse à sa limite, ce qui ne peut être évité dans le domaine de la spéculation métaphysique, toutes les choses en viendraient à s’abolir dans l’unicité du but atteint de toute éternité ». Je remarque en passant la concordance de cette théorie de M. Jules de Gaultier avec celle de la création nécessaire à Dieu (dont M. Charles Péguy a tiré un bon parti dans ses Mystères de Jeanne d’Arc). Flaubert n’a pas inventé le bovarysme, et M. Jules de Gaultier en montre un éclatant exemple, entre autres, dans Don Quichotte. (C’est Émile Montégut qui a le premier comparé Flaubert à Cervantès.) Mais si l’on considère la persistance du même type à travers l’œuvre de Flaubert, dont tous les protagonistes, d’Emma Bovary à saint Antoine, à Bouvard et à Pécuchet, se ressemblent par ce besoin de se concevoir autres qu’ils ne sont, par cette erreur du soi sur le soi, on reconnaîtra que le maître de Croisset a mis en pleine lumière et s’est vraiment approprié cette conception féconde.

Bien entendu, il n’en a eu que « la vision artiste », selon son rôle ; il n’avait pas à la réduire en théorèmes. Une vue philosophique si profonde suffit à démontrer le génie de ce Flaubert, qu’on a longtemps pris pour un humble styliste. Je ne puis suivre M. Jules de Gaultier dans ses déductions si remarquables sur le bovarysme de l’absolu et du bonheur, qui a poussé de tout temps les hommes à construire des mythologies (la Tentation de saint Antoine), ou à ériger la science en religion, suivant un incurable messianisme qui remplace la Terre-Promise par le progrès scientifique et humanitaire. Dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert raille cette fausse notion de la science, non la science elle-même. Le romantisme a été une terrible crise, parce qu’il a continué de cultiver les anciennes illusions dont il ruinait les bases traditionnelles (persistance de l’aspiration à l’infini, à l’au-delà, malgré la négation de la foi, etc.). Flaubert renonce complètement à la chimère. Il n’attend rien de la science ni de l’art, aucun service pratique, aucune prise sur le bonheur ni sur l’absolu : il en fait uniquement les objets d’une contemplation désintéressée et qui ne conclut pas. « À l’interprétation morale et finaliste du monde, il a substitué une interprétation esthétique. » C’est la délivrance. Elle n’est accessible qu’au petit nombre, mais le grand nombre, soumis à l’instinct, n’a guère connu le mal romantique et n’avait pas besoin d’un remède.

Bref, M. Jules de Gaultier (qui exagère peut-être un peu tout de même) assimile Flaubert à Goethe et à Shakespeare. Il célèbre en lui avant tout le don par excellence du génie français : l’intelligence. Flaubert est bien vengé des insolences de Brunetière, qui le prenait de haut avec lui et proclamait que sa haine fameuse de la bêtise humaine n’était « rien de plus que la projection de sa propre sottise, à lui Flaubert, sur les choses qu’il ne pouvait comprendre » !!

Anatole France et la Révolution

Plusieurs grands écrivains de notre époque ont eu pour commune destinée de plaire et de déplaire tour à tour ou simultanément à tous les partis. Ils ont ainsi encouru le grief d’inconsistance et de versatilité. Telle fut l’aventure de Taine, honni jadis par Mgr Dupanloup et plus récemment par M. Aulard. Telle fut aussi celle de Renan, dont M. Combes inaugurait le monument à Tréguier, tandis que d’autres excellents démocrates le flétrissaient comme un corrupteur et un ennemi du peuple. La renommée de M. Anatole France n’échappera point à ces vicissitudes. Et le récit des temps de la Révolution, qu’il intitule Les Dieux ont soif 6, va peut-être le faire dénoncer comme réactionnaire. L’accusation de tomber tantôt dans la réaction, tantôt dans l’anarchie, ne peut guère être évitée par un esprit vraiment libre, mais ne saurait beaucoup l’émouvoir. De bonnes âmes expliquent ces mouvements divers de l’opinion par le droit qu’elles concèdent aux auteurs d’évoluer à leur guise. Ce droit existe sans doute, et d’un mot plus décisif M. Anatole France réclame, après Renan, celui de se contredire. Cependant il se trouve en général que ces évolutions ou ces contradictions ne sont qu’apparentes. L’erreur des partis est de se jeter avidement sur ce qui leur agrée, comme sur une proie, sans pénétrer l’ensemble d’un système et sans en découvrir tout de suite les aspects moins favorables à leurs préjugés. En fait, la pensée des maîtres les moins dogmatiques présente presque toujours, sous les variations superficielles, un développement organique, une solide cohésion. Il semble bien du moins que ce soit le cas de M. Anatole France, et les lecteurs qu’auront un peu surpris d’abord certains chapitres de son nouveau roman reconnaîtront bientôt qu’il s’accorde à merveille avec ses précédents ouvrages. Le plus parfait des écrivains contemporains ne met pas moins d’ordre ni d’harmonie dans ses idées que dans son style.

Le héros de ce roman, Évariste Gamelin, élève de David et peintre de son état, n’est encore, au printemps de 1793, qu’un très petit personnage. Il vit chichement, avec sa vieille mère, dans un modeste logement de la place de Thionville, ci-devant place Dauphine. Il a des convictions ardemment révolutionnaires ; mairies jours sont mauvais pour les artistes. La Révolution a supprimé l’Académie royale, banni ou ruiné les riches amateurs, détruit le prestige de l’art français en Europe. Fragonard et Greuze sont eux-mêmes réduits à la misère. D’ailleurs, Évariste Gamelin les méprise : il affirme que les Watteau et les Boucher ne travaillaient que pour des tyrans et pour des esclaves ; il ajoute que la postérité dédaignera leurs frivoles ouvrages, en quoi il montre qu’il ne prévoyait pas la vente Doucet. Mais il est vrai que pendant un demi-siècle, ainsi que Font raconté les Goncourt, on a pu avoir des Fragonard et des Chardin pour vingt francs sur les quais. Comme David, Évariste Gamelin préconise le retour à l’antique. Il veut une peinture noble et républicaine. M. Anatole France laisse voir qu’il ne le juge pas très intelligent et qu’il n’approuve pas beaucoup l’influence de la Révolution sur les arts.

La mère Gamelin se plaint amèrement de la cherté des vivres. Mais elle n’ose critiquer l’enthousiasme de son fils pour Marat et pour Robespierre ; elle reconnaît que c’est un bon fils, d’un naturel affectueux et doux. Le marchand d’estampes Jean Blaise estime que la Révolution dure trop et qu’elle ennuie. Évariste Gamelin est révolté de cet incivisme. Il est l’amoureux naïf et gauche de la fille du marchand, Élodie Blaise, avec qui il échange des aveux dans le ton de Saint-Preux et de Julie d’Étanges, près des Champs-Élysées, à la chaumière de la Belle Lilloise, dont le jardin contient de fausses ruines et de faux tombeaux, pour charmer les amants de la vérité, disciples de Jean-Jacques. Élodie avoue au peintre qu’elle lui a donné un prédécesseur : c’est en réalité un petit clerc de procureur, qui l’a quittée pour se consacrer à une femme mûre. Évariste ne doute pas qu’elle n’ait été séduite par un aristocrate, et il l’appelle : « Chère victime de la corruption monarchique ». Sincèrement vertueux, Évariste convient avec sa bien-aimée, en raison de l’hostilité du père Blaise, de « prendre l’auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle ». Véritablement bon, il se privera de son pain, conquis après une longue attente à la porte d’une boulangerie, pour en faire l’aumône à une pauvre femme. Mais cet homme si doux deviendra féroce, lorsqu’il sera nommé juré au tribunal révolutionnaire, aux appointements de dix-huit livres par séance, grâce à la protection d’une femme d’intrigue, la Rochemaure, qui compte sur lui pour faciliter ses trafics et ses spéculations véreuses.

En contraste avec le jacobin Évariste, M. Anatole France nous décrit l’ancien traitant Maurice Brotteaux, un vieillard, qui vivait naguère dans le faste et habite maintenant un grenier où il fabrique des pantins pour subsister. Brotteaux subit l’adversité avec philosophie. C’est un aimable épicurien, athée avec délices, qui ne se lasse point de relire Lucrèce et s’enthousiasme pour Voltaire, surtout pour Helvétius et d’Holbach, mais tient Jean-Jacques dans la plus piètre estime. Il n’est pas douteux que, comme autrefois l’abbé Jérôme Coignard, ce Brotteaux ne soit sur bien des points le porte-parole de l’auteur, dont la vraie position apparaît ainsi clairement : le livre contiendra une vive critique de la Révolution, mais au nom de maximes aussi opposées que possible à celles de la plupart des contre-révolutionnaires.

Brotteaux imprime volontiers à ses propos une allure spirituellement paradoxale. Il dira par exemple : « L’unique fin des êtres semble de devenir la pâture d’autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit naturel ; en conséquence la peine de mort est légitime, à la condition qu’on ne l’exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j’aie des instincts pervers, car je répugne à voir couler le sang… » Évariste Gamelin lui répond :

Les républicains sont humains et sensibles. Il n’y a que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut nécessaire de l’autorité. Le peuple souverain l’abolira un jour. Robespierre l’a combattue, et avec lui tous les patriotes ; la loi qui la supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous le glaive de la loi.

Le déisme d’Évariste et de Robespierre est impitoyablement raillé par Brotteaux :

Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui est de la terre, vous êtes, quant au ciel, conservateur et même réacteur. Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et je trouve singulier que les Français, qui ne souffrent plus de roi mortel, s’obstinent à en garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu’est-ce que la Bastille et même la Chambre ardente auprès de l’Enfer ?

Rien ne semble plus ridicule à Brotteaux que cet aphorisme d’Évariste, emprunté à Jean-Jacques : « La vertu est naturelle à l’homme ; Dieu en a déposé le germe dans le cœur des mortels. » Brotteaux déclare :

Jean-Jacques Rousseau, qui montra quelques talents, surtout en musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l’exemple de tous les crimes et de tous les vices que l’état social corrige ou dissimule. On doit aimer la vertu ; mais il est bon de savoir que c’est un simple expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que nous appelons la morale n’est qu’une entreprise désespérée de nos semblables contre l’ordre universel, qui est la lutte, le carnage et l’aveugle jeu des forces contraires.

Lorsque Évariste lui annonce triomphalement l’institution prochaine du culte de la Raison et se flatte d’obtenir son adhésion à une religion si sage, Brotteaux, imperturbable, réplique : « J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes. » Carlyle reprochait à la Révolution française d’avoir manqué de caractère religieux. M. Anatole France considère qu’il s’est lourdement trompé et admet, avec Michelet, qu’elle a été une église. Mais bien loin de l’en glorifier, comme Michelet, il y voit, ou du moins Brotteaux y voit son erreur fondamentale et une nouvelle vérification flagrante du vers fameux de Lucrèce :

Tantum religio potuit suadere malorum !

En outre, M. Anatole France aperçoit dans la thèse optimiste sur la bonté de la nature et de l’homme la source de tous les excès et de toutes les cruautés. Car il en résulte que tout homme non vertueux est un monstre, en horreur à la nature elle-même et indigne de pitié. Et le fanatisme jacobin regarde comme des monstres tous les dissidents. Au contraire, le scepticisme radical de Brotteaux lui enseigne l’indulgence et la douceur. Cet athée endurci arrache aux griffes d’une foule stupide et sanguinaire un vieux moine, le père Longuemare, le recueille et le nourrit dans sa mansarde. Cette rencontre fait songer à celle de l’évêque et du conventionnel dans les Misérables ; mais il n’y a rien de théâtral ni d’emphatique dans le roman de M. Anatole France. Brotteaux et son moine sont tous les deux des victimes de la Révolution, et néanmoins l’antagonisme foncier des deux caractères ne s’efface ni ne s’atténue jamais. Ils disputent sans merci. Les théories blasphématoires de Brotteaux effarent le digne barnabite, qui ne craint pas lui-même de reprocher vertement à l’ancien traitant son ignorance des vérités élémentaires de la théologie. Ils n’ont qu’un trait commun : la bonté. D’où il ressort que M. Anatole France la juge plus compatible avec une foi ancienne et traditionnelle qu’avec une religion artificielle et de fabrication récente comme celle des jacobins. Le barnabite pratique l’humilité chrétienne et l’ironie de Brotteaux ne prend point la nature humaine au sérieux, tandis que les jacobins sont possédés de cet orgueil que M. Jérôme Coignard tenait déjà pour le plus pernicieux des vices ; encore un point sur lequel les sceptiques et les traditionnalistes sont d’accord. Brotteaux sauve une fille des rues, nommée Athénaïs, que poursuivaient des agents du Comité de sûreté générale. Cette redoutable ennemie de la République a seize ans ; elle est restée gentille dans sa triste déchéance. Par humanité, Brotteaux l’emmène chez lui et demande timidement au père Longuemare la permission d’offrir à cette malheureuse un asile jusqu’au lendemain dans leur galetas. « De quel droit m’y opposerais-je ? répond le barnabite. Et pour me croire offensé de sa présence, suis-je sûr de valoir mieux qu’elle ? »

Cependant que l’immoral négateur Brotteaux accomplissait ces bonnes actions, le vertueux et humanitaire Évariste Gamelin s’acquittait, au tribunal révolutionnaire, de ses fonctions de juré, qui n’étaient point une sinécure ; ainsi que l’avait prophétisé Camille Desmoulins7, les dieux allaient avoir soif. Brotteaux avait conseillé à Gamelin de s’en rapporter au sort des dés : « En matière de justice, disait-il, c’est encore le plus sûr. » Évariste préfère s’en remettre à sa conscience : c’est autrement terrible pour les accusés. M. Anatole France analyse d’une façon bien pénétrante la psychologie de ce tribunal formidable. Il était dominé par la vieille conception monarchique de la raison d’État. Formé par huit siècles de pouvoir absolu, c’est d’après les principes du droit divin qu’il foudroyait les ennemis de la liberté. Ses magistrats différaient très peu de ceux de l’ancien régime, et avaient de bonnes raisons pour cela : Herman avait été avocat général au conseil d’Artois, Fouquier-Tinville procureur au Châtelet. « Mais Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire. » Encore une des sornettes qui excitent la risée de M. Anatole France. Comme si l’on pouvait changer les hommes tout d’un coup, avec des lois et des décrets ! Quant aux jurés, c’étaient des individus médiocres, quelconques, ni meilleurs ni pires que d’autres, simples jouets des circonstances. Il y avait les indifférents, les tièdes, les raisonneurs sans passion. Il y avait aussi ceux qui jugeaient avec le cœur. « Ceux-là condamnaient toujours. C’étaient les bons, les purs. » Il n’y a pas de preuves ? Mais il n’y a jamais de preuves. Il s’agit bien de savoir si cet accusé est innocent ou coupable ! Il faut sauver la République. Après les scrupules du début, Évariste Gamelin devient implacable. Il envoie à la guillotine sans hésitation des fournées de suspects, y compris des femmes du peuple, par exemple une porteuse de pain accusée d’avoir crié : « Vive le roi ! » Ainsi le veut l’égalité : l’échafaud ne saurait être un privilège aristocratique. Gamelin flairait partout des conspirateurs et des traîtres. Il se noyait dans le sang, pour le salut de la patrie. Et tous les soirs il rejoignait clandestinement Élodie, à qui il faisait horreur et qui ne l’en aimait que davantage.

Un jour Évariste croit reconnaître dans un jeune émigré le séducteur d’Élodie. Il se trompe, mais poussé par la jalousie, il n’a de cesse qu’il n’ait fait livrer ce jeune homme au bourreau. Julie Gamelin, sœur d’Évariste, s’était enfuie avec un aristocrate, Fortuné de Chassagne, qui est coffré sur la dénonciation d’un boucher qu’il avait corrigé jadis pour lui avoir vendu de la viande à faux poids. Julie, qui adore Fortuné, supplie sa mère d’intervenir auprès d’Évariste. Mais Évariste répond à sa mère qu’il dénoncerait sa sœur s’il savait où la trouver. Et il condamne rageusement Fortuné Chassagne. À la sortie du tribunal, Julie lui crache à la figure en rappelant : « Caïn ! » Brotteaux, le père Longuemare et la petite Athénaïs ont été arrêtés aussi. M. Anatole France fait un tableau saisissant de la vie des prisonniers à la Conciergerie. Ils sont gais ou affectent la gaieté ; beaucoup sont de frivoles écervelés ; les plus intelligents sont tristes. Lorsqu’il entend son arrêt de mort, Brotteaux veut sourire, mais une atroce douleur lui saisit le cœur et les entrailles et il est près de défaillir. Tous ont une attitude héroïque et simple dans la fatale charrette, Pourtant Brotteaux, tout pénétré de la sagesse de Lucrèce qui lui promet la paix du néant, envie au barnabite cette folie qui lui cache l’univers.

Mais l’indifférence et la lassitude du peuple annoncent la fin de la Terreur. C’est bientôt le 9 Thermidor. Vingt-quatre heures après Robespierre, en qui M. Anatole France voit un bourgeois médiocre, bavard et procédurier (le portrait ne diffère pas beaucoup de celui que Taine a tracé dans les Origines), Évariste Gamelin est à son tour guillotiné. En allant au supplice, il a fait les suprêmes réflexions que voici : « Je meurs justement. Il est juste que nous recevions ces outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous avons été faibles ; nous nous sommes rendus coupables d’indulgence… »

En définitive, de ce chef-d’œuvre, si vivant, si poignant, tellement nourri d’idées et d’observations de toutes sortes qu’une analyse n’en peut être que dérisoirement incomplète, il ressort avec évidence que M. Anatole France n’aime pas la Révolution. Certes il s’efforce d’être juste : il admet que la Terreur même a pu être utile, étouffer des complots et des révoltes, signifier aux généraux qu’il fallait vaincre ou mourir. Et ce n’est pas qu’il regrette l’ancien régime. Mais enfin son antipathie contre les révolutionnaires n’est pas contestable. On peut même dire qu’ils n’avaient point été si rudement malmenés depuis Taine. Bien des gens s’en étonneront, certains s’en scandaliseront peut-être. En ces dernières années, M. Anatole France a fait figure d’un homme d’extrême gauche. Ne dément-il point aujourd’hui ses campagnes socialistes ? Et ce socialisme n’avait-il point démenti le dilettantisme souriant de la première partie de sa carrière ? Faut-il diviser cette carrière éclatante en trois étapes distinctes et contradictoires ? Je ne le pense pas. Ce n’est point au nom de thèses rétrogrades ou simplement conservatrices que M. Anatole France réprouve la Révolution, mais au nom d’une doctrine plus avancée de plus efficace et de plus complet affranchissement. On remarquera, du reste, que Jérôme Coignard et le Jardin d’Épicure révélaient déjà un faible admirateur ou même un adversaire de la philosophie de Jean-Jacques et de la Révolution. Le bon maître de Jacques Tournebroche, M. l’abbé Coignard, qui ressemble tant à notre bon maître Anatole France, était « le plus sage des moralistes, une sorte de mélange merveilleux d’Épicure et de saint François d’Assise ». Les fureurs des jacobins et leur manie de certitude n’auraient pu lui inspirer qu’une invincible répugnance. Rappelez-vous, d’autre part, l’harmonieuse évocation de Pallas Athénè, à la fin du discours de Tréguier, et les vers délicieux à Hellas qui ouvrent les Noces corinthiennes. M. Anatole France est essentiellement un adorateur de la sagesse et de la beauté grecques. Toute révolution brusque et violente doit l’excéder par son désordre brutal et son impertinente prétention de bouleverser le cours des lois historiques. Il déteste les tendances que l’on désigne en langage vulgaire par le terme un peu vague, mais commode, de réaction. Il souhaite le règne de la raison et de la justice. Mais il ne le croit réalisable qu’au moyen de longs et patients efforts. Quant à son socialisme, on en discerne les motifs profonds, si l’on prend garde qu’Athènes et Rome lui semblent avoir approché de très près cet état idéal, sauf sur un point, qui a tout perdu. La culture antique s’est effondrée sous la victoire du christianisme, parce que l’empire romain, chef-d’œuvre d’organisation politique, avait le tort de négliger ses millions d’esclaves et de déshérités. (Sur la pierre blanche.) La civilisation rationnelle ne sera donc solidement constituée que par une très large participation des masses populaires à ses bienfaits. On peut discuter les théories de M. Anatole France ; mais elles se tiennent : et cette œuvre s’impose à l’admiration non seulement par sa grâce lumineuse et vraiment attique, mais par son enchaînement logique et sa forte unité.

Chateaubriand et Jules Lemaître8

Les conférences de M. Jules Lemaître sur Chateaubriand ont été l’événement littéraire de l’année. Nos frivoles contemporains se sont passionnés pour ou contre l’auteur des Martyrs ; et un ouvrage de critique a figuré, au théâtre, dans les revues. M. Jules Lemaître seul peut opérer de ces miracles. À vrai dire, la politique s’en est un peu mêlée. Henri Heine disait que les Allemands ne nous ont point pardonné la mort de Conrad de Hohenstaufen ; il y a des royalistes qui ne pardonnent pas à Chateaubriand ses campagnes du Journal des Débats contre le ministère Villèle. Reconnaissons qu’ils n’ont pas absolument tort et que Chateaubriand fut un royaliste assez incommode. Sainte-Beuve le compare à ces épouses acariâtres qui abusent de leur vertu pour empoisonner par des scènes perpétuelles l’existence de leurs maris. Sans épigramme, c’était surtout, en politique, un superbe amateur, animé au plus haut point de la passion naturelle aux gens de lettres pour l’opposition à tout prix. Toutefois le gouvernement de la Restauration aurait agi plus habilement en s’assurant le concours de ce grand écrivain : son génie excusait bien des faiblesses et méritait plus d’égards. M. Jules Lemaître lui-même reconnaît qu’il fut congédié du ministère fort cavalièrement, et que Louis XVIII professait sur ses ouvrages les opinions de l’abbé Morellet et de Ginguené. Au surplus, quel que soit l’intérêt de la carrière politique de Chateaubriand, à laquelle M. Cassaigne a consacré une substantielle étude9, son rôle littéraire garde une autre importance. On les dit inséparables. En fait, rien n’eût empêché Chateaubriand de se contenter d’écrire : il aurait très bien pu n’avoir point la fantaisie d’être un homme d’État. En principe, on prétend que la littérature inquiète de Chateaubriand, avec son goût de l’horreur, des ruinés et des naufrages, conduisait logiquement à l’anarchie politique. M : Charles Maurras a inauguré le mouvement antichateaubriandiste, si l’on peut ainsi parler, en développant cette théorie dans une brochure10 parue en 1898. Mais quand il serait vrai, une inflexible et infatigable logique n’est pas ce qui mène le monde. Et l’on peut tirer de la lecture de Chateaubriand, comme d’une longue suite de traverses et de périls, une très conservatrice aspiration au repos. En tout cas, il est licite d’examiner l’œuvre en soi ; la beauté littéraire reste indépendante des doctrines politiques, et elle s’impose heureusement avec plus de certitude. Il y a des écrivains remarquables dans tous les partis ; il y en a même qui n’appartiennent à aucun parti ; et c’est en dehors de toute considération de cet ordre que le critique ou l’historien littéraire a le devoir de les juger.

Le volume de M. Jules Lemaître a tout l’agrément qu’on attendait. On y retrouve la finesse la souplesse et la grâce qui ont fait la brillante fortune de ses précédents ouvrages du même genre. Mais M. Jules Lemaître n’est pas impartial : il n’a pas voulu l’être ; on sent même qu’il s’évertue à ne l’être point. À plusieurs reprises, il s’écrie que malgré tout il aime Chateaubriand. On a cru à une ironie. Je pense qu’on s’est trompé et qu’il a été séduit en effet, comme tout le monde, par les sortilèges de ce magicien. Mais il s’évade des jardins d’Armide par un effort de volonté, et il recommence alors à dénigrer, comme on accomplit une tâche. Certes, la critique a ses droits, dont un esprit libre peut user sans ménagements envers ce qu’il admire le plus. De vives critiques et de mordantes railleries ne sont pas incompatibles avec une réelle admiration. Les Grecs ne se gênaient pas pour blaguer leurs héros et leurs dieux. Mais on regrette de découvrir dans le livre de M. Jules Lemaître une malveillance systématique et un persiflage un peu mesquin.

Dès la page 3, il cite les lignes fameuses des Mémoires d’outre-tombe sur la naissance de François-René (qu’il appelle François-Auguste, malgré les rectifications authentiques) et sur « le bruit de la tempête qui berça son premier sommeil ». Et il ajoute : « Bref, Chateaubriand naquit sans aucune simplicité. » Or, une note d’Edmond Biré, dans son édition des Mémoires, est ainsi conçue :

Chateaubriand n’a point imaginé cette tempête romantique, qui éclate pourtant si à propos à l’heure même de sa naissance. M. Charles Cunat, le savant et consciencieux archiviste de Saint-Malo, confirme de la façon la plus précise, dans son écrit de 1850, l’exactitude de tous les détails donnés par le grand poète.

Suivent des renseignements circonstanciés sur le gros temps qui sévissait à Saint-Malo, sur l’horrible bourrasque de la nuit du 3 au 4 septembre 1768, sur les prières et cérémonies propitiatoires ordonnées par l’évêque et les chanoines à cette occasion, « comme aux époques des plus grandes calamités ». L’affaire n’est pas de conséquence : mais pourquoi, dès le début, M. Jules Lemaître insinue-t-il une accusation de pose et de hâblerie, alors que nous avons justement sur ce point des garants de la véracité de Chateaubriand ? Sans preuves ni discussion. M. Jules Lemaître révoque constamment en doute les récits de René : « Je ne puis m’empêcher de croire qu’il a triché… Tout cela, à ce qu’il raconte… », etc. Il se moque du « tempérament de fer » qui aurait permis à Chateaubriand de relever très vite d’une grave maladie. Ce tempérament de fer s’est pourtant assez affirmé par la suite, puisque, après une vie singulièrement aventureuse, Chateaubriand a vécu jusqu’à quatre-vingts ans. M. Jules Lemaître parle de Chateaubriand sur un ton protecteur et sarcastique. « Et voilà des émotions ! », dit-il après avoir noté que René reçut un obus dans la cuisse, à l’armée des princes, et apprit en même temps que sa femme et ses sœurs avaient été arrêtées comme suspectes. « Et comme il va nous parler de la religion, ma chère ! » Il l’appelle « l’étrange garçon » et « le pauvre garçon » ! Si dans l’Essai sur les révolutions, Chateaubriand s’exprime avec quelque scepticisme sur le fondement de la notion du bien et du mal, c’est « peut-être que la nuit où il s’abandonnait à ce désespoir philosophique, le pauvre garçon avait particulièrement froid dans sa mansarde ». Il faut que Chateaubriand ait eu la tête assez peu ferme pour laisser flotter ses idées générales au hasard des plus prosaïques incidents personnels, comme un bourgeois qui incline à l’optimisme lorsqu’il a bien dîné. D’ailleurs, on n’en sait rien du tout : ce n’est qu’une hypothèse obligeante. De même, il faut que la description des splendeurs de l’ambassade de Londres marque la « niaiserie » d’un snob. Or, ce qu’en dit Chateaubriand, qui n’était tout de même pas un parvenu, n’a pour objet que de rendre plus frappant le contrasté entre sa misère de jadis et sa prospérité d’alors. C’est un lieu commun, un développement sur les vicissitudes humaines. L’abondance des détails concrets n’est que l’application d’une manière habituelle. M. Jules Lemaître interprète arbitrairement un trait littéraire comme un indice de sotte vanité.

Plus loin, citant l’admirable lettre de René à Celuta, où les affinités de l’amour et de la mort sont notées en un langage magnifique, M. Jules Lemaître s’écrie sur le mode badin : « Quel homme ! » On pourrait brocarder ainsi le sublime duo de Tristan et Yseult. Le système de goguenardise de M. Jules Lemaître devient menaçant pour toute passion tragique et tout sentiment profond. Afin de ridiculiser Chateaubriand, il adopte volontairement l’attitude de Sancho devant don Quichotte. Cette sagesse vaudevillesque pourrait bien être la pire folie. Il faut s’entendre sur cette hégémonie de la raison que l’on oppose aux excès du romantisme. Certes, il est désirable que la raison règne, mais non pas sur un domaine aride et stérile. Mieux vaudraient encore les écarts d’une imagination trop fantasque et d’une sensibilité trop ardente que cette médiocrité et cette platitude. M. Jules Lemaître reproche à Chateaubriand de se complaire dans les orages, de se parer orgueilleusement de son mal. Il est juste de proclamer que la plus haute cime morale est celle que gravit, par exemple, un Beethoven, surmontant ses angoisses pour entonner triomphalement et quand même l’ode à la joie, La plupart des romantiques n’ont pas eu cet héroïsme. Leur fameux vague à l’âme était tout de même préférable à la morne léthargie de ceux qui ne sont si paisibles que parce qu’ils n’ont pas d’âme. Les intelligences bornées et les cœurs secs sont trop facilement à l’abri des fièvres et des désordres. On regrette que, pour le plaisir de bafouer Chateaubriand, un esprit aussi délicat que M. Jules Lemaître semble donner satisfaction au vulgaire. Sainte-Beuve, qui n’est pas pour Chateaubriand un ami très tendre, s’exprime en termes plus équitables et plus nuancés sur ce mal de René, qui, dit-il, « a été celui de tout notre âge », et qui « après avoir régné cinquante ans plus ou moins, avec des variantes sans nombre », a fini par disparaître à peu près et par faire place « à je ne sais quelles autres dispositions plus positives de la jeunesse, lesquelles ont bien aussi leur danger ». Cela, qui fut écrit en 1849, n’a pas perdu toute opportunité en 1912. Sous prétexte de régénération, de lutte contre le pessimisme, le dilettantisme et autres tendances prétendument dissolvantes, que M. Paul Bourget a décrites avec lucidité dans ses Essais de psychologie, il ne faudrait tout de même pas nous préparer une jeunesse opprimée par un trop-plein de bon sens et enfoncée dans la matière.

Un chapitre extraordinaire est celui où M. Jules Lemaître, qui est connu pour ses goûts casaniers, ne tarit pas sur le ridicule de ce Chateaubriand, qui aimait voyager et affectait l’enthousiasme devant les sites historiques.

Je sais, dit-il, qu’il peut y avoir quelque intérêt à voir des lieux où ont vécu de grands hommes, où se sont passées de grandes choses. Pas toujours cependant. Il faut, ce me semble, que la figure de ces lieux n’ait pas été trop radicalement modifiée. Même alors je conçois mal que l’intérêt qu’on peut prendre aille jusqu’à l’émotion et jusqu’aux larmes. Un paysage où se sont accomplis de grands faits historiques ressemble beaucoup à un paysage du même genre où il n’est rien arrivé. Le champ de bataille le plus illustre est presque toujours pareil à n’importe quel grand morceau de la Beauce ou de la Brie…

Mais d’abord, en l’espèce, il s’agit de paysages d’un genre nouveau pour un Français. Il s’agit de la Grèce ! M. Jules Lemaître est tout disposé à regarder Chateaubriand comme un simulateur, à cause de son élan vers la côte du Péloponèse et de l’intensité lyrique de ses effusions sur les ruines de Sparte. « Je me retirai dans la chambre qu’on m’avait préparée, mais sans pouvoir fermer les yeux. J’entendais les aboiements des chiens de Laconie et le bruit du vent de l’Élide : comment aurais-je pu dormir ? » (Itinéraire.) « Remarquez, ajouta M. Jules Lemaître, que ce n’est point le bruit des chiens et du vent qui le tient éveillé, mais que c’est le vent de l’Élide et les chiens de Laconie. » Voilà qui paraît tout à fait invraisemblable à M. Jules Lemaître. Renvoyons-le simplement à tant de pèlerins qui, depuis Byron jusqu’à M. Maurice Barrès (aussi épris que Chateaubriand de l’Eurotas, sinon du Céphise et de l’Ilissus), et jusqu’à l’auteur d’Anthinea, ont ressenti la même ivresse sacrée sous le ciel lumineux et vénérable de l’Hellade. S’il n’était pas exaltant d’évoquer les ombres des grands hommes sur le sol même qu’ils foulaient autrefois, la poésie de la nature et celle de l’histoire ne seraient donc que chimère et que mensonge. Tant de témoignages concordants auraient dû détourner M. Jules Lemaître de confondre l’auteur de l’Itinéraire avec M. Perrichon.

Il croit si peu à la sincérité des impressions de voyage, il fait si peu de cas du charme des paysages et du prestige des cités saintes, qu’il ne mentionne même pas la célèbre Lettre à M. de Fontanes, la plus merveilleuse description qui existe de la campagne romaine. Il suppose peut-être aussi que la majesté grandiose de l’agro romano n’est qu’une invention et que les environs de la Ville Éternelle diffèrent peu de la plaine Saint-Denis. En réalité, Chateaubriand a été un incomparable voyageur, et cette partie de son œuvre est capitale. M. Jules Lemaître signale avec raison que dans l’Itinéraire le meilleur chapitre est celui de la Grèce. Chateaubriand a été bon Méditerranéen. Peintre exotique d’un prodigieux éclat dans les Natchez, il n’a rien mis au-dessus d’Athènes et de Sparte, de Rome, de Naples et de Venise. Ce fondateur du romantisme a profondément senti la beauté des terres classiques. Il a passionnément aimé l’antiquité. L’erreur romantique vraiment pernicieuse, c’est celle qui vient de Mme de Staël et qui n’a épargné ni Taine ni Renan : la croyance à la supériorité poétique et philosophique des peuples du Nord. Chateaubriand est exempt de cette funeste septentriomanie. Il est, au fond, demeuré tout païen.

M. Jules Lemaître constate avec malignité que dans les Martyrs, c’est le paganisme qui l’inspire le mieux. Rien de plus exact. Comment se fait-il que tous les champions du classicisme ne lui en sachent pas gré ? Où trouveront-ils un écrivain moderne plus sensible à la divine pureté hellénique et à la grandeur romaine, qui chérisse plus finalement Homère et Virgile ? On peut mettre quelque malice à rapprocher de cette piété pour l’antique son apologie de la foi nouvelle. La contradiction n’est qu’apparente. Dans le Génie du Christianisme, il y a quelques exagérations, renouvelées de Perrault et de La Motte, les tenants des « modernes » dans la célèbre querelle. Mais la position même de sa thèse, cette apologie entièrement fondée sur la valeur esthétique et civilisatrice du christianisme, révèle un esprit foncièrement attaché au paganisme éternel, c’est-à-dire au fonds commun de toute notre civilisation occidentale. Il a voulu réfuter le voltairianisme, qui vilipendait et bouffonnait la religion chrétienne : il n’a pas moins utilement combattu le mysticisme morbide et le puritanisme iconoclaste. Il a considéré le christianisme non pas comme l’ennemi, mais comme l’héritier de la pensée ancienne. Il a montré la continuité supérieure de la grande tradition intellectuelle, sous les apparences d’antagonismes et de révolutions. S’il avait été César au quatrième siècle, il eût écouté les protestations de Libanius, ce précurseur de M. Maurice Barrès : il n’eût pas souffert que des chrétiens fanatiques détruisissent les temples ni les statues des dieux. Il eût recueilli dans les musées les chefs-d’œuvre de la sculpture et eût approprié les temples au culte nouveau, sans les travestir ni les dégrader.

On lui reproche de se soumettre tout l’univers, de tout ramener à lui. Au contraire, nul n’a une plus large faculté de compréhension et de sympathie objective. Il a su concilier les éléments les plus opposés de la culture universelle, travailler à la restauration de l’Église sans sacrifier Minerve, révéler le moyen âge et le gothique en maintenant les privilèges d’Athènes et de Rome. À bien des égards, il ressemble à Goethe, qui écrivit Werther avant Iphigénie et l’épisode d’Hélène du Second Faust. Il annonce Renan : et il prie avec moins de réticences sur l’Acropole. Parmi nos contemporains vivants, Loti et Barrès sont ses descendants directs. D’ailleurs, presque toute notre littérature depuis un siècle procède de lui. On lui fait grief d’avoir abandonné le style abstrait, dans lequel le mot n’était qu’un signe, d’avoir recherché l’image, la couleur, l’harmonie, la sensation physique. Mais on exagère peut-être l’abstraction des grands classiques ; et l’on peut penser avec des images et avec des sons. Le raisonnement n’est pas le seul mode légitime d’activité intellectuelle. La peinture et la musique sont aussi des langages. La littérature est aussi un art et ne doit négliger aucun moyen d’expression.

Chateaubriand est un « homme d’un si grand génie », pour employer les termes mêmes de M. Jules Lemaître, qu’après avoir souri, si l’on y tient, de ses travers, il faut bien se décider à l’admirer : nécessité si pressante qu’après avoir déclaré successivement ennuyeux chacun de ses ouvrages, ou à peu près, et l’avoir houspillé sous tous les prétextes avec un incroyable acharnement, M. Jules Lemaître aboutit à ces lignes de conclusion :

Chateaubriand est, depuis les écrivains du seizième et du dix-septième siècle, l’homme qui a le plus agi sur la langue et sur le style ; il est l’homme qui a su y introduire le plus de musique, le plus d’images, le plus de parfums, le plus de contacts suaves, si j’ose dire, et le plus de délices, et qui a écrit les plus enivrantes phrases sur la volupté et sur la mort. Et cela est inestimable.

Ainsi, comme le livre de Sainte-Beuve, celui de M. Jules Lemaître tourne à la gloire de Chateaubriand. On ne résiste pas à cet enchanteur.

Maurice Barrès et le Greco11

Le Greco, qui n’avait encore été publié qu’en édition de luxe, est mis pour la première fois à la portée du grand public. Cette étude appartient au même cycle que les essais réunis dans ces deux volumes : Du sang, de la volupté et de la mort, et Amori et dolori sacrum, auxquels on peut joindre le Voyage de Sparte. M. Maurice Barrès aura été un grand voyageur, et en somme un bon méditerranéen, malgré sa mauvaise humeur contre la Grèce. Il n’est pas de plaisir supérieur à celui du voyage, mais les pays baignés par la Méditerranée sont les seuls qui vaillent le déplacement. Voilà une opinion assez courante chez les Français lettrés d’aujourd’hui, qui eût fort étonné ceux d’hier et d’avant-hier. Taine a rédigé deux forts volumes sur l’Italie : il préférait évidemment l’Angleterre et l’Allemagne. La première génération romantique, avec Chateaubriand et Byron, avait adoré les pays du soleil. Ensuite la septentriomanie régna. C’est à cette époque que le Français se proclama casanier : c’était sa défense, il a repris goût à voyager, depuis que la mode lui permet de nouveau d’aller vers la lumière et la joie des yeux. Il le doit surtout à Ruskin, à Nietzsche et à Barrès. Rome même reconquiert le rang auquel elle a droit dans l’admiration des pèlerins d’Italie, et qui est le premier : Stendhal le savait bien, mais on l’avait oublié à l’époque où Maupassant, de la Ville-Éternelle, écrivait à sa mère : « Rien, rien, rien ! Pas un paysage, pas un monument, pas un tableau ! Si, un seul : il est de Velasquez. »

M. Maurice Barrès ne restitue pas encore leur primauté à la cité de Pallas et à celle des Césars. Il garde encore un peu des préjugés antérieurs, tout en les redressant sur des points décisifs. Cependant ses prédilections sont plausibles. Les deux villes qu’il a le plus aimées et qui ont eu sur lui le plus d’action sont Venise et Tolède. Elles sont aussi différentes que possible l’une de l’autre ; mais ce sont deux enchanteresses auxquelles on ne résiste point. Peu importe, d’ailleurs, que la première soit envahie par des tourbes de badauds, tandis que la seconde n’est visitée par la majorité des touristes qu’au pas de course et entre deux trains. Catulle Mendès disait judicieusement : « Le succès ne prouve rien, pas même contre. » La beauté de Venise subsiste sous cette affluence, comme celle de Tolède dans sa disgrâce. Et c’est Venise qu’il faut plaindre. Si le snobisme a ses mystères, tout de même, en dehors de la facilité plus grande des communications, on aperçoit à son penchant en l’espèce une raison presque avouable ; c’est que Venise n’est pas seulement belle, comme on chante dans l’opéra-comique, mais foncièrement gaie. Ce n’est pas ainsi que la voit l’auteur de la Mort de Venise, qui en a célébré la mélancolie dans des pages illustres. Mais la vision resplendissante et triomphale de l’auteur du Feu me paraît plus exacte, je l’avoue, et l’opinion publique, qui a horreur des sites désolés, s’accorde ici avec M. d’Annunzio. Venise, c’est une féerie. Pour y discerner de la tristesse, il faut l’y apporter soi-même et professer délibérément, comme l’a fait M. Barrès dans une paradoxale boutade, qu’on est un homme pour qui le monde Visible n’existe pas. Il existe certes pour lui, qui est, avec Loti, le plus merveilleux paysagiste littéraire de notre temps. Ce qui est vrai, c’est que M. Barrès ne s’en tient jamais à l’état de pure réceptivité, mais revêt les choses des nuances de sa pensée — à moins qu’une harmonie préétablie ne lui facilite un enthousiasme sans retouches. C’est le cas à Tolède.

On avait été frappé de la force pénétrante et de la parfaite justesse de ses impressions de Tolède, dans d’admirable nouvelle intitulée Un amateur d’âmes. (V. Du sang, de la volupté et de la mort.) On les retrouvera toutes semblables dans le Greco. Sur Venise, il avait un peu varié. Il avait assombri ses couleurs, depuis le fameux chapitre vénitien de Un homme libre, où dédaignant Carpaccio, passant par-dessus Titien et Véronèse, écartant vivement le terrible Tintoret, il se sentait en pleine communion avec Tiépolo, le peintre des ris et des jeux, qui a peuplé de si pimpants vols de nymphes et d’amours ailés tant de plafonds patriciens. Mais sans compter que les dispositions subjectives du spectateur peuvent se modifier, il faut reconnaître que Venise possède en fait des trésors d’art extrêmement riches et divers ; puis, sous les prestiges de la lumière et des eaux, elle a des aspects plus changeants que ceux d’un visage humain. Tolède, au contraire, agrippée à son rocher, cernée par l’abîme au fond duquel coule le Tage, comme le fossé vertigineux d’une gigantesque forteresse, demeure immuable dans sa majesté tragique. Aussi M. Barrès n’a-t-il pas rectifié, mais seulement précisé, dans le Greco, la saisissante évocation de Un amateur d’âmes. Tolède continue d’être pour lui « comme une image de l’exaltation dans la solitude, un cri dans le désert ». Les peintures du Greco lui dévoilent le secret de Tolède, c’est-à-dire lui expliquent par le dedans cette âme tolédane dont la physionomie extérieure de la ville était déjà la claire manifestation pittoresque. C’est moins une découverte qu’une vérification. Il ne s’agit point ici, à proprement parler, de critique d’art, mais de psychologie historique, et il n’est pas nécessaire d’être expert en tableaux, il suffit d’avoir vu Tolède et quelques toiles d’authenticité certaine de ce maître captivant et singulier, pour pouvoir garantir l’absolue vérité des descriptions de M. Maurice Barrès.

On sait que Domenico Theotokopuli, dit le Greco, était né en Crète vers 1550, qu’il fut élève du Titien, à Venise, et ne vint à Tolède qu’en 1575. M. Barrès, théoricien de la tradition et de l’enracinement, n’hésite pas à écrire : « Il arrive qu’un étranger surpris par un milieu nouveau en saisit les nuances et saura mieux le peindre que ne feraient les indigènes de talent. » Il n’y a rien là d’ailleurs qui contredise ses principes essentiels : pour qu’un étranger soit séduit par un milieu nouveau, il faut que ce milieu soit nettement défini et solidement constitué. La tradition hellénique ne semble avoir eu nulle part à la formation du Greco : la tradition byzantine a pu en avoir une, mais l’esprit de Byzance est si éloigné de celui de la Grèce antique ! Il n’est pas douteux que les Christs byzantins ont une expression douloureuse, émaciée, qui annonce un peu la manière du Greco. Quant à l’influence de l’islam, que le Greco aurait peut-être subie dans la Crète annexée par le Turc, M. Barrès la soupçonne d’avoir contribué à la maîtrise de ce grand peintre dans un art où apparaîtraient, à côté du catholicisme à l’espagnole, des traces de la domination arabe. M. Barrès insiste beaucoup sur les souvenirs laissés à Tolède par les conquérants africains, sans toutefois s’emporter, comme M. Blasco Ibañez, jusqu’à déplorer leur défaite par les reyes catholicos. Qu’il y ait à Tolède de nombreux et importants vestiges d’art mauresque, c’est évident. Mais je n’en distingue point l’empreinte sur le Greco, ni plus généralement sur le caractère particulier de ce catholicisme dont il a été l’émouvant et fidèle interprète12.

La civilisation arabe de Tolède était brillante, aimable, allègre. Il n’y a pas néanmoins à regretter que les Arabes n’aient pas conservé Tolède, parce que ce vif éclat de leur culture devait être passager, tirait à sa fin et allait être éteint par la morne orthodoxie islamique, comme l’a exposé Renan dans son livre sur Averroès. Mais enfin le contraste est nettement tranché entre cette tendance et celle de la sombre et farouche religion castillane. C’est cette dernière, et elle seule, qu’exprime le Greco. Encore ne l’exprime-t-il point tout entière. Ces Espagnols avaient des imaginations de tortionnaires. Ils ne se contentaient pas de les appliquer dans les exercices pratiques de l’Inquisition, qui reste un phénomène historiquement avéré, bien qu’on n’ose plus en parler par peur de se rencontrer avec M. Homais. Ils n’avaient pas seulement le démon de l’ennui et de la délectation morose, comme suffirait à le prouver le sinistre Escurial opprimé par ses murs de granit. Ils se complaisaient dans les figures de supplices, de plaies sanglantes, de pourriture, d’angoisses et de damnations. Une grande partie de leur art religieux, tableaux et statues en bois, n’est qu’un épouvantable cauchemar.

Greco n’a pas donné dans ces atrocités. Ce qu’il traduit, c’est simplement l’élan mystique vers Dieu. Encore cette spiritualité éperdue et tourmentée, adaptée sans doute aux conceptions d’une sainte Thérèse ou d’un Jean de la Croix, a-t-elle quelque chose de vraiment inhumain. De là cette altération des lignes et des formes, cet amenuisement des corps et des faces, ces chairs exsangues, ces tonalités blafardes qu’affectionne le Greco.

Greco allonge les corps divins : il les voit pareils à des flammes que les ténèbres semblent grandir. Il enveloppe toutes ses visions d’une clarté stellaire… Qu’il peigne des êtres humains ou divins, il ne s’attache désormais qu’à la représentation des âmes. Les personnages saints ne sont plus que des flammes… Greco brise le dessin et veut créer des formes mieux capables d’exprimer sa pensée… La scène se passe (le Baptême du Christ) dans un jour fané, dans une lumière de cave. C’est ce que voit l’œil intérieur. C’est spectral… Le vieillard Greco, dans sa Pentecôte, a donné sa plus rare génialité. Dans l’Enterrement du comte d’Orgaz, il juxtaposait un chef-d’œuvre réaliste (un enterrement à Tolède) à un essai de peinture de rêve. Mais ici il groupe des êtres vivants, des Espagnols, tordus, fondus, volatilisés par le plus prodigieux émoi… Le Greco nous mène au fond natif des Tolédans du dix-septième siècle. Voici leurs plus nobles désirs qui s’étirent vers le ciel, et sans Greco, sans cette peinture hallucinée, nul de ces cœurs n’eût été préservé de la mort. S’il ne me tenait compagnie, je ne sentirais aucune âme dans cette ville prête à tomber en poussière ; j’ignorerais avec quelle étoile les Tolédans étaient accordés… Il nous faut donc accepter ces « corps glorieux », sublimés, spiritualisés, images lucides, froides et rayonnantes de notre personne épurée et de notre âme libérée. Acceptons le Greco dans son intégrité, comme un peintre dont le génie, c’est de penser à l’espagnole…

Certes ! Et l’on ne méconnaît ni ce génie du Greco, ni la poignante grandeur de ce mysticisme d’Espagne. On applaudit aux éloges que fait M. Barrès de l’horreur du Greco pour l’emphatique et le théâtral, de sa conscience de primitif, de son attention à nous donner une peinture toute nue, de son art « dégraissé et tout nerveux ». Il faut tout comprendre, tout goûter, admirer dans chaque peuple et chaque artiste l’originalité puissante et pleinement réalisée. Cependant, on peut avoir des préférences. « À Tolède, dit M. Barrès, on ignore la beauté aimée pour elle-même, comme l’aime l’Italie. » Et à notre tour, combien nous aimons l’Italie pour cet amour de la beauté ! Et quelle piété nous porterons au doux et tendre François d’Assise, qui n’était point hagard ni convulsé, et qui tout de même était plus près de Dieu ! On se demande après tout si M. Barrès n’exagère pas en résumant Tolède dans cette frénésie. La ville impériale et royale avait d’autres habitants que des moines et des moniales adonnés aux macérations. La cathédrale étale une splendeur et une richesse inouïes. Les « cigarrales », ces villas de plaisance égrenées sur la montagne, de l’autre côté du Tage, abritaient de galants Décamérons. Il ne faut pas dire, comme certain académicien, qu’à Tolède tout est joli, parce que cet adjectif est justement celui qui n’y convient à peu près à rien, et que les moindres choses y sont nobles, imposantes ou grandioses. Pourtant cette hautaine et superbe sévérité de Tolède commande le respect, mais ne glace pas comme l’Escurial ni comme les fantômes larvaires du Greco, qui, lui-même, vivait dans le luxe, avait des musiciens à ses gages, et tenait tête à l’Inquisition. La vie ne se confond pas avec les sinistres rêveries de quelques illuminés. On ne flâne pas sur le Zocodover ou le Miradero en pressant sur son cœur une tête de mort. Somme toute, l’Andalousie n’est pas si loin, avec ses langueurs, ses guitares et ses castagnettes. Peut-être un simple voluptueux pourrait-il enfin se plaire à Tolède. Le charme de cette ville ressort bien d’un certain ascétisme, mais non pas nécessairement surnaturel et forcené. Même actuellement, où les églises y sont peu fréquentées et où la ferveur religieuse y paraît en baisse, les Tolédans se signalent, même en Espagne, par leur tranquille dédain du lucre, du commerce, du travail, et de toutes les inventions modernes des barbares du Nord. À Tolède, on vit noblement, dans l’ancien sens du mot, c’est-à-dire sans rien faire. Il y a des dictons populaires pour en rire.

Cette sereine indifférence pour ce qu’on est convenu d’appeler progrès ou esprit positif est vraiment rafraîchissante. Ne doutons pas qu’elle ne soit inspirée par un séculaire et chrétien mépris des biens terrestres. S’ils ne brûlent plus les hérétiques, les Tolédans n’ont pas cessé d’être hautement idéalistes, et leur dégoût des vaines agitations, leur aptitude à la libre vie contemplative sont manifestement d’origine religieuse. Je souscris sans réserve, bien qu’en les détournant un peu de leur sens, à ces dernières lignes du très beau livre de M. Maurice Barrès :

C’est ainsi que bien souvent, au hasard de mes promenades, j’ai vu dans Tolède les mouvements les plus naturels de cette vie mystique dont Greco fut le peintre. J’ai vu respirer, d’une manière familière, une vie toute pénétrée d’humilité et de lyrisme, et j’eus à la portée de la main le jeu des plus hautes et des plus paisibles facultés spirituelles. De tels états ne semblent pas compatibles avec la grande civilisation, et, par exemple, avec l’emploi de chef de gare. Mais ils laissent dans Tolède une atmosphère où plus d’un, qui ne s’en doute pas, gagnerait à fréquenter.

En même temps que le Greco, l’on réimprimait les trois premiers romans de M. Maurice Barrès. J’ai pensé que ce serait peut-être l’occasion d’étudier sa fameuse évolution intellectuelle. J’ai donc relu Sous l’œil des barbares, Un homme libre, et le Jardin de Bérénice. J’y ai pris autant de plaisir qu’il y a vingt ans. Mais je me suis persuadé qu’au fond M. Barrès a beaucoup moins évolué que certains ne se l’imaginent. Dès ses débuts, il a cherché une discipline et une règle de vie. Il a toujours été un moraliste, et de la meilleure lignée française, un petit neveu de Montaigne et de Pascal. Son traditionalisme, son culte de la terre et des morts étaient en germe dans Un homme libre. Son dilettantisme ne fut jamais qu’apparent ou occasionnel. Le seul changement notable, c’est qu’il a renoncé à l’ironie, dont il usait autrefois de la plus délicieuse façon, souvent au grand scandale des gens gourmés et enclins à prendre tout à la lettre. Mais il était déjà en possession de ses idées maîtresses et de ce style de sirène qui désarme ses adversaires en les obligeant à saluer en lui, sans rancune, un grand écrivain.

Pierre Loti : Le Pèlerin d’Angkor 13

M. Pierre Loti n’a jamais publié en réalité que des impressions de voyage. Il leur a imposé parfois l’aspect de romans. Mais jusque dans les plus impersonnels, Pêcheur d’Islande ou Ramuntcho, il n’a fait que prêter une forme vaguement narrative à ses sensations de Bretagne ou de Biscaye. Ce sont des paysages à figures, comme ceux des peintres de l’école traditionnelle. Mais les personnages y ont des âmes rudimentaires, qui se distinguent à peine de la nature et en représentent en quelque sorte l’émanation anthropomorphique. À cause du goût des masses pour l’historiette à péripéties, et de celui des critiques doctrinaires pour « l’invention » et la « composition ces romans sont, entre les ouvrages de Pierre Loti, ceux qui ont obtenu la plus large popularité : Pêcheur d’Islande vient d’atteindre, sauf erreur, à la trois cent dix-septième édition. Il est permis toutefois de préférer à Mon frère Yves et à Matelot les récits comme le Mariage de Loti et Aziyadé où l’auteur retrace ses propres aventures. Il se pourrait enfin que contenant à un degré supérieur tout ce qui fait le prix de ses romans et, d’autre part, entièrement exempts d’effets un peu gros ou un peu faciles, les purs et simples carnets de route de Loti fussent d’une essence encore plus fine et d’une originalité plus rare. De même, ne donnerait-on point Atala, le Dernier des Abencérages et même les Martyrs (en exceptant de cette dernière production ce qui n’a rien de spécifiquement romanesque) pour la Lettre à M. de Fontanes et les pages de l’Itinéraire sur Sparte et sur Athènes ? Le conte fait passer bien des choses avec lui : il est indispensable pour capter l’attention de toute une catégorie de lecteurs, et l’on sait que l’épopée a régné presque sans partage dans les périodes primitives. Mais l’obligation de conter est un embarras et une entrave pour les écrivains d’esprit subjectif, qui s’intéressent médiocrement aux anecdotes et n’ont à nous révéler que leurs pensées ou les réactions de leur sensibilité au contact du monde extérieur. Les lyriques, les descriptifs, les philosophes n’ont que faire du cadre romanesque, et lorsqu’ils s’y plient, c’est comme à un moyen de vulgarisation et de succès, artificiel et encombrant, avec lequel ils s’efforcent de ruser : d’où, à notre époque, tant de prétendus romans qui n’ont que l’apparence du genre. Jamais Loti ne semble plus à l’aise, plus véritablement lui-même, que s’il s’affranchit de ces impedimenta conventionnels ; et il a sans doute écrit ses chefs-d’œuvre lorsqu’au lieu d’imaginer quelque héros fictif et de combiner quelque fade scénario situé en Égypte ou en Palestine, il a bravement et directement réuni ses notes toutes crues dans la Mort de Philæ et dans l’admirable trilogie du Désert, de Jérusalem et de la Galilée. À cette illustre série qui comprend aussi Au Maroc, Vers Ispahan, l’Inde (sans les Anglais), se rattache ce tout récent Pèlerin d’Angkor, qui est l’un de ses livres les plus frappants et les plus achevés.

Tel censeur qui lui reprochait d’abuser de l’exotisme et de la couleur locale aurait encore prétexte à se plaindre. Mais si l’on a eu raison de blâmer la couleur locale postiche et, pour employer un terme de l’argot des ateliers, le « chiqué » pittoresque de certains romantiques, il faut reconnaître que celle de Pierre Loti est parfaitement authentique et fidèlement observée. Elle n’est pas chez lui un ornement plaqué, mais la trame même de son œuvre. Il est un explorateur tout comme les signataires de communications à la Société de géographie ; il n’a que le génie littéraire en plus. Pour ne point s’alourdir de l’appareil de science ou d’érudition auquel Chateaubriand lui-même croyait devoir sacrifier, Pierre Loti n’en donne pas moins à ses relations de voyage une véracité nettement documentaire. Au lieu de photographies et d’exposés archéologiques ou statistiques, il rapporte des tableaux de maître, mais strictement copiés d’après nature. Des coloniaux qui ont vu les ruines d’Angkor, par exemple notre brillant confrère Jean Ajalbert, témoignent de la complète exactitude des descriptions de Pierre Loti.

Peut-être s’élèvera-t-on contre le principe même de l’exotisme dans la littérature. On concevrait à la rigueur cette objection chez de fermes classiques, n’admettant, que les caractères généraux et purement humains. Mais premièrement, en fait, on a vu que ces théoriciens s’accommodaient à souhait du roman de mœurs et du réalisme, moyennant qu’ils fussent appliqués à des sujets plus rapprochés d’eux, parisiens, provinciaux ou rustiques, auxquels un pur caprice peut seul attribuer la préférence ; car c’est une plaisanterie d’articuler en leur faveur qu’ils nous sont mieux connus et nous dépaysent moins, s’il est vrai que l’attirance du nouveau, l’intérêt de curiosité, constituent au contraire l’un des éléments de la valeur d’un ouvrage et l’un de nos motifs d’avoir envie d’en prendre connaissance. Même à ne considérer l’exotisme qu’au point de vue réaliste, il a du moins l’avantage de la diversité. Sans doute il ne manquera pas de se banaliser à son tour, par suite de la facilité croissante des voyages et de l’européanisation progressive des plus lointaines contrées ; aussi s’explique-t-on la colère de Loti contre les agences de tourisme, les snobs et les badauds qui pullulent par tout le globe sur les voies naguère les plus inaccessibles et faisaient dire à un humoriste : « J’arrive du désert : il y avait un monde fou. » Outre que ces gens sont habituellement laids, ridicules et en dissonance criarde avec les lieux qu’ils visitent, ils menacent Loti de le priver de sa raison d’être, et si l’on ose dire, de lui couper l’herbe sous le pied, puisqu’il sera évidemment inutile de décrire minutieusement les bords du Nil ou du Gange le jour où l’on s’y rendra avec autant d’aisance que sur ceux de la Marne et pour y rencontrer les mêmes visages, les mêmes estaminets ou les mêmes gares de chemin de fer. Il est fort possible que les charmes de l’exotisme ne soient que provisoires et qu’après s’en être très longtemps passée, la littérature doive y renoncer bientôt. Tout de même, le ciel, la terre et les eaux garderont, en Orient et sous les tropiques, malgré les invasions d’ingénieurs et de Cooks, des attraits que n’égaleront pas Asnières ou Joinville-le-Pont.

D’ailleurs ce n’est pas en simple descriptif que Pierre Loti évoque les prestiges de la lumière ou de la végétation et les monuments d’un passé fabuleux : c’est en poète, discernant un sens caché ou un thème de rêverie dans les lignes et les couleurs, établissant entre son âme et les choses une sorte de perpétuel échange et d’étroite intimité qui confèrent à son œuvre une portée profondément humaine. Le cas de Loti est un peu subtil. C’est un pur impressionniste, qui au premier abord semble docilement subordonné à l’objet et uniquement soucieux d’en saisir les nuances telles quelles. Il n’adopte pas un plan d’exposition méthodique, mais transcrit au fur et à mesure ce qu’il a perçu et ce qu’il a senti. Seulement ces sensations ont en quelque sorte des résonances et des répercussions psychologiques : ce sensitif se meut dans le concret, mais il en pénètre la signification. Il ne pose pas sa personnalité et ne projette pas son ombre au loin, comme Chateaubriand ; mais son abdication n’est qu’apparente. Il pensé par images. S’il ne vise pas à dominer sa matière, c’est qu’il n’en a pas besoin, puisqu’il y mêle consubstantiellement sa pensée. Et cette pensée toujours présente s’affirme identique dans les diverses hypostases pittoresques que lui impose la féerie changeante des décors et des climats.

Un trait particulier à Pierre Loti, c’est que ses éminentes facultés visuelles et plastiques ne le distraient pas un instant de son incurable tristesse. En général, les écrivains pour qui le monde visible existe, selon le mot fameux de Théophile Gautier, trouvent dans ce don un précieux divertissement. Gautier lui-même en est un exemple. Flaubert oublie son nihilisme et Châteaubriand son ennui pour peindre dans la joie : lorsqu’on a de si riches palettes, on ne peut constamment y broyer du noir. Il y a des pessimismes éclatants et presque triomphants. Les vrais mélancoliques sont ceux qui vivent repliés sur eux-mêmes. Pierre Loti, qui sait admirablement voir et rendre ce qu’il a vu, ne connaît pas de fêtes des yeux qui le puissent égayer. Les plus rayonnants spectacles lui suggèrent des idées de désolation. C’est peut-être que s’il pense, il n’agit point : il enregistre magistralement, mais passivement, sans composer ni construire. Voilà en quoi il se différencie de Chateaubriand, et de Flaubert. Ce n’est pas la vision affinée, c’est l’activité esthétique, à laquelle cette vision fournit des matériaux, qui divertit et qui console. Loti est trop instinctif, trop spontané. De là sa séduction unique, et pour notre plaisir, mieux vaut qu’il soit ainsi fait. Mais de là vient peut-être aussi que son art n’ait pas procuré d’adoucissement à sa détresse métaphysique.

 

On le retrouvera donc pareil à lui-même, toujours bouleversé de la fuite du temps, de la mort inéluctable et de la vanité universelle, dans ce Pèlerin d’Angkor, qui peint en un langage magnifique une des merveilles de l’Asie. On sait que ces ruines gigantesques, gisantes au milieu des forêts, aux confins du Siam et du Cambodge, nous ont conservé le souvenir de l’empire des Khmers, race conquérante venue de l’Inde vers l’époque d’Alexandre, roi de Macédoine, et qui après quinze siècles d’hégémonie, a fini par succomber et disparaître, en laissant comme seul et chétif rejeton le royaume cambodgien. La description que donne Loti du temple quasi cyclopéen d’Angkor-Vat, avec ses trois étages superposés qui s’étirent vers le ciel en forme de tiare, sa multitude de statues et de bas-reliefs, ses cloîtres, ses galeries et ses tours orgueilleuses, ne peut s’analyser : pas un détail qui ne soit d’une précision et d’un relief incomparables ; mais il faut tout lire. Cette bâtisse de titans est déjà terriblement délabrée, infestée de chauves-souris et d’autres parasites, promise à une destruction fatale. Tout près de là s’élevait jadis la ville d’Angkor-Thom, capitale des Khmers ; et de cette cité, qui fut une des splendeurs du monde, rien ne subsiste que des débris informes et des pierres éparses, sous l’inextricable fouillis de la forêt tropicale.

Voici où furent des palais, voici où vécurent des rois prodigieusement fastueux, de qui l’on ne sait plus rien, qui ont passé à l’oubli sans laisser même un nom gravé sur une pierre ou dans une mémoire. Ce sont des constructions humaines, ces hauts rochers qui maintenant font corps avec la forêt et que des milliers de racines enveloppent, étreignent comme des pieuvres. Car il y a un entêtement de destruction même chez les plantes. Le Prince de la Mort, que les Brahmes appellent Shiva, celui qui a suscité à chaque bête l’animal spécial qui la mange, à chaque créature ses microbes rongeurs, semble avoir prévu, depuis la nuit des origines, que les hommes tenteraient de se prolonger un peu en construisant des choses durables ; alors, pour anéantir leur œuvre, il a imaginé, entre mille autres agents destructeurs les pariétaires, et surtout ce figuier des ruines auquel rien ne résiste…

Et plus loin :

Jadis à la place de cette mer de verdure, silencieuse à mes pieds, la ville d’Angkor-Thom (Angkor la Grande) s’étendait au loin dans la plaine ; il suffirait d’élaguer les branches touffues pour voir encore là-dessous reparaître des murailles, des terrasses, des temples, et se développer les longues avenues dallées que bordaient tant de divinités, de serpents à sept têtes, de clochetons, de balustres, effondrés aujourd’hui dans la brousse. La forêt profonde, la voilà redevenue ce qu’elle avait été depuis le commencement des âges, pendant des siècles incalculables ; on n’y reconnaît plus l’œuvre de ces aventuriers hindous qui, environ trois cents ans avant notre ère, étaient venus y jeter la cognée, y déblayer l’espace d’une ville de près d’un million d’âmes : non, cela n’a duré qu’un millénaire et demi, cet épisode de l’empire des Khmers, autant dire une bien négligeable période, en comparaison des longévités du règne végétal ; et c’est fini, la cicatrice s’est refermée, il n’y paraît rien ; le figuier des ruines étale partout ses dômes de feuilles vertes.

Tout enfant, ayant vu des dessins représentant Angkor, Loti avait rêvé d’y aller en pèlerinage. Aussitôt arrivé devant le temple, comme Salammbô tenant le Zaïmph, il disait : « Je n’ai pas l’émotion que j’aurais attendue. » Ce sinistre ensevelissement de l’œuvre des hommes par la terre hostile qu’ils ont un instant troublée n’était pas pour le ragaillardir. Cependant, lorsqu’il doit quitter les linceuls verts de cette forêt-sépulcre, il s’écrie que ce pèlerinage tant désiré depuis l’enfance, et dont il a si peu joui, est donc maintenant une chose accomplie, tombée dans le passé comme y tombera demain sa brève existence terrestre. Et rentré dans la maison familiale, parmi le petit musée où il vécut enfant et convoita de tout connaître, il gémit : « Alors, vraiment, ce n’était que ça, le monde ? Ce n’était que ça, la vie ! » L’illusion du désir est en déroute : tout n’est que déception et désenchantement ; il ne lui reste que l’effroi de la caducité humaine au milieu des choses relativement immuables et l’horreur de la chute dans le néant. Alors de cet abîme il élève un cri vers la Pitié Suprême, qui ne peut pas ne pas exister, parce que sans elle « la création, à laquelle on ne peut raisonnablement plus accorder l’inconscience comme excuse, deviendrait une cruauté par trop inadmissible à force d’être odieuse et à force d’être lâche. » Soit ! S’il n’y a pas de Pitié Suprême, le monde est odieux : c’est entendu. Il faudrait maintenant démontrer qu’il ne peut pas l’être. Et comment le démontrez-vous ? Par la nécessité de la Pitié Suprême. En stricte logique, c’est une pétition de principe. Mais qui ne serait ému par l’angoisse de ce cœur resté intensément religieux et chrétien, après avoir perdu la foi ?

Frédéric Masson : Napoléon à Sainte-Hélène 14

M. Frédéric Masson poursuit avec un zèle infatigable ses Études napoléoniennes. Ce volume nouveau, comme les vingt ou trente volumes antérieurs, s’impose par l’extraordinaire abondance d’une information qui ne craint pas de descendre aux plus menus détails, par le relief et la précision du récit, aussi pittoresque et aussi animé qu’un roman, enfin par l’impétueuse conviction qu’apporte l’auteur en une matière qui n’intéresse pas seulement sa curiosité scientifique, mais ses sentiments profonds. Il ne faut certes pas confondre M. Frédéric Masson avec les historiens de parti pris, qui n’écrivent que pour soutenir une doctrine préconçue et disposent artificieusement les faits selon les besoins de la cause. Il a le scrupule de l’exactitude et le respect, pour ne pas dire la superstition du document. Il est, au surplus, d’humeur indépendante. Il est le serviteur, non le courtisan de Napoléon. Il exalte l’empereur, il ne dissimule point ses erreurs ni ses faiblesses. Il ressemble à ces grognards dont le dévouement fanatique ne supprimait point le franc-parler. Peut-être néanmoins, dans l’interprétation des événements, sa dévotion napoléonienne se montre-t-elle parfois un peu ombrageuse et jalouse. Mais dans le temps même où l’on incline à la discussion, comment n’admirerait-on pas cette fougue et cette combativité, qui soulèvent comme d’un vent de tempête ces pages lourdes d’érudition, secouent la poussière des archives, galvanisent les commérages des mémorialistes, nous emportent dans un tourbillon d’enthousiasmes et de colères, restituent à tout ce passé la couleur et le frémissement de la vie ? Le culte de latrie voué à Napoléon par M. Frédéric Masson peut avoir des dangers et nous jeter en défiance, mais il donne à son œuvre une âme émouvante et une vigoureuse unité. Une idée et une passion directrices coordonnent et lancent à l’assaut les bataillons de textes, de notions et d’arguments. M. Frédéric Masson écrit l’Histoire comme il sonnerait la charge. C’est un spectacle fort impressionnant.

On a pu sourire précédemment, de l’incroyable ardeur que M. Frédéric Masson mettait à recenser les colifichets de Joséphine ou à compter le linge de Napoléon. Brunetière en a cité des exemples, non sans quelque ironie, dans sa réponse au discours de réception de M. Frédéric Masson à l’Académie française. Mais Brunetière lui-même reconnaissait l’utilité de cette minutie pour le dessein de l’auteur, qui était de renouveler et de vivifier l’Histoire par des moyens qui sont ceux du roman. « Votre vrai maître, lui disait-il, celui dont on sent l’influence qui circule à travers votre œuvre, si vous tenez à ce que ce soit Michelet ou les frères de Goncourt, je le veux donc aussi, mais, bien plus qu’eux et avant eux, c’est Honoré de Balzac. » Cependant Brunetière jugeait alors nécessaire de maintenir les droits de la « grande Histoire » contre les prétentions excessives de la « petite Histoire » purement biographique et anecdotique.

Si don Juan d’Autriche, observait-il, eût été vaincu dans les eaux de Lépante, que serait-il advenu de la chrétienté ? C’est une question. Et permettez-moi de vous le demander, qu’a-t-elle de commun avec la question de savoir qui était don Juan d’Autriche, quel homme, de quelle origine, s’il tenait davantage de son père que de sa mère, quels goûts furent les siens, comment il a vécu, quelles femmes il a aimées, et combien il avait, à son chapeau, de plumes, ou dans sa garde-robe de hauts-de-chausses et de pourpoints ?

Sans doute, l’enchaînement des grands faits se peut considérer à un point de vue philosophique : il y a des phénomènes d’ensemble déterminés par des raisons collectives ; et il est possible à la rigueur d’écrire l’Histoire en négligeant presque complètement les individus.

Cependant, si jamais l’élément individuel joua un rôle historique décisif, c’est assurément dans le cas de Napoléon, et nous avons des motifs plausibles de vouloir connaître son caractère, ses habitudes, ses caprices, ses manies, pénétrer en un mot dans son intimité, au lieu que nous n’éprouvons aucunement le même désir en ce qui concerne don Juan d’Autriche. Car rien n’eût probablement été changé si un autre amiral eût commandé la flotte chrétienne de Lépante et si ce bâtard de Charles-Quint n’eût jamais existé, tandis que l’existence de Napoléon a exercé sur les destinées de la France et de l’Europe une influence qui se fera sentir peut-être encore pendant des siècles. Pour ce qui regarde particulièrement le plus récent volume de M. Frédéric Masson, il faut ajouter qu’à Sainte-Hélène Napoléon cesse d’appartenir à l’Histoire proprement dite, d’agir directement sur les annales des nations ; et sa captivité sur ce rocher ne relève plus que de la biographie, mais de la plus pathétique, de la plus saisissante qui fut jamais. Il n’est pas de période dans la vie de l’empereur qui s’accommode mieux de la méthode et des procédés de M. Frédéric Masson, ni qui plus manifestement n’en comporte pas d’autres.

Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque Napoléon sera définitivement entré dans la légende, il sera loisible à quelque poète d’évoquer la grande figure du prisonnier de Sainte-Hélène dans un drame symbolique, d’une vérité moins circonstanciée, mais plus essentielle que les narrations des historiens. On songe naturellement à Prométhée : la comparaison s’est présentée à l’esprit de Byron, de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Henri Heine, de Michelet. Dans quelques siècles, un nouvel Eschyle pourra composer sur ce thème un autre Prométhée enchaîné dont l’objet principal sera d’imaginer les pensées que l’empereur a tenues secrètes et que nul confident n’a devinées. On sait qu’il vivait dans son passé, qu’il dictait des relations de ses campagnes, qu’il s’exprimait librement sur les hommes et les choses. Mais de ses méditations sur son destin, de son jugement sur lui-même et sur l’univers, de l’état profond de sa sensibilité, de cette douleur que l’on suppose effroyable et surhumaine, rien n’a transpiré.

Peut-être ce silence est-il dû à son ordinaire impassibilité, à son légitime orgueil. Peut-être aussi faut-il admettre, avec M. Frédéric Masson, qu’il n’avait rien d’autre à dire que ce qu’il a dit et qu’il n’était un grand homme que dans l’action, sans la moindre propension à ces rêveries poétiques et métaphysiques que nous prêtons gratuitement à tous les êtres de génie.

Seule, de fait, dit M. Frédéric Masson, son histoire ou ce qui se rapportait à son histoire, ou ce qui avait avec elle une relation qu’il pût établir, était pour l’intéresser. Il n’était pas un spéculatif, et l’Histoire même était pour lui son histoire. Tout ce qui était d’autres études ne le retenait point à présent. La seule façon qu’il eût d’agir encore était de se souvenir de son action, d’en repasser les traits, d’en expliquer les conséquences, d’imaginer ou de déduire les raisons de ses succès et les causes de ses revers ; toutefois sans entrer dans aucune discussion philosophique ou morale.

En dehors de ces heures de dictée ou de conversation rétrospective, Napoléon cherchait des distractions simples : il jouait aux échecs, se promenait, jardinait, riait avec les enfants du général Bertrand ou avec les fillettes de son voisin l’Anglais Balcombe. Ou bien, il s’ennuyait. Ou bien, s’il souffrait, on eût dit que c’était pour des misères, pour les vexations de ses gardiens, plus que pour l’angoisse d’avoir conquis le monde et de l’avoir perdu.

Si grand que soit un grand homme, — et il n’y en a sans doute jamais eu de plus grand que celui-là, — ce n’est pourtant qu’un homme. Les héros sont peut-être spécialisés, tout comme les gens ordinaires. Le plus prodigieux conquérant, réduit au repos, peut se trouver désœuvré comme un officier en demi-solde. La puissance politique devient une passion si absorbante qu’un Charles-Quint, ayant volontairement abdiqué pour se préparer à la mort, ne résistait pas, dans son monastère de Saint-Just, à l’envie d’intervenir encore dans les affaires de son ci-devant empire. Napoléon, à Sainte-Hélène, a dû être excessivement malheureux, non pour des chimères plus ou moins mystiques, mais par la privation, radicale et sans espoir, de tout ce qui avait rempli pendant vingt ans son dévorant besoin d’activité. Sainte-Hélène n’est point Pathmos ni Guernesey. Au lieu d’être prisonnier sur un îlot des mers australes, s’il avait été exilé en liberté dans une province d’Angleterre ou d’Amérique, ainsi qu’il l’avait souhaité en quittant la France après Waterloo, Napoléon n’eût été affranchi que de quelques piqûres d’amour-propre et des mesquineries de ses geôliers, mais il n’eût pas été moins torturé, démoralisé et déprimé par le supplice de l’inaction (qui est pour un contemplatif, la suprême félicité). Très probablement, il eût risqué bientôt quelque tentative pour y échapper : et c’est l’excuse de l’Angleterre qui lui refusa férocement l’hospitalité qu’elle accorde si volontiers aux souverains déchus et aux condamnés politiques. La déportation était peut-être le seul moyen sûr dont disposât l’Europe pour se débarrasser de Napoléon.

 

Mais cette remarque n’absout pas la déloyauté qu’il y eut à le laisser s’embarquer sur le Bellérophon à titre d’hôte de l’Angleterre pour le garder ensuite comme prisonnier, ni la sottise et la bassesse du régime qui lui fut appliqué à Sainte-Hélène. Les Alliés étaient dans les règles de la guerre en voulant absolument le prendre, mort ou vif ; encore est-il qu’une fois pris, ils auraient dû le traiter avec des égards. Quoi de plus ridicule que cette obstination du gouvernement britannique à lui dénier le titre d’empereur et à ne lui concéder que celui de général ? Même en poussant au dernier terme de l’absurde le principe légitimiste, d’après lequel tout ce qui s’était fait en France depuis 1792 jusqu’à 1814 était nul et non avenu, l’Angleterre restait encore illogique ; car alors Napoléon n’était pas plus général qu’il n’était empereur, le grade de général ne lui ayant été conféré ni par Louis XVI, ni par Louis XVII. M. Frédéric Masson a découvert l’explication : c’est qu’en négociant la paix d’Amiens, le gouvernement anglais, pressé par la nécessité a donné du général à Bonaparte. Elle ne put donc s’en dédire. Mais elle a toujours su éviter de le qualifier empereur dans les documents officiels. Les Anglais s’étaient fait « des âmes d’émigrés », ce qui est assez plaisant chez les compatriotes de Cromwell. Le parlementarisme et certaines lois libérales s’accommodaient alors dans le Royaume-Uni avec un esprit formidablement aristocrate et réactionnaire dont on trouve un aperçu dans la Foire aux vanités du gallophobe Thackeray. En outre, la morgue insulaire atteignait à des hauteurs vertigineuses.

Hudson Lowe, explique M. Frédéric Masson, est, en somme, un Anglais moyen, normalement imbu des préjugés alors dominants dans son pays.

Il est convaincu de la prééminence non seulement de l’Angleterre sur toutes les nations, mais de l’individu anglais sur tout individu d’une autre nationalité… Il est l’adorateur émerveillé de la hiérarchie dont il a franchi le premier degré et où, très haut, là où il n’atteindra jamais, planent les hommes et les femmes titrés ; il ne les envie ni ne les jalouse : il s’en pare et s’en glorifie… Tout ce qui est étranger lui est indifférent, il n’y attache aucune importance et n’y reconnaît aucune valeur. Il y a l’Angleterre, il y a le roi d’Angleterre, les pairs du Royaume-Uni dans l’ordre de leur préséance, les titulaires de dignités, de places selon leur hiérarchie. Et puis, très loin, très bas, il y a les étrangers dynastiques et loyalistes, les empereurs, les rois, les princes, qu’il tient tous plus ou moins pour des mercenaires anglais. Quant aux Français, il les place, naturellement après tous les autres peuples…

Une des thèses fortes et neuves de M. Frédéric Masson consiste à établir que sir Hudson Lowe a été très injustement livré à l’exécration publique, attendu qu’excellent soldat et fonctionnaire borné, mais consciencieux, il n’a fait qu’exécuter les consignes de son gouvernement. Pas une fois en cinq ans, on ne lui reprocha d’avoir dépassé ses instructions : au contraire il fut repris avec une extrême violence pour s’être montré trop conciliant. L’empereur et ses compagnons ne voyaient qu’Hudson Lowe et lui attribuaient la responsabilité des persécutions qu’ils subissaient. En quoi, sans le savoir, ils faisaient le jeu de Bathurst et des autres ministres anglais qui rejetèrent tout l’odieux de l’affaire sur cet Hudson Lowe, officier sans fortune et sans relations, mais simple instrument en réalité.

Une autre nouveauté, plus affligeante, c’est la déplorable opinion de M. Frédéric Masson sur les compagnons de captivité de l’empereur. Bertrand est un honnête homme, un homme de devoir, mais terne et ennuyeux, d’ailleurs tiraillé entre son attachement à l’empereur et son amour pour sa femme qui se ronge de spleen à Sainte-Hélène et ne songe qu’au retour. Las Cases est un égoïste et un vaniteux, ayant la rage d’écrire, qui n’a suivi l’empereur que pour avoir l’occasion de composer un ouvrage retentissant15 et qui fait tout ce qu’il faut pour être renvoyé en Europe par Hudson Lowe dès qu’il a une suffisante provision de copie. Montholon et sa femme sont des intrigants et des exploiteurs. Gourgaud a un caractère insupportable ; et par une étrange aberration, rentré en Europe au moment où Napoléon malade espère obtenir une autre résidence, Gourgaud raconte à qui veut l’entendre, notamment au gouvernement de Londres, que l’empereur se porte à merveille, qu’il n’a pas renoncé à s’évader, et que Longwood est l’endroit le plus commode pour une exacte surveillance. O’Meara et son confrère Stokoë, également médecin de la marine britannique, sont successivement révoqués pour n’avoir point diagnostiqué chez l’empereur une parfaite santé. « Le général Gourgaud en ayant ainsi décidé, nul médecin, sous peine de destitution, n’a le droit de dire que l’empereur soit malade. »

Ces petitesses, ces inconséquences (pour ne pas dire plus), ces querelles et cette zizanie entre les Français de marque qui avaient consenti à accompagner Napoléon, c’est ce qu’il y a de plus pénible dans la triste histoire de Sainte-Hélène. On préférerait, et l’empereur lui-même eût préféré sans doute un redoublement de la malveillance des vainqueurs, pourvu qu’au moins ces quelques compagnons eussent été unis entre eux et fidèles à leur souverain. Maintenant, dans la ferveur de sa propre fidélité à l’empereur, M. Frédéric Masson ne les a-t-il pas un peu noircis, n’a-t-il pas exagéré leurs travers et leurs défaillances ? L’exil et la déportation sont de dures écoles, où même de braves gens peuvent trébucher sans perversité foncière.

Les traîtres, disait l’empereur lui-même, sont plus rares que vous ne le croyez. Les grands vices, les grandes vertus sont des exceptions. La masse des hommes est faible, mobile parce qu’elle est faible, cherche fortune où elle peut, fait son bien sans vouloir le mal d’autrui, et mérite plus de compassion que de haine. Il faut la prendre comme elle est, s’en servir telle quelle, et chercher à l’élever si on le peut. Mais soyez-en sûrs, ce n’est pas en l’accablant de mépris qu’on parvient à la relever. Au contraire, il faut lui persuader qu’elle vaut mieux qu’elle ne vaut, si on veut en obtenir tout le bien dont elle est capable. À l’armée, on dit à des poltrons qu’ils sont des braves, et on les amène ainsi à le devenir. En toutes choses il faut traiter les hommes de la sorte, et leur supposer les vertus qu’on veut leur inspirer.

Il est trop tard pour inspirer des vertus à Gourgaud, à Montholon et à Las Cases. Ils n’ont pas eu toute l’abnégation qu’on leur eût souhaitée. Mais, bien que la sévérité de M. Frédéric Masson provienne de son culte pour l’empereur, peut-être cette misanthropie paraîtra-t-elle un peu rude et moins « napoléonienne », en l’espèce, qu’un excès d’indulgence.

Frédéric Mistral16

Mistral n’est pas seulement le « grand poète épique » que Lamartine, « généreux comme un roi » et conférant d’un seul coup la gloire à ce jeune confrère, saluait dès l’apparition de Mireille en 1859. C’est à ce genre, il est vrai, qu’appartiennent son œuvre la plus populaire et ces autres œuvres maîtresses : Calendal, le Poème du Rhône, qui ne le cèdent en rien à Mireille. Et Nerte est encore un récit, mais de moindre importance : une sorte de ballade très étendue. Il n’y a rien de plus rare que le génie épique, ni de plus contraire, en particulier, aux habitudes de notre époque. Certains théoriciens contemporains ont même prétendu que la brièveté était nécessaire pour obtenir une impression, et comme ils disent, un frisson poétique. Certes, la poésie aiguë et frémissante d’un Baudelaire ou d’un Verlaine ne comporte que des notations ou des suggestions rapides, sans développements. Mais ce n’est pas toute la poésie, pas plus qu’un bout de paysage de Monet ou de Sisley n’est toute la peinture, ni que les lieder de Schumann ou ses petites pièces pour piano ne sont toute la musique. On peut saisir au vol des aspects fugitifs, des moments de la vie ; on peut également la suivre dans sa durée ou l’embrasser dans ses ensembles. On peut descendre le cours du fleuve, au lieu de rêver un instant sur la rive. L’art moderne, fugace, mobile, un peu fiévreux et maladif, ne s’adapte guère à de vastes compositions. Aussi, Mistral, qui se proclame lui-même un « humble écolier du grand Homère », procède-t-il de l’inspiration antique, et Lamartine, à propos de Mireille, avait très joliment souligné cette filiation : « On dirait que pendant la nuit, une île de l’Archipel, une flottante Délos, s’est détachée de son groupe d’îles grecques ou ioniennes, et qu’elle est venue sans bruit s’annexer au continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ces chantres divins de la famille des Mélésigènes. »

Cependant, non content de cette harmonieuse et puissante originalité qui aurait suffi à sa renommée, Mistral a, dans la Reine Jeanne, abordé la poésie dramatique, et surtout, pendant toute sa carrière, il a composé des morceaux lyriques dont il a formé le recueil des Îles d’or et celui des Olivades, substantielle et savoureuse récolte de sa verte vieillesse. C’est surtout dans le genre lyrique que se distinguèrent les anciens troubadours, dont Gaston Paris conteste, on ne sait trop pourquoi, que Mistral ait renoué la tradition. Il objecte que leur poésie était aristocratique, conventionnelle et savante. Il ne tient compte que de la période dite courtoise, qui fut sans doute la plus brillante et qui va du douzième au quatorzième siècle. Même alors, ces troubadours n’étaient peut-être pas si conventionnels ni si pédantesques, puisqu’ils charmaient un saint François d’Assise. Et il y avait eu auparavant, jusqu’à la fin du onzième siècle, une période franchement populaire, ainsi que le rappel, dans son Histoire élémentaire de la littérature française, M. Eugène Lintilhac, qui n’hésite pas à parler de « renaissance félibréenne ». D’ailleurs, la poésie de Mistral, pour être populaire, n’en est pas moins savante. On a même parfois considéré comme un peu artificiel son travail d’épuration et de restauration de la langue d’oc, qui avant lui et depuis bien longtemps n’était plus qu’un patois. C’est par des moyens analogues que Dante fixa pour des siècles la langue italienne. L’avenir montrera si l’entreprise philologique de Mistral était féconde. Elle était certainement légitime, et quand même il ne devrait point avoir de postérité littéraire, il avait le droit de se forger cet instrument pour son usage, comme un autre Siegfried. En tout cas, à ce point de vue, c’est bien aux troubadours qu’il se rattache, puisqu’il a essayé de rétablir leur idiome évolué dans son ancienne splendeur. Sa parenté avec ces lointains ancêtres n’est pas d’ordre purement linguistique : il traite parfois les mêmes sujets, dans le même sentiment ; et c’est à bon droit, en se donnant peut-être le plaisir d’une réponse topique à Gaston Paris, qu’il a pris pour épigraphe de la première pièce des Olivades quelques vers de Pierre Vidal, troubadour toulousain du treizième siècle.

Ce sont des vers à la louange de la Provence. On n’ignore point que c’est le thème essentiel, on peut presque : dire l’unique thème de la poésie de Mistral, puisque son adoration de la nature et des traditions provençales détermine logiquement toutes ses affections et toutes ses idées. Ainsi s’explique, par un principe supérieur, l’impartialité qui l’amène à concilier des jugements contradictoires en apparence. Par exemple, la Provence étant une « terre d’amour », il chante l’amour avec un charme infini, et Mireille, incarnation de l’âme de la Provence, est une des plus touchantes amoureuses de la littérature universelle. Mais si les malheurs de Mireille et de Vincent l’émeuvent d’une profonde pitié, il ne dresse pas de réquisitoire contre la dureté du père qui refuse de les unir pour le plus vulgaire des motifs, parce que le gentil vannier est trop pauvre pour la fille d’un riche fermier. Il ne l’approuve pas non plus, assurément, et il dénoncera la tyrannie de l’argent à l’occasion. Mais l’autorité absolue du chef de famille était un dogme dans la vieille Provence patriarcale. Aussi ne blâme-t-il point en termes exprès maître Ramon, comme n’eût pas manqué de le faire un Molière ou un Shakespeare. La mère de Mireille ne songe pas à intervenir comme se le permet celle d’Hermann dans le poème de Goethe : cette Provençale est avant tout une épouse soumise. Mireille elle-même s’enfuit à travers la Camargue, jusqu’aux Saintes-Maries-de-la-Mer, mais n’ose pas affronter en face la colère paternelle. Et pourtant Mistral a le goût de la simplicité idyllique, l’horreur de la rapacité et des préjugés bourgeois ; et dans les Olivades, il s’écrie avec force que « la Grâce, fille gaie, — gazouille, gazouille, — la Grâce, fille gaie, — n’a pas les doigts crochus ». Mais il a considéré que Ramon était assez puni par la mort de son enfant : il le plaint, il ne l’accable pas.

On s’est étonné parfois de la ferveur religieuse qui s’affirme dans le dénouement de Mireille. Comment Mistral n’eût-il point partagé le culte de sa province pour ces saintes Maries, dont l’église est un lieu de pèlerinage séculaire ? Ces derniers chants de Mireille sont d’ailleurs admirables. Un passage du chant XI peut tout de même sembler excessif. C’est celui où est conté avec complaisance l’exploit de saint Trophime, dont l’indignation apostolique et le froncement de sourcil font chanceler sur ses bases et brisent miraculeusement, dans le théâtre d’Arles, une statue de Vénus. N’était-il point possible de convertir les populations sans anéantir des chefs-d’œuvre ? Le philosophe Libanius faisait campagne pour les temples, comme aujourd’hui M. Maurice Barrès pour les églises. On ne l’écoutait point. Non seulement on ne réparait pas, mais on démolissait. M. Barrès a grandement raison, mais Libanius n’avait pas tout à fait tort. Que devait penser de cette aventure de saint Trophime le bon Théodore Aubanel, qui a célébré la Vénus d’Arles avec une si brûlante passion ? Mais Mistral a exposé qu’Aubanel était « catholique convaincu, et d’autre part artiste et païen de sa nature, comme bien des hommes du Midi ». Ces hommes du Midi résument en eux les états qu’a successivement traversés leur chère Provence.

Mistral lui-même, dans Calendal, exalte l’amour pur et platonique, imposant les plus chevaleresques et les plus chrétiennes épreuves : pour conquérir sa dame (qui est peut-être un symbole de la Provence), le petit pêcheur d’anchois se conduit en paladin, presque en croisé, et résiste stoïquement aux tentations. Mais le poète n’a pas moins d’amitié pour la petite Anglore, dont les baignades au clair de lune sont si voluptueuses, et qui, en franche païenne, s’éprend à la folie du Drac, divinité aquatique qu’elle croit reconnaître sous les traits du prince d’Orange (le Poème du Rhône). Et certains vers de Mistral sont d’une sensualité qui ne le cède point à celle de son ami Aubanel. Il est vrai que cette sensualité garde toujours une sorte de fraîcheur naïve et salubre. Lamartine, comparant Vincent et Mireille à Daphnis et Chloé, a pu dire avec justesse : « Longus est licencieux, Mistral est virginal dans son amour. » Et il ajoute : « Du paganisme au christianisme se mesure la distance entre les deux poèmes. » Le paganisme de Longus n’est peut-être point absolument représentatif ; mais celui de Mistral, très réel aussi, est en quelque sorte purifié et affiné par son christianisme non moins sincère. Mistral est exempt de toute sotte pudibonderie, et il décrit avec une parfaite liberté, en même temps qu’avec la grâce la plus tendre, ce que précisément Tartuffe ne saurait voir. Il aime la chair un peu comme saint François aimait la nature, à titre de création de Dieu.

Tout ce qui est beau lui apparaît comme également sain et presque sacré. C’est pourquoi l’on trouve dans les Olivades, à côté d’une hymne à l’immaculée Conception, une ardente et ravissante odelette à Ève :

Qu’est-ce que la rose — qui se baigne — avec la rosée de mai, — si elle ne fleure, — si elle ne pleure sur ton sein plus embaumé qu’elle !… Hommage — à la royauté, — que tout ce qui a de l’éclat — te sourie, — te soit offert ! — Mais tu n’es jamais si belle — comme en gloire — quand tu triomphes, — et sans vêtement aucun, — limpide ! telle — que, fatale, — t’a pétrie la main de Dieu.

La traduction détruit malheureusement le rythme délicieux de ces strophes. Mistral est un maître du rythme, et je crois que tout lecteur d’oreille un peu sensible peut s’en rendre compte, même sans posséder à fond la langue provençale. Lisez la traduction, si elle vous est nécessaire, mais reportez-vous ensuite au texte : la versification en vaut la peine, et aussi le vocabulaire, d’une gentillesse ingénue et fleurie. Mais voici encore une exquise petite pièce qui, à elle seule, détournerait de Mistral tout soupçon de fanatisme iconoclaste. Elle est intitulée : « Sur une main de marbre blanc trouvée dans le Rhône, à Arles. » Ce sont des quatrains ; je citerai les trois derniers :

De Diane en fleur es-tu la main — ou de cette Vénus éphèbe — qui, aux yeux d’un peuple exultant, — découvrait sa jeune poitrine ? — On cueille là, quoi qu’il en soit, — la preuve gentille et formelle — qu’anciennement comme aujourd’hui dans Arles — les jeunes filles avaient la main jolie — et que l’Amour, ce friponneau, — venait tendre en Arles son piège ; — faite déjà pour les baisers — était la main des Arlésiennes.

Mistral est un patriote, j’entends un patriote français, en dépit de quelques malveillants qui Tout parfois accusé de séparatisme. Déjà, dans les Iles d’or, il s’écriait : « Sian de la grando Franço, e ni court ni coustie », c’est-à-dire : Nous sommes de la grande France, franchement et loyalement. Il prenait soin de préciser, dans une note, que la fameuse sirvente « À la comtesse » dont le refrain sonne la charge :

Ah ! se me sabien entendre !
Ah  ! se me voulien segui  ! 17

n’était qu’une allégorie contre la centralisation. Il chantait le tambour d’Arcole, comme le vieux père de Vincent avait chanté le bailli de Suffren. Il implorait, en 1870, la miséricorde divine « pour tant de deuil sur noire France ». Dans les Olivades, une petite pièce de circonstance, « les Adieux des Tarasconaises au 11e régiment de dragons qui partait pour Belfort », se termine par ces deux sixains.

En avant toujours ! et quand vous serez, — dans le brouillard de la frontière, — redressés pour la défensive, — dites au Lion de Belfort — que vous venez lui donner aide — au nom des filles de Provence. — Car nos filles cheminent fières, — la tête ceinte d’un ruban, — comme les filles de l’Alsace : — nous sommes faits pour la même loi… — Mon colonel, embrassez-les ! — Il porte bonheur, celui qui embrasse.

Ce n’est point manquer de patriotisme que d’être partisan d’une autonomie régionale.

On n’exigera point de Mistral qu’il professe de vives sympathies pour Simon de Montfort, ni pour les politiciens jacobins, ni pour les ennemis du parler d’oc. Il faut assurément que tous les citoyens français sachent le français et que la langue nationale soit enseignée dans les écoles. Mais à quoi sert de proscrire le provençal et de le tourner en dérision ? Les Méridionaux n’ont-ils pas le droit d’être bilingues, si c’est leur fantaisie ? Est-ce que Mistral n’a pas traduit lui-même tous ses ouvrages en français ? On n’a nullement à craindre un mouvement analogue à celui du flamingantisme. Sans cloute, les flamingants sont aussi des provincialistes : mais ce sont avant tout des barbares et des gallophobes. Oh ! ces idées de particularisme linguistique peuvent présenter dans certains cas de graves inconvénients. Mais le mistralisme est assurément sans dangers, parce qu’il n’est point haineux ni insurrectionnel. Ce qu’il faudrait avoir le courage de dire, c’est que toutes les provinces et tous les idiomes n’offrent pas un égal intérêt. Il serait parfaitement absurde de vouloir ressusciter le dialecte picard ou tout autre dialecte de langue d’oïl. Les coutumes locales n’ont point partout, à beaucoup près, le même pittoresque. Mais la Provence est la plus anciennement civilisée des provinces françaises : la langue d’oc possède des quartiers de noblesse auxquels Mistral a ajouté son œuvre et qui l’autorisent à la vouloir maintenir, sans prétention à la suprématie ni à l’exclusivisme. La décentralisation administrative aurait partout de bons effets : la décentralisation littéraire et morale est moins généralement indiquée. On perdrait son temps à subtiliser sur les différences qui séparent la Normandie de l’Ile-de-France : ou la Touraine de l’Orléanais. D’ailleurs, les petites contrefaçons septentrionales du félibrige se bornent en général à quelques banquets et à quelques distributions de palmes académiques.

Mistral a été l’initiateur des théories de traditionalisme et d’enracinement. Il a prêché d’exemple, puisqu’il n’a jamais quitté que pour de brefs déplacements et qu’il habite encore, à quatre-vingt-deux ans, son village de Maillane, situé au pied des Alpilles, entre Arles et Avignon. Il a eu beaucoup de disciples en littérature, mais assez peu dans la pratique, si l’on en juge par le nombre de Méridionaux et de provinciaux de toute provenance installés à Paris. Cette observation d’une ironie facile ne prouve point cependant qu’il ait complètement échoué dans sa propagande. Seulement, il ne faut peut-être pas interpréter les choses trop à la lettre. Mistral, lui, s’est littéralement incrusté dans sa bourgade, qui est du reste charmante. Il a bien fait, puisque c’était son goût. Tout de même, à une époque où l’industrie des transports a réalisé d’incontestables progrès, il est permis de circuler davantage à travers le monde, et il n’est pas défendu d’emporter dans sa valise un sérieux attachement à la mémoire des aïeux et à la terre natale. Ce mot d’attachement, que j’ai employé à dessein, n’a-t-il pas un sens figuré, purement psychologique, qui est devenu plus usuel que le sens propre ? N’est-ce pas souvent à l’étranger que l’on prend le plus clairement conscience de sa qualité de Français et des raisons qu’on peut avoir d’en être fier ? Est-il interdit de se constituer subsidiairement de petites patries d’élection ? d’aimer la terre, sans idolâtrie systématique pour le coin de terre où le hasard vous a fait naître ? Et toute terre n’est-elle point, en quelque mesure, une terre natale ?

« Je suis né, ô bien-aimée, écrivait Jules Tellier, un vendredi treizième jour d’un mois d’hiver, dans un pays brumeux, sur les bords d’une mer septentrionale. » Que voulez-vous ? Mistral a beau dire : « Heureux donc qui peut vivre — au lieu où il est né ! » Il en parle à son aise parce qu’il est né dans l’empire du soleil. Lorsqu’on a vu le jour, pour ainsi s’exprimer, dans un pays de brumes, il arrive que, malgré la fidélité du cœur à de chers souvenirs, on préfère user de ses loisirs pour se rapprocher de la lumière et qu’on demande plus volontiers son billet au Paris-Lyon-Méditerranée qu’à l’Ouest-État. Sans compter qu’un Français de vieille souche gallo-romaine et de culture classique non seulement ne se sent point dépaysé, mais célèbre le culte de ses aïeux intellectuels, parmi les monuments glorieux et sous les ciels enchanteurs des villes saintes d’Italie et de Grèce. « Nous sommes les rejetons de la Grèce immortelle », a dit Mistral, dans les Îles d’or, et il a recueilli dans les Olivades son bel Hymne pour la Grèce, que M. Borel a mis en musique et que les Hellènes ont, paraît-il, adopté comme chant patriotique. Le paysage grec ressemble étonnamment au paysage provençal. Mais Mistral l’homérique avait des raisons moins spéciales, et qui nous sont communes à tous, de chérir cette mère des arts et de la pensée. D’autre part, je ne suppose pas qu’il nourrisse aucune hostilité contre Rome, encore qu’évidemment la véritable place du pape lui semble être plutôt en Avignon.

Bref, il y a lieu de comprendre la doctrine de Mistral dans un sens large et non point trop direct ou trop absolu. Sous cette réserve, on l’acceptera comme juste et salutaire. D’ailleurs, un grand poète ne se trompe jamais tout à fait. Une personne que l’on soupçonnera peut-être de scepticisme disait : « Je crois ce qui est bien écrit. » En somme, ce critérium est des plus satisfaisants. Et si nous relevons des divergences entre écrivains de même valeur, c’est probablement par incapacité de résoudre les antinomies superficielles et de discerner les accords profonds.

Saint François d’Assise

Saint François d’Assise est le saint à la mode. Le mot peut paraître irrévérencieux, mais c’est le mot juste. À qui la faute s’il y a une mode en effet pour toutes choses, et non pas seulement pour les chapeaux, mais pour l’art, pour la politique, pour la métaphysique et même pour la sainteté ? Il existe bien des façons différentes d’être un grand saint, aussi bien que d’être un grand peintre ou un grand philosophe, sans compter que dans l’avenir il en existera peut-être de nouvelles qui échappent à nos prévisions. Il faut croire, si l’on peut ainsi dire, que la nuance particulière de sainteté représentée éminemment par saint François d’Assise, s’accorde avec nos goûts actuels. Il n’y a pas un autre saint qui en ces derniers temps ait fait l’objet d’une aussi abondante littérature18.

On en était resté aux pages pénétrantes de Renan, qui a toujours eu une dévotion spéciale à saint François, et à l’agréable volume où Ozanam avait inséré une traduction partielle des Fioretti, lorsque les beaux travaux d’histoire et d’érudition de M. Paul Sabatier déterminèrent une éclatante renaissance des études franciscaines. Sa Vie de saint François est devenue presque populaire : elle a obtenu en quelques années près de quarante éditions. Ses recherches dans les archives et les bibliothèques l’ont conduit à des trouvailles dont personne n’a méconnu la valeur, bien qu’on ait parfois discuté assez vivement les conséquences qu’il en tirait. M. Henry Thode, dont l’ouvrage antérieur de neuf ans à celui de M. Paul Sabatier, avait passé inaperçu et qui en conçut naturellement quelque chagrin, s’est félicité néanmoins de l’accueil enthousiaste fait dans l’Europe entière, sans en excepter l’Allemagne, à l’œuvre de l’écrivain français, qu’il qualifie de « biographie incontestablement très attachante par la vivacité et l’agrément de sa mise en œuvre ». Le savant allemand ajoute : « Grâce à elle, l’intérêt et la sympathie du public pour saint François d’Assise sont devenus infiniment supérieurs à ce qu’ils étaient jadis lorsque j’ai publié la première édition de mon livre ; et mon livre lui-même y a gagné de trouver à présent des lecteurs en assez grand nombre pour me contraindre à en publier une nouvelle édition. »

Un succès très vif a, d’autre part, accueilli les livres d’un franciscanisant danois, M. Johannès Jœrgensen, plus orthodoxe que MM. Paul Sabatier et Henry Thode, très érudit lui aussi, et qui renouvelle la matière par une charmante fraîcheur d’impressions. Au ravissement de l’homme du Nord découvrant la lumière italienne s’ajoute, chez M. Jœrgensen, la ferveur d’un catéchumène qui, naguère libre penseur et disciple de M. Georges Brandès, a été amené au christianisme par sa tendresse pour saint François : c’est le plus récent et non le moins important des miracles du Poverello. Des régions de l’hagiographie proprement dite, le prestige de ce bon saint rayonne sur tous les arts à la fois ; voici qu’on annonce une série d’illustrations de M. Maurice Denis pour les Fioretti, en même temps que M. André Suarès et M. Gabriel Pierné prennent le fils de Bernardone pour protagoniste le premier d’un drame encore inédit et le second d’un oratorio qui a été exécuté avec succès aux Concerts Colonne.

À quelques semaines de distance viennent enfin de paraître deux traductions nouvelles des Fioretti, cette délicieuse légende, rédigée seulement au quatorzième siècle, une centaine d’années après la mort du saint, mais puisée aux meilleures sources, notamment aux traditions orales des fameux « trois compagnons », les frères Léon, Ange et Rufin. On sait que le texte italien des Fioretti, dont la qualité littéraire propre a exercé une influence décisive sur les lettres italiennes, n’est qu’une traduction d’un certain nombre de chapitres d’un recueil en latin, paru en 1325, les Actus B. Francisci et Sociorum ejus. M. André Pératé a suivi la version italienne : sa traduction relevée de termes et de tours archaïques a beaucoup de charme et d’ingénuité un peu voulue. Celle de M. Téodor de Wyzewa se distingue par le naturel et la clarté : elle est faite sur le texte latin des Actus, mais les variantes de l’adaptation italienne sont indiquées en note. Quant à la traduction du Speculum perfectionis, par M. Paul Budry, elle se lit avec plaisir : mais on est un peu surpris que le traducteur attribue au frère Léon l’entière paternité d’un ouvrage dont ce religieux n’est que l’un des principaux inspirateurs, à peu près au même titre que des Fioretti, et l’on s’émerveille que M. Budry veuille absolument maintenir la thèse d’après laquelle le Speculum daterait de 1228 et serait le plus ancien document relatif à saint François, antérieur même à la Vita prima de Thomas de Celano. M. Paul Sabatier a renoncé à cette théorie qu’il avait émise lorsqu’il découvrit à la bibliothèque Mazarine un manuscrit de ce Speculum perfectionis, qui a dû précédemment constituer une partie de la Légende des trois Compagnons et qui est, en tout cas, d’un intérêt capital.

« … Tout jeune il se mit en guerre avec son père, par attachement pour cette femme à qui, comme à la mort, nul n’ouvre la porte avec plaisir. Elle, veuve de son premier époux, depuis mille et cent ans et plus, obscure et méprisée, était restée jusqu’à celui-ci sans être recherchée par aucun autre… Mais afin de ne pas continuer dans un style trop voilé, François et la Pauvreté sont les deux amants qu’on devra reconnaître dans mes paroles diffuses. » Ainsi s’exprime Dante, au chant onzième du Paradis. Le premier époux dont dame Pauvreté était veuve depuis tant de siècles, c’est Jésus-Christ. Ainsi l’auteur de la Divine comédie, qui florissait cent ans environ après saint François, proclamait hautement cette comparaison qui a été le thème favori des disciples du saint et que Renan a prise à son compte, n’hésitant pas à mettre le petit pauvre d’Assise au-dessus même de saint Paul pour sa fidélité à l’esprit évangélique19. Né en 1182, François avait un peu plus de vingt ans lorsqu’il rompit avec son père, le riche marchand Bernardone, qui rêvait pour ce fils une brillante carrière et ne s’était pas ému de ses prodigalités de jeunesse, mais s’irrita fort de le voir changé en mendiant et en fou à qui les gamins des rues jetaient des pierres. Jusqu’à sa mort, survenue en 1226, François ne varia jamais sur ce point, et son amour de la pauvreté fut toujours le trait essentiel de sa vie et de sa doctrine. Il y mettait un radicalisme qui offrait une frappante nouveauté.

Sans doute, le vœu de pauvreté avait toujours figuré dans les constitutions monastiques, dans la règle promulguée au sixième siècle par saint Benoît comme dans les maximes des cénobites et des anachorètes. Mais d’une part, si les moines ne possédaient rien individuellement, les abbayes pouvaient être collectivement fort opulentes. Elles n’y manquèrent point. Certes elles ont rendu à la civilisation des services considérables, qui justifient largement leur fortune, au moins à l’origine. Plus tard devaient venir les abus. Saint François ne voulait point d’abbés pareils à des barons féodaux, ni de revenus à inscrire sur les feuilles de bénéfices. Il voulait la pauvreté aussi bien collective qu’individuelle : l’ordre même devait demeurer pauvre. D’autre part, les pères de la Thébaïde avaient bien pratiqué la pauvreté absolue, mais c’étaient des solitaires, exclusivement voués à la vie contemplative. Saint François préférait la vie apostolique. Les petits frères ne devaient pas se cantonner dans des couvents ni dans des ermitages, mais n’y faire que de courtes retraites et mener une existence militante, consacrée au soulagement des malades et à la prédication, Alors que la plupart des religieux vivaient loin du monde et que cet isolement faisait même l’un des principaux attraits du cloître en des siècles de fer, c’est parmi les hommes qu’auraient à vivre les franciscains. Il n’est pas tout à fait équitable de célébrer cette vue de saint François comme une preuve d’altruisme, qui s’opposerait à l’égoïsme spirituel des pères du désert et des moines cloîtrés. On oublie le dogme de la réversibilité des mérites et de la communion des saints, en vertu duquel les prières et les austérités des purs contemplatifs ne contribuent pas seulement à leur propre salut, mais à celui de tous les pécheurs. Cependant la conception de François pouvait avoir une efficacité plus immédiate. Il l’adopta, dans l’intention d’imiter plus exactement le Christ et les apôtres. Mais on conviendra que son culte de la pauvreté soulevait, dans ces conditions, des difficultés exceptionnelles.

Ce fut la cause des dissensions qui se produisirent à l’intérieur de l’ordre, du vivant même de François, et surtout après sa mort, séparant les zélateurs de ceux qui demandaient des accommodements. Ceux-ci avaient probablement raison dans la pratique, et l’on a noté que tous les économistes désapprouveraient la règle primitive de saint François. Sa pensée n’en a pas moins porté des fruits, et il est curieux de constater que nos sympathies, à nous, vont aux plus fermes champions de la stricte observance. Il est vrai que nous sommes un peu désintéressés dans la question, n’ayant pas plus l’intention de suivre la trace des franciscains conventuels, ou opportunistes, que celle des intransigeants. Mais nous n’obéissons pas seulement, dans ces préférences, à un frivole dilettantisme, à un goût d’amateurs pour de beaux types bien tranchés et réalisés dans leur plénitude. L’enseignement de François contient une leçon que nous n’appliquerons pas entièrement, ni même à moitié, mais dont nous pouvons tous faire notre profit. Il n’était point d’ailleurs aussi chimérique qu’on serait peut-être tenté de le supposer : il n’a jamais prétendu former qu’un petit troupeau, et non point légiférer pour l’ensemble de l’humanité, ni même de l’Église. Ce petit troupeau, exemplaire et choisi, avait pour mission d’être le gardien d’un idéal, dont toute âme un peu délicate peut s’inspirer en principe, sans l’appliquer intégralement dans la réalité.

Saint François a compris, que l’attachement excessif aux biens de la terre infligeait à l’homme une lourde et grossière servitude. Il s’agit beaucoup moins de privation et de renoncement que d’affranchissement et de joie. N’accorder au temporel que le second rang dans nos désirs et dans nos actes, c’est nous libérer et nous ouvrir la possession des biens vraiment supérieurs. Cette vérité profonde n’appartient pas seulement au domaine de la religion, mais à tous les champs de l’activité humaine. D’abord à la création artistique : il est trop évident que le véritable artiste ne songe qu’à son art. Mais il n’est pas une profession qu’il ne soit possible d’exercer dans cet esprit, avec un souci d’élévation intellectuelle et morale, avec une élégance d’homme libre, qui ne s’absorbe pas dans la convoitise du gain et ne le considère pas comme l’unique et dernier but de ses efforts. Une certaine dose d’idéalisme peut pénétrer partout ; et saint François demeurera toujours l’un des grands patrons de tout idéaliste.

Sa popularité actuelle est donc un heureux symptôme de révolte contre la menace d’une évolution purement ploutocratique de la société contemporaine. Nous aimons aussi saint François pour sa douceur et sa gaieté. Il avait dans l’âme la riante clarté du paysage ombrien. Il n’était point violent, amer, ni fanatique : il ne fulminait point comme un prophète de l’Ancien Testament, ni comme un saint Jean-Baptiste. Il recommandait à ses frères de ne pas condamner légèrement les gens vêtus d’étoiles moelleuses, de ne point se scandaliser et s’indigner à tout propos, comme il est souvent d’usage chez les personnes d’une dévotion plus ardente qu’éclairée. Les Fioretti et le Speculum perfectionis rapportent de nombreuses manifestations de son angélique bonté, même envers des brigands ou des méchants, comme le loup de Gubbio. Il ne professait pas cette piété sombre et pessimiste, qui répand la terreur et les malédictions. Son ascétisme se préservait des excès. Il ne voulait point que l’on donnât des sujets de plainte à « notre frère le corps » ni qu’on se refusât le nécessaire sous prétexte de pénitence. Il ordonna un jour à ses frères d’ôter les cilices qui les martyrisaient. Il blâmait la tristesse et la maussaderie. La courtoisie et l’humeur allègre étaient pour lui des vertus. Il dédaignait l’étalage d’une vaine science et faisait peu de cas des pédants. Ici, pourtant, il faudrait s’entendre et ne pas le travestir en ennemi systématique de l’intelligence. Il se qualifiait volontiers de simple et d’ignorant. Il ne souhaitait pas pour ses fils des chaires dans les universités. Il les en détournait même d’une façon très catégorique. Mais il n’est point un précurseur des antiintellectuels contemporains, qui se couvriraient à tort de son autorité. Homme d’action, certes, il s’appuyait sur une ferme doctrine. On a cru pouvoir dire qu’il ne prêchait point le dogme ; et il est vrai que sa prédication s’adressait surtout au sentiment : mais il prêchait en fonction du dogme. Au fond, s’il jugeait l’étude inutile ou d’une utilité secondaire, c’est parce qu’il croyait posséder la vérité totale. Il affirmait, au surplus, son respect pour les théologiens. Mais qu’importent les controverses théologiques, qu’importe toute culture à qui contemple Dieu face à face ?

Les visions de saint François avaient un caractère nettement concret, qui les distingue des fulgurants éclairs du Sinaï et de l’espèce d’hypnotisme métaphysique des Hindous. Saint François accueillait presque familièrement, si l’on ose ainsi s’exprimer, les visites dont l’honoraient les anges et le Sauveur lui-même. Au témoignage du frère Léon, il parlait au Christ tantôt comme à un maître, tantôt comme à un père, tantôt comme à un ami. Il était de plain-pied avec le surnaturel. Son imagination poétique et plastique, qui s’enchantait aux spectacles de la nature, apercevait les personnages divins sous leur figure humaine. Par cette faculté qui renouvelait en quelque sorte le paganisme antique et par cet amour de la nature, des animaux, de toute la création en qui il louait et adorait le Créateur, il fut l’initiateur du grand mouvement artistique que Giotto allait définitivement féconder. Nul ne l’a mieux expliqué que M. Henry Thode. Sa vie même, remplie de scènes charmantes, au milieu des champs et des bois, allait fournit des thèmes inépuisables au grand peintre qui décora la basilique supérieure d’Assise et à ses successeurs. Le principe de la peinture moderne, depuis Giotto, qui substitue à la scolastique byzantine l’observation du réel, résulte donc des conceptions et des exemples de saint François d’Assise, bien qu’il n’ait donné lui-même que peu de soins aux beaux-arts. Son sens artiste spontané se satisfaisait de la vue des fleurs, des oiseaux, des eaux courantes, des jeux de la couleur, de la splendeur du Soleil, qui lui suggéra le célèbre Cantique que Renan appelle « le plus beau morceau de poésie religieuse depuis les Évangiles, l’expression la plus complète du sentiment religieux moderne ». Il était poète, imprégné de la poésie chevaleresque de nos troubadours de langue d’oc, alors très appréciés en Italie, et d’ailleurs d’origine provençale par sa mère. Il disait souvent à ses frères : « Nous sommes les jongleurs de Dieu. » Il chantait sans cesse, et lorsque « notre sœur, la mort corporelle » se présenta devant lui, il la reçut en chantant. Mortem suscepit cantando.

On se demande parfois quels sont, dans le profane, les continuateurs de saint François d’Assise. Serait-ce Jean-Jacques, à cause de la théorie du retour à la nature ? Que sa misanthropie et son aigreur morbide, sans parler de ses désordres, contrastent étrangement avec la pureté franciscaine ! Serait-ce Tolstoï, qui voulut, lui aussi, se dépouiller et vivre selon l’Évangile ? Il manquait de mesure et blasphémait contre la beauté. Saint François est un civilisé : Tolstoï un barbare. Serait-ce Verlaine pour certains vers chrétiens de Sagesse ? Ce ne sont que des lueurs passagères : le fond est trouble. Serait-ce Wagner dans Parsifal ? Le Simplex et idiota fait certainement songer au reine-thor. Mais que de pompe et d’apparat ! Que Bayreuth est donc loin de la Portioncule et des Carceri ! Non, saint François n’a pas laissé de postérité directe. Ce mélange de candeur séraphique, de tendresse infinie, d’adorable sensibilité, de goût infaillible, de sainteté et de génie, d’humilité et de transcendance, c’est une merveille unique dans l’histoire humaine, que nous ne pouvons qu’admirer et chérir, comme un modèle sublime et inimitable. Nous n’avons aucune chance d’en approcher vraiment : mais le moindre rayon de cette lumière céleste éclaire les esprits et réchauffe les cœurs.

Les poésies de Gabriel d’Annunzio20

On a communément posé en axiome, dans nos écoles littéraires contemporaines, que les poètes étaient intraduisibles. On a exagéré. Ce qui ne peut passer dans une traduction, c’est la sensation physique, le chatoiement et la sonorité des mots. Il se trouve que cet élément de l’art des vers a été considéré à notre époque comme le plus précieux, sinon comme le seul qui comptât ; et M. René Ghil, avec ses théories d’instrumentation du verbe, a simplement poussé à des excès un peu comiques une opinion fort courante. Cependant, quels que soient les attraits des jeux de nuances et de timbres, des arcanes de l’audition colorée entr’ouverts par Arthur Rimbaud, des cliquetis de rimes, d’assonances et d’allitérations, la beauté poétique réside avant tout dans la conception et dans le sentiment, dans l’éclat ou la délicatesse des images, dans l’ordre et le rythme de l’expression, laquelle ne dépend pas uniquement de la matière verbale. Une phrase n’est pas seulement un agrégat d’harmonies lumineuses ou sonores : elle doit avoir un sens. Il est vrai qu’un poète, sauf exception, ne peut écrire que dans sa langue maternelle, parce qu’il a besoin de n’être point gêné par les difficultés techniques et de posséder pleinement son clavier ou sa palette. Sans doute aussi, sa valeur linguistique, c’est-à-dire sa soumission au génie de sa langue, sa supériorité personnelle dans le choix des termes et le maniement de la syntaxe, tout cela évidemment nous échappe, ainsi que le son propre de sa musique, lorsque nous le lisons traduit. Mieux vaut assurément pouvoir lire le texte original. Mais on n’a pas le droit de prétendre qu’une traduction ne laisse rien deviner d’un poète : elle conserve au contraire les idées, la sensibilité, l’imagination, voire la qualité générale et le mouvement du style. La traduction d’un poème équivaut à peu près à la reproduction d’un tableau par la gravure ou à la réduction pour piano d’une partition d’orchestre. Ce qui subsiste, en définitive, quant à la forme et quant au fond, c’est tout ce qu’ont dédaigné nos esthéticiens plus ou moins déliquescents et qui n’en a pas moins une importance capitale, à savoir l’armature intellectuelle, le plan organique, l’essence purement humaine. Il y faut certes un traducteur extrêmement compréhensif, intimement familier avec les deux idiomes et avec l’œuvre de son auteur. Les bonnes traductions n’abondent point. On n’en connaît pas de supérieures à celles de M. Hérelle, à qui nous devons la version française de presque tous les ouvrages de M. Gabriel d’Annunzio. Le dix-septième siècle fit une réputation restée proverbiale à Perrot d’Ablancourt. M. Hérelle ne lui cède en rien, et il a l’avantage de l’exactitude. On est tombé, à cet égard, d’un abus dans un autre. Après avoir trop approuvé les « belles infidèles », on ne s’est plus soucié que de fidélité littérale, comme si le comble du contresens n’était pas de transcrire une page éloquente dans un patois de cuistre. M. Hérelle, excellent écrivain français non moins que savant italianisant, réunit tous les mérites du traducteur accompli.

M. Gabriel d’Annunzio n’est point de ces timides spécialistes qui exploitent avec constance un champ étroitement limité. Il ne se satisfait point de son éclatante renommée européenne de romancier. Lui, l’honneur des lettres italiennes, il a exécuté la prouesse sans précédent d’écrire un drame en vers français, le Martyre de saint Sébastien, qui révélait une telle science de notre langue qu’on la peut dire exceptionnelle même parmi nos littérateurs de profession. Le théâtre l’a fréquemment tenté. Et il ne se borne pas, comme tant d’autres depuis un siècle, à poétiser en prose. Il a, toute sa vie, cadencé des poésies authentiques, des poésies en vers, selon toutes les règles de la prosodie, avec une aisance et une habileté infatigables. En ce moment même, il réchauffe l’enthousiasme de ses concitoyens par des chants patriotiques et se constitue le Tyrtée de la jeune-Italie. Ces derniers exploits lyriques n’ont pas trouvé place dans le recueil de M. Hérelle, simple florilège de pièces antérieures à 1893. Mais qu’on ne les prenne point pour des œuvres de jeunesse ! Si elles débordent d’ardeur juvénile, on y rencontre une étonnante maturité de pensée et de facture, qui se faisait déjà pressentir dans les essais de collégien publiés en appendice par M. Hérelle, et dont les manuscrits appartiennent, paraît-il, à la bibliothèque royale de Rome. Dès l’âge le plus tendre, M. Gabriel d’Annunzio a été maître de son instrument : et ce grand virtuose est un grand poète.

C’est un poète magnifique, dont les poèmes s’embrasent des féeries du soleil et de l’azur, des roses de l’aurore ou des pourpres du couchant, des radieux sourires printaniers ou des ors assombris de l’automne. Le tragique même chez lui garde une souveraine splendeur. Et tout vit d’une vie intense, enflammée et bouillonnante. Comme le Stelio Effrena du Feu, il est au plus haut degré un « animateur ». La nature aime, rêve ou s’enfièvre. Les passions, heureuses ou cruelles, se déchaînent avec fureur. Les êtres et les choses sont secoués par une éclatante frénésie. Les plus superbes décors, les palais à colonnes fleuries et les balustrades de marbre, encadrent des paroxysmes d’extase ou de sinistres désespoirs ; la joie est un drame, comme la douleur. M. d’Annunzio est bien un dionysiaque, et Nietzsche l’aurait loué d’avoir reconnu en Dionysos le dieu non pas seulement du vin, mais de la tragédie. Toutefois le paganisme violent et somptueux de M. d’Annunzio rappelle moins la Grèce antique que la Renaissance italienne. Un homme de la Renaissance, c’est sa meilleure définition. Il est saturé d’humanisme, nourri des chefs-d’œuvre anciens, fervent amoureux d’art, idolâtre de toutes les révélations du Beau. Il a le culte du travail fini, orfévré et ciselé, à la Benvenuto Cellini, comme aussi des vastes et brillantes compositions décoratives à la Paul Véronèse. Il se plaît à évoquer de grandes dames et des seigneurs splendidement parés, banquetant parmi les fleurs sous de luxuriantes architectures, ayant à leurs pieds de fins lévriers au profil héraldique et servis par de galants échansons, tandis que des musiciens jouent de la viole ou du rebec. Il eût été à l’aise dans les pompes de la Florence des Médicis, dans les festins de princes, de cardinaux et de courtisanes, à Rome, sous Léon X ou Jules II. La poésie de M. Gabriel d’Annunzio, chargée d’atours et de joyaux flamboyants, est une série de galas, une perpétuelle fête de l’esprit et des sens.

Le premier livre, le Canto novo (1881-1883), est celui qui relève le plus directement de l’inspiration hellénique. Des pièces comme les deux Offrandes votives font songer à Théocrite et à l’Anthologie. M. Gabriel d’Annunzio y cultive avec succès la grâce et la fraîcheur des églogues, et un certain alexandrinisme n’empêche point ici la spontanéité. Le thème auquel il revient le plus souvent et dont il abuse un peu, parfois avec des détails singulièrement osés, est celui de l’Oaristys. Je crois devoir formellement avertir mes lecteurs que ce volume n’est pas à l’usage des jeunes filles. Le faune y guette trop avidement la nymphe craintive, au corps agile et nu. Mais tout le monde lirait avec plaisir la jolie anecdote du citharède Eunomos de Locres, qui consacra au dieu de Delphes une cigale de bronze en reconnaissance de ce qu’un jour d’épreuve publique une des cordes de sa cithare s’étant rompue sous le plectre, un de ces mélodieux insectes, ivre de rosée, vint se poser sur le chevalet et donna le son parfait de la corde absente. En somme le Canto novo est un hymne à la joie.

La mer, le soleil, les arbres, les fruits, une chevelure, l’amour, la jeunesse, flamme du monde, et les sourires féminins qui tintent comme le cristal… toutes ces choses, divines apparences, créent la parfaite joie que les hommes connurent sous les cieux antiques, ô Hellade…

Chante la joie !… Chante l’immense joie de vivre, d’être fort, d’être jeune, de mordre aux fruits terrestres avec de fortes et blanches dents voraces, de porter tes mains audacieuses et cupides sur toutes les douces choses tangibles, et d’écouter toutes les musiques, et de regarder avec des yeux de flamme la divine face du monde, comme l’amant regarde l’aimée… Chante la joie ! Loin de notre âme la douleur, vêtement de cendre ! c’est un misérable esclave, celui qui fait de la douleur son vêtement. À toi la joie, ô mon Hôtesse ! je veux te revêtir de la plus rouge des pourpres, dussé-je en teindre la soie avec le sang de mes veines. Je veux te couronner de toutes les fleurs, afin que, transfigurée, tu célèbres la joie, la joie, la joie, cette invincible créatrice.

Ce qui ennoblit chez ce poète les effusions voluptueuses et les pires égarements, c’est qu’il n’oublie jamais l’œuvre à créer, la loi du labeur assidu, le devoir d’accroître le commun patrimoine de grandeur et de beauté. Ce païen sensuel dépasse l’épicuréisme égoïste des médiocres ; il brave parfois la morale établie et n’a pas du tout la notion du péché ; mais il a une conscience et un idéal.

L’Intermezzo (1883), dont le titre est emprunté à Henri Heine, ne rappelle que de loin sa manière. M. Gabriel d’Annunzio excelle dans la petite pièce courte, où une impression fugitive s’orne de couleurs vives et s’enferme dans un contour précis. Mais il n’a pas la spirituelle fantaisie du poète des Lieder, son ironie fantasque, sa gaieté amère, ni son pathétique déchirant. Lorsque Henri Heine souffre, on s’inquiète, on partage son angoisse. Même dans ses crises de colère ou de tristesse, M. d’Annunzio porte les signes d’une robuste santé qui rassure… Il a été la proie d’une sirène, la toute-puissante Luxure, qui l’a séquestré dans son antre, tel Tannhæuser au Venusberg.

Ô tristesse atroce de la chair immonde, lorsque la flamme du désir s’éteint dans la glace du dégoût et que nul voile d’amour n’enveloppe l’inerte nudité ! Tu surgis alors dans le fond de mon âme, pure Image !

C’est une variation sur le motif de Baudelaire : « Dans la brute assoupie un ange se réveille. » Au fond, M. d’Annunzio s’afflige moins de la chute qu’il ne s’irrite de la fragilité du désir. Ce dégoût est celui d’un convive d’orgie romaine, trop vite repu à son gré. Bientôt, du reste, ayant repris des forces et de l’appétit, il retourne, en se réclamant cette fois de Virgile, à d’autres oaristys. Il conte délicieusement d’idylliques amours avec une ondine ou une baigneuse digne du rang de déité aquatique.

Ô rêve de beauté sous de libres cieux !… ô rêve, tu rayonnais enfin sans voiles, fleuri en chair sous de libres cieux !… N’ai-je pas aperçu, le long des rives, les nymphes et les satyres bicornus, et le farouche troupeau des hippocentaures ?… Et je l’ai vécue, moi aussi, cette vie fabuleuse, sur les rives d’un fleuve terrestre.

Et il reprend l’hymne à la joie, à l’âme infinie de la Terre, voisine encore des sources de la vie. Il aime tant la vie qu’une existence unique ne lui suffit pas et qu’il croit à la métempsycose. Dans une carrière antérieure, il a dû être prince et guerrier. Autrement, d’où lui viendraient ces aspirations héroïques que ne suggère point la morne expérience clés temps présents ?

Où et quand celui qui trompe et languit en de viles amours eut-il de la Terre une si fière vision vermeille ? Où et quand put-il, nettoyé du sang de l’ennemi, traîner vers sa couche, comme une proie de guerre, ta dernière fille, ô divin Soleil ?

Il insistera plus loin, dans un autre livre, sur cette idée (Poème paradisiaque) :

En nous est innée la mémoire des fleurs ardentes épanouies comme de tangibles astres dans les vases parfaits, et des mystères contemplés, et des amours goûtées, et des arômes bus. Dans quel soir empourpré avons-nous fermé les yeux ? À l’heure de la mort, quel fut notre Dieu ?… Une mort nouvelle nous attend. Mais en quel jour suprême, ô Destin, revivrons-nous ?

Ce dernier morceau est intitulé : les Poètes. C’est aux poètes que M. d’Annunzio semble donc réserver le privilège de ces transmigrations. Quoi qu’il en soit, l’Intermezzo s’achevait sur une déclaration idéaliste : « Prête est la nef. Adieu, forêts de myrtes !… Que derrière moi reste ma honte… C’est une vie plus large que rêve mon cœur et une plus fière mort. » Le Livre d’Isaotta, qui vient ensuite, n’est qu’un chant d’amour, mais tout de tendresse et de bonheur, avec des sérénades et des barcarolles, et de suaves prières à Pan ressuscité.

Tout au monde est vain. En l’amour seul il y a douceur… À quoi sert-il, ami, de méditer en son âme profonde sur les incertaines destinées de l’homme ?… Ce qu’il faut, c’est boire à pleine gorge les ruisseaux du champ, et cueillir des roses, et mordre à tous les fruits suaves.

Il semble qu’on entende un Horace à la fois impétueux et attendri. Un épisode charmant expose l’histoire de la fée Vigorine, qui avait posé son anneau sur la tige d’un lys non encore éclos, et du sire de Brolangie à qui un enchanteur promit l’empire du monde s’il ôtait cet anneau. Mais la fleur s’était épanouie à la divine lumière, et le bon sire renonça à la monarchie universelle parce qu’il n’aurait pu s’emparer du petit cercle d’or sans briser ce lys virginal qui riait au soleil, palpitant d’une si douce vie… Le livre de la Chimère (1885-1888) s’ouvre par des images de mort, où comme dans la fresque d’Orcagna, les belles resplendissent et s’ébattent, enguirlandées de violettes : mais la Mort les contemple, et à ce regard, les chairs pures défleurissent sur les os. La série dédiée à donna Francesca est remplie pour une part d’impressions de Rome, d’une louche juste et fine, avec un souvenir à la villa Ludovisi, détruite et remplacée à présent par un banal quartier neuf : puis recommencent les affirmations païennes, placées sous l’autorité de Fra Bartolomeo et du cardinal Grimani ; mais dans quel évangile apocryphe M. d’Annunzio a-t-il puisé cette légende un peu sacrilège d’un fils de Jésus et de Madeleine proclamant que la chair est sainte et célébrant d’étranges messes roses ? Pourtant une lecture d’Homère ramène des résolutions plus graves :

Ô printemps sacrés de l’art antique, ô grandes et solitaires forêts de poèmes où radieux passent en troupe les héros, faites, je vous en prie, que dans l’aride barbarie de notre âge resplendisse à ma pensée votre lumière ! Trop longtemps, dans un malsain artifice de sons, j’ai poursuivi les perfides fantômes de l’amour. À cette heure, un lucide sentiment de grandeur humaine s’empare de moi : car j’ai de nouveau entendu cliqueter dans le vers les armes du Péléide.

Les Élégies romaines (1887-1891) ne tiennent point ce que promet le titre, et l’auteur s’en excuse ainsi :

Je n’ai pas essayé d’exprimer dans mes vers sa beauté (la beauté de Rome) : elle est trop grande, et mes vers sont trop humbles. Je n’ai mis en toi, ô Livre, qu’une partie de mon âme. Va sans joie. Tu n’emportes guère que de la cendre froide.

C’est trop de modestie, et M. d’Annunzio nous doit le poème au los de Rome qu’il est seul aujourd’hui capable d’écrire. Ces élégies déroulent la pénible aventure d’une amoureuse qui n’est plus aimée. Le poète y apporte une cruauté froide et coupante comme le ciseau de la Parque. Je n’en retiendrai qu’une profonde idée poétique, d’ailleurs développée à nouveau plus loin :

Ô merveille ! Un temps fut où il me sembla que cet admirable manteau (de la forêt) était une œuvre de magie, et que c’était ma compagne qui répandait un tel mystère…

De même, dans la pièce du Poème paradisiaque intitulée Automne :

Si pleine était la concordance entre elle (la bien-aimée) et toutes les choses visibles, douloureuses apparences d’âmes enveloppées dans la même peine, que je crus voir sa douleur dans toutes ces formes, que je crus vivre dans un monde exprimé tout entier de son cœur profond, illuminé par ce seul cœur.

Ainsi, tandis que l’idéalisme transcendantal envisage l’univers comme une projection du moi, ce n’est pas son moi propre, mais le moi de l’aimée que l’amoureux visionnaire aperçoit projeté au dehors. Cette invention si belle et si émouvante montre quelles réserves de vie méditative il y a dans le cœur de ce grand poète habituellement épris de spectacles pompeux et d’éblouissantes extériorités. Et je n’analyserai aucun autre fragment de ce Poème paradisiaque (1891-1892), où abondent les pages les plus touchantes, adressées à la nourrice du poète, à sa sœur ou à sa mère :

Ne pleure plus ! Le fils chéri revient dans ta maison… Mon âme sera simple comme elle l’était, et quand tu voudras, elle accourra vers toi comme l’eau qui accourt dans le creux de la main.

On a beaucoup reproché à M. d’Annunzio sa magnificence, ses débauches de couleur, et aussi ses continuelles allusions aux trésors de la poésie et de la peinture. C’est ce que M. Henri Ghéon appelle sévèrement son « artistisme ». On se plaint que M. d’Annunzio soit un omniscient et fastueux esthète. On articule qu’« il méconnaît le processus essentiel de l’art et substitue à la création le placage ». On ajoute que « de l’excès de culture, une autre barbarie peut naître, et d’autant plus dangereuse qu’elle porte le masque méditerranéen de la beauté ». Il m’est impossible de partager ces craintes. Je ne crois pas qu’un artiste moderne soit tenu de se mettre face à face avec la réalité et d’oublier tout ce qu’il a lu et tout ce qu’il a vu pour faire acte de créateur. Les chefs-d’œuvre du passé sont désormais partie intégrante de nous-mêmes : nous ne pouvons pas en faire table rase, et c’est dans cette abstraction qu’apparaîtrait l’artifice, tandis que la sincérité consiste à utiliser ingénument toutes nos ressources spirituelles, si surabondantes qu’elles soient. M. d’Annunzio emploie sa vaste érudition comme un soutien et un ornement pour sa pensée ; et il y met un pieux respect pour les grands hommes qu’il a raison de vénérer. Un Anatole France et un Barrès n’en usent point différemment. Quoi de plus naturel ? Leur originalité n’en est pas atteinte. Bien des gens ont la même culture ; mais qui donc pourrait construire les mêmes ouvrages ? Que signifie ce puritanisme littéraire, et nous veut-on réduire, sous prétexte de bon goût et de simplicité, au brouet lacédémonien ? N’est-ce point l’éternelle haine du génie latin qui pousse tels censeurs à invoquer contre M. d’Annunzio « le goût français, si mesuré, si fin », et à nous envoyer, en vertu du même principe, à l’école de Dostoïevski, lequel fut, comme on sait, un si parfait modèle de finesse et de mesure ?

Les essais de critique de M. Paul Bourget21

On ne saurait trop admirer l’infatigable labeur et la curiosité encyclopédique de M. Paul Bourget. Il a voulu tout connaître, tout comprendre, tout expérimenter. Son œuvre publié atteint aujourd’hui près de cinquante volumes, où il y a de tout : des poèmes, des romans, des pièces de théâtre, des essais de critique, des impressions de voyage. Il est même devenu politicien, sinon militant, du moins consultant. Et l’on raconte qu’il fait des vers latins, à ses moments perdus, pour se distraire. Il est helléniste aussi, puisqu’il suivit jadis les cours de philologie grecque à l’École des hautes études. Il possède à fond les systèmes philosophiques et les littératures étrangères ; il a souvent parlé de peinture, par exemple dans cette piquante nouvelle, la Dame qui a perdu son peintre, comme un expert en tableaux ; il s’intéresse aux sciences, surtout aux sciences naturelles et à la médecine, et aborde au besoin quelque problème de psychiatrie comme un élève de l’école de la Salpêtrière. Cette universalité n’est certes point sans précédent, mais M. Paul Bourget en réalise un exemple d’une qualité rare. On conçoit qu’il proteste avec quelque humeur contre l’opinion commune qui voudrait enfermer chaque écrivain et chaque artiste dans une spécialité exclusive. « Celui-ci excelle dans la prose. Il ne doit pas composer de vers. Celui-là est un essayiste. Il ne doit pas écrire de romans. Cet autre est un romancier. Qu’il n’aborde pas l’art dramatique. » Et il ne s’agit ici que des diverses provinces littéraires. Que n’objecterait-on point à un Pascal, à un Léonard de Vinci, à un Michel-Ange qui, sculpteur, peintre, architecte et poète, n’était guère plus spécialisé que l’auteur de la Joconde ? Reconnaissons que nul axiome ne pose a priori de limites au génie ou au talent. Pour en revenir à la seule littérature, c’est un préjugé de séparer en deux groupes distincts les créateurs et les critiques. Les « créateurs » ne peuvent impunément se passer du sens critique, qui est même l’un des éléments indispensables à la production de l’œuvre d’art. D’un autre côté, la haute critique est une création, puisqu’elle crée des idées et des sentiments, invente des points de vue, imprime de nouvelles orientations et de nouveaux essors au mouvement intellectuel. La valeur créatrice d’un ouvrage ne dépend point du genre dont il relève, mais de la puissance et de l’originalité de l’esprit qui l’a élaboré. Cependant tous les genres ne conviennent pas également à tous les esprits, et si la spécialisation ne doit pas s’ériger en règle absolue, elle a souvent son utilité. Tel peut disposer d’une grande variété d’aptitudes, chez qui prédominent pourtant certaines facultés définies. Dans un compte rendu, d’ailleurs justement élogieux, d’un des premiers romans de M. Paul Bourget, son ami Ferdinand Brunetière se demandait si l’auteur n’avait point un meilleur usage à faire de ses remarquables dons. À propos d’Étienne Mayran, roman inachevé et posthume de Taine, M. Paul Bourget déplore que l’éminent écrivain n’ait pas persévéré dans cette voie. Or il est permis de s’affliger davantage qu’il n’ait eu le temps ni de terminer les Origines de la France contemporaine, ni d’écrire le livre qu’il avait projeté sur l’Allemagne et le traité de la Volonté qui devait compléter les deux volumes de l’Intelligence. Les héritiers de Renan ont mis au jour un petit roman, pareillement inachevé, qui s’intitule Patrice. On trouve dans ce fragment des pages délicieuses, et Renan eût certes pu être romancier, lui aussi, s’il y avait tenu. Mais on préfère qu’il ait mené à bien ses Origines du christianisme et son Histoire du peuple d’Israël. Au contraire, Stendhal, qui à beaucoup d’égards est un critique, eut grandement raison de composer le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme. Pour M. Paul Bourget, quels que soient les mérites d’Un crime d’amour, de Mensonges ou de l’Étape, peut-être eût-il témoigné d’une supériorité plus éclatante s’il avait voulu se lancer, comme Taine et Renan, dans quelque ample entreprise de critique philosophique et historique. Il n’a donné que des morceaux, généralement assez courts, sur les sujets les plus divers. Seuls les Essais de psychologie contemporaine ont une certaine unité. Les Études et portraits, puis ces deux volumes : Pages de critique et de doctrine, se composent d’articles rédigés au hasard de l’actualité. La critique n’aura guère été pour M. Paul Bourget qu’un divertissement accessoire, un épisode de sa féconde activité, alors qu’elle aurait peut-être dû en constituer le fonds essentiel. C’est du moins le regret que laissent cette vaste culture, cette largeur compréhensive et cette pénétrante clairvoyance, qui nous enchantaient dans les premiers recueils et n’ont certes point disparu des derniers.

Les Essais de psychologie contemporaine ont paru en 1883 et les Nouveaux essais en 1885. Le succès en fut prodigieusement vif. J’ignore ce qu’en pensent les collégiens et les étudiants d’aujourd’hui, mais ceux qui les lurent dans la nouveauté, de 1885 à 1890, furent tout de suite séduits. À vrai dire, il n’est pas sûr que notre ravissement ait exactement répondu au dessein de M. Paul Bourget.

Le lecteur, disait-il dans un avant-propos, ne trouvera pas dans ces pages, consacrées pourtant à l’œuvre littéraire de cinq écrivains célèbres, ce que l’on peut proprement appeler de la critique. Les procédés d’art n’y sont analysés qu’autant qu’ils sont des signes, la personnalité des auteurs n’y est qu’à peine indiquée et, je crois bien, sans une seule anecdote. Je n’ai voulu ni discuter des talents, ni peindre des caractères. Mon ambition a été de rédiger quelques notes capables de servir à l’historien de la vie morale pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle français.

Dans une autre préface, M. Paul Bourget se félicite d’avoir mené une « longue enquête sur les maladies morales de la France actuelle ». Une analyse psycho-pathologique sans conclusion, sans indication du remède, mais pouvant servir à le découvrir plus tard, voilà ce qu’étaient pour l’auteur ces Essais, mais ce qu’assurément ils n’étaient point pour ses jeunes admirateurs. Ce qui en faisait pour nous tout le prix, c’était qu’un écrivain autorisé, presque un universitaire, s’exprimât avec estime, avec sympathie, voire avec tendresse, sur ces contemporains, Baudelaire, Flaubert, Stendhal, Renan, Taine, Leconte de Lisle, Goncourt, qui venaient de nous être révélés et dont naturellement nous raffolions, mais que nos professeurs affectaient de mépriser et que les censeurs officiels vitupéraient avec rage. Enfin surgissait un penseur considérable qui ne faisait point chorus avec les pontifes, qui manifestait un goût hardi et libéral, qui prenait au sérieux nos maîtres favoris et justifiait nos prédilections. Pour nous, cette critique était avant tout antiréactionnaire, et nous lui en savions un gré infini.

C’est donc comme témoignage proprement littéraire et esthétique, bien que M. Paul Bourget s’en défendît, que les Essais de psychologie contemporaine ont obtenu l’ardent suffrage de la jeunesse il y a une vingtaine d’années. Du reste, quoi qu’il en eût et malgré ses préoccupations de moraliste, il était forcément amené à étudier, chemin faisant, l’art de ces écrivains et à les venger des négations de leurs adversaires. Quant aux maladies morales dont M. Paul Bourget prétendait établir le diagnostic, faut-il avouer qu’elles ne nous effrayaient pas le moins du monde ? Pensions-nous être assez bien portants pour n’avoir rien à redouter, en vertu de l’axiome : Omnia sana sanis  ? Un juvénile désir de voir du pays nous rendait-il imprudents ? Ce pessimisme, ce dilettantisme, ce cosmopolitisme, cet abus de la science et de l’analyse ne nous semblaient point du tout des monstres dévorants, mais de passionnantes créations de l’esprit moderne, dont nous brûlions de faire plus intimement la connaissance. Malgré les avertissements de M. Paul Bourget, nous nous replongions avec une ardeur doublée dans ces livres qu’il signalait comme pernicieux, mais dont il ne contestait pas les attraits. Je crois bien au surplus que le péril n’avait pas une extrême gravité et que les maladies dénoncées par M. Paul Bourget n’étaient pas mortelles. Le pessimisme, médiocrement contagieux et suffisamment combattu chez la majorité des hommes par le vouloir-vivre, peut déterminer un stoïcisme à la Marc-Aurèle, ou ramener au christianisme (Brunetière), ou même par un biais à une autre forme d’exaltation de la vie (Nietzsche). Le dilettantisme n’est, en son principe, qu’une impartiale sympathie pour les divers aspects de la civilisation et de la beauté : quoi de plus juste et de plus heureux ? Les fréquents séjours à l’étranger aiguisent le patriotisme par un choc en retour et accroissent notre trésor d’impressions d’art et de nature. En ce qui concerne l’analyse, M. Paul Bourget lui-même, après en avoir montré les dangers à propos de Baudelaire, ajoute à propos de Stendhal qu’elle peut simplement aviver la sensibilité. Est-ce que M. Paul Bourget ne nous aurait pas joué la scène de Basile et de sa prétendue fièvre dans le Barbier ? Est-ce qu’il n’inclinerait pas à prendre les choses trop à la lettre, comme M. Renan le reprochait à Chincholle dans le Jardin de Bérénice ?

Il y a une expression vulgaire, et péjorative d’intention, qui, mieux interprétée, affirme une vérité rassurante. Beaucoup de braves gens, en présence d’idées un peu subtiles ou de sentiments un peu compliqués, s’écrient : « Tout cela, c’est de la littérature. » Ils veulent dire que ce n’est rien. Ils ont tort. Mais ce qui est vrai, c’est qu’il est parfaitement légitime de maintenir certaines doctrines dans le domaine contemplatif ou esthétique, comme matière à idéologie ou à poésie, sans en tirer des applications immédiates à la réalité quotidienne, provisoirement régie par l’instinct, la coutume et la législation courante. C’était l’avis de Montaigne, de Descartes, et de beaucoup d’autres sages. On peut saper le fondement métaphysique de la morale et rester le plus honnête homme du monde. Ou peut professer théoriquement un pessimisme absolu et néanmoins demeurer un être sociable, un gai compagnon qui rit avec ses amis. La vie spéculative est une chose, la vie pratique en est une autre. Il importe de respecter la paix de la vie pratique, précisément pour pouvoir s’adonner à la spéculation intense et parcourir librement le champ infini des hypothèses. Ce qui est à périr d’ennui, c’est la léthargie d’une pensée peureusement cloîtrée dans une hygiène étroite. Les jeunes intelligences ont soif de courir les aventures. Et il n’y a rien de plus sain.

Dans le Disciple, M. Paul Bourget a voulu rendre la philosophe Adrien Sixte responsable de l’acte criminel commis par son élève le jeune Robert Greslou. C’était un autre aspect de la confusion qui apparaissait déjà dans les Essais de psychologie contemporaine. M. Anatole France a magistralement défendu, dans le Temps, à cette occasion, les droits de l’esprit. Dans une lettre qui se trouve au quatrième volume de sa Correspondance 22, Taine a réfuté M. Paul Bourget en termes décisifs. Il prouve que la philosophie de la nécessité n’exclut aucunement la notion de santé physique et morale. Les stoïciens et les puritains, gens moraux s’il en fut, professaient le fatalisme. Taine lui-même le rappelle ; tout en considérant que la santé et la maladie, le bien et le mal, s’expliquent également par leurs conditions déterminantes, il n’a jamais manqué de les distinguer et de les juger. De ce que le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre, il ne s’ensuit pas que le vice vaille la vertu ni que le vitriol soit aussi nourrissant que le sucre. Au cours d’un article sur Mme Taine, recueilli au deuxième volume des Pages de critique et de doctrine, M. Paul Bourget soutient que l’influence de cette femme d’élite a tourné son illustre mari dans cette direction, M. Paul Bourget oublie que Taine ne s’est marié qu’en juin 1868, et que l’Idéal dans l’art, où le « degré de bienfaisance du caractère » est présenté comme l’un des éléments de la valeur d’une œuvre, remonte à mai 1867.

Ce n’est pas Taine, c’est M. Paul Bourget qui a évolué. On ne le lui reproche point. Mais on est fondé à lui reprocher d’avoir voulu le cacher au public. Lorsque Chateaubriand réédita en 1826 l’Essai sur les révolutions, composé quelque trente ans plus tôt, il eut la franchise d’en réimprimer le texte primitif, indiquant seulement dans des notes que M. Jules Lemaître appelle spirituellement « expiatoires » les points sur lesquels il avait changé d’opinion. M. Paul Bourget, dans l’édition « définitive » des Essais, a remanié fréquemment son texte sans prévenir et même en conservant à la fin de chaque essai la mention de la date d’origine. Ainsi nous induit-il à supposer que certaines choses étaient écrites par lui en 1883, qui n’ont été introduites qu’en 1899, M. Victor Giraud, dans son livre parfois discutable, mais très documenté, les Maîtres de l’heure 23, a épinglé quelques-unes de ces variantes, particulièrement frappantes dans le chapitre sur Renan. En 1883, M. Bourget parle « des phrases singulières où le savant philologue professe une admiration à demi jalouse pour ceux qui ont pris le monde comme un rêve amusé d’une heure ». — « Une admiration un peu niaise », écrira-t-il en 1899. La conversion de M. Bourget lui a fait découvrir de la niaiserie dans Renan ! Ce que c’est que d’éclairer sa lanterne ! M. Bourget s’en fût-il avisé du vivant de l’auteur des Dialogues ? Il essaye de nous en persuader, puisque l’article si profondément modifié est toujours daté de 1883, sans autre avis. Peuple, on te trompe ! Plus loin M. Bourget se demande si Renan a été correct dans le maniement de sa méthode et s’il a obtenu les résultats qu’il en attendait. « Il est bien certain aujourd’hui que non… », lisons-nous dans l’édition de 1899. Mais quel est cet aujourd’hui ? La phrase ne figurait pas dans la première édition, bien que l’essai continue, en 1899, à porter la date de 1883. D’où il résulte que M. Paul Bourget souhaite de faire croire à l’ancienneté de son orthodoxie : mais nous savons bien qu’il a commencé par être longtemps mécréant. Pourquoi en rougir ? N’y a-t-il pas plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont jamais failli ? Avant de quitter cet essai si outrageusement tripatouillé et interpolé, notons une étrange méprise de M. Bourget. Il voit une « sévérité pour les martyrs », et il s’en indigne, dans ce passage de Renan : « Des misérables, honnis de tous les gens comme il faut, sont devenus des saints. Il ne serait pas bon que les démentis de cette sorte fussent fréquents. Le salut de la société veut que ses sentences ne soient pas souvent réformées. » Faut-il que M. Bourget soit imprégné jusqu’aux moelles de conservatisme quand même, pour n’avoir pas compris que ces lignes ne contiennent pas la moindre sévérité à l’adresse des martyrs, mais la plus sanglante ironie contre l’ordre social qui les persécuta ?

Il faut lui rendre cette justice que, sauf une grosse faute du goût, M. Bourget seconde manière est resté à peu près équitable pour Renan. L’équité lui est naturelle, dans les sujets littéraires : c’est une des marques du véritable critique. Dans les Pages de critique et de doctrine, il accorde de magnifiques et judicieuses louanges à Théophile Gautier, dont le paganisme impénitent pouvait ne point beaucoup agréer à un chrétien récemment converti. Il dit quelques duretés à Michelet, à Henri Heine, mais s’incline devant leur génie. Il prend même, contre M. d’Haussonville le père, la défense de Chateaubriand. Littérairement, on peut encore suivre M. Bourget, sauf lorsqu’il élève le noble, mais étriqué et gauche Sully Prudhomme au rang de premier poète français de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Cette étude sur Sully Prudhomme est d’ailleurs très curieuse. Tandis qu’en politique M. Bourget s’efforce de rattacher ses opinions monarchistes au déterminisme et au positivisme, en un mot à la science, dont il proclame l’accord avec la tradition, il lâche carrément l’intellectualisme dans l’ordre moral et religieux pour se réclamer de William James et de M. Bergson. Certains ministères avaient des majorités de rechange : ce sont des doctrines de rechange que possède M. Paul Bourget.

Léon Bloy24

M. Léon Bloy est un des personnages les plus singuliers de ce temps, qui a produit un assez bon nombre d’excentriques. C’est assurément un remarquable écrivain : « Le génie le plus classiquement latin des lettres françaises depuis trois siècles », déclare un de ses admirateurs, le romancier belge Camille Lemonnier. Peut-être M. Camille Lemonnier exagère-t-il un peu. Mais il est vrai que M. Léon Bloy écrit d’un style merveilleusement ferme et lumineux, avec la plus savoureuse verdeur et une imagination souvent éblouissante. « Bloy est avant tout un grand chrétien, proclame M. l’abbé Cornuau, dans les Marches de Provence ; oui, chrétien dans toute la force du mot, c’est-à-dire ami du Christ jusqu’au sacrifice sans mesure, jusqu’à la mort. Non pas même un chrétien dans le rang, mais un chef, un de ceux qui ont positivement mission d’appeler les âmes et de les conduire au Maître. » Cependant cet apôtre prêche dans le désert, cet homme de talent est presque inconnu et ne cesse de protester lui-même contre la conspiration du silence qui lui a infligé des années d’extrême détresse. Le monde religieux l’ignore ou le rejette plus radicalement encore que le public profane, où il a quelques fidèles parmi les amateurs d’originalité littéraire à tout prix. Ceux mêmes qui le lisent avec plaisir évitent habituellement de parler de lui et l’ostracisme dont il se plaint si amèrement existe en effet. Mais aussi n’est-il guère encourageant : si l’on se risque à faire son éloge, on en est presque infailliblement récompensé, tôt ou tard, par une bordée d’injures. On préfère ne pas se signaler à sa bienveillante attention.

M. Léon Bloy est sans doute le plus effréné pamphlétaire qui ait jamais paru dans aucune littérature. Il a vraiment le génie de l’outrage. Un Veuillot, un Barbey d’Aurevilly, un Rochefort semblent modérés par comparaison, Il excelle à la fois dans l’ample invective épique et dans la gaieté féroce ; il tient avec une égale maîtrise le grand morceau d’éloquence virulente et le trait à l’emporte-pièce. Il se distingue de tous ses devanciers par l’incroyable audace de ses propos scatologiques. Il ferait rougir un corps de garde. Il s’est comparé lui-même à un « Cambronne sur le radeau de la Méduse ». Mais c’est un Cambronne virtuose, en possession d’une richesse de vocabulaire qui eût émerveillé le laconique général de Waterloo. Tous les synonymes, les succédanés et les dérivés du mot fameux lui arrivent en foule : il les accueille tous et les imprime en toutes lettres. Il est manifestement atteint d’une coprolalie aiguë, concomitante à un lyrisme visionnaire de prophète d’Israël. C’est un Jérémie fangeux et un Ézéchiel de l’égout. On conçoit que cette volcanique éruption d’immondices puisse rebuter les lecteurs délicats. Ce mélange de frénésie apocalyptique et de délire stercoraire fournit pourtant un spectacle curieux, auquel il vaut la peine d’assister, en se bouchant le nez. Après tout, Rabelais n’est pas beaucoup moins ordurier ; seulement il l’est avec bonhomie, tandis que M. Léon Bloy l’est avec rage, comme un Père Duchêne encore plus en colère et plus mal embouché.

Mais l’excès même de cette violence finit par la rendre inoffensive. Lorsqu’on ouvre un volume de M. Léon Bloy, on est d’abord offensé de le voir vilipender si grossièrement des vivants et des morts pour qui l’on a de l’amitié ou de la vénération. Puis l’on s’aperçoit qu’il n’épargne personne et qu’il se déchaîne impartialement contre tout l’univers. Ce n’est pas le champion d’un camp déterminé, d’un groupe politique ou religieux, faisant à ses adversaires une guerre abominable : c’est un monomane. Alors on ne se préoccupe plus d’examiner s’il a tort ou raison, s’il exécute réellement un imbécile et une fripouille, ou s’il se permet une injuste et impudente agression. On ne prend plus garde aux noms de ses victimes. On le lit comme s’il avait écrit il y a deux mille ans, et nous entretenait de gens profondément oubliés aujourd’hui. On ne considère que son étonnante maîtrise, sa verve caustique, ses trouvailles d’expression, encore plus agréables lorsqu’il n’abuse pas du catéchisme poissard ; et l’on s’en divertit paisiblement, en dilettante.

D’un confrère obscur et faiblement doué, à son avis du moins, M. Léon Bloy dit : « M. X… me paraît tout particulièrement adonné à l’inexistence. » Nous n’avons pas besoin de savoir à qui le mot s’applique pour le trouver drôle. « X… était moliériste, comme il convient à tout esprit bas ; Y… est probablement le seul gredin qui ait méprisé Molière. » Les noms sont dans le texte : on peut les laisser en blanc, la formule demeure excellente. C’est à peu près celle de la fameuse épigramme de Virgile :

Qui Bavium non odït, amet tua carmina, Maevi !

Elle nous amuse toujours, bien que Bavius et Maevius nous soient totalement inconnus. Dans celle de M. Léon Bloy, ainsi transcrite, il n’y a plus que Molière qui écope, si l’on ose dire ; mais il a une santé assez robuste pour supporter cela. À une certaine hauteur, les réputations établies n’ont plus rien à craindre. Que M. Léon Bloy appelle Bossuet « évêque de cour et flagorneur mitré d’un potentat concubin », qu’il se récrie même sur « l’effrayante médiocrité » de l’auteur des Oraisons funèbres, qu’il parle de la « vanité de décroche-cœur » de Chateaubriand, qu’il traite Bonald de « haute andouille », Veuillot de « vil pédant de sacristie » et Tolstoï de « célèbre crétin moscovite », il est bien évident que nos opinions sur ces écrivains célèbres à divers titres n’en seront aucunement modifiées. Croirons-nous que les congrégations romaines pratiquent la simonie et que la Semaine religieuse du diocèse de Paris soit rédigée par des « domestiques du diable » ? Nous nous contenterons de trouver ces affirmations exceptionnellement plaisantes sous la plume d’un fervent catholique. Mais M. Léon Bloy ne ménage même pas les papes ; la fameuse audience accordée par Léon XIII, dont il n’approuvait pas la politique, à Ferdinand Brunetière, dont il goûtait peu les mérites, lui a inspiré ce morceau extraordinaire d’ironie vengeresse, digne de la Vision de Dante, de Victor Hugo, mais qui ne pèsera guère sur le jugement de la postérité :

À l’heure où j’écris, le successeur de Pie IX est sur le point de mourir. Peut-être est-il déjà mort et devant Dieu face à face. Que va-t-il dire au testeur qui lui redemandera son troupeau ? Quel compte rendra cet intendant qui a enfoui le talent de son Seigneur, ce berger qui a sacrifié les brebis pour réconcilier les chiens avec les loups ? Que répondra-t-il à son maître, ce premier de tous les vicaires du fils de Dieu qui ait encouragé la canaille et restitué la parole à la servante de Caïphe, silencieuse depuis tant de siècles ? Alléguera-t-il le « côté d’où vient le vent », la « queue de la poêle » ou « l’assiette au beurre », au milieu du ruissellement des anges et parmi les cataractes de la Lumière ? Enfin ce dissipateur du Syllabus fera-t-il à son juge cette déclaration prodigieuse : — Autant que je le pouvais, j’ai détruit la foi en frappant au cœur l’obéissance des peuples et la discipline du clergé. Je me suis tu chaque fois que les forts massacraient les faibles et j’ai donné ma bénédiction à ceux qui Vous outrageaient. Les victimes de la violence ou du mensonge qui me nomment leur Père ont en vain crié vers moi. À cause de moi, la France est au désespoir. Enfin le danger de mes doctrines républicaines et la parfaite abomination de mon inertie pontificale ont été un scandale comme on n’en avait jamais vu. Seulement, voici Brunetière qu’aucun autre pape n’aurait pu séduire. Ce précieux bavard n’est-il pas une de vos plus fermes colonnes ? L’ai-je payée d’un trop grand prix, ô Seigneur ?… (Les Dernières colonnes de l’Église.)

Un des attraits de la polémique de M. Léon Bloy, c’est l’imprévu. A priori, les chances sont toujours pour qu’il sévisse. Mais il a bien tout de même, lui aussi, quelques admirations. Alors on ne sait jamais, lorsqu’il vient à parler d’un grand homme ou d’un homme supérieur, s’il le traînera dans la boue où le portera au pinacle. Pourquoi vomit-il Bach et loue-t-il immensément Hændel ? Pourquoi exalte-t-il Barbey d’Aurevilly et piétine-t-il Veuillot ? Pourquoi aussi reproche-t-il aux catholiques actuels de poursuivre l’art d’une criminelle haine, et déclare-t-il ailleurs que l’art est foncièrement païen, étranger à l’essence de l’Église, inutile à sa vie propre, attendu que « Notre Seigneur Jésus-Christ n’a pas confié sa barque à des magnifiques » et que « le monde a été conquis par des gens qui ne savaient pas distinguer leur droite de leur gauche » ? (La Femme pauvre.) La doctrine de M. Léon Bloy semble un peu variable. On conçoit l’affreux soupçon que des raisons contingentes pourraient n’être pas étrangères à ses décisions dogmatiques. Barbey lui a donné une préface ; Veuillot l’a exclu de la rédaction de son journal. Il n’a guère collaboré qu’au Chat noir de Rodolphe Salis et au Gil Blas de Mendès et Silvestre : aussi méprise-t-il les gazettes « bien pensantes » et considère-t-il les Catholiques comme de plats philistins. Mais il jette l’art par-dessus bord parce que Wagner l’horripile et qu’il veut faire pièce à Huysmans. Je confesse qu’on ne lui a pas découvert de griefs d’ordre privé contre Sébastien Bach. Dans l’introduction de Belluaires et porchers, il se définit un « promulgateur d’absolu ». Il a promulgué des absolus successifs et contradictoires. Dans le Révélateur du globe, plaidoyer pour la béatification de Christophe Colomb, il qualifie la critique historique de « pythonisse sans trépied qui accommode ses oracles au goût du jour » : il condamne « le Document, ce monstre aux mille langues nourri dans la poussière des archives de l’État et des chancelleries », et préconise dès 1884, bien avant M. Bergson, la méthode intuitive. Ses intuitions sont sujettes à quelques flottements. La sérénité philosophique (il exècre la philosophie) est la seule attitude dont on le sache pertinemment incapable. Évidemment, une étude de M. Léon Bloy ne peut être qu’un panégyrique ou un torrent de malédictions. Mais dans bien des cas cela se jouerait à pile ou face.

En ce qui concerne Napoléon, à qui est consacré son plus récent ouvrage, il écrivait, à la vérité, en 1885, dans le troisième numéro du Pal, petite feuille hebdomadaire à l’instar de la Lanterne de Rochefort :

J’ose conclure au symbolisme prophétique dans l’époque napoléonienne… Ce n’est pas l’Angleterre qui a renversé Napoléon… C’est sa destinée qui s’est dénouée. C’est le projectile de Dieu qui avait fini sa parabole et qui, naturellement, retombait… Il reste ceci que Napoléon subsiste dans la mémoire humaine, tout en haut du siècle, et que cela fait une sacrée sensation de contempler au-dessous de lui les affreux bonshommes qui gouvernent aujourd’hui la France.

Mais dans le Mendiant ingrat, on trouve cette note du 17 février 1895 :

Étonnante médiocrité intellectuelle de Napoléon. Ce grand homme est le père de tous les lieux communs du dix-neuvième siècle, et plus ils sont abjects, plus leur extraction est sensible.

Était-ce le projectile de Dieu ou le père des plus abjects lieux communs qui allait être chanté, sur la corde d’or ou la corde d’airain, dans ce nouveau livre sur l’Âme de Napoléon ? Que les napoléoniens se rassurent ! Jamais peut-être le culte de l’« homme prédestiné », comme l’appelle Victor Hugo, n’a été célébré avec une plus dithyrambique ferveur. C’est un livre un peu décousu, un peu décevant, mais où il y a des pages éclatantes.

La thèse, conforme aux indications sommaires de l’article du Pal, c’est que Napoléon n’est pas seulement un grand homme, « le plus grand des hommes », mais un envoyé de Dieu, chargé d’une mission surnaturelle, précurseur et préfigurateur de « Celui qui doit venir ». D’après une doctrine chère à M. Léon Bloy, et qui fut professée, si je ne me trompe, par Montanus et par Joachim de Flore, Celui qui doit venir, c’est le Paraclet. Dieu le Père s’est manifesté dans l’Ancien Testament ; Dieu le Fils s’est incarné ensuite et a fondé l’ère qui dure encore, mais cette rédemption fut insuffisante ; c’est maintenant au tour de la troisième personne de la Trinité de se révéler et de régner sur la terre. Napoléon a, d’après M. Léon Bloy, annoncé et préfiguré ce règne. Ses deux abdications sont les symboles des révélations incomplètes du Père et du Fils, après lesquelles on n’a plus à espérer que celle du Saint-Esprit. Il faut convenir que cette théorie ne projette pas des flots de lumière sur la vie de Napoléon. Peut-être certains théologiens d’une sourcilleuse orthodoxie n’y souscriraient-ils pas. Si l’on écarte l’hypothèse de la prochaine venue du Paraclet parmi nous, si l’on considère simplement, sans préciser, Napoléon comme l’instrument des insondables desseins de la Providence, on ne le distingue plus sensiblement des autres grands hommes qui ont joué un rôle important dans les annales de l’humanité. Il est entendu que pour le chrétien tout ce qui arrive dans le monde est providentiel. Ce principe posé, l’histoire reste à écrire.

M. Léon Bloy n’est pas à proprement parler un historien, comme Albert Vandal, Henry Houssaye ou Frédéric Masson. Il ne recherche pas les renseignements de première main et ne se propose pas d’élucider tel ou tel point de fait encore obscur. Il ne dresse pas laborieusement, comme Taine, un vaste échafaudage systématique. Sa manière fait songer à celle de Carlyle. Il procède par intuitions, visions, effusions et vaticinations. Ce n’est pas très instructif, au sens banal du terme, mais c’est parfois très beau.

Il était seul, absolument, terriblement seul, et sa solitude avait un aspect d’éternité. Les anachorètes fameux de l’antiquité chrétienne avaient, dans leurs déserts, la conversation des anges. Ces saints hommes étaient isolés, mais non pas uniques ; ils se voyaient entre eux quelquefois, et leur dénombrement est difficile. Napoléon, semblable à un monstre qui aurait survécu à l’abolition de son espèce, fut vraiment seul, sans compagnon pour le comprendre ou l’assister, sans anges visibles et peut-être aussi sans Dieu ; mais cela, qui peut le savoir ? N’ayant pas d’égaux ni de semblables, il fut seul au milieu des rois ou des autres empereurs qui ressemblaient à des domestiques aussitôt qu’ils s’approchaient de sa personne ; il fut seul au milieu de ses grands qu’il avait fabriqués avec de la boue et des crachats et qui retournèrent à leur origine, le jour même où commença le déclin de sa puissance ; il fut seul au milieu de ses pauvres soldats qui ne pouvaient lui donner que leur sang et qui n’en furent point avares. Il fut seul à Sainte-Hélène au milieu des rats de Longwood et des dévouements rongeurs qui prétendaient le consoler. Il fut seul enfin et surtout au milieu de lui-même, où il errait tel qu’un lépreux inabordable dans un palais immense et désert. Seul à jamais, comme la Montagne ou l’Océan !…

N’est-ce pas superbe ? Dans cette série de méditations ou d’élévations sur la destinée de l’empereur, M. Léon Bloy s’efforce d’en accentuer les aspects énigmatiques, de la présenter tout entière comme un mystère, inexplicable par des raisons normales, inintelligible pour l’entendement humain. Si la légende n’existait pas, il eût été bien capable de l’inventer. Il est certain que la carrière de Napoléon se prête plus qu’aucune autre à ces interprétations transcendantales. Un fantaisiste ne s’est-il point avisé de prédire que, dans quelques milliers d’années, l’empereur passerait pour un personnage irréel, créé par l’imagination des peuples, pour un mythe solaire, la campagne d’Égypte figurant l’orient et Sainte-Hélène le couchant, les maréchaux correspondant aux signes du Zodiaque, etc…

Sérieusement, le livre de M. Léon Bloy s’impose, non seulement par la qualité du style, mais par l’émouvante et évidente sincérité de son amour pour l’empereur. Il fait penser aux deux grenadiers de Henri Heine et de Schumann. En M. Léon Bloy revit le fanatisme des grognards, magnifié par des rêveries de poète et de voyant. Mais toujours fulgurant et terrible, il reprend son tonnerre pour en pulvériser les Bourbons, tous les Bourbons, depuis Henri IV. C’est d’une folle iniquité, mais d’un emportement prodigieux. L’admiration ne saurait se maintenir longtemps chez M. Léon Bloy ; il a comme un besoin physique de revenir bientôt à l’anathème, pour se soulager. C’est une autre forme de l’enthousiasme. On trouvera donc dans cet ouvrage, comme dans tous les autres, un aperçu caractéristique de ses facultés imprécatoires.

Il a sans doute développé avec complaisance ses dispositions natives pour ce genre littéraire, étant homme de lettres jusqu’aux moelles, au moins autant, par exemple, que les Goncourt. Il a pu céder aussi à des impulsions passionnées et à des animosités personnelles. En principe, je ne crois pas qu’on doive mettre en doute sa bonne foi. C’est de tout son cœur qu’il exècre et qu’il méprise les chrétiens tièdes, les écrivains médiocres, c’est-à-dire la plupart de ses confrères, et plus généralement tous les hommes (ou peu s’en faut). C’est un Alceste mystique, qui juge toutes choses par rapporta la perfection divine. Il a l’âme d’un martyr, et aussi celle d’un inquisiteur. Assurément, il manque de douceur, de tolérance et de courtoisie. Mais il a l’excuse d’avoir été très malheureux.

Paul Claudel25

M. Paul Claudel est profondément inconnu du grand public26 et considéré par un certain nombre d’admirateurs comme un homme de génie. Il y a des précédents ; le cas reste pourtant singulier. Il faut convenir que M. Paul Claudel n’a pas beaucoup recherché les suffrages de la foule. Comme les dieux de l’Olympe, il s’entoure volontiers de nuages. Ses premières œuvres ont paru, si l’on peut dire, en éditions en tirage restreint et sans nom d’auteur. Quelques-unes, à l’heure actuelle, sont à peu près introuvables ; on en cite même qui n’ont jamais été mises dans le commerce. Ses débuts datent de 1890 et 1891. En 1898, M. Rémy de Gourmont s’excusait de lui consacrer un article :

Il s’est enfermé volontairement dans un tombeau à secret, fakir de la gloire qui a préféré être ignoré que d’être incompris. L’attitude, qui est belle, est rassurante. Donné par le poète (lui-même, il est très vrai), le mot d’ordre du silence a été gardé depuis sept ans avec une religion vraiment exemplaire, mais ceux qui ont souffert de se taire me pardonneront peut-être d’avoir parlé. (Le Second livre des masques.)

Cependant, en 1901, M. Paul Claudel publiait, au Mercure de France, cinq drames en un volume intitulé l’Arbre. L’édition s’étant épuisée en dix ans, il s’est enfin résolu à les réimprimer, donnant deux versions de chacun d’eux (sauf du Repos du septième jour et de l’Échange). L’Annonce faite à Marie, bien qu’imprimée à part, n’est qu’une nouvelle version de la Jeune fille Violaine. Mais l’Otage, qui a paru en 1911, semble être entièrement nouveau. Je n’ose l’affirmer sans réserve, à cause des difficultés redoutables que présente une bibliographie complète de M. Paul Claudel27. C’est encore une des bizarreries de l’auteur que cette habitude de récrire ses ouvrages et de soumettre au lecteur deux textes différents. Plutôt que de corriger un livre, Victor Hugo déclarait qu’il aimait mieux en composer un autre. M. Paul Claudel, à cet égard, ressemble à Flaubert, qui rédigea trois fois la Tentation de saint Antoine. Mais Flaubert ne publia que la troisième rédaction, et les deux premières ont été exhumées, avec raison d’ailleurs, depuis sa mort. Ne désespérons pas de voir M. Paul Claudel nous communiquer la première version de la Jeune fille Violaine, qui est encore inédite et dont il a mentionné l’existence dans une note bibliographique. Avec celle que nous avons sous ce titre et avec l’Annonce faite à Marie, cela fera trois états successifs, comme pour la Tentation. Ce long labeur sur un même sujet indique un esprit scrupuleux et très attaché à ses idées. Artiste avant tout, Flaubert avait la coquetterie de ne livrer que le suprême résultat de son élan vers la perfection. M. Paul Claudel, dès l’instant qu’il a consenti à la publicité, a tout de suite été moins distant et a traité le lecteur en ami qu’il pouvait admettre dans l’intimité de sa pensée.

Avouons qu’on n’y pénètre pas sans prendre un peu de peine. M. Paul Claudel est un auteur difficile. C’est là l’explication du désaccord entre ses partisans enthousiastes et la majorité du public. N’exagérons rien ! M. Paul Claudel, qui se rattache à l’école symboliste, ne se distingue point dans cette école par une obscurité exceptionnelle : il est beaucoup moins obscur par exemple que Stéphane Mallarmé. Avec un peu d’entraînement, on arrive à le déchiffrer presque à première vue. La Jeune fille Violaine, l’Échange, l’Otage sont à peu près limpides. Son style est éloquent, fastueux, très imagé. Il n’emploie guère que les mois de la langue courante et n’abuse point de l’ellipse. Si l’on est parfois un peu dérouté, c’est à cause de l’abondance de ce verbe intarissable, qui charrie une masse d’objets imprévus et disparates, comme un fleuve débordé. Évidemment, l’ordre et la sobriété classiques ne sont pas les qualités dominantes de M. Paul Claudel. C’est un lyrique, qui fait songer souvent à Shakespeare, parfois aussi aux prophètes de l’Ancien Testament. Ses drames sont des poèmes symboliques, faits surtout pour la lecture et la méditation dans la solitude. Ils ne sont écrits précisément ni en vers ni en prose : M. Paul Claudel est un des nombreux écrivains d’aujourd’hui qui ont visé à démentir l’axiome cornu de M. Jourdain. Sa forme, c’est, si l’on veut, le verset, autrement dit une prose poétique et rythmée, coupée typographiquement en menus paragraphes inégaux d’une, deux, trois ou quatre lignes.

Tête d’Or est le premier de ces drames de M. Paul Claudel. La logique se rencontre ici avec la chronologie. L’auteur donne, avec une sombre magnificence, le tableau des vanités de l’effort humain réduit à lui-même. En bonne apologétique, c’est le chemin qu’il faut suivre pour conclure à la nécessité de la foi… Simon Agnel enterre la femme qu’il a aimée. Il signe une alliance, dans laquelle il jouera le rôle de protecteur, avec Cébès, qui avait aimé aussi cette morte. Simon Agnel est l’homme fort, qui veut vivre. Il veut imiter l’arbre, qui aspire par ses racines les sucs de la terre et qui, solidement planté, bien droit et plein de sève, se dresse et s’épanouit vers le ciel. Il ne s’agit encore du ciel qu’au sens profane et païen. Simon Agnel, devenu général et nommé maintenant Tête d’Or, remporte une éclatante victoire qui rétablit la grandeur et la sécurité compromises de sa patrie. Il tue le vieux roi et s’empare de la couronne. Mais il ne peut ni sauver, ni seulement consoler son ami Cébès moribond. Rien de plus poignant que la scène de l’agonie de Cébès, de ses supplications déchirantes, de ses plaintes amères contre cette amitié stérile. La mort, la douleur, la défaite de la raison devant ces angoissants mystères, c’est la source éternelle du sentiment religieux ; et cette scène tragique fait bien prévoir les prochaines solutions de M. Paul Claudel. Au surplus, Tête d’Or, le conquérant, périt bientôt lui-même, comme Alexandre, sur les routes d’Asie. Il meurt intrépidement en chantant un hymne au Soleil. Mais l’action, la volonté de puissance se sont révélées aussi décevantes que l’amour et l’amitié.

Dans la Ville nous assistons à une révolution politique. Les progrès du bien-être, du machinisme industriel, d’une civilisation pratique et individualiste qui a placé l’homme sur un piédestal, n’ont pu satisfaire la multitude qui s’ennuie, qui envie les riches et qui manque d’aliment moral. La cité est détruite par l’émeute, le massacre et l’incendie. Plusieurs années après, les survivants veulent reconstruire sur les ruines. Ils ont la stupeur de voir apparaître, revêtu d’habits épiscopaux, le poète Cœuvre, qui passait jadis pour un simple dilettante et un subtil esthète. Besme, l’ingénieur philanthrope dont les révolutionnaires allaient bientôt promener la tête au bout d’une pique, avait deviné la valeur des poésies de Cœuvre. « Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix, lui disait-il, nous sommes accordés à la mélodie de ce monde. Tu n’expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous deviennent explicables. » Cependant Lala, jolie femme qui l’aime, l’épouse et a de lui un fils, l’accablait de reproches : « Quelles noires paroles écris-tu que nul n’entend ? » Cœuvre trouvait que c’était une folie de vouloir « édifier une maison meilleure, en maniant les âmes d’hommes comme des briques ». L’essentiel, pour lui, ce sont les âmes, et il ne croit point qu’elles puissent se passer de Dieu. D’où sa conversion et les ardents discours apostoliques grâce auxquels il finit par convaincre son fils et ses concitoyens. Dieu sensible au cœur ; « le cœur connaît son attouchement » ; l’« inquiétude que rien n’endort » ; la détresse sans autre recours et la vieille blessure que nul remède humain ne saurait fermer : tels sont les principaux arguments de Cœuvre. L’homme n’est pas une fin en soi ; tout bonheur égoïste n’est qu’illusion ; l’ordre réside dans le sacrifice. Le véritable péché originel, c’est que l’homme a voulu se soustraire à Dieu, et il n’a pu lui être restitué que par la rédemption. Dans dernières pages de la Ville (seconde version), M. Paul Claudel fait résolument profession de catholicisme.

Le Repos du septième jour répète le même enseignement. L’empereur de Chine descend aux enfers pour conjurer les malheurs dont souffre son peuple, persécuté par les morts qui sortent de leurs tombes comme dans le curieux roman de Mrs. Oliphant28. Lorsque l’empereur revient sur la terre, son sceptre a pris la forme de la croix. Les calamités dont se plaignait le peuple étaient le châtiment de son étroit individualisme, véritable larcin au préjudice de Dieu. « Ô larrons ! Vous aviez volé à votre Créateur son œuvre et son bien le plus précieux, votre volonté… »

L’Échange, l’un des plus accessibles des drames de M. Paul Claudel, est un réquisitoire satirique contre le mercantilisme moderne, contre cette rage de croire que tout peut se vendre et s’acheter. L’élément qualitatif par excellence, l’élément moral, ne se laisse pas réduire en équations ni évaluer en argent. Une espèce d’aventurier, veule et libertin, Louis Laine, commet l’acte simoniaque : moyennant une somme, il accepte de divorcer pour céder sa femme au vieil Américain Thomas Pollock Nageoire qui s’en est épris. Pollock est lui-même marié : qu’importe ? Il divorcera aussi. Sa femme, une actrice, Lechy Elbernon, se venge par avance en le trompant avec Louis Laine. Cette Lechy Elbernon est énigmatique et terrible : elle évoque un peu certaines héroïnes d’Ibsen, un peu la « guenon du pays de Nod » de Dumas fils. Le ton général de la pièce est d’un âcre et pathétique humour assez ibsénien. Le seul personnage sympathique, c’est Marthe, la femme de Louis Laine, qui l’adore, quoique indigne, et qui trouve de beaux cris de révolte contre ce honteux marché. Finalement Lechy Elbernon déchaînée ruine Thomas Pollock en mettant le feu à la maison qui contenait tous ses papiers ; elle fait en outre assassiner Louis Laine, qui avait la prétention de s’enfuir avec le magot du vieil yankee, en lâchant également les deux femmes. Pollock et Laine éprouvent ainsi qu’on n’achète ni l’amour d’une fidèle épouse ni la neutralité d’une mégère vindicative. Il y a des biens et des maux qui échappent aux négociations et ne seront jamais cotés en Bourse.

La Jeune fille Violaine est un conte naïf et touchant, dans le genre de Geneviève de Brabant ou de Grisélidis. Par bonté, parce qu’il avait du chagrin, Violaine a donné un chaste baiser à Pierre de Craon. Elle a été surprise par sa méchante sœur Mara. Celle-ci, qui veut épouser Jacques Hury, le fiancé de Violaine, raconte à ce garçon qu’il est trahi pour Pierre. Violaine ne se défend pas, abandonne à sa sœur le fiancé qu’elle adore, signe une donation de sa part d’héritage en faveur de Mara, qui la chasse de la maison et l’aveugle d’une poignée de cendres. Vivant en mendiante dans la forêt, mais agréable à Dieu par ses vertus, Violaine a le pouvoir de faire des miracles. Elle rend la vue à l’enfant de cette sœur qui lui a crevé les yeux. Enfin Mara, craignant que Jacques Hury ne pense encore à Violaine, la tue. Et cette douce fille meurt en pardonnant à tout le monde. Elle avait la « vocation de la mort comme un lys solennel ».

Dans l’Annonce faite à Marie, seconde version de la même pièce, l’histoire se complique d’une affaire de lèpre. Pierre de Craon est lépreux. L’innocent baiser communique à Violaine l’horrible maladie. Dès qu’elle révèle ce secret à son fiancé Jacques, il se détourne d’elle avec dégoût ; et M. Paul Claudel oppose la sécheresse de ce prétendu amoureux à la bonté de Violaine pour un simple indifférent. La scène de la rupture entre Violaine et Jacques Hury est admirable, surtout pour nous qui soupçonnons cette lèpre de n’être qu’un symbole. Tout de même on comprend que Jacques ne veuille pas s’exposer à la contagion : l’imprudence de Violaine paraît excessive et son martyre moins injustifié, donc moins attendrissant. Le côté mystique est plus développé : l’Angélus (l’Annonce à Marie) tient une grande place ; on insiste davantage sur les travaux de Pierre de Craon, bâtisseur de cathédrales ; le père de Violaine et de Mara, Anne Vercors, ne s’absente plus pour aller en Amérique, mais en pèlerinage à Jérusalem. Nous sommes au quinzième siècle, et non plus dans les temps modernes. On regrettera quelques traits humoristiques que ses expériences américaines fournissaient au vieux Vercors ; comme on lui demandait qui étaient les enfants de son frère, laissés là-bas, il répondait :

« Des vauriens dont je n’ai pu rien faire. — Tous les deux avaient le goût de l’Art, comme ils disent. — La fille chante quelque part. — Le fils a pris un métier plus infâme : — Il écrit dans la feuille publique pour l’amusement de la foule. — Tel que le saltimbanque qui joue de la flûte la tête en bas. »

On regrettera aussi la fraîche paraphrase du Cantique des cantiques que prononçait Jacques Hury. Quelles que soient les beautés dont s’est enrichie la nouvelle version, il n’est pas interdit de préférer l’ancienne.

L’Otage est un drame historique, qui prend les plus grandes libertés avec l’Histoire. Une sorte de chouan, conspirateur pour le compte de Louis XVIII, le vicomte de Coûfontaine, a imaginé, sous l’Empire, d’enlever le pape que Napoléon tient prisonnier et de l’amener dans son château, gardé par sa noble cousine Sygne. Le baron Turelure, préfet du département, ancien jacobin qui a fait guillotiner les parents du vicomte et de Sygne, a découvert le complot et exerce un chantage : il somme Mme de Coûfontaine de devenir sa femme, faute de quoi il perdra le pape et le vicomte. (On ne voit pas bien ce qu’il pourrait faire au pape : on ne le fusillerait point apparemment.) Désespoir de Sygne, qui finit par gravir son calvaire. Ce n’est pas tout. En 1814, Turelure est gouverneur de Paris : il trahira l’empereur et livrera la capitale à Louis XVIII, à condition que le vicomte Georges de Coûfontaine renonce en faveur du petit Turelure, dont Sygne est la mère, à ses nom, titres, droits et dignités, avec l’approbation et la garantie du roi. Il faut encore céder, par dévouement à la monarchie. Mais Coûfontaine essaye d’abattre à coups de pistolet son infâme beau-frère ; celui-ci riposte ; Sygne se précipite entre les deux hommes ; elle est tuée et Coûfontaine reçoit également une balle. Turelure, sain et sauf, triomphe et va faire sa cour au roi, qui s’installe tranquillement dans son royaume transformé, d’où les vieilles familles et les traditions séculaires ont presque complètement disparu. Et ce drame rappelle les pittoresques et diaboliques récits de Barbey d’Aurevilly.

L’Art poétique est un exposé de métaphysique et non pas un traité de l’art d’écrire en vers ; Connaissance de l’Est est une série de délicates impressions d’Extrême-Orient (M. Paul Claudel y a résidé comme consul de France) ; les Cinq grandes odes chantent surtout l’amour de Dieu avec un lyrisme digne des hymnes et des psaumes, mais la première, adressée aux muses, contient des vues intéressantes sur la poésie :

« Ô mon âme, il ne faut concerter aucun plan ! Ô mon urne sauvage, il faut nous tenir libres et prêts, — Comme les immenses bandes fragiles d’hirondelles quand sans voix retentit l’appel automnal ! — Ô mon âme impatiente, pareille à l’aigle sans art ! Comment ferions-nous pour ajuster aucun vers ? À l’aigle qui ne sait pas faire son nid même ? — Que mon vers ne soit rien d’esclave ! Mais tel que l’aigle marin qui s’est jeté sur un grand poisson, — Et l’on ne voit rien qu’un éclatant tourbillon d’ailes et l’éclaboussement de l’écume ! — Mais vous ne m’abandonnerez point, ô muses modératrices. »

Au terme de cette trop rapide et trop incomplète étude, me rangerai-je à l’avis des jeunes poètes fervents qui élèvent M. Paul Claudel sur le pavois et le proclament génial ? C’est un bien grand mot, dont il sied d’user avec discrétion. M. Paul Claudel n’est certes pas un auteur sans défaut ; mais il a en effet de ces inspirations splendides et saisissantes que l’on considère habituellement comme des traits de génie. C’est en tout cas et sans contredit un écrivain des plus attachants, à qui un léger progrès vers la clarté amènerait aisément le grand succès unanime dû à son mérite si noble et si rare.

Les souvenirs de M. Lavisse29

Ce sont des souvenirs d’enfance et de première jeunesse que nous offre M. Ernest Lavisse : il arrête son récit à l’année 1862, qui est celle de son entrée à l’École normale. Il conte avec infiniment de charme et de fraîcheur ses impressions d’écolier à Nouvion-en-Thiérache. La première page retrace ses débuts à l’école, où il fallut le conduire par la ruse ; et s’il ne nous garantissait solennellement la fidélité de sa mémoire, nous serions surpris que ce maître éminent, ce professeur né, ait pu éprouver même au sortir de nourrice une répugnance pour ce lieu d’élection. M. Lavisse à l’école, fût-ce la plus humble, c’était le jeune lévite dans le sanctuaire. Il va nous expliquer cette appréhension, qu’ont ressentie la plupart des bambins, mais à laquelle aurait dû le soustraire sa vocation si caractérisée. « Suivant l’usage des parents français, dit-il, les miens, quand je n’étais pas sage, me menaçaient de l’école. Puis la salle était obscure, et je quittais la rue éclairée par le soleil du printemps ; il me semble que mon entrée à l’école fut un passage de la lumière à l’ombre. » Il n’en a point gardé de rancune, puisqu’il va tous les ans présider la distribution des prix de Nouvion-en-Thiérache et haranguer ses jeunes successeurs avec une si substantielle et si cordiale éloquence. Mais cette sensation pénible de ses premiers pas dans la carrière a peut-être déposé dans son esprit le germe d’une de ses théories pédagogiques les plus justes et les plus humaines, à savoir qu’il importe de rendre l’instruction aussi attrayante que possible. C’était déjà l’avis de Montaigne ; mais il n’avait guère été suivi.

Il faut vous dire, continue un peu plus loin M. Lavisse, qu’à quelques minutes de chez moi commence une vaste et haute forêt. Nous ne la connaissions guère ; nos maîtres l’ignoraient : ils ignoraient tant de choses, les maîtres ! Ils apprenaient dans des livres des matières prescrites par des programmes ; ils les enseignaient comme ils les avaient apprises ; ils les enseignaient de la même façon dans les villes et dans les campagnes, dans les montagnes et au bord de la mer, à l’est ou à l’ouest, au nord ou au midi. Le programme était fait pour n’importe qui, vivant n’importe où. Hélas ! les choses n’ont guère changé depuis ; l’uniformité de l’enseignement est une grande sottise de notre pédagogie… Quel dommage que ce dédain de l’école pour la nature !

S’il m’est permis de joindre mes souvenirs, plus récents, à ceux de M. Lavisse, je me rappelle qu’à l’école de mon village, on donnait, il est vrai, des notions d’agriculture, et qu’au lycée un professeur nous exposa des théories fort savantes sur le protoplasma, la cellule, les tissus végétaux et tout ce qui s’ensuit ; mais on ne m’a jamais appris à distinguer un hêtre d’un bouleau, ni un moineau d’un chardonneret… Au collège de Laon, M. Lavisse ne fut point malheureux. Seulement les mêmes doléances recommencent à bon droit.

Nous attendions l’arrivée des hirondelles, et c’était à qui signalerait la première ; elles étaient pour nous des oiseaux sacrés ; nous nous interdisions de jouer à la balle au voisinage d’un nid juché dans un angle de la cour… Mais pourquoi donc personne ne nous parla-t-il jamais d’un insecte ou d’un oiseau ? Nous voyions dans nos promenades naître et mourir les fleurs, et une petite herbe verte poindre et devenir l’épi des champs de blé, car le Laonnois est un des terroirs nourriciers de France. Mais personne ne nous a dit les mœurs des fleurs ni des plantes. Un enfant regarde de temps en temps au ciel… Mais au collège la nuit est faite pour dormir ; l’emploi du temps nocturne, c’est le sommeil. Nous montions tout droit du réfectoire au dortoir, et personne jamais ne nous dit le nom d’une étoile.

L’enseignement des sciences a certes été renforcé depuis cette époque : mais ne se borne-t-on point à une sèche botanique et à une cosmographie abstraite ? On fait honneur au dix-neuvième siècle d’avoir découvert la nature : j’ai bien peur que le sens poétique de la nature ne soit toujours absent de la pédagogie. On farcit maintenant les cervelles enfantines d’un fatras scientifique : je crains fort que l’imagination ne soit toujours considérée comme suspecte.

En 1855, M. Lavisse entre à l’institution Massin et suit les cours de Charlemagne. Il remarque de nouveau cette horreur du concret, qui était (et qui est peut-être encore) un des traits de l’éducation universitaire. Il se plaint avec raison qu’à ces collégiens parqués dans le vieux quartier du Marais, on n’ait jamais dit un mot des admirables vieux hôtels qui y subsistent encore ni des personnages illustres qui les habitèrent autrefois.

Pourtant les personnages dont on nous parlait dans nos classes : le gros Mayenne, le triste Louis XIII, le grand Condé, la délicieuse marquise (de Sévigné), d’autres encore, nous seraient devenus plus réels, plus vivants, plus intéressants, si nous avions trouvé quelque chose de commun entre eux et nous. Nous aurions été flattés de savoir que nous leur succédions en des lieux historiques, et que le vainqueur de Rocroy était notre ancien camarade. Mais au lycée Charlemagne comme dans les autres lycées, à Paris comme à Laon, l’élève était un être de convention, partout supposé le même, un élève X habitant l’endroit Y.

On notera la concordance de ces critiques avec celles de M. Maurice Barrès dans les Déracinés.

M. Lavisse esquisse d’amusantes silhouettes de quelques-uns de ses maîtres, notamment de Gaston Boissier, qui arrivait de Nîmes, dont les cheveux et les favoris, que nous avons connus d’un si beau blanc de neige, tiraient alors sur le roux, et que ses rhétoriciens avaient affublé du sobriquet de Gaston Phœbus. Gaston Boissier ne prisait rien tant que la simplicité, raillait impitoyablement l’emphase et la déclamation, et répétait souvent : « Avant d’écrire, ne vous mettez jamais dans l’état littéraire. » Quant au professeur de philosophie, ou plutôt, comme on disait alors, de logique, Charles Bénard, ses malicieux disciples se divertissaient à effaroucher son idéalisme esthétique par des panégyriques de Baudelaire et de Courbet. Cet âge est sans pitié. Il est curieux de savoir que dès leur apparition les Fleurs du mal excitèrent l’enthousiasme dans les collèges : après plus d’un demi-siècle, elles y conservent tout leur prestige. Baudelaire et plus tard Verlaine auront été les poètes préférés de la jeunesse française contemporaine. Elle pouvait plus mal choisir : il y a des poètes plus grands, et surtout plus parfaits ; il n’y en a guère de plus essentiellement poètes. Mais à l’époque de M. Lavisse, on se passionnait surtout encore pour la grande trinité romantique : Lamartine, Hugo, Musset. Les jeunes gens ne se passionnent jamais pour les écrivains que leur recommandent leurs professeurs. « À côté de notre éducation officielle et publique, dit M. Lavisse, nous en recevions une autre qui nous vint de l’air du temps, de notre jeunesse, et de l’ambition, naturelle à notre âge, de nous soustraire aux directions données pour chercher des chemins où marcher de notre pas. » Il en a toujours été ainsi.

C’est pourquoi, au plus fort des dernières polémiques contre la nouvelle Sorbonne, un spirituel chroniqueur, M. Fernand Vandérem, observa que ces méthodes peut-être fâcheuses n’avaient en tout cas aucune importance, puisque ceux qui compteraient et marqueraient un jour dans les Lettres auraient eu soin de se former un goût à eux, sans prendre souci de celui de la faculté, et en s’inspirant de tout autres leçons. Les étudiants de 1860 étaient tous romantiques, quelques-uns déjà baudelairiens, sous des professeurs encore attachés au classicisme. Depuis que les doctrines du romantisme et de ses succédanés ont reçu droit de cité à la Sorbonne, une renaissance classique s’affirme avec éclat dans la jeune littérature. Les pédagogues sont toujours un peu en retard et n’adoptent une mode littéraire qu’au moment où elle a déjà fait place à une autre. Ils n’ont aucune influence directe sur l’évolution créatrice ni sur les admirations des lettrés de vingt ans. Cet instinct d’opposition des générations nouvelles est ce qui détermine le progrès, ou pour employer un terme plus modeste, le changement et la nouveauté : car le monde ne s’améliore pas d’une façon constante, mais il ne demeure jamais immobile.

Ce n’est pas à dire cependant qu’on ait tort de s’émouvoir d’une mauvaise orientation des disciplines universitaires, ni que la culture première n’exerce aucune action sur les artistes même les plus originaux. Il y a quelque exagération dans la boutade que je citais tout à l’heure. Il est bon qu’une forte nourriture classique ait été fournie d’abord à ceux-là mêmes dont l’audace doit ensuite s’écarter le plus de ces traditions. Leur esprit en restera plus vigoureux, plus souple, plus apte à mener à bien les entreprises les plus risquées. Ce n’est pas absolument à ce point de vue que M. Lavisse traite de la question des humanités ; mais on pense bien qu’il en dit quelques mots. Il estime qu’on lui a fait faire trop de discours sur des sujets qu’il ne connaissait pas. Il s’étonne que Virgile ait été le seul grand écrivain dont il ait possédé, au lycée, les œuvres complètes. De son temps, on n’avait que des morceaux choisis. Et l’on composait continuellement des exercices scolaires, discours, versions, vers latins ; mais ni l’étude du génie des auteurs, ni l’histoire littéraire ne figuraient dans les programmes. Toute l’antiquité semblait posée sur le même plan : à peine savait-on que Lucien était postérieur à Homère et Cicéron à Périclès. On ignorait avec délices les sciences et les langues étrangères. Ces erreurs sont depuis longtemps corrigées. Mais M. Lavisse reconnaît que « thèmes et versions lui donnèrent l’habitude de la précision ». Il blâme l’abus du discours latin ou français, non l’usage. « Certainement, déclare-t-il, je ne perdais pas ma peine quand je travaillais à mettre des idées dans leur ordre et à les exprimer en bon, même en beau langage. »

Dans cette querelle du grec et du latin, M. Lavisse a pris, comme on sait, position de conciliateur. Il a fait aux modernes des concessions qu’on peut juger excessives, mais sur le principe, il n’a jamais varié. Il a toujours estimé que les rajeunissements nécessaires des plans d’études ne devaient point atteindre les bases fondamentales de l’enseignement des humanités. Dans la préface de son livre, Études et étudiants, qui contient une réfutation décisive de la Question du latin de Raoul Frary, il écrivait dès 1890 :

Je suis et demeure convaincu que les Lettres anciennes sont le meilleur moyen d’éducation pour l’esprit parce qu’elles sont belles et parce qu’elles sont simples… On nous dit : « Le premier devoir des éducateurs est de préparer à la vie, et il y a longtemps que vos Grecs et vos Romains sont morts. Nous avons des obligations pressantes et de toute nature envers notre temps. » — Sans doute, mais l’instrument de toutes les tâches, si modernes qu’elles soient, c’est l’esprit. Si l’antiquité classique est propre à former des esprits clairs, vigoureux, alertes, elle prépare à la vie pratique.

Dans sa réplique à Raoul Frary, il protestait contre la prétention d’attribuer aux jésuites l’organisation de notre enseignement secondaire et montrait que ce sont au contraire les humanistes de la Renaissance qui, pour dissiper les ombres et les superstitions, pour retrouver la science et la nature, jugèrent que la meilleure gymnastique de l’esprit était l’étude de l’antiquité, qui a pensé avec tant de justesse. L’enseignement classique n’est pas un instrument d’obscurantisme, mais d’affranchissement intellectuel. Enfin il reproduisait ces lignes remarquables de M. Alfred Croiset, aujourd’hui doyen de la Faculté des lettres :

Nos grands écrivains du seizième et du dix-septième siècle sont les disciples de Rome et de la Grèce ; si Homère et Virgile, si Démosthène et Cicéron n’avaient pas existé, notre littérature française classique ne serait pas ce qu’elle est. Étudier l’antiquité, c’est donc compléter l’étude de notre propre littérature, en nous assurant le moyen de la mieux comprendre. Mais Rome elle-même a été l’élève de la Grèce ; de sorte que c’est à celle-ci, en définitive, qu’il faut remonter pour avoir la véritable origine de notre culture intellectuelle.

On voit assez que les barbares modernistes ne sont nullement fondés à se réclamer de M. Lavisse (ni de M. Croiset).

À la fin de son volume de Souvenirs, M. Lavisse conte qu’à la veille d’entrer à l’École normale, ayant relu Œdipe roi et le premier chant de l’Iliade (qu’eût-ce été s’il avait relu le dernier ?), il se libéra de ses préjugés littéraires, reconnut la supériorité du théâtre de Racine sur celui de Victor Hugo, s’enivra de Pascal et des Sermons de Bossuet, prit de l’humeur contre les sarcasmes du bon Vacquerie et revint aux sources du classicisme.

Il a certainement dû à cette formation ce style si net, si limpide, d’une si jolie sobriété et d’un si ferme relief, qui ajoute tant d’agrément à tous ses ouvrages et a si bien servi sa science de professeur et d’historien. Mais s’est-il dépouillé aussi complètement qu’il l’a cru de ses préventions romantiques ? Il n’y a pas trace de romantisme dans la forme de ses écrits, parfaitement pure et vraiment attique : peut-être n’en peut-on toujours dire autant de ses idées. Je ne me donnerais sous aucun prétexte le ridicule de discuter un problème d’histoire proprement dite avec M. Lavisse. Mais ses travaux historiques touchent parfois à la littérature ou à la psychologie, et certaines conceptions très vastes, où il se complaît, ne dépendent pas d’une documentation précise. On peut alors se permettre de lui présenter librement quelques objections.

Dans la grande Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution, publiée sous sa direction, et qui est un monument d’érudition ordonnée et vivante, il a rédigé lui-même presque tout ce qui concerne le dix-septième siècle. Il me semble qu’il n’est pas tout à fait juste pour Louis XIV, ni pour Versailles, à qui il fait l’injure d’une comparaison avec l’Escurial, ni pour ces classiques à qui il avait fait amende honorable au moment de quitter le collège. Sur Racine notamment, il est d’une criante iniquité :

La vêture antique de sa tragédie a paru étrange, après que fut abandonnée l’habitude de transposer l’art en des formes du passé… La tragédie classique ressemble moins à son modèle hellénique qu’une fleur artificielle à une fleur de la nature. Elle sent le faux. Dans ce cadre ancien, des personnages se meuvent et parlent, dont la parole et le geste sont du Louvre, de Saint-Germain ou de Versailles. Le désaccord entre leurs façons et les noms lointains qu’ils portent fait de laides taches au drame racinien et, par endroits, le gâtent de ridicule… La tragédie de Racine porte la marque trop visible d’un certain temps où régnait une certaine mode. Le temps viendra, peut-être est-il venu, où elle n’intéressera plus que les délicats.

Non, certes, ce temps n’est pas venu et il suffit d’aller à la Comédie-Française pour constater que le Racine porte à fond sur le grand public, Taine avait dit, un peu moins brutalement, des choses de ce genre. Mais Taine, imbu de septentriomanie, n’a jamais compris le dix-septième siècle. Depuis quand a-t-on cessé de « transposer l’art dans les formes du passé » ? Est-ce Goethe, est-ce Wagner, est-ce Leconte de Lisle, est-ce Swinburne, est-ce Anatole France, qui a inauguré ce nouveau régime ? Il ne faudrait pourtant pas confondre les réalistes avec les poètes. Qu’avec leurs noms anciens les personnages de Racine aient certains traits de son époque, ce n’est pas douteux. Mais Wagner ne s’exprime-t-il pas lui-même dans Siegfried et dans Wotan ? Les héros de tragédie, composés d’éléments divers et animés par le don créateur du poète, ne représentent à vrai dire ni l’antiquité, ni les temps modernes, mais l’humanité éternelle. Leur « vêture antique » a pour principal objet de leur assurer le recul propice à ce large et magnifique symbolisme. Ce n’est qu’à ces conditions qu’on s’élève à la grande poésie. Racine n’est pas plus artificiel que Shakespeare ou que Sophocle. Bien loin qu’il soit le produit d’une mode passagère, et quoiqu’il y ait encore contre lui quelques cabales, on lui rend mieux justice, en somme, aujourd’hui que de son temps.

Plus loin, à propos de « ce vieux croûton » de Boileau, comme disait Flaubert, qui au surplus l’estimait fort, M. Lavisse déplore que notre dix-septième siècle ait repoussé les sujets chrétiens. « Mais peut-être considérait-il (Boileau) comme intruses dans l’art les émotions chrétiennes que ses maîtres d’Athènes et de Rome n’avaient pas connues. » J’aime ce reproche et cette ironie sous la plume d’un libre penseur. Boileau était chrétien. Mais en dehors de ses scrupules religieux, il avait en cette affaire une raison excellente : le christianisme est la religion d’une partie considérable de l’humanité, non de l’humanité tout entière ; et l’art classique vise à l’universel. Une religion florissante et dogmatique veut être prise à la lettre, et cet art a besoin de la liberté du mythe. M. Lavisse regrette aussi que nos tragiques n’aient pas adopté des sujets nationaux comme Shakespeare, dont les plus beaux drames, du reste, n’ont rien de national ; je donnerais volontiers toute la série des Henri IV, Henri V, Henri VI, pour Troïlus et Cressida ou pour Antoine et Cléopâtre. Mais que s’agit-il ici de nationalisme étroit ? Le vrai nationalisme, dans l’ordre de l’art et de la pensée, consiste pour nous à porter au plus haut le génie français et sa gloire est d’atteindre à cette beauté universellement humaine, dont la Grèce et Rome avaient fourni les modèles impérissables. La fameuse théorie des quatre grands siècles, siècle de Périclès, siècle d’Auguste, siècle de Léon X, siècle de Louis XIV, reposait sur cette vérité profonde. La point de perfection d’une civilisation est réalisé lorsque l’intérêt cesse d’en être local et national pour rayonner sur le monde. De grands hommes isolés peuvent surgir ailleurs : ces quatre siècles ont eu le privilège de perpétuer par un effort collectif un idéal supérieur et de sauver le trésor de l’immortelle Athéna. Les autres nations et les autres époques sont leurs tributaires ; ou si elles prétendent à une imprudente autonomie, à une application du principe des nationalités aux choses de l’esprit, elles tombent dans les singularités négligeables. Dans sa Vue générale de l’Histoire de l’Europe, M. Lavisse constate que l’Europe moderne s’émiette, qu’il n’y a plus de littérature dominante, que les nationalismes ou particularismes jaloux engendrent une sorte de Babel. Le mal vient précisément de la décadence de l’esprit classique et de l’affaiblissement de la France qui en était la dernière personnification. M. Lavisse suppose que la conquête romaine n’a peut-être pas été un bien, puisque les nations qui y ont échappé sont aujourd’hui puissantes (depuis peu de temps). Mais nous devons à l’empire Romain, puis à la Renaissance, toute une ère civilisée : et M. Lavisse lui-même ne jure point que l’Europe ne retournera pas à la barbarie.

Charles de Pomairols30

Le premier roman de M. Charles de Pomairols, Ascension, était une œuvre de haute spiritualité. L’ascension dont il s’agissait était celle des âmes vers Dieu, et singulièrement celle d’une jeune fille vers la vie religieuse. J’ai cru d’abord, en lisant les premières pages du Repentir, que M. Charles de Pomairols allait nous conter une histoire pareille, mais dont le héros serait un jeune homme. Abel de Sauvenas, héritier d’une ancienne famille du Rouergue, est aimé d’Élise de Florac, et peu s’en faut qu’il ne partage cet amour ; mais il se ressaisit et, dédaignant les liens terrestres, embrasse ardemment, si l’on ose dire, l’état ecclésiastique. « La faculté de voir mentalement l’invisible, de percevoir la présence du surnaturel était inhérente à cet esprit. C’était, chez Abel, comme un sixième sens, et de ce sens sûr de lui-même rien n’avait obscurci, rien ne devait jamais troubler le témoignage ; ce sens en lui affirmait avec certitude la réalité d’un au-delà, aussi bien que notre vue et notre toucher constatent l’existence de la matière. » Voilà qui est fort bien compris, et l’on ne saurait mieux résumer la psychologie des mystiques. Dans ces conditions, Abel de Sauvenas a bien raison d’obéir à une vocation évidente et d’entrer au grand séminaire de Rodez. Bien qu’il ait peut-être soupçonné le sentiment d’Élise de Florac, il n’y a même pas eu de lutte dans son cœur, où l’amour divin a triomphé sans combat. Nous le regrettons un peu, parce que le spectacle aurait pu être intéressant ; nous sommes surtout un peu surpris que dans le cœur tendre et passionné de la jeune fille, l’amour s’efface soudain devant l’irréparable pour laisser immédiatement toute la place au respect. Il y avait là, nous semble-t-il, un superbe sujet de roman. Mais ce n’est pas celui qu’a voulu traiter M. Charles de Pomairols, et si cette aventure tourne court, aussi n’est-elle qu’un prologue ou un épisode préliminaire au récit dans lequel Abel de Sauvenas jouera un certain rôle et Mademoiselle de Florac un rôle décisif.

Le protagoniste est un voisin de campagne des Florac et des Sauvenas, Maurice Geniès, dont l’infériorité se marque tout de suite par le fait qu’en face de ces traditionnels, qui habitent d’antiques demeures quasi féodales, au milieu de propriétés héréditaires, il est un déraciné, un Parisien, amené sur les bords de l’Aveyron par la volonté d’un père qui était né dans ce pays et qui s’y est improvisé à coups de billets de banque une maison toute neuve, entourée, il est vrai, d’un domaine important. Mais parmi ces vieux terriens il fait un peu figure d’intrus et de parvenu. Il n’est pas méchant ; il renonce à l’acquisition d’une prairie pour être agréable à Élise de Florac, qui ne veut aliéner aucune parcelle du patrimoine familial, tandis que son beau-frère Philippe Azam, qui aime la terre comme une matière à exploiter, mais n’en a pas la dévotion, consentirait volontiers à une vente avantageuse. Ce Maurice Geniès, avec de bons instincts, a le malheur d’être un viveur, un homme de plaisir. Son père, Claude Geniès, a su s’enrichir dans l’industrie et conquérir en même temps une belle réputation d’historien. Maurice répugne à tout travail et ne sait que faire la fête. C’est ce qui le perdra et le rendra capable sinon d’un crime, au moins d’une pensée criminelle, qui est le thème essentiel du roman de M. Charles de Pomairols.

Maurice redoutait ce père énergique et rigoureux, dont il avait si mal suivi l’exemple et dont il avait toujours à craindre l’autorité. Lorsque M. Claude Geniès vient à mourir, son fils Maurice le pleure sans doute, mais songe aussi avec une certaine sensation d’allégement que sa vie de luxe va se trouver doublement facilitée par l’héritage et par la disparition d’un censeur incommode. Mais il avait si fort spéculé sur cet événement chez les usuriers que la succession paternelle est absorbée par le paiement de ses dettes. Pour satisfaire une coûteuse fantaisie, il s’adresse naturellement à sa mère, qui possède une grosse fortune en propre. Mais M. Claude Geniès avait prévu ce qui arriverait. Avant d’expirer, il avait fait solennellement jurer à sa femme qu’elle conserverait cette fortune intacte et résisterait aux demandes de Maurice, lequel serait bien capable, si elle se laissait faire, de la mettre sur la paille. Fidèle à ce serment, la pauvre femme oppose un refus formel à Maurice, qui en conçoit un terrible dépit, et aveuglé par la colère, se dit que quand on est ainsi gouverné par les morts, on n’a qu’à aller les rejoindre. Après quoi, sa mère étant tombée malade, comme le médecin lui déclare qu’elle est en danger de mort, il pense que si elle succombait, en effet, cela arrangerait tout. Et aussitôt, il a horreur de lui-même. Trop tard. Il est l’homme qui, par deux fois, a souhaité la mort de sa mère. Il a commis, en pensée, le plus exécrable des forfaits. Il se considérera dorénavant comme un parricide. Le remords va empoisonner sa vie et la transformer complètement. En somme, sa faute finira même par avoir des conséquences heureuses. Lui qui était un fils égoïste et léger, il s’impose comme réparation d’entourer sa mère de soins et de prévenances. Elle guérit.

Il ne la quitte plus. Il se fixe avec elle dans l’Aveyron et renonce pour elle à Paris, à ses habitudes et à ses compagnons de dissipation. La doctrine évangélique accorde aux coupables non endurcis une pitié qui, dit M. de Pomairols, « semble une prédilection donnée au repentir, parce qu’il est affligé, sur l’innocence, parce qu’elle est heureuse ». Maurice Geniès se repent, mais pendant longtemps, ne trouve point d’adoucissement à son affliction. Tout, au contraire, augmente sa douleur et sa haine de son péché. Il se rencontre qu’un paysan assassine réellement sa mère pour n’avoir plus à lui payer une petite pension, qu’elle dépensait d’ailleurs en œuvres pies pour le repos de l’âme de son époux défunt. Maurice se compare à ce misérable. « Oui, se disait-il, l’odieuse pensée que j’ai accueillie, et non pas seulement une fois, l’assassin l’a eue de son côté, toute pareille !… Sur ce point, sur la conception première de l’idée, pas de différence entre nous : nous avons souhaité tous les deux la mort d’un être sacré !… Moi, je m’en suis tenu à ce vœu, je me suis arrêté, et lui, du point de départ commun, il a continué à avancer, jusqu’à l’accomplissement. » Il en conclut que la différence n’est pas si grande : il considère comme une injustice, comme le bénéfice d’une véritable imposture, d’être entouré d’estime et de sympathie, alors que l’autre ira à l’échafaud. Lorsque Madame Geniès meurt, il se demande avec angoisse si son sinistre vœu n’a pas exercé une sorte d’influence occulte et n’a pas abrégé réellement les jours de sa mère. Ce poids est trop lourd : il se confie à l’abbé de Sauvenas, qui le réconforte de son mieux. Ce n’est pas tout : s’étant épris d’Élise de Florac, il croit devoir lui faire sa confession. Cette jeune fille qui a une si vive piété pour la mémoire de ses parents et tous les legs du passé, avait commencé de l’aimer : elle est épouvantée et le repousse avec dégoût. Il faudra diverses péripéties romanesques et les exhortations d’Abel de Sauvenas pour qu’elle se décide à l’absoudre et à l’épouser. Maurice, ayant expié, connaîtra enfin la paix et le bonheur.

Cette émouvante histoire appelle quelques observations. Si affreuse que soit la pensée dont Maurice Geniès gardera longtemps la torturante obsession, ce n’est pourtant qu’une pensée, et il y a peut-être lieu de douter que nous soyons vraiment responsables des sottises ou des infamies qui nous traversent l’esprit. Si nous pouvons régler et canaliser dans une certaine mesure ce torrent continu d’images, de sentiments et de velléités, nous n’en sommes pourtant pas absolument les maîtres. Il rompt parfois toutes les digues, se répand en crues impétueuses et charrie d’assez laides épaves. Dans le sommeil, nous n’avons aucun contrôle de nos rêves : la cérébration n’est-elle pas toujours jusqu’à un certain point un rêve éveillé ? L’orthodoxie religieuse connaît ces phénomènes et les regarde comme des tentations diaboliques. Sans doute elle admet aussi le péché en pensée ; mais il suppose une complaisance et un acquiescement. On entre alors dans des nuances subtiles, où les casuistes peuvent s’exercer. En somme, pour la morale commune, la responsabilité véritable ne commence qu’à l’acte, c’est-à-dire au moment où l’idée est assez précise, assez consciemment acceptée pour pouvoir se réaliser. La moralité consiste justement dans cette culture de la volonté, qui lui permet d’opposer un cran d’arrêt aux divagations et aux impulsions sporadiques. À d’autres égards, M. Charles de Pomairols aurait plutôt atténué, en donnant le cas de son Maurice Geniès pour exceptionnel, et le nombre des mauvais fils qui escomptent et souhaitent l’ouverture d’une succession est certainement considérable. On plaisante sur les billets « fin papa » que signent tant de jeunes fêtards. C’est une abomination et même un argument pour les théoriciens de la suppression de l’héritage. Il est vrai que d’autres raisons nombreuses et fortes détruisent leur thèse. M. Charles de Pomairols, grand partisan d’un lien étroit entre les générations, n’est pas éloigné de voir dans tout égoïsme un commencement de parricide. Son roman comporte un sens général et presque symbolique. Son héros était sur la pente dès qu’il négligeait, pour de vains caprices, l’enseignement paternel. Nous devons à nos pères non seulement de les aimer et de les respecter, mais de les continuer. C’est les frapper nous-mêmes que de ne point reprendre leur œuvre et de ne point vouloir qu’ils se survivent en nous. C’est ici un roman traditionaliste au premier chef, et qui s’accorde donc à merveille avec tous les écrits antérieurs de M. Charles de Pomairols.

Il a été, avec Mistral, l’un des initiateurs de cette direction intellectuelle qui a obtenu par la suite une vogue si brillante. Il est poète avant tout. Dès 1888, Jules Tellier disait : « Je ne connais point de poète plus intelligent ni d’une âme plus haute que M. de Pomairols. Je n’en connais point qui pense plus et qui fasse penser davantage. » M. Paul Bourget, dans un bel article critique que l’on trouvera au troisième volume des Études et Portraits, donne de lui cette définition : « S’il y a un artiste littéraire qui rappelle vraiment dans notre littérature les lakistes anglais, c’est celui-ci, c’est ce Wordsworth du Rouergue, qui offre cette ressemblance avec l’ermite de Grasmere, qu’il n’a pas seulement de la nature une impression sentimentale. Il vit avec elle en communion morale. » Tous les recueils de poésies de M. de Pomairols, et le premier a paru en 1879, célèbrent le culte devenu fameux de la terre et des morts. Dans la Vie meilleure, son livre de début, il s’écriait déjà :

Tu n’es donc pas entier, père, dans le tombeau !
Quelque chose de toi vit toujours en mon âme…

La piété filiale et l’amour paternel — tout un volume est consacré à une enfant prématurément disparue — remplissent une grande part de cette œuvre poétique, dont l’auteur ne regarde jamais son moi que comme un chaînon entre le passé et l’avenir de sa race. Il a donné, dans le poème des Aïeules, d’éclatants et touchants portraits de famille. Et la nature est surtout pour lui le lieu de cet enchaînement ininterrompu, l’assise permanente du foyer, l’éternel témoin des générations éphémères.

Jamais il ne sépare la nature de l’homme, et il n’invite pas l’homme à s’absorber en elle. Il la chérit, mais ne la divinise point : au contraire, il l’humanise. Elle n’est point pour lui une idole métaphysique, mais une intelligente compagne et une fidèle amie. Il ne veut point qu’elle dissolve la personnalité humaine, mais qu’elle l’embellisse, l’alimente et la tonifie. Certes, il est infiniment sensible à son charme mystérieux, dans ce qu’il a de plus inaccessible à nos prises. Il s’écrie, par exemple :

Je n’aime que le vent, le vent capricieux
Dont la source secrète est dans le fond des cieux,
Dont l’origine obscure à nos yeux se déguise,
Que l’homme ne fait pas comparaître à sa guise,
Le vent libre et léger sur qui je ne peux rien,
Dont je ne puis toucher le luth aérien,
Qui souffle quand il veut dans son domaine immense,
Passe et chante à son gré, se tait ou recommence,
Et me laisse longtemps soupirer de désir
Et jamais dans le ciel ne se laisse saisir.

Et de nouveau, dans un poème magnifique sur l’Oracle de Dodone, il chante la majesté et la diversité de l’« invisible esprit de Zeus ouranien », dont retentissent les grands chênes augustes :

Et c’est pourquoi venu de l’infini mystère,
Du fond du ciel sans borne apparu sur la terre
Qui reçoit tout à coup son souffle spacieux,
Zeus, le dieu de l’air libre, est le plus grand des dieux.

Mais en général, loin de s’éblouir avant tout des prestiges mouvants, insaisissables, souverains et un peu accablants de la nature, il en chérit les aspects sociables et, pour ainsi dire, domestiques. À l’immensité stérile de la mer, du désert ou des glaciers, il préfère l’humble et douce figure de la terre docilement pliée au service de l’homme.

C’est un très grand honneur de posséder un champ,
Soit riche, soit stérile, en plaine ou bien penchant,
Une part en tout cas de l’immense nature,
Le visible sommet de cette architecture
Qui descend par degrés dans la compacte nuit
De la masse terrestre où le songe la suit.
Le bord étroit d’un champ enferme un lac de sève
Que le maître orgueilleux entend frémir en rêve…
Oh ! comme tout est vaste, antique et plein de choses !
Un champ résume en lui la terre avec les cieux.
C’est la nature libre aux sucs mystérieux,
Par ses seules vertus en ses œuvres guidée,
Et cependant par nous surprise et possédée
Dans un lien où l’homme, être éphémère et vain,
S’unit quelques instants à l’infini divin.

Et toute une série de pièces de la Nature et l’âme a pour titre : « Poésie de la propriété. » Mais on a vu comment M. Charles de Pomairols conçoit cette poésie ; les hautes conceptions du poète n’ont absolument rien de commun avec celles des théoriciens de l’économie politique ni des professeurs d’agriculture, et bien qu’il ne soit pas socialiste, il n’a pas pour principal souci de réfuter Proudhon. Mais cet amoureux de la nature ne se satisfait pas plus qu’un autre amant des joies contemplatives ; il aspire à une union plus personnelle, et plus étroite : il exige la possession. La propriété d’un champ, c’est en quelque sorte l’amour heureux dans le mariage légal. Ce besoin est si vif chez lui qu’en voyage, les plus beaux sites ne lui donnent qu’un plaisir incomplet et décevant : il y manque une douceur interdite à l’étranger, réservée à l’homme qui habite là, qui s’est lentement pénétré de cette beauté et à qui l’habitude l’a rendue familière.

La beauté, c’est le trésor moindre :
Notre cœur, bientôt rebuté,
Las d’un vain éclat, veut y joindre
Le charme de l’intimité.

Bien souvent, l’indigène reste aveugle et indifférent devant les paysages qui enchantent le voyageur. Mais ce sentiment si fin révèle bien la qualité des poèmes idylliques de M. de Pomairols. Il aime la nature comme une personne vivante, d’une affection profonde, voire un peu jalouse. Mais ayant le cœur généreux et bon, il accorde à chacun les mêmes droits, selon la justice. Ayant l’imagination psychologique, il évoque puissamment les autres âmes, auxquelles il prête les mêmes tendresses passionnées. Et tout ce qui en est l’objet lui devient par là même sacré. Dans divers ordres d’idées, il a magnifiquement exprimé la valeur que l’amour confère aux pauvres gens ou aux choses insignifiantes qui l’ont inspiré :

Au Salon, le portrait véritable et charmant,
C’est celui que je vois dans l’âme de l’amant.

Ailleurs, ce rural que dégoûte le tumulte frivole des grandes villes se prend à estimer nos boulevards tapageurs, en songeant que là-bas, dans les steppes de Russie, quelque solitaire en rêve comme d’un paradis. Ailleurs encore, en pensant à ce que tel misérable fut pour sa mère il s’écrie :

Oserez-vous haïr un être tant aimé ?

Car il y a une extrême variété dans les poèmes de M. de Pomairols, et si la campagne y tient une grande place, elle n’y est point seule. M. de Pomairols, par exemple, est un poète chrétien : mais il est aussi un poète païen, et certains de ses poèmes païens sont parmi les plus beaux qu’il ait écrits. Toute une série, la. Nature mythique, est dédiée à la mémoire de Maurice de Guérin et n’est certes point indigne de l’auteur du Centaure. M. de Pomairols y peint des rondes de nymphes, dans la fluide lumière d’or des clairières, de façon à rappeler le Corrège ou l’Albane. Il a senti profondément le génie de la Grèce antique et

Ces dieux à hauteur d’homme où son art fit un jour
Tenir tout l’infini dans un parfait contour.

Je recommande ces deux vers admirables aux touristes distraits qui reprochent au Parthénon sa froideur et ses limites ou ne voient dans la mythologie hellénique qu’un rite municipal. Et tout le poème qui raconte l’amour d’un pâtre pour la déesse Aurore est un chef-d’œuvre. L’hellénisme n’a été sans doute qu’un épisode dans la vie intellectuelle de M. de Pomairols, mais il y a du moins apporté une compréhension pénétrante avec un lyrisme lumineux et pur, qui rappelle directement André Chénier.

Dans une petite pièce, méditant sur la fragilité de l’effort humain, trop inégal à la tâche qui lui est proposée, M. Charles de Pomairols conclut :

Sur ma tombe, au-dessus de l’herbe qui frissonne,
Quand même je mourrais très vieux, accablé d’ans,
Mettez, comme à celui qui meurt dans son printemps,
Une stèle brisée, un fragment de colonne.

C’est le propre des vrais poètes que de s’exagérer l’écart entre l’idéal et l’œuvre accomplie. Celui-ci est certes un des premiers de notre temps, par la noblesse constante de l’inspiration, par la grâce sincère et souvent par la perfection de la forme. Il n’est point populaire, parce qu’on ne lit pas les poètes et qu’il n’a pas recherché le bruit des manifestes et des polémiques. ; Mais nul peut-être ne possède un plus grand nombre de ces « amis inconnus » dont a parlé Sully Prudhomme : et ce sont les meilleurs.

Élémir Bourges31

Un jeune littérateur, M. Jean Variot, vient de consacrer à M. Élémir Bourges une brochure extrêmement élogieuse et un peu cursive. M. Élémir Bourges est placé très haut dans l’estime de tous ceux qui ont lu ses ouvrages : mais il est vrai que ses lecteurs ne sont pas encore assez nombreux, et M. Jean Variot a raison de s’en plaindre. Les nobles colères et les généreux mépris conviennent à la jeunesse. Pourtant M. Jean Variot exagère un peu lorsque à propos du cas de M. Élémir Bourges, lequel, après tout, n’est pas désespéré, il part en guerre contre le public français contemporain et rabaissement du goût dans notre malheureux pays. M. Élémir Bourges possède ici toutes les amitiés spirituelles qu’il a souhaitées et n’en aurait nulle part ailleurs obtenu d’avantage.

Il n’est pas mauvais de vitupérer ceux qui l’ignorent encore et de leur faire honte de leur ignorance. Il ne faudrait pourtant pas le donner pour entièrement inconnu. Dans leur belle dévotion pour les écrivains qui ont conquis leurs précieux suffrages, certains néophytes marquent une espèce de jalousie : ils se savent si bon gré d’avoir compris, ou de s’imaginer qu’ils ont compris qu’ils voudraient être les seuls, et ces jeunes corybantes tapent sur la grosse caisse non point du tout pour attirer le public, mais pour le mettre en fuite par ce sabbat. Par le fait, M. Élémir Bourges est membre de l’académie des Goncourt ; son chef-d’œuvre, les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, a paru d’abord dans un grand journal et en est à la troisième édition en librairie ; Sous la hache a été réédité dans une collection populaire illustrée à gros tirage ; M. Jean Variot note que Brunetière en personne avait des sympathies pour M. Élémir Bourges, et s’il reproche à l’ancien directeur de la Revue des Deux-Mondes d’avoir refusé la Nef, c’est donc qu’il méconnaît lui-même le caractère ésotérique que cette Nef est du reste seule à présenter entre toutes les œuvres de notre auteur.

Celui-ci s’est toujours tenu à l’écart. Il se mêle peu à la vie des hommes, mais se consacre aux longues méditations et au labeur patient dans la solitude. Il est âgé de soixante ans environ et n’a publié jusqu’aujourd’hui que quatre volumes, dont le premier en date, le Crépuscule des Dieux, fut composé de 1877 à 1882. Par cette lenteur de travail et cette production restreinte, il ressemble à Flaubert, de qui procèdent en outre son esthétique et sa philosophie. M. Élémir Bourges est le plus fidèle disciple qu’ait eu le maître de Croisset. Les naturalistes et Maupassant lui-même, son fils adoptif, n’ont suivi que l’une des directions indiquées par Flaubert, et celle qui avait pour lui le moins d’importance : ils se sont cantonnés dans l’observation toute crue du réel, et principalement du détail vulgaire et plat. On a souvent remarqué que Flaubert resta toute sa vie un romantique ; mais ce n’est pas assez dire, et ce n’est encore qu’une vue relativement superficielle. Avant tout Flaubert fut un artiste généralisateur ayant l’ambition de traiter les sujets les plus vastes, d’enfermer dans un livre la plus grande somme d’humanité. Cette tendance se révèle même dans ses romans d’observation, dans Madame Bovary et dans l’Éducation sentimentale, où la minutie des notations réalistes est toute chargée de sens systématique, mais s’affirme avec un impérieux éclat dans la Tentation de saint Antoine, le seul ouvrage français que l’on puisse rapprocher du Second Faust, et dans Bouvard et Pécuchet, cette épopée dérisoire de la sottise et de l’inanité humaines. Ni Emma Bovary, ni Salammbô, ni saint Antoine ne sont de ces personnages médiocres qu’affectionnent les véritables naturalistes : et lorsque Flaubert en choisit de tels, il les rend représentatifs jusqu’au symbole. De même M. Élémir Bourges adopte habituellement dans sa narration l’apparence du réalisme : mais il peint le plus souvent des êtres supérieurs au commun soit par leur qualité d’intelligence et de cœur, soit par la violence effrénée de leurs appétits (en quoi il rappelle également Stendhal et les tragiques anglais du xvie  siècle, qu’il a beaucoup pratiqués) ; lorsqu’il prend pour protagoniste un imbécile, d’une part il lui prête des frasques sortant de l’ordinaire, et d’autre part il personnifie en lui tout un monde qui s’écroule. Son style, précis et concret, volontiers descriptif, est comme celui de Flaubert, tout gonflé de poésie et s’épanche parfois en lyriques magnificences. Si l’on voulait à toute force le ranger parmi les réalistes, il faudrait reconnaître qu’il en est l’un des plus fastueux. Mais ces somptuosités de forme et cette intensité de passions vivaces jusqu’à la frénésie ne sont que l’étincelant manteau du plus noir pessimisme.

Le Crépuscule des Dieux débute par le tableau d’une exécution du premier acte de la Walkyrie et se termine avec la première représentation de la quatrième partie du Ring, en 1876, à Bayreuth. Wagner, spécialement celui de la Tétralogie, a exercé une action manifeste sur M. Élémir Bourges. Le héros du roman est le duc Charles d’Este, souverain du duché de Blankenbourg, dont certains traits font songer à l’authentique duc de Brunswick, détrôné par la Prusse en 1866. Mais peu importe. Charles d’Este est un autocrate égoïste, brutal et vaniteux, qui à la veille de la déclaration de guerre s’entête à donner un gala de cour, et c’est dans la salle de son théâtre, pendant l’audition de la Walkyrie, qu’il apprend l’invasion de son territoire par l’armée prussienne. Il abandonne ses sujets à leur sort et file à Paris avec tout ce qu’il peut emporter de ses richesses et ses cinq enfants, qui sont de trois mères différentes et dont pas un n’est légitime. Mais il les a légitimés, à l’instar de Louis XIV. À Paris, ce principicule dépossédé, follement orgueilleux de l’ancienneté de sa race et resté propriétaire d’un colossal patrimoine personnel, mais parfaitement sot et ridicule, périrait d’ennui s’il ne cédait pour se distraire à mille extravagances. Il s’entoure de bouffons, de parasites et de ruffians, notamment d’un insinuant et perfide Italien, qui entre en rivalité d’influence avec la favorite, une cantatrice, Giulia Belcredi. Sur les cinq enfants de Charles d’Este vont se déchaîner à la fois les fatalités de leur condition et les manœuvres des deux intrigants.

La petite princesse Claribel, une enfant, succombe la première, de spleen ou de consomption. L’Italien, par des ruses de scapin, réussit à faire épouser sa sœur Émilia, simple gouvernante d’une des jeunes princesses, par le comte Franz, l’un des fils du prince, lequel cherche une diversion dans le jeu, s’égare jusqu’à se faire le complice d’un grec et disparaît après un scandale public. La Belcredi, qui rêve d’échanger son titre de favorite pour celui de duchesse de Blankenbourg et de capter l’immense héritage du duc Charles, a besoin pour arriver à ses fins de se débarrasser des autres enfants. Elle a remarqué la tendresse particulière du comte Hans-Ulric et de la princesse Christiane, qui ont la même mère, les mêmes goûts artistiques et ne se quittent pas. Elle s’avise d’une diabolique machination. Elle leur insuffle l’idée de l’inceste en leur donnant lecture d’une tragédie de Ford, T’is a pity she is a whore (analysée par Taine, Histoire de la littérature anglaise), dans laquelle se rencontre une situation analogue ; puis, comme ils ont tous deux un joli talent de chanteur, elle persuade à leur père de leur faire jouer dans une soirée mondaine les rôles de Siegmund et de Sieglinde. Les deux malheureux, qui vivaient dans une paisible inconscience, sont épouvantés par cette révélation de leurs sentiments : ils se voient au bord de l’abîme, se débattent et finissent par y tomber. Hans-Ulric se tue, et Christiane entre au couvent. Reste le jeune prince Otto, effroyable garnement qui se signale par ses débauches précoces et ses colères à faire trembler, sorte de petit Néron en exil : c’est le préféré de son père. Moitié par calcul, moitié par lassitude des caprices tyranniques du duc Charles, la Belcredi fomente un amour furieux dans le cœur du jeune Otto et s’en va vivre avec lui dans une petite maison d’un quartier excentrique. Au bout de quelques mois, par une nouvelle lubie, le duc Charles, que ce départ avait laissé très calme, qui ne s’était inquiété ni de sa maîtresse ni de son fils et ne soupçonne pas leurs relations, vient inopinément relancer la Belcredi. Elle réintègre l’hôtel de Blankenbourg : le jeune prince aussi. Et les deux misérables, qui s’aiment d’un amour mêlé de haine et d’autant plus puissant essayent d’empoisonner le duc. Celui-ci est averti par son bouffon italien. Dans une scène de cauchemar, Otto, démasqué, tire un coup de revolver sur son père qui riposte et l’abat, tandis que la Belcredi boit elle-même le poison. Et le duc, quelques années plus tard, vieilli, infirme, isolé et décrié, meurt à Bayreuth, après ces Festspiele où il a vu l’empereur allemand qui lui a pris ses États présider une assemblée de parvenus, de banquiers cosmopolites, d’industriels américains, de politiciens et d’écrivassiers qu’il méprise profondément, mais qui lui apportent la sensation de l’avènement inéluctable d’un monde nouveau. Lorsqu’il entendit la marche funèbre, il lui sembla « qu’elle menait le deuil de tout ce qu’il avait connu et aimé, le deuil de ses enfants, le deuil de lui-même, et le deuil des rois, dont il voyait l’agonie, en quelque sorte, et le crépuscule de ces dieux ». M. Élémir Bourges paraît un peu partager le dédain ou même le dégoût de Charles d’Este pour les nouvelles couches insolentes et barbares ; mais la peinture qu’il a faite de ce duc, dernier de sa race, et de cette race même, n’autorisent certes pas à lui attribuer un culte pour les régimes déchus. Il met une justice distributive dans sa misanthropie.

C’est encore un prince, cette fois un grand-duc de Russie, qui joue le premier rôle dans les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent. Floris, fils du grand-duc Fédor et de la grande-duchesse Maria-Pia, persécuté par la jalousie forcenée d’une rivale de sa mère, a été enlevé dès sa naissance et pauvrement élevé sous un faux nom. Il est prisonnier, sur un ponton, près de Rochefort, comme ancien soldat de la Commune, lorsqu’un envoyé de la grande-duchesse le dépiste, obtient de M. Thiers sa libération et le ramène à sa mère, qui le rétablit dans ses honneurs et dignités. Son père exige qu’il épouse la jeune princesse Isabelle et ne le reconnaît pour son fils qu’à cette condition. Indignation de Floris : il était plus libre dans sa misère. Il se soumet pourtant, avec une rage mal contenue. Il refuse de voir sa fiancée avant le jour du mariage, Ô miracle ! Il découvre en elle la ravissante inconnue dont il était secrètement épris pour l’avoir vue une fois dans l’île de Rugen, alors qu’il était prisonnier de la Prusse, comme régulier de l’armée française. M. Élémir Bourges n’a certes pas les préventions des naturalistes contre le romanesque Il a son dessein, qui est de nous montrer que les chances les plus féeriques ne terminent rien et n’empêchent point un privilégié du sort de tomber ensuite dans les pires infortunes ; il veut que Floris, après avoir passé par des joies inouïes, en vienne à regretter de n’avoir pas été fusillé sous la Commune. Et au surplus, il n’écrit pas un roman, mais un poème (en prose).

Floris et Isabelle vont s’installer dans un magnifique domaine, au bord de la mer, en Dalmatie, non loin du vieux Fédor, qui habite une île, comme Tibère. La félicité des jeunes époux, malgré leur grand amour, sera courte. Dévoré d’un besoin d’activité, Floris voudrait rentrer en Russie, servir avec un grade digne de son rang dans l’armée de son cousin le tsar. Son père s’y oppose : les caractères al tiers de ces deux hommes se heurtent. Par la malveillance paternelle, Floris est réduit à une oisiveté qui lui pèse et qui l’égare. Pendant la grossesse d’Isabelle, il se fait par désœuvrement le cavalier servant de sa jeune belle-sœur Josine, puis s’éprend pour elle d’une irrésistible et criminelle passion. Il provoque grossièrement le sculpteur italien Giano, fils naturel du grand-duc Fédor, et par conséquent son frère, dont il est jaloux. Et il s’introduit nuitamment chez la princesse Josine. Il y a là trente ou quarante pages, les plus belles qu’ait signées M. Élémir Bourges, et qui sont d’un grand écrivain.

La scène de Josine et de Floris, après le crime, est saisissante : Josine, noyée de détresse, insulte atrocement le misérable qui a flétri sa vie ; il se roule à ses pieds, il s’accuse lui-même, il l’implore ; peu à peu elle se radoucit, car elle l’aime, malgré sa juste révolte ; elle est bouleversée, atterrée, ulcérée, et faible pourtant ; elle consent enfin à lui pardonner ; elle est dans ses bras, lorsque Isabelle entre à l’improviste, les surprend et s’évanouit. Or, cette scène se déroule dans la chambre ardente, où est exposé le corps du grand-duc Fédor, qui vient de mourir. Isabelle met au monde un enfant mort, et mourra elle-même, en présence de Floris, son bourreau, foudroyé de remords et d’horreur. Sur son lit d’agonie, la noble et douce victime n’a pas un mot de plainte ou de rancune :

Est-ce vous, mon cher cœur ? Ne pleurez plus ! Tout est bien arrangé de la sorte. Oh ! je ne vous épiais pas : je venais prier auprès du grand-duc… Je vous ai bien aimé, mon cœur ! Vous aussi, vous m’aimiez autrefois. Nous aurions pourtant pu être heureux ! Vous rappelez-vous le premier printemps que nous avons passé ici ? Que d’heures d’une tendresse bénie nous avons eues ! Tout était plein de fleurs et d’oiseaux ; on entendait chanter les rossignols. Hélas ! les choses de ce monde s’évanouissent comme l’ombre… Tu te souviendras, n’est-ce pas, de ta pauvre petite Isabelle ?… Tu te souviendras de notre enfant qui est morte en venant au monde ? Qu’on l’ensevelisse avec moi ! On la déposera sur mon sein… Rien ne te restera de moi que le souvenir, mon bien-aimé. J’aurai passé dans ta vie comme une ombre… Mon bien aimé, je te pardonne ! N’aie pas trop de chagrin, mon Floris… Je pardonne aussi à Josine… Ne pleure pas mon bien-aimé : sois heureux ! Va, le temps te consolera… Un mort n’est rien ! J’ai peut-être été indolente et trop paresseuse dans ces derniers mois. Je t’en demande pardon, mon Floris. Et je te bénis dans la mort pour le bonheur que j’ai eu auprès de toi…

Il est impossible de n’avoir pas les larmes aux yeux en lisant cette page sublime, et les plus adorables héroïnes de Shakespeare, les Desdémone, les Imogène, les Cordélia n’éclipsent point cette figure céleste, la pauvre petite Isabelle de M. Élémir Bourges. Cet instant de surhumaine beauté suffirait à la gloire de son nom. Toutefois, il faut avouer que par la suite l’équilibre est un peu rompu. Si admirable encore que soit le reste du récit — la tranquille intrépidité de la petite princesse aveugle Tatiana, l’attentat de Giano qui veut assassiner Floris dans le caveau de Fédor et qui est tué par lui, le naufrage dans la mer Rouge, la mort de Josine et celle de Floris, qui se livre volontairement aux trombes de sable soulevées par le simoun — rien n’atteint plus à la même hauteur que l’angélique langage d’Isabelle agonisante. On est un peu peiné que Floris épouse Josine et qu’il meure pour l’avoir également perdue. Comment ce coupable amour avait-il pu survivre au meurtre d’Isabelle et à son pardon ? M. Élémir Bourges passe d’une émotion céleste à de terribles duretés. Il a voulu évoquer une âme de proie. Et ce Floris est féroce par instinct, sans même être méchant. Ces contrastes sont tragiques et l’on ne peut dire que l’auteur ait faibli ; on est empoigné jusqu’au bout ; mais l’on n’est plus soulevé dans une région idéale ; on est rejeté sur la terre, et l’on s’y meurtrit. À la fin le docteur Manès, fidèle compagnon de Floris, lui fait un merveilleux exposé de scepticisme transcendantal et de pessimisme absolu ; toutes les doctrines de négation sont résumées en quelques feuillets avec une rigueur logique, une précision, une ampleur imagée qui tiennent du prodige. C’est après cet entretien suprême que Floris en finit avec la vie. Mais les conclusions du docteur Manès ne sont-elles pas contredites en quelque mesure par le chapitre de la mort d’Isabelle, et le passage ici-bas de semblables êtres vraiment divins ne suffit-il point à racheter bien des crimes et à compenser bien des maux ? Ici M. Élémir Bourges s’écarte de la pensée de Wagner, qui a cru à la rédemption du chevalier Tannhæuser par le sacrifice d’Élisabeth. Inébranlable pessimiste, il a voulu nous laisser une impression lugubre. Une sorte d’épilogue nous montre le frère du grand-duc, jeune archevêque qui n’est plus chrétien, ayant la vision spectrale de la mort de Floris et s’abîmant dans une invocation à Dieu, mais en termes qui aggravent plutôt qu’ils n’adoucissent cette désolation :

Ô Dieu, dit-il, ô Infini, toi seul existes ! À quoi bon pleurer sur les autres ? À quoi bon pleurer sur moi-même ? Qu’est-ce que les autres ? Que suis-je moi-même ? Mon père est mort, ma sœur est morte, mon frère est mort. Mais celui qui vivait en eux peut-il mourir ?… Adoration à l’ineffable, à l’indicible, à l’incompréhensible ! Adoration à l’absolu Néant ! Adoration à l’éternel Mystère !

Est-ce là un acte de foi ou un aveu d’angoisse dans les ténèbres, d’impuissance et d’accablement ?

Le Crépuscule des Dieux et les Oiseaux s’envolent sont les deux maîtres livres de M. Élémir Bourges, mais il ne faut dédaigner ni Sous la hache, dramatique épisode de la Révolution, ni surtout la Nef, œuvre considérable, mais un peu hermétique, et dont le premier volume seul a paru. Une note nous avise que « les scènes qui terminent la Nef seront publiées ultérieurement ». Mieux vaut attendre pour juger l’ouvrage d’en connaître le texte complet. C’est une imposante variation sur le mythe de Prométhée. On songe naturellement à Eschyle, mais surtout au Prométhée délivré de Shelley. Toutefois, Shelley est révolutionnaire et optimiste. M. Élémir Bourges, au moins dans cette première partie, ne démord pas de son pessimisme habituel. On observera que ce n’est point par : la force qu’une fois libéré, Prométhée abolit le règne des Olympiens, mais par la puissance de l’esprit, en pénétrant les énigmes sacrées ; seulement lorsqu’à la suite de sa victoire les dieux sont morts, les hommes oublient les iniquités contre lesquelles ils criaient naguère vengeance, regrettent amèrement ces dieux disparus et témoignent à leur bienfaiteur Prométhée la plus sinistre ingratitude. Il est peut-être fâcheux, quelles que soient les ressources de la prose de M. Élémir Bourges, que cette tragédie philosophique ne soit point écrite en vers. Et l’on y trouvera de fréquents motifs d’admiration. Mais on constatera que M. Élémir Bourges a décidément une triste opinion du genre humain.

Francis Jammes32

M. Francis Jammes, qui écrivait ses premiers vers dès 1888, dans la vingtième année de son âge, mais ne publia que dix ans plus tard, en 1898, son véritable volume de début, De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, est sans contredit l’un des poètes contemporains les plus originaux et les plus séduisants. M. André Barre, l’auteur d’une thèse de doctorat ès lettres sur le Symbolisme, le range parmi les verlainiens. Ce n’est point inexact. M. Francis Jammes se rattache en quelque mesure à l’école symboliste, par la finesse des sensations, la subtilité de certains rapprochements d’images ou d’idées, et aussi par la pratique du vers libre ou du vers faux, délicieusement faux exprès, comme a dit Verlaine à propos de Tristan Corbière. Et c’est Verlaine qu’il nous rappelle le plus souvent, par la naïveté de ses impressions et la fluidité de sa musique. Un écrivain procède toujours peu ou prou de tel ou tel de ses devanciers. Mais plus jeune que les principaux symbolistes et venu plus tard à la littérature, M. Francis Jammes n’a subi que partiellement leur influence. Il a passé toute sa vie dans sa province pyrénéenne, à Orthez, loin des cénacles et des esthéticiens. « S’il est, a dit son biographe, M. Edmond Pilon, s’il est un site heureux, rafraîchi des sources, ombragé des monts, baigné par la mer, c’est bien ce coin du Béarn où le poète habite. Là, les prés s’étendent, tout piqués de fleurs, animés du vol des cailles et des perdrix ; le gave, en murmurant, passe au pied des collines ; les fines cloches du soir tintent sur les métairies. » M. Francis Jammes appartient donc avant tout à l’école de la nature. C’est un bucolique, un idyllique, un rural. Non pas précisément un régionaliste : il s’inspire sans doute des spectacles qu’il a sous les yeux, mais semble plus frappé par ce qu’il y a d’universel dans la beauté champêtre que par les traits particuliers au coin de terre qu’il habite. Il n’adore pas non plus la nature à la façon des poètes-philosophes qui y cherchent des prétextes à rêveries ou à conceptions systématiques : par exemple, il n’a jamais été panthéiste pour un liard. Il n’est même pas en quête, comme les romantiques, d’une diversion à de vagues mélancolies ou aux maux soufferts parmi les hommes. Il n’est pas tourmenté de mystérieuses nostalgies, ne se perd pas en effusions mystiques et n’est même point un amant de la solitude. Il aime la campagne, sans complications, ne se distinguant des campagnards ordinaires que par le don de poésie. Il est habituellement gai, confiant, heureux, épris des jeux de plein air, observant les choses, les bêtes et les plantes avec un œil de peintre, fraternisant suavement avec elles comme un disciple de saint François d’Assise. Il eût été béni de ce bon saint pour sa douceur, sa candeur, sa tendre humilité. Une fraîcheur ingénue de sentiment prête à ses vers un charme extrême. Mais ne nous y trompons pas : un artiste très savant et très habile peut seul donner une telle impression de spontanéité. Les vrais simples s’expriment laborieusement et lourdement : leur gaucherie réelle et leurs balbutiements involontaires ne ressemblent pas du tout aux imitations qu’en fait M. Francis Jammes et sont beaucoup moins agréables. M. Francis Jammes peut avoir une âme d’enfant, comme Mélisande, mais il n’a pas moins de raffinements de style qu’un Debussy, à qui il fait quelquefois songer. Il lui arrive même de pousser la simplicité jusqu’à l’affectation.

M. Francis Jammes avait toujours eu une sensibilité religieuse, comme suffirait à le prouver le titre de son premier recueil, De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir. Mais dans ce volume, puis dans le Deuil des primevères et dans le Triomphe de la vie, il n’était guère en somme qu’un dévot du Dieu des bonnes gens. Il allait même jusqu’à écrire ceci :

Je parle de Dieu, mais pourtant
est-ce que j’y crois ?
……………………………………
Ça m’est bien égal, ceux qui disent
Qu’il existe ou non, — car l’église
du village était douce et grise.

Il affectionnait, à un point de vue purement poétique, les églises villageoises, la bonne Vierge, le petit Noël, les cloches à travers les feuilles. Il honorait la pauvreté, en poète et en chrétien. Il n’avait aucun goût pour la libre pensée ni même pour la pensée sans épithète :

Je fais ce qui me fait plaisir et ça m’ennuie
de penser pourquoi…

Ce n’était certes point un intellectuel orgueilleux et révolté. Mais sur le dogme et sur la discipline, il restait un peu flottant. Il raffolait de Jean-Jacques. Et son naturisme prenait même parfois un aspect assez païen. Oh ! il n’y mettait point de malice. Il cédait bonnement à l’instinct, à la joie de vivre, à l’enchantement des formes et des couleurs, à la sensualité d’un sang jeune et d’une imagination vive. Il était romanesque et ardent. « J’ai tout à la fois, a-t-il dit lui-même, l’âme d’un faune et l’âme d’une adolescente. » C’était un doux faune sans perversité, mais sans pruderie aucune, volontiers à l’affût des nymphes rustiques jouant en simple appareil sur les bruyères. La vérité n’est-elle point toute nue ? Il aimait, en tout, la vérité. Et même lorsqu’il égrenait un chapelet d’oraisons parmi lesquelles se trouve la célèbre et délicieuse « Prière pour aller au paradis avec les ânes » :

Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j’irai, et je dirai aux ânes, nos amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.
Je leur dirai : Venez, doux amis du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries…
Que je vous apparaisse au milieu de ces bêtes
que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête
doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
d’une façon bien douce et qui vous fait pitié…

même dans ces pièces d’une inspiration généralement franciscaine, il permettait au faune de laisser passer le bout de l’oreille et du pied fourchu :

Je ne porterai point de corde autour des reins :
car c’est insulter Dieu que de meurtrir la chair.
……………………………………………………
Mon cœur chante à la femme un angélus sans fin.
Je n’admirerai point celles aux fauves bures
car c’est nous voiler Dieu que voiler la beauté…

C’est seulement en 1905 — il nous en avertit dans une note liminaire, au recueil des Clairières dans le ciel — qu’eut lieu le retour de M. Francis Jammes au catholicisme. En 1910, s’étant marié et ayant eu une fille, qu’il nomma Bernadette, il consacra à cette jeune personne un livre animé d’un touchant amour paternel, qu’il dédia non pas à Dieu lui-même, comme avait fait Bruckner d’une de ses symphonies, mais « à Marie de Nazareth, mère de Dieu », ce qui est déjà passablement édifiant. En tête de son nouveau volume, les Géorgiques chrétiennes, il a inscrit une profession de foi — de foi du charbonnier — solennellement catégorique et explicite, mais dont les dernières lignes me sont demeurées mystérieuses. « Je confirme au seuil de cette œuvre que je suis catholique romain, soumis très humblement à toutes les décisions de mon Pape S. S. Pie X, qui parle au nom du Vrai Dieu, et que je n’adhère ni de près ni de loin à aucun schisme… », etc. Voilà qui est clair. Mais pourquoi M. Francis Jammes ajoute-t-il : « Je réprouve à l’avance tout accaparement que voudraient faire de ce poème des idéologues, des philosophes ou des réformateurs. » J’ai eu beau lire et relire ces Géorgiques chrétiennes avec une attention soutenue, et d’ailleurs avec un vif plaisir, je n’y ai rien aperçu que les réformateurs, les philosophes et les idéologues pussent avoir la tentation d’exploiter ou d’accaparer. L’épisode le plus dangereux au point de vue de la doctrine — et littérairement le plus beau — est celui de la vocation monastique qui se révèle chez une des filles du fermier. Mais il me semble que le Saint-Office lui-même devra le juger irréprochable. Cela commence par un dialogue en forme de complainte populaire :

Ma fille, dit celui dont elle est née, tu pleures ?
Mon père, répond-elle, en effet, voici l’heure.

Ma fille, lui dit-il, de quoi veux-tu parler ?
Mon père, répond-elle, il me faut m’en aller…

Et ils sanglotent tous deux. Cette angoisse est bien légitime. Elle ne se dissimule pas non plus dans le remarquable roman où M. Charles de Pomairols a traité la même situation. On en retrouverait des traces dans la plupart des sermons prononcés à l’occasion de prises d’habit. Dans le poème de M. Francis Jammes, le père conclut : « Que l’éternel Dieu soit béni ! » Il ne peut dire mieux. Quoi de plus attendrissant que les adieux de la famille chrétienne ! La nature elle-même y prend part, et il y a ici trois pages, un peu subtiles et précieuses peut-être, mais d’un magnifique symbolisme. La gerbe, vers le ciel dressée, et dont on a coupé les tresses d’épis mûrs, songe qu’on fauchera aussi la chevelure de la vierge consacrée. Les sources gémissent et la comparent à Nausicaa. La voûte constellée de la nuit tourne comme un rouet, dont le palustre chœur des grenouilles imite le bruit plaintif :

Et ce chœur demandait à ce ciel étoilé :
La vierge n’aurait-elle, ainsi que toi, filé ?

Oui, la vierge aurait pu être épouse, mère, ménagère, filer le chanvre et gouverner dignement sa maison. Un regret s’échappe donc du sein de la nature : et qui s’en étonnerait ? Mais le poète affirme que, néanmoins, la nature approuve et se résigne. Qu’exiger davantage ? On admirera la délicatesse avec laquelle M. Francis Jammes a su exalter une vocation surnaturelle sans masquer les larmes qu’elle coûte à notre faiblesse. Il a été à la fois chrétien et humain. En outre, il a indiqué très finement que sa jeune religieuse n’est pas une déracinée, grandie à l’ombre des cloîtres, mais une paysanne, une fille de la terre, que de puissantes attaches y retiennent jusqu’au dernier moment. Il a trouvé, pour rendre sensible cette « ascension », comme dit M. Charles de Pomairols, une saisissante image. Avez-vous, de la plaine, contemplé un laboureur marchant au haut d’une côte et se profilant sur l’horizon ? Peu à peu, il semble ne plus tenir au sol que par un fil :

Nous sommes dans le bas, il est près de l’espace.
Droit comme le devoir, sa charrue et lui passent.

On dirait, tant ils sont sur l’arête du champ.
Qu’ils s’élèvent parfois dans le soleil couchant.

Ainsi, et je suis fier d’avoir trouvé l’exemple,
Ta servante, Seigneur, est montée à ton temple.

Je crois pouvoir rassurer la conscience de M. Francis Jammes. Même sans sa tirade éloquente contre la loi des congrégations, son histoire de religieuse serait d’une insoupçonnable orthodoxie, en même temps que d’une émotion poignante et d’une intense beauté poétique. La manière propre de M. Francis Jammes, l’esprit de ces Géorgiques, se révéleront clairement si je note que dans ce cinquième chant d’une si superbe envolée se glisse un intermède cynégétique et culinaire, introduit par une de ces transitions désarmantes devant lesquelles reculeraient les chroniqueurs les plus discursifs. M. Francis Jammes, blâmant la législation anticongréganiste, déclare qu’on serait bien aise de recourir aux services des religieuses en cas de malheur public, notamment en cas de guerre. Croyez, dit-il,

Croyez que quelque jour nos saintes reviendront
À l’heure où de nouveau les fusils parleront.

Plus d’un vieillard de la province béarnaise
Garde l’œil vif et aucune arme ne lui pèse.

C’est pourquoi l’on eût vu chasser de grand matin
Père, fils…

J’ai tenu à citer textuellement, pour bien prouver que je n’inventais rien. Voilà comment M. Francis Jammes amène le départ du père de la jeune religieuse pour la chasse au lièvre, puis un récit détaillé de la confection du civet, lequel eût ravi notre regretté confrère Aristide Couteaux, à qui nous devons la mémorable recette du lièvre à la royale. M. Jammes s’en fait gloire :

Je ne méprise pas les plus humbles détails :
Je n’ai craint de nommer si misérable l’ail…

D’aucuns de leur talent trouvent le monde indigne.
Dieu me donne une amphore : un vers aux belles lignes.

Tout ce que j’y renferme est à jamais scellé…

Un mélange ou une alternance d’humble réalisme et de lyrisme ailé, telle est en effet la caractéristique de ces Géorgiques chrétiennes. Le poète a voulu y dépeindre fidèlement et y pieusement célébrer

La beauté que Dieu donne à la vie ordinaire…

Il conte tout uniment la vie d’une famille de fermiers pendant un peu plus d’une année. Il commence à la moisson, à laquelle collaborent des anges. Il montre le repas du soir, le maître entouré de ses fils, de ses brus et de ses serviteurs. On cuit le pain au four. Puis c’est la prière, le doux sommeil de la nuit, le réveil de de l’aurore. Un jeune matelot revient au village et s’éprend d’une belle servante de la ferme. Il l’épousera, avec le consentement de l’aïeule et avec celui du maître : car les mœurs sont patriarcales. Après la moisson, la vendange. Danses des vendangeurs. Éloge du vin, puis du maïs. Entretiens de l’aïeule et d’un vieux tonnelier, qui ne sont pas d’anciens amoureux comme Balthazar et la Renaude dans l’Arlésienne, mais seulement de bons amis. Menus croquis de basse-cour. Petites histoires naturelles à la Jules Renard. Fiançailles de l’ex-matelot et de la belle fille. Apologie pour la vie des champs.

Oublieux des beautés du village natal
Beaucoup vont célébrant les cités de métal…

Petite pierre dans le jardin de M. Émile Verhaeren. Reprise du thème de Goldsmith sur le Deserted village. Brève indication d’hostilité contre les aéroplanes. Semailles. Geste auguste, qui, paraît-il, n’a pas été exactement décrit par Hugo. Noël. Messe de minuit. Réveillon auquel est invité un vieux pauvre, image de Jésus-Christ. Noce de la belle fille et de l’ancien marin devenu laboureur. Messe de mariage.

Tous étaient maintenant dans l’éternel vaisseau
Dont la voile à son mât est un Christ en lambeaux.

Musique champêtre. Festin nuptial. Invocation à la Vierge. Mort de l’aïeule. Avènement du printemps. Grossesse de la femme de l’ex-marin, petite-fille de l’aïeule défunte. La souche reverdit dans un futur enfant. Naissance d’un autre enfant, celui d’une des brus du maître. Procession des Rogations. Conseils pour choisir des bœufs. Digression sur Lourdes et Bernadette Soubirous. Mois de Marie. Fenaison. Orage, suivi d’actions de grâces pour le retour du beau temps, comme dans la Symphonie pastorale. Pentecôte. Fête-Dieu. Mort du père du maître de la ferme. C’est ensuite le chant cinquième, dont j’ai longuement parlé. Au sixième, nous avons l’arrivée de l’automne, les légendes de la veillée, la Toussaint, la naissance attendue par la femme du marin-laboureur. Au septième enfin, la réapparition de l’hiver, la mort du vieux pauvre dans la neige, pendant la nuit de Noël, le ciel s’entr’ouvrant pour accueillir cet élu. Un autre eût fini sur cette belle scène tragique et mystique. Fidèle jusqu’au bout à son parti pris de vérité familière, M. Francis Jammes nous montre encore le vieux tonnelier léguant ses économies à l’enfant du marin et expliquant que le paysan n’est pas avare, mais apprécie avec raison la valeur de cet argent qu’il gagne à la sueur de son front.

Certains amateurs assurément délicats, mais peut-être frivoles, pourront préférer les précédents volumes de M. Francis Jammes, surtout les recueils de petits. poèmes plus libres, plus capiteux et plus fantasques. Ces Géorgiques chrétiennes qui vont droit leur chemin, sans incidents, sans imprévu, leur paraîtront sans doute un peu sévères. La monotonie en est aggravée par le mètre que M. Francis Jammes a cru devoir adopter. D’un bout à l’autre de ce long poème, il n’emploie que des alexandrins réguliers (ou peut s’en faut), et couplés inexorablement en distiques, qui marchent d’un pas égal et lent comme des bœufs de labour. Pas plus de surprises amusantes dans le rythme que dans la matière. Mais cela est voulu, comme bien on pense. M. Francis Jammes est un artiste conscient, qui ne fait que ce qu’il veut et sait où il va. Cette monotonie et cette lenteur étaient ce qui convenait à son sujet, et il faut reconnaître qu’il en a dignement exprimé la noblesse, la grandeur simple et la poésie profonde. On sera peut-être un peu rebuté à une première lecture. Il faut relire. On découvre alors des richesses qui d’abord se dérobaient à demi, par une sorte de pudeur et de fierté. On est progressivement conquis par l’âme du poète et par celle de la terre maternelle qu’il a si bien comprise et si tendrement chérie. On avoue enfin qu’il avait le droit d’invoquer le grand nom de Virgile et qu’il n’a point démérité de ce patronage glorieux.

J.-K. Huysmans33

Le volume de M. Gustave Coquiot ne tient pas tout à fait les promesses de son titre. Il n’apporte pas à proprement parler de révélations et ne change rien d’essentiel à nos idées sur le caractère ou sur l’œuvre de Joris-Karl Huysmans. Mais il est amusant et généralement exact. Il précise utilement certains points, nous fait pénétrer sinon dans l’intimité spirituelle, au moins dans la vie quotidienne et familière de l’écrivain, en trace une image vivante, pittoresque et à peu près juste. M. Gustave Coquiot a beaucoup fréquenté Huysmans et l’a connu assez bien : peut-être ne l’a-t-il pas toujours parfaitement compris. Mais il a écrit un livre de bonne foi, et il se réfute lui-même, par la simple relation des faits, sur la seule question où sa critique ne semble pas d’abord irréprochable. Pourquoi veut-il absolument chicaner sur la fameuse conversion de Huysmans, puisqu’il est obligé d’en reconnaître lui-même l’authenticité ?

« Huysmans, dit M. Coquiot, était tout à fait mordant, lorsqu’il parlait de son prochain. En cela, au moins déjà, il n’était pas un saint. Ce n’est certes pas l’amoindrir que de dire qu’il était plutôt une gale. » Mais s’en est-il jamais caché ? Dès sa première entrevue avec M. Coquiot, Huysmans s’épanche en termes assez rudes sur M. Joséphin Péladan. En quoi cela peut-il surprendre les lecteurs de Là-Bas, où le sar est appelé, à la page 195, « mage de camelote » et « Bilboquet du Midi ». M. Coquiot paraît un peu scandalisé, parce que Huysmans qualifiait Corneille, Racine et Molière de raseurs, en ajoutant impartialement qu’il en fallait dire autant de Dante, Schiller et Goethe. Mais ignore-t-on que des Esseintes méprisait les classiques ? Huysmans préférait le primitif allemand Grünewald à Léonard de Vinci ! Mais on était amplement renseigné sur l’étroitesse de ses goûts artistiques, sur sa septentriomanie, son dédain de l’Italie qu’il n’a jamais visitée, sa haine de la Renaissance, qu’il appelle une « époque interlope », et cette horreur des races latines, qu’il poussa jusqu’à déplorer le succès de Jeanne d’Arc et à regretter le royaume uni qu’auraient formé l’Angleterre et la France du Nord, séparée de nos provinces du Midi. On est un peu plus frappé, avouons-le, de découvrir qu’il comparait Flaubert à Homais et à Gaudissart : mais il ne lui contestait pas la qualité de « grand écrivain ». Voilà une concession. À propos de Tourgueneff, Huysmans s’écrie : « Le Russe ! Ah ! quel robinet d’eau tiède ! C’était le plus niais des hommes. » Voltaire est un « médiocre matassin ». Théophile Gautier est « froid et dilué ». Victor Hugo, un « épique garde national » ; Leconte de Lisle, un « quincaillier sonore », etc… Évidemment, Huysmans n’était pas tendre. Cela prouve qu’il avait des opinions très arrêtées en littérature. Il portait la même ardeur dans ses admirations : seulement elles étaient plus rares. « Méchant en paroles, bon en actions » : ainsi le juge M-Remy de Gourmont, qui l’a vu dans le même temps couvrir d’injures tel de ses familiers, et lui rendre les services les plus délicats.

Misanthrope et maniaque, vieux bureaucrate et vieux garçon, Huysmans s’est peint lui-même sous les traits de M. Folantin, aussi bien que de des Esseintes et de Durtal. On trouvera dans l’ouvrage de M. Coquiot d’agréables détails sur ses trente-deux ans de rond de cuir au ministère de l’intérieur, où il rédigea la plus grande partie de ses romans sur le papier de l’administration, et sur ses divers domiciles, de la rue de Sèvres, de la rue de Babylone, toujours modestes comme il convenait à sa fortune. « Une femme de ménage ravaudait son logis, cirait ses bottes, préparait l’hiver son feu, et c’était tout. Combien de fois l’ai-je vu compter ses notes de blanchissage, vérifier son linge et le pointer sur un carnet ? » Et il dînait à la gargote, avec les mêmes préoccupations lancinantes que M. Folantin. En somme, il n’a guère fait, dans toute son œuvre, que se raconter lui-même. Mais s’il est véridique lorsqu’il décrit ses tracas domestiques et alimentaires, comme l’atteste M. Coquiot, pourquoi ne le serait-il plus dans le récit de sa conversion ?

D’après M. Coquiot, en entreprenant d’écrire ces livres, « qu’on n’hésitera pas à qualifier de religieux », Huysmans aurait surtout cherché des sujets inédits. « Il y a là un domaine d’art inexploré, toute une littérature nouvelle à imposer, tout un monde, en somme, ignoré des hommes de lettres, et dont lui, Huysmans, saura tirer d’étonnants romans, à coup sûr neufs. Et quel orgueil littéraire sera désormais le sien ! » Lorsque parut En route, en 1893, « personne ne crut certainement à la conversion de l’auteur ». Son séjour à la Trappe de Notre-Dame d’Igny passe pour une expérience de documentation vécue, selon la méthode naturaliste. Plusieurs années plus tard, on s’étonne encore de son départ pour Ligugé. Et que penser du « cas de l’écrivain qui veut prendre en toute liberté ses notes, étudier sans gêne, boire et manger selon ses appétits, allumer des cigarettes quand tel est son bon plaisir » ? L’oblature de Huysmans paraît insuffisamment sérieuse à M. Coquiot. « Dans le public, c’est certain, dit-il, on se fait une toute autre idée de la conversion : mais on a vraisemblablement tort. » Pour contenter ce public d’une évidente compétence en matière de foi et de vertus chrétiennes, il aurait fallu que Huysmans renonçât à écrire, se nourrît désormais de sauterelles et d’eau claire et s’enterrât vivant dans une cellule de moine ou une grotte d’anachorète. M. Coquiot s’imagine-t-il qu’il n’y ait point de bons chrétiens en dehors des Trappes et des Chartreuses ? Huysmans aurait pu se convertir sans jamais quitter la rue de Sèvres et le café Caron.

Maintenant, M. Coquiot, historien consciencieux, avoue qu’ayant exprimé à Huysmans des doutes sur la réalité de cette conversion, il s’entendit répondre : « Eh bien, vous avez tort, voilà tout. » Les doutes de M. Coquiot lui avaient été suggérés par la liberté des propos de Huysmans, relativement au mauvais goût artistique du clergé contemporain ! Huysmans aurait-il dû, pour convaincre M. Coquiot, s’extasier devant les produits de la rue Saint-Sulpice ? Le même terrible critique, si pointilleux sur l’orthodoxie, estime que « ce n’est certes pas en lisant un quelconque de ces livres de Huysmans que l’on s’acheminera jamais vers la grâce ». Cependant, Mgr d’Hulst, que le romancier avait traité de « belliqueuse mazette », affirmait au contraire que certaines de ces pages « ne pouvaient être écrites que par un auteur touché de la grâce », et l’abbé Mugnier déclare, à propos d’En route : « S’il est vrai que l’arbre se juge par ses fruits, que dirons-nous d’un livre qui, malgré tant d’imperfections, a valu, à lui seul, toute une armée de missionnaires et qui, chaque jour encore, en France et à l’étranger, détermine des retours à Dieu et fait éclore des vocations ? » Du reste, M. Coquiot, qui discute si aigrement cette conversion, l’explique mieux que personne par des particularités biographiques jusqu’ici peu divulguées. Il nous apprend que le père de Joris-Karl, Godfried Huysmans, vint à Paris pour y peindre des missels et des enluminures, qu’il vécut rue Suger, au nº 11, où naquit le futur romancier (baptisé à Saint-Séverin), puis rue Saint-Sulpice où il mourut à deux pas de l’église. Depuis longtemps des tantes de l’écrivain, restées aux Pays-Bas, étaient entrées dans des béguinages. En se ralliant au catholicisme, Huysmans obéissait tout naturellement à ses souvenirs et à ses traditions de famille. Sa période profane est presque plus étonnante que sa conversion. Notons enfin que M. Coquiot n’a pas les accents émus de M. André Suarès pour évoquer l’agonie de Huysmans, et qu’il rectifie certains détails, mais confirme quant à l’essentiel ce que l’on savait de cette mort, qui a prouvé avec assez d’éclat la sincérité des sentiments religieux du romancier.

M. André du Fresnois chipote aussi cette conversion, dans une ingénieuse brochure qui est devenue une rareté bibliographique, l’auteur l’ayant retirée du commerce sur la demande des exécuteurs testamentaires, dont on ne conçoit pas très bien les susceptibilités. Les lettres de Huysmans publiées par M. André du Fresnois étaient piquantes, mais nullement compromettantes pour la mémoire du romancier, et j’ajoute qu’il n’y avait pas grand’chose à en conclure. M. André du Fresnois, qui est d’ailleurs un critique très fin et très informé, s’avançait un peu trop, je crois, en relevant malicieusement une contradiction entre l’attitude de Huysmans, déjà catéchisé par l’abbé Mugnier, et l’intérêt qu’il prenait aux faits et gestes d’hérétiques notoires, notamment de l’abbé Boullan (le docteur Johannès de Là-Bas). En outre Huysmans écrivait : « Quelques pratiques tantôt religieuses, tantôt obscènes me remontent un peu, mais c’est de courte durée. » On peut sourire. Mais toutes ces lettres sont de 1891. Le départ pour la Trappe de Notre-Dame d’Igny, qui fixe l’étape décisive de la conversion, est de juillet 1892, c’est-à-dire sensiblement postérieur. Dans En route, Huysmans rapporte en toute naïveté les fluctuations de Durtal, ses tentations, ses rechutes. Bien loin de démentir En route, les inédits publiés (sans lendemain) dans cette plaquette corroboraient au contraire les confessions de Huysmans et démontraient une fois de plus sa véracité. Au surplus, ainsi que M. André du Fresnois l’observe judicieusement, il avait peu d’imagination. Il était à peu près incapable d’inventer. Ses romans sont fabriqués avec ce qu’il a vu et ressenti, ou encore avec ses vastes compilations d’ouvrages spéciaux sur la mystique, la démonologie et la liturgie.

En fait, son cas paraîtrait banal, s’il n’avait été homme de lettres, et travaillant dans un genre très particulier. Qu’élevé à l’ombre des sanctuaires, il y soit rentré sur ses vieux jours, il n’y a rien là que de normal : c’est ce qui arrive à la plupart des gens d’origine pieuse qui ne s’étaient détournés de l’exercice du culte dans leur jeunesse que pour se permettre une vie plus libre, sans adhérer délibérément à la libre pensée. Huysmans ne fut jamais un rationaliste, ni un véritable intellectuel, ni même un homme doué d’une grande sensibilité intérieure. Il ne vivait que de sensations. Elles étaient chez lui très vives, très aiguës, très intenses : elles composaient, à elles seules, toute sa personnalité. De là l’originalité et aussi les limites de son art. De là également la conservation de sa religiosité à l’état latent. La sensation éloigne momentanément de l’église, mais doit presque sûrement y ramener. La raison seule a cet orgueil dogmatique qui peut déterminer les ruptures éternelles.

On a beaucoup dit — Huysmans l’a dit lui-même — que l’art avait puissamment contribué à sa conversion. C’est vrai. Il ne l’est pas moins que l’art avait d’abord provoqué son libertinage, qu’il ne faut pas entendre tout à fait au sens du dix-septième siècle, car il ne fut jamais certes un esprit fort. Ayant toujours la même nature, il eut, au fond, dans toutes les phases de sa carrière, la même esthétique. Il commença par se lancer dans le naturalisme, où il trouvait remploi de ses facultés sensorielles. Brunetière l’a défini : un vaudevilliste qui s’ignore. Il y a quelque apparence de vérité, parce que son exaspération contre les vulgarités de la vie commune ne manque pas d’une saveur comique. Cependant son verbe est bien autrement coloré, empâté et truculent que celui d’un vaudevilliste. Ces laideurs triviales ne l’égayent point par leur ridicule, mais le font réellement souffrir parce qu’il a les nerfs à vif. Un homme ordinaire les voit et n’en reçoit aucune impression notable ; un homme de pensée les oublie, n’y prête nulle attention : Huysmans en est sincèrement obsédé. Dès cette époque naturaliste, l’assaut des sensations ne lui fait pas oublier, encore moins nier l’Église. Dans À Vau-l’eau, entre deux diatribes contre l’odeur fétide des œufs durs ou les viandes insipides, « encore affadies par les cataplasmes des chicorées et des épinards », M. Folantin « regrettait la foi qu’il avait perdue. Quelle occupation (se disait-il) que la prière, quel passe-temps que la confession, quels débouchés que la pratique d’un culte. Le soir on va à l’église, on s’abîme dans la contemplation, et les misères de la vie sont de peu ; puis les dimanches s’égouttent dans la longueur des offices, dans l’alanguissement des cantiques et des vêpres, car le spleen n’a pas de prise sur les âmes pieuses. » On aurait pu prévoir dès ce jour que M. Folantin finirait tôt ou tard par retourner à la messe.

À rebours marque la seconde période, la période décadente. Bien entendu les sensations jouent le rôle prépondérant dans le décadentisme de Huysmans, comme elles l’avaient joué dans son naturalisme. Au lieu de subir les sensations venant du monde extérieur, des Esseintes cherche à s’en créer d’artificielles : symphonies de couleurs, de liqueurs, de parfums, etc. La méthode est différente : psychologiquement et esthétiquement, c’est du même ordre. Huysmans reste étranger au principe idéologique du symbolisme. Et sa recherche des sensations rares le conduit vers certaines formes de l’art catholique. À rebours est tout imprégné de catholicisme. Barbey d’Aurevilly ne s’y trompe pas et s’empresse de prédire la conversion de Huysmans, comme il avait prédit, après les Fleurs du mal, celle de Baudelaire. Le public, assurément, n’y croit pas. Pourquoi ? Pour des raisons en quelque sorte parlementaires. Le naturalisme et le décadentisme sont des théories d’extrême gauche, honnies par les lecteurs « bien-pensants ». Le catholicisme est une doctrine de droite. Donc pas de rapprochement possible. De même on fut stupéfait de voir Taine, philosophe de gauche, condamné par la Sorbonne et les évêques, critiquer comme un historien de droite l’œuvre de la Révolution. Il y a partout, si l’on veut, une droite et une gauche, mais nul n’est tenu de siéger du même côté dans des assemblées différentes.

Là-Bas fait la transition entre la période décadente et la période catholique de Huysmans. C’est un roman satanique, qui nous offre le spectacle orgiaque et sacrilège d’une messe noire. Évidemment, Huysmans est toujours en quête de sensations singulières. Le procédé littéraire est toujours le même : Huysmans croit s’écarter de plus en plus du naturalisme, qu’il appelle le « cloportisme », parce qu’il ne prend plus ses modèles dans la réalité courante ; mais il traite ce sujet diabolique comme tous les sujets précédents, par la simple notation matérielle. Pas de synthèse poétique ni de psychologie pénétrante, dans ce tableau de sabbat ni dans le caractère de ce démoniaque chanoine Docre. D’autre part, le satanisme et la mystique se touchent. Le surnaturel est un bloc : qui s’intéresse tant au diable est bien près de croire à Dieu.

En route commence la série des romans catholiques et nous fait assister à la conversion définitive, dont la Cathédrale, Sainte Lydwine de Schiedam, l’Oblat et les Foules de Lourdes affirmeront l’inaltérable ferveur. Huysmans s’explique, dans les premiers chapitres d’En route. Il attribue lui-même la conversion de Durtal, c’est-à-dire la sienne, à l’hérédité, aux souvenirs d’enfance, à l’amour de l’art, au dégoût que lui inspire le monde, — et à la grâce, bien entendu. Comme, littérairement, il n’a pas changé et ne changera jamais, il dit que le moyen dont le Sauveur s’est servi pour lui fut « quelque chose d’analogue à la digestion d’un estomac qui travaille sans qu’on le sente. Il n’y a pas eu de chemin de Damas, pas d’événements qui déterminent une crise ; il n’est rien survenu, et l’on se réveille un beau matin, et sans que l’on sache ni comment, ni pourquoi, c’est fait. » M. Folantin avait des digestions plus laborieuses et de moins bonnes nuits. Ce n’était qu’un pécheur. Durtal s’écrie : « Pardonnez, Sainte Vierge, au salaud que je suis ! » Enfin, l’on va pouvoir « se pouiller l’âme ». Mais on ne cessera pas de déblatérer contre les philistins, parce que l’on est toujours un artiste. Un des signes les plus merveilleux de la vitalité de l’Église, c’est « qu’elle ait résisté à l’insondable stupidité des siens ». Foin des prédicateurs à la vaseline et de la « lavasse des séminaires » ! L’incompréhension de l’art dont témoigne douloureusement le clergé contemporain ranimera chez Huysmans la verve satirique et burlesque d’autrefois. Huysmans n’aime que le chant grégorien, et c’est un goût excellent, mais qui ne résultait pas nécessairement de son esthétique générale : un hasard heureux ! Quelle fureur contre telle maîtrise vraiment infâme ! « C’était un ramas de gâte-sauces, d’enfants qui crachaient de la vinaigrette et de vieux chantres qui mitonnaient dans le fourneau de leur gorge une sorte de panade vocale, une vraie bouillie de sons. » Il hait avec raison l’imagerie édifiante, chère aux dévots sans culture. Là-dessus il ne tarit pas. À Lourdes, il devient presque épileptique. Il a l’ironie féroce. Que dites-vous, pour ne citer qu’un exemple, pris dans la Cathédrale, de cette « chromo dans laquelle le Christ montrait, d’un air aimable, un cœur mal cuit, saignant dans des ruisseaux de sauce jaune » ?

Les métaphores de Huysmans sont en majorité culinaires, pharmaceutiques ou pathologiques. La scatologie ne lui semble pas non plus à dédaigner. Il garde, en religion, sa langue naturaliste. Et toujours il traduit avec véhémence des sensations, il décrit, il énumère, il procède par analyse concrète. Il est parfois un peu long et fatigant. Point de vaste plan harmonieux, ni d’émotion profonde, ni de large envolée. Ce n’est ni un penseur ni un poète. Il a beaucoup d’opinions communes avec Ruskin, étant, comme l’auteur de la Bible d’Amiens, un adorateur du moyen âge et un ennemi de la Renaissance. Mais il lui est bien inférieur à tous égards. M. Gustave Coquiot regarde Huysmans comme « le plus grand artiste, incontestablement, des lettres françaises ». Il le surfait. Huysmans abuse des impropriétés, des solécismes et des barbarismes les plus grossiers. Sa syntaxe est gauche et empêtrée. Sa phrase n’a ni rythme, ni nombre, ni timbre, nulles qualités musicales. Elle est cotonneuse, filandreuse et flasque. Un style pantouflard, dit Wilde. Dès qu’il sort du pittoresque et qu’il a une idée ou un fait simple à exprimer, il tombe dans la plus désolante platitude. Un artiste, oui, mais inégal, incomplet, et, somme toute, subalterne.

M. Paul Fort, prince des poètes

On admet assez couramment que la poésie tend à disparaître. Quelques-uns s’en indignent, d’autres s’en réjouissent, et la majorité s’en moque. Les premiers y voient un symptôme d’abaissement intellectuel et moral : ils invectivent contre l’épais matérialisme d’une époque ignorante et barbare. Les seconds proclament que nous vivons dans un siècle trop sérieux pour avoir souci de pareilles fadaises : la poésie leur semble incompatible avec le progrès, au même titre que les diligences, la marine à voiles et les ténèbres du moyen âge ; ceux qui la regrettent leur font l’effet de dangereux réactionnaires. Quant à l’opinion de la majorité, elle est extrêmement respectable. L’indifférence empêche au moins de dire des sottises ; et c’est un grand bienfait. Cette multitude de sages, se désintéressant de la question, se garde de rien affirmer. Aussi ne tombe-t-elle point dans l’erreur commune aux tenants des deux thèses précitées. En fait, la poésie n’a jamais été plus florissante. Il est vrai que nous n’avons pas actuellement de grands poètes, j’entends de poètes du rang d’un Hugo, d’un Lamartine ou d’un Musset ; et l’on n’aperçoit même pas encore les successeurs possibles de Verlaine et de Moréas. Il faut avouer que la prose est très envahissante et traverse bien des vocations. Quel dommage que l’auteur des Poèmes dorés et des Noces corinthiennes ait cessé complètement de rimer ! On déplore que le roman et la chronique absorbent madame de Noailles, madame de Régnier, madame Delarue-Mardrus. Il n’est rien d’aussi beau que la poésie ; et pour un vrai poète, la prose, même s’il y brille au premier rang, reste toujours un peu une mésalliance.

Raymond, dis-nous des vers divins !
On m’a fait subir tant de prose
Que mon âme en était morose
Et pleine d’ombre quand tu vins.

Ainsi, s’adressant à M. de la Tailhède, parlait Jules Tellier, qui fut un prosateur admirable. Et le même Jules Tellier, dans la préface d’un petit livre de critique, disait : « En vérité, quiconque a fait seulement tenir sur pied dix bons vers, celui-là, n’eût-il d’ailleurs, comme il arrive, ni de bon sens, ni d’idées, ni d’esprit, m’apparaît comme un être privilégié, aux cheveux ceints d’une auréole et au front marqué d’un signe. » J’irai plus loin. Quiconque use une partie de son temps et de ses forces à essayer de mettre sur pied des vers, même s’il ne parvenait pas à en aligner dix qui fussent vraiment bons, m’apparaîtrait encore comme un être tout particulièrement sympathique, une sorte de don Quichotte que sa Rossinante, son plat à barbe et ses combats contre les moulins à vent n’empêchent pas d’avoir droit au plus tendre respect. Or ces chevaliers errants de la Muse pullulent aujourd’hui. Aucun d’eux n’a pu concevoir l’espérance archifolle de gagner de l’argent. La plupart ne se flattent même pas de conquérir la gloire et se jugeront comblés s’ils obtiennent les suffrages discrets de quelques amateurs. Dans cette copieuse troupe de rimeurs enthousiastes, beaucoup sans doute ne font rien qui vaille. Leur passion malheureuse n’en est pas moins touchante ; et il ne faut pas la considérer seulement comme inoffensive, mais comme extrêmement salutaire. Elle fournit des lecteurs et des auditeurs à leurs confrères mieux doués ; elle perpétue la tradition et alimente le feu sacré, d’où jaillit, lorsqu’il plaît au destin, l’étincelle du génie. S’il n’y avait pas constamment une quantité de poètes médiocres, il n’y aurait bientôt plus de poètes du tout. La nature procède par tâtonnements et n’aboutit qu’après de longues séries d’ébauches à une franche réussite. D’ailleurs, parmi nos jeunes contemporains, nombreux sont ceux qui, sans s’élever encore aux sommets, ont donné déjà des preuves certaines de talent.

On peut reprocher à M. Paul Fort d’adopter dans son œuvre la méthode, ou l’absence de méthode, que la nature applique à la sienne. La nature échappe à nos objections : M. Paul Fort ne s’y soustraira point aussi aisément. Il vient de publier le treizième volume de ses Ballades françaises 34, et il annonce, au surplus, son ferme propos de persévérer. Il termine ce treizième volume comme il avait terminé le douzième, où avait commencé le cycle de l’Aventure éternelle, par une suite au prochain numéro. Les années passeront, les empires s’écrouleront, la face de la terre sera changée, peut-être M. Jaurès deviendra-t-il silencieux et M. Romain Rolland achèvera-t-il son Jean-Christophe : mais M. Paul Fort ne cessera point d’écrire des ballades françaises, et il mourra imperturbablement dans la ballade finale. Cette production intarissable entraîne quelque monotonie et de fâcheuses inégalités. On a l’impression que l’auteur improvise et jette sans choix sur le papier tout ce que lui suggère son imagination débordante. On est submergé. En outre, on est un peu dérouté par une particularité bizarre. Tandis que, sous prétexte de vers libres, tant de jeunes poètes donnent à de simple prose l’aspect de véritables vers, M. Paul Fort imprime ses vers sans alinéa comme si c’était de la prose. Ce sont pourtant bien des vers, presque tous alexandrins ou octosyllabes, habituellement rimés ou au moins assonancés, et ne comportant que certaines licences, dont la plus fréquente est l’apocope de l’e muet comme dans les chansons populaires. C’est de ce type que se rapprochent en général les meilleures de ces ballades. On sait que le mot se peut prendre dans des acceptions très diverses ; et il ne faut point chercher ici la forme fixe des trois couplets suivis de l’envoi. Je dois dire qu’après l’étonnement désagréable du début, on se fait à la manie typographique de M. Paul Fort. Et dans cette abondance diluvienne, on découvre de fort jolies choses. J’ai apprécié cet aveu : « Hélas ! chercher la vérité et ne trouver que des images ! » Dans Montlhéry-la-Bataille, c’est-à-dire dans le treizième volume, le dernier paru, l’histoire d’Aubry d’Argenlieu est fort savoureuse. Le roi Louis XI ordonne à cet Aubry, capitaine des archers, de hisser l’étendard fleurdelysé au haut d’un mât sur la tour de Montlhéry, pendant la guerre contre les Bourguignons. Mais Aubry fut le page trop aimé de la reine, et le roi par vengeance a fait enduire ce mât de glu, de sorte que le pauvre archer est exposé aux projectiles de l’ennemi et frappé de male mort. C’est conté avec agrément, dans une forme naïve et semi-archaïque, avec un doux lyrisme de troubadour et de fins paysages d’Ile-de-France. M. Paul Fort, en de précédents volumes, a souvent célébré l’Ile-de-France, Senlis, que chérissait Gérard de Nerval, Coucy-le-Château, Gonesse, Jouy-en-Josas. Il a chanté aussi, comme un Murger plus poète, les joies et les mélancolies du quartier latin, les idylles du Luxembourg et du bal Bullier : « Amours d’un soir, amours d’un an… » Il a le sens du passé français : il a su dégager la poésie du caractère un peu rébarbatif de Louis XI. Surtout il raffole des champs, des ciels, des bois et des eaux. Pour faire court, je ne citerai qu’un court fragment des « Ballades de la Nuit », qui figurent au premier volume des Ballades françaises :

Contemple. Sous ton front que tes yeux soient la source — qui charme de reflets ses rives dans sa course. — Sur la terre étoilée surprends le ciel, écoute — le chant bleu des étoiles en la rosée des mousses…

À l’espalier des nuits aux branches invisibles, — vois briller ces fleurs d’or, espoir de notre vie. — Vois scintiller sur nous, scels d’or des vies futures, — nos étoiles visibles aux arbres de la nuit…

Contemple, sois ta chose, laisse penser tes sens, — éprends-toi de toi-même épars dans cette vie. Laisse ordonner le ciel à tes yeux, sans comprendre, — et crée de ton silence la musique des nuits.

Ce nocturne n’a-t-il pas un charme pénétrant ? M. Paul Fort est un vrai poète et un gentil esprit. Plus tard, de toute cette brousse, on extraira un florilège, qui sera plus court, mais entièrement délicieux.

Charles Péguy35

En 1897, à peine sorti de l’École normale, M. Charles Péguy publiait sous un pseudonyme un gros volume intitulé : Jeanne d’Arc, drame en trois pièces : Domrémy ; les Batailles ; Rouen. Cet ouvrage était édité par la librairie de la Revue socialiste. Il était dédié : « À toutes celles et à tous ceux qui auront connu le remède (au mal universel), c’est-à-dire : à toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine, à toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur vie humaine pour l’établissement de la République socialiste universelle ». La trilogie se terminait par la prière de Jeanne d’Arc, partant pour le bûcher : « Mes voix ne m’avaient pas trompée. — Pourtant, mon Dieu, tâchez donc de nous sauver tous, mon Dieu. Jésus, sauvez-nous tous à la vie éternelle. » Ainsi se dessinait déjà toute la carrière de M. Charles Péguy. C’est un esprit essentiellement religieux.

Au début, il était surtout socialiste, mais dans un sentiment implicitement chrétien, un peu à la manière des hommes de 1848. « Notre socialisme, a-t-il dit lui-même l’an dernier36, était un socialisme mystique et un socialisme profond, profondément apparenté au christianisme, un tronc sorti de la vieille souche, littéralement déjà (ou encore) une religion de la pauvreté. » Et plus loin : « C’est par un approfondissement constant de notre cœur dans la même voie, ce n’est nullement par une évolution, ce n’est nullement par un rebroussement que nous avons trouvé la voie de chrétienté. Nous ne l’avons pas trouvée en revenant. Nous l’avons trouvée au bout. C’est pour cela, il faut qu’on le sache bien de part et d’autre, chez les uns et chez les autres, c’est pour cela que nous ne renierons jamais un atome de notre passé. » À un contradicteur d’après lequel « après avoir été dreyfusard et socialiste, (il) en était arrivé à reconnaître la nécessité du spiritualisme et à se soumettre à une discipline mystique restaurée », M. Charles Péguy répondait : « Si j’ai dit quelque chose au contraire, depuis deux ou trois ans, et qui exprimait, qui représentait, qui traduisait ce qui s’est passé depuis vingt ans, c’est que notre dreyfusisme et notre socialisme était profondément spiritualiste, — (bien que je n’aime guère à employer ce mot, déconsidéré par Cousin et par l’école cousinienne, qui fut une ancienne école intellectualiste), — et qu’il était profondément mystique et profondément une discipline mystique. »

Rien de plus exact, et il suffit pour s’en convaincre de parcourir la collection des fameux Cahiers de la quinzaine, qui entrent dans leur quatorzième année. Ces Cahiers ont joué un rôle notable dans le mouvement des idées, tant par l’apport personnel de M. Charles Péguy que par celui de nombreux collaborateurs comme M. Romain Rolland, M. André Suarès, M. Daniel Halévy, et bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer. M. Charles Péguy a livré, dans ces Cahiers, de rudes combats. C’est un polémiste redoutable, un maître de la polémique ; et dans telle récente apologie on perçoit comme un écho des Provinciales. D’ailleurs tout ce groupe, si crâne, si sympathique, des Cahiers de la quinzaine, s’est distingué par une haute noblesse morale et par un goût d’action, ou pour mieux dire d’apostolat. On y était démocrate, humanitaire, ami du peuple ; on y a soutenu avec zèle les universités populaires et le ministère Waldeck-Rousseau. Le désenchantement est venu avec le ministère Combes. Alors M. Charles Péguy entreprit, selon ses propres expressions, de « remonter tous les courants de basse démagogie politicienne qui sortaient de partout pour corrompre le dreyfusisme, pour profiter de l’affaire Dreyfus ».

Républicain idéaliste, il a l’horreur du politicien égoïste et tyranneau. Socialiste, il n’a jamais cessé d’être ardemment patriote. Avant même d’avoir achevé « l’approfondissement de son être religieux », il ne pouvait supporter ni l’anticléricalisme oppressif, ni le dogmatisme des faux savants qui prétendent imposer les négations matérialistes au nom de la science, sans voir qu’ils professent tout bonnement une métaphysique comme une autre37. Enfin, il fut l’un des premiers et des plus énergiques champions de la culture classique contre la nouvelle Sorbonne. Il est permis de regretter que trop séduit peut-être par M. Bergson et sa philosophie de l’intuition, M. Charles Péguy accorde le nom de « Parti intellectuel » à ses adversaires, les contempteurs des humanités et les fabricants de fiches, qui sont précisément au contraire les pires ennemis de l’intelligence. Il n’a pas rendu pleine justice à Taine, ni à Renan, qu’on ne peut pourtant pas assimiler aux pédants modernistes. Pour avoir été compromises par quelques maladroits et quelques intrigants, la raison, la critique et la science n’ont pas perdu leurs titres et n’en restent pas moins nécessaires à l’activité comme à la dignité de l’esprit humain.

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En 1910, M. Charles Péguy donna le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, premier tome d’une série qui s’est déjà continuée par deux autres volumes et qui se poursuivra aussi longtemps sans doute que le Jean-Christophe de M. Romain Rolland. On aime, aux Cahiers, les ouvrages de longue haleine ; c’est l’indice de belles et rares qualités, d’une remarquable aptitude à l’effort sérieux, d’un élégant dédain pour les exigences du public frivole.

Ici commence évidemment une nouvelle époque de la carrière de M. Charles Péguy. Elle n’est nullement en contradiction avec les étapes précédentes, ce n’est pas douteux, et elle se rattache même directement, nous l’avons vu, à ses débuts dans la littérature. Cependant, si respectueuse, si religieuse même que soit la Jeanne d’Arc trilogique de 1897, et bien que certains passages en aient pu être conservés textuellement dans le Mystère de 1910, M. Charles Péguy n’eût pas écrit il y a quinze ans comme il l’a fait l’an dernier, parlant de lui-même à la troisième personne, dans un communiqué : « Ce sera l’honneur de Péguy que l’on ne pourra jamais entreprendre de ruiner son Mystère sans se condamner par là même à entreprendre de ruiner, dans son œuvre, les fondements mêmes de notre foi. » Péguy devient un père de l’Église. Il se défend d’ailleurs très bien contre certaines accusations d’hérésie ; on est ébloui de la rigueur pressante et de l’âpre verve de sa dialectique. Il sort victorieux de cette controverse, autant que j’en puis juger. Il eût sans doute obtenu le suffrage de M. Bergeret, qui était connaisseur en la matière et disait à son ami M. l’abbé Lantaigne : « Je ne suis pas croyant, mais je suis théologien. » M. Charles Péguy est à la fois théologien et croyant. C’est parfait. Mais il est aussi un peu intolérant. Entendons-nous : il est, pratiquement, dans la vie, le libéralisme et la tolérance mêmes. Mais sa doctrine montre ici quelque étroitesse.

Pourquoi déclare-t-il que « la Jeanne d’Arc de M. Anatole France est tout ce que l’on voudra excepté une sainte et une chrétienne » ? M. Anatole France a écrit : « Ce qui ressort surtout des textes, c’est qu’elle fut une sainte avec tous les attributs de la sainteté au quinzième siècle. Je n’ai pas soulevé de doutes sur la sincérité de Jeanne. On ne peut la soupçonner de mensonge : elle crut fermement recevoir sa mission de ses voix. » M. Anatole France, lui, ne croit pas à la réalité objective et surnaturelle des visions de Jeanne d’Arc. Mais c’est une autre question. C’est une question religieuse ou philosophique. Au point de vue de l’histoire, c’est-à-dire de l’établissement des faits, cette divergence n’importe pas. Les faits sont les mêmes, de quelque façon qu’on les interprète ensuite et quelle que soit la valeur transcendante ou relative qu’on leur attribue38. Même dans ce domaine du fait, il vous est loisible de discuter certaines thèses de M. Anatole France, d’essayer de démontrer qu’il réduit, par exemple, un peu trop la part effective de Jeanne dans la délivrance du royaume et l’éviction des Anglais. Le grand ouvrage de M. Anatole France n’en demeurera pas moins un monument de science historique.

M. Péguy s’écrie : « Pour nous, chrétiens, disons-le hautement, le surnaturel et la sainteté, c’est cela qui est l’histoire, la seule histoire peut-être qui nous intéresse, la seule histoire profonde et profondément réelle, et nous accorderions plutôt que c’est tout le reste qui serait de la légende. » Mais non ! Le problème de l’explication naturelle ou surnaturelle n’est pas du ressort de l’histoire. Réprouvez à votre aise le rationalisme de M. Anatole France. Ce sera le philosophe, non l’historien, que vous condamnerez en lui. Logiquement, rien ne vous empêchera de reconnaître l’étendue de son érudition et l’excellence de sa méthode. Car si c’était sa méthode même que vous songiez à contester, vous n’auriez plus le droit de le faire au nom de votre foi. Le mépris de la patiente recherche du vrai et de l’enquête critique, l’exaltation du lyrisme intuitif et de l’a priori sentimental ne sont que des fantaisies individuelles et non des dogmes reconnus.

Au surplus, ce n’est pas un livre d’histoire que nous offre M. Charles Péguy, mais un poème. C’est même, jusqu’à présent, un poème théologique. Dans ces trois premières parties, point d’événements d’aucune sorte : nulle action dramatique ; pas davantage de descriptions ni de scènes pittoresques. Jeanne a treize ans et demi, l’âge des « premières visions ; mais saint Michel, sainte Marguerite ni sainte Catherine n’apparaissent dans ces trois volumes de M. Charles Péguy. Tout se passe dans l’âme de Jeannette. Elle est censée causer, en gardant les moutons, sur un coteau de la Meuse, d’abord avec sa petite amie Hauviette, puis avec Madame Gervaise, une religieux franciscaine de vingt-cinq ans. Ces deux interlocutrices ne sont là que pour nous éclairer par leurs discours sur les pensées de Jeanne. D’ailleurs, Madame Gervaise s’épanche presque sans interruption pendant des volumes entiers. Elle se sert, ainsi que Jeanne elle-même et qu’Hauviette, du style propre à M. Charles Péguy, de ce style si original, si savoureux, mais volontairement bizarre, enchevêtré, surchargé, empâté, dont il a été fondé à dire lui-même : « Dieu merci, quand même je le voudrais, il m’est bien impossible d’écrire une ligne anonyme. Tout ce que j’écris est signé, quand bien même il n’y aurait point la signature de mon nom au bas de la dernière ligne. La signature est partout. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait une signature au bas dans un coin. C’est signé partout dans le tissu même. Il n’y a pas un fil du texte qui ne soit signé. »

Singulier style, qui déconcerte, paraît-il, certains lecteurs, mais que je trouve, pour ma part, extraordinairement attachant ! Les éléments en sont de prix. M. Charles Péguy possède merveilleusement sa langue. On admire chez lui la précision des termes, leur valeur expressive, et pour ainsi dire leur verdeur, la sûreté et la liberté de la syntaxe. Mais il a des procédés tout personnels. Tantôt il accumule les petites phrases courtes, où les répétitions de mots enfoncent une notion comme à coups de marteau. Tantôt il étale la période en longs plis sinueux, tout encombrés, empêtrés, embroussaillés de parenthèses et d’incidentes. (Les parenthèses de Péguy ! Il y en a qui tiennent des pages entières ! Il faut quelquefois remonter plusieurs pages plus haut pour retrouver le substantif auquel se rapporte tel pronom relatif qui surgit inopinément.) Tantôt il dévide d’interminables énumérations quasi synonymes. Il développe, il insiste, il tourne et retourne l’idée en tous sens, il se livre à une sorte de travail thématique. On noterait chez lui des leitmotivs, des reprises et des da capo. L’analogie avec l’écriture symphonique est souvent frappante. Il s’adresse moins à l’entendement qu’à la sensibilité, qui a besoin d’être circonvenue et investie. Il fait songer parfois aussi aux paysans, qui se répètent et appuient par crainte de n’avoir pas été compris d’emblée. On sait qu’il se targue volontiers de ses origines rurales39. Il ne veut point donner la résultante abrégée, clarifiée, algébrique du travail de la pensée, mais en reproduire le mouvement, le jaillissement, le foisonnement, la vie spontanée, mobile et ondoyante. C’est un style bergsonien.

M. Charles Péguy prête ce même style non seulement à Jeanne, à Hauviette, à Gervaise, mais à l’Éternel, que Gervaise met en prosopopée et fait parler constamment, avec une naïveté de vocabulaire qui évoque un Dieu des bonnes gens trônant dans un paradis de Fra Angélico. Malgré cette familiarité qui aurait pu passer pour un trait de caractère chez une paysanne, M. Charles Péguy prouve par l’unité de ton qu’il n’a pas voulu écrire un drame véritable, mais une sorte de Méditation ou d’Élévation sur les Mystères, en forme dialoguée et surtout oratoire. Et souvent des images magnifiques éclatent comme des fanfares. Certaines ont de vastes et minutieuses significations symboliques, comme les sculptures des cathédrales.

Dans le Mystère de La Charité de Jeanne d’Arc, Jeannette se consume de tristesse à cause des horreurs de la guerre, de la perdition des âmes, de la grande pitié qui est au royaume de France. Hauviette lui parle de vie simple et d’acceptation, Madame Gervaise essaie aussi de la calmer. Jeanne, dans son excès de charité, va jusqu’à vouloir souffrir et se damner elle-même pour sauver les damnés. Gervaise lui remontre que c’est un blasphème, que Jésus-Christ lui-même ne l’a pu tenter, et que c’est à cause de cette impossibilité qu’il a poussé un tel cri d’angoisse au moment d’expirer sur le Calvaire. Long récit de la Passion et des souffrances de la sainte Vierge. L’épisode du reniement de saint Pierre fait dire à Jeanne qu’elle n’eût point commis cette lâcheté, que des Français en eussent été incapables. Elle s’entête, en dépit des objurgations de Madame Gervaise, qui la met en garde contre le péché d’orgueil.

Dans le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu, il s’agit de l’Espérance, que Dieu, par la bouche de Madame Gervaise, proclame plus étonnante et plus précieuse que les deux autres vertus théologales. Entre ses deux grandes sœurs, la Foi et la Charité, la petite Espérance est comme une petite fille de rien du tout ; mais c’est elle qui entraîne tout. Car on ne travaille jamais que pour les enfants. Développement sur l’amour paternel, sur l’innocence adorable des enfants, qui vaut mieux que toute l’expérience et la prétendue science des hommes. Parabole du Bon Pasteur et de la Brebis égarée, pour laquelle il y a plus de joie, lorsqu’elle est retrouvée, que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui n’étaient pas perdues. Est-ce juste ? Non. Mais la brebis égarée, le pécheur, a fait naître dans le cœur de Dieu l’inquiétude, puis l’espérance. Par son amour pour nous, Dieu s’est mis dans notre dépendance. Il craint pour nous, il espère que nous voudrons bien faire notre salut. Tel est le mystère de l’amour divin. Parabole des neuf drachmes et de la drachme disparue. Parabole de l’Enfant prodigue, la plus belle de toutes. Les jours mauvais tombent comme une pluie grise : l’Espérance est comme une terre salubre qui filtre les eaux bourbeuses en eau claire et courante. Litanies des eaux et des âmes. Éloge du Sommeil, qui est un témoignage de confiance en Dieu. Éloge de la Nuit, qui berce la Création. Ce nocturne final, d’un ample et captivant lyrisme, rappelle nécessairement Michel-Ange (avec moins de tristesse) et Tristan (avec plus de sérénité). Il n’est pas écrasé par ces comparaisons. Ici Péguy s’élève à la grande poésie.

Dans le Mystère des Saints Innocents, Dieu, toujours par l’organe de Madame Gervaise, expose (mais n’explique pas, naturellement) le mystère de la liberté de l’homme. Un salut qui ne serait pas libre, quel intérêt cela aurait-il ? Dieu n’a pas besoin de faire preuve de son pouvoir. Ce qu’il veut, c’est d’être aimé par des hommes libres. Panégyrique de saint Louis, par Dieu. Saint Louis aurait préféré avoir la lèpre plutôt que de commettre un péché mortel, c’est-à-dire de déplaire à Dieu. « Je suis honteux d’être tant aimé… Je n’en reviens pas qu’il y ait un homme comme saint Louis… » Éloge des Français, par Dieu. « C’est embêtant, dit Dieu, quand il n’y aura plus ces Français… » Reprise du thème de l’Espérance. Histoire de Joseph vendu par ses frères. Comparaison de l’Ancien et du Nouveau Testament. Reprise du thème des enfants, de leur innocence, de leur supériorité. Récit du massacre des Innocents, par ordre d’Hérode. Citation et commentaire du texte de l’Apocalypse. Le privilège de ces innocents au paradis est-il juste ? C’est un des grands mystères de ma grâce, dit Dieu, que cette part de fortune, de chance, de gratuité. Que de mystères !

Ce sec résumé ne laisse pas entrevoir la richesse d’idées et d’imagination qui anime le poème de M. Charles Péguy. On aperçoit peut-être, çà et là, quelques objections, malgré l’orthodoxie de l’auteur. L’inconvénient des poèmes chrétiens, c’est que le public est admis à les juger d’un point de vue profane. Cette abondance de mystères est très correcte théologiquement. Lorsque c’est un texte sacré qui les énonce, nous n’avons qu’à nous incliner. Dans une œuvre littéraire, c’est différent : nous voulons comprendre. Peu s’en faut que nous n’accusions ici l’auteur de se complaire en irritantes subtilités. C’est peut-être pour cette raison, parce qu’ils avaient vu cette difficulté, que les hommes du dix-septième siècle avaient prononcé la séparation de l’Église et de la poésie. « De la foi d’un chrétien… » On connaît le verdict de Boileau. D’autre part, s’il est vraisemblable que Jeanne d’Arc ait médité sur les grands sujets que traite M. Charles Péguy, ils n’ont pas tous, cependant, semble-t-il, une connexité très directe avec sa mission. Mais ces réserves sont légères, et comment ne pas admirer cet inépuisable flot d’éloquence, de piété, d’émotion, cette œuvre large et puissante d’un homme de grand cœur et de grand talent ?

Louis Bertrand40

Il faut être bon méditerranéen, a dit Nietzsche, M. Louis Bertrand ne semble pas avoir beaucoup d’admiration pour Nietzsche, qu’un personnage d’un de ses récits malmène avec une injuste rudesse, mais il est un méditerranéen excellent. Lorrain de naissance, normalien d’éducation, il a vécu de longues années en Algérie, il a voyagé dans toutes les régions baignées par la mer latine, et tous ses livres, à l’exception de Mademoiselle de Jessincourt, nous entretiennent de ces pays de soleil. L’Invasion nous conduit à Marseille ; l’action du Rival de don Juan se déroule à Séville ; celle des Bains de Phalère en Attique. Tous ses autres romans composent une suite algérienne, que continue la Concession de Madame Petitgand. Ce dernier en date des ouvrages de M. Louis Bertrand n’est pas, à vrai dire, le plus considérable. « Cette simple histoire, dit-il dans son avant-propos, n’est qu’un épisode entre mille de la lutte incessante que nos colons algériens ont à soutenir contre l’hostilité de la nature et des hommes. » Le sujet ressemble à celui des Terres maudites, de M. Blasco Ibañez, et fait songer aussi à certains faits-divers authentiques qui ont eu leur dénouement devant les tribunaux.

Un nommé Pélissier, entrepreneur de roulage, se décide à louer une ferme située près de Cheraïa, et appartenant à madame Petitgand, malgré la mauvaise réputation de cette propriété. Les précédents fermiers s’y sont ruinés : l’un d’eux a même été assassiné. Les terres sont presque entièrement en friche. Pélissier, fort de son courage et de sa parenté avec le maire Nondédéo, qui est d’origine espagnole, s’installe avec sa famille sur cette concession et se met résolument à la besogne. Les malheurs annoncés par les gens superstitieux vont bientôt fondre sur lui. On exploitera deux accidents : un invité maladroit de Pélissier a failli blesser un Arabe à la chasse ; un autre Arabe, croyant voler le vin de Pélissier, avale du vitriol et meurt de cette fatale méprise. Il n’en faut pas davantage pour que tout attentat contre la personne ou les biens de Pélissier soit désormais attribué au désir de vengeance des indigènes. On lui vole ses poules et ses bestiaux, on incendie ses meules de blé, on saccage ses vignes. Ce sont les Arabes ! Les Arabes ont bon dos. L’auteur de ces méfaits est en réalité le maire Nondédéo qui, voulant acheter la concession à bas prix pour arrondir son domaine, a entrepris d’en chasser les gêneurs. Ce Nondédéo est un abominable tyranneau de village, dont les exactions et les crimes rappellent le fameux Sapor. Il a rétabli la corvée à son profit : il règne par la terreur, ayant, au surplus, des appuis politiques qui intimident la magistrature ; on n’a pas osé l’inquiéter, lorsqu’il s’est débarrassé d’ouvriers indigènes, à qui il devait de l’argent, en faisant envoyer dans les cuves qu’ils nettoyaient un jet d’eau bouillante : la mort de ces malheureux fut considérée comme un simple accident du travail. Pélissier est éclairé par les rares amis qu’il possède parmi cette population ; il est, d’ailleurs, poussé à bout par Nondédéo qui, ne dissimulant presque plus, fait massacrer les attelages de son ennemi et lui envoie des menaces de mort. Ayant compris par l’attitude du juge de paix qu’il n’avait pas à compter sur la justice, Pélissier abat Nondédéo à coups de revolver.

Ce récit rapide, dramatique et violent ne donne évidemment qu’un croquis partiel de mœurs coloniales. M. Louis Bertrand conte souvent pour le plaisir de conter. Dans la Concession de Madame Petitgand, il s’inspire de la manière sobre et vigoureuse de Mérimée. Avec Pépète le bien-aimé, il se rattachait à l’école naturaliste et semblait avoir l’ambition d’obtenir le prix Goncourt. Ce Pépète est un pêcheur d’Alger, un gars superbe, de moralité flottante, qui vit un certain temps aux crochets d’une opulente bouchère un peu mûre, madame Saillagouse, mais que cette situation finit par écœurer : il rentre dans la bonne voie, reprend son métier et se marie avec une gentille ouvrière. L’intérêt du livre réside dans l’étude extrêmement vivante et colorée des milieux populaires algérois. Avec quelle minutie complaisante l’auteur observe les ruelles étroites et gluantes de la vieille ville, leur agitation bigarrée, leurs bouffées de graillon et d’huile rance !

« Pépète, dit-il, se délectait dans cette atmosphère capiteuse. » Au risque de désobliger M. Louis Bertrand, il faut bien constater que le goût de ce pittoresque truculent et un peu crapuleux est un raffinement d’artiste et de mandarin : les hommes positifs préfèrent les larges rues des quartiers bourgeois. C’est un sentiment de poète qu’exprime M. Louis Bertrand dans le Sang des races : il y célèbre la belle vie des rouliers qui faisaient la route de Laghouat, comme Mistral a chanté les anciens bateliers du Rhône. Rafaël, le héros de M. Louis Bertrand, n’est pas un roulier ordinaire : c’est un roulier épique. Et son épopée ravit les imaginations : mais les esprits pratiques ne regretteront pas que le roulage ait été supprimé par les chemins de fer.

Or M. Louis Bertrand, ancien élève de l’École normale supérieure, docteur ès lettres, professe le mépris de la littérature et le culte de l’action. C’est peut-être de l’ingratitude. Ces opinions s’affirment d’abord dans la Cina, qui est sinon le plus achevé, du moins le plus substantiel de ses romans algériens. Dès la page 4, comme Michel s’attarde, au musée de Longchamp, devant les célèbres fresques, Marseille colonie phocéenne, Marseille porte de l’Orient, Claude lui dit : « Tu sais, moi, je suis las de regarder des choses mortes. » Et il l’emmène manger une bouillabaisse, sur le vieux port. Quels que soient les charmes du vieux port de Marseille et de sa bouillabaisse, cette condamnation de Puvis de Chavannes semble un peu sommaire, et il y a peut-être autant de vie dans l’œuvre d’un grand peintre que sur la-plus agréable terrasse de restaurant. Notez que ce Claude s’appelle Gelée et descend de l’illustre paysagiste du dix-septième siècle. Au sortir du lycée, « ces deux jeunes gens n’imaginaient point qu’on pût faire autre chose au monde que d’étudier ». Ils ont ensuite reconnu que c’était un préjugé ridicule. Ils ont lâché leurs cours de philosophie, de grec et de sanscrit, leurs essais de critique d’art et de poésie symboliste : ils ont résolu d’agir. C’est pourquoi ils se dirigent vers Alger, où Michel doit poser sa candidature à la députation, tandis que Claude lui servira d’agent électoral. À peine arrivés ils flânent sur les quais avec enthousiasme. Michel cite quelques fragments de ses poètes préférés, par habitude.

Hô hisse ! criaient les portefaix en cadence. Hô hisse !… — Écoute le bruit des hommes ! dit Claude, interrompant Michel. Moi, cette rumeur humaine m’émeut davantage que tes vers… Comme ils luttent, ceux-là ! Comme ils se froissent aux réalités !

Pour Claude, tout le sens de la vie est dans le « Hô hisse ! » des portefaix. Quant à Michel, il décide de « quitter le monde livresque » pour gérer ses biens et devenir député. Quelle drôle de conception ces deux amis se font-ils donc de la culture philosophique et littéraire ! Faut-il absolument être un illettré pour se mêler de politique et pour administrer son patrimoine ? Et si respectable que soit le labeur d’un honnête portefaix, résume-t-il tout l’effort du génie humain ?

Claude évolue fermement vers la régénération par l’agriculture : il devient colon. Michel trop infecté de poison intellectuel, ne sera qu’un raté. Il a encore aggravé son état en devenant amoureux. Il a épousé secrètement, par crainte de sa terrible mère, une belle jeune fille de famille honorable, mais pauvre, Félicienne Colonna, dite la Cina. Il vit avec cette magnifique créature à Tipasa, dans une riante villa au bord de la mer. L’intelligence et l’amour, c’est trop pour un seul homme : Michel est perdu. Il ne tarde pas à succomber sous l’influence combinée de ces deux fléaux. Il connaît des moments assez agréables, qui nous induiraient facilement à l’envier. Il n’est pas trop à plaindre lorsqu’il se promène, avec cette radieuse Cina, qui l’adore, dans son parc silencieux et frais, où resplendit le marbre des statues antiques.

Des lueurs couraient sur les épaules divines ; les blessures des torses, les mutilations des bras semblaient distiller des gouttes de diamant. Blancheurs rayonnantes et pétries de clarté, les chairs surnaturelles palpitaient d’une vie auguste, comme libérées de la matière — devenues des formes pures.

C’est l’époque des émeutes antisémites. Claude, l’homme d’action, conseille à Michel d’inscrire l’antisémitisme dans son programme et de marcher avec les meneurs du mouvement, quitte à modérer un peu leur ardeur. Michel hésite et temporise. Il consent à subventionner l’émeutier Carmelo. Mais il est révolté des excès de la populace. Il retire sa candidature, reçoit un coup de matraque en s’interposant en faveur d’un vieux juif que les partisans de Carmelo veulent assommer. Il décide alors de se rendre à une réunion contradictoire et d’y combattre la thèse antisémite : mais le meeting n’a pas lieu, le tribun ayant été arrêté pour outrage au gouverneur général. Excédé et dégoûté de tout, Michel renonce à la lutte, vend son domaine, se brouille avec son ami et se querelle avec sa femme à qui il découvre des penchants vulgaires, notamment une certaine admiration pour Carmelo. Il n’est pas fait pour la vie.

Nous le reverrons morne, pessimiste, vieilli avant l’âge, dans le Rival de don Juan, où il gâche par son humeur noire la soirée des amis qui l’ont imprudemment invité à dîner à la Venta Eritana, près du Guadalquivir. Il n’a qu’un rôle épisodique dans ce roman. Le héros, Henri Mautoucher, homme de lettres de carrière, est encore une victime de la littérature. Il assassine la maîtresse d’un de ses amis, la Galliego, une danseuse, qui lui résistait, et il se tue en se précipitant du haut de la Giralda. Il mourait d’envie de devenir un don Juan. Il s’imaginait qu’il était le rival de don Juan, et même, dans son accès de folie finale, qu’il était don Juan en personne.

Ce malheureux ne savait pas se résigner à être ce qu’il était ! Pendant les derniers jours, il en était venu à se mépriser, à perdre le sens de sa valeur. Il était fou de désespoir de ne pas avoir de génie, et ne sachant pas se satisfaire avec les dons cependant enviables qu’il possédait, il rêvait toujours au-delà du réel et du possible, comme si la plus mince réalité n’était pas supérieure à tous les fantômes de l’imagination.

Bref, comme dirait M. Jules de Gaultier, c’est un cas de bovarysme aigu. Il est évident, n’est-ce pas ? que les drames passionnels de ce genre ne se produisent jamais chez les ignorants et que les intellectuels en détiennent strictement le monopole.

D’ailleurs M. Louis Bertrand a remarquablement compris et décrit Séville, qui est peut-être la cité du monde où l’on savoure le mieux la douceur de vivre. Mais la vie qu’on y mène n’a rien de commun avec l’activité si éloquemment préconisée par M. Louis Bertrand. L’aimable population sévillane ne se distingue point par une passion effrénée de l’effort, et l’on n’y aperçoit guère d’autres hommes d’action que les toreros. Don Juan lui-même, le vrai, trouva bientôt ses conquêtes trop fatigantes et se fit moine, probablement pour se reposer, ce qui vaut aux touristes de contempler son masque à l’hospice de la Caridad, où il est sous la garde des religieuses. M. Louis Bertrand a bien raison, d’autre part, d’admirer les Murillo de Séville et d’expliquer que ce n’est qu’à Séville que l’on comprend Murillo. Mais ce qu’il n’explique pas, c’est pourquoi, si les Puvis sont des choses mortes, les Murillo sont vivants. Il indique comme le meilleur titre de gloire du Sévillan la popularité de ses Vierges. Ainsi que M. Romain Rolland, M. Louis Bertrand donne dans la turlutaine de l’art populaire. Or c’est mépriser le peuple que de demander un art fait exprès pour lui. Et c’est rabaisser l’art que d’exiger qu’il plaise aux masses. Murillo, comme tous les grands artistes, a cherché à réaliser son rêve. S’il est devenu populaire, c’est une heureuse rencontre, d’où l’on ne peut tirer aucune conclusion générale.

Avouons que les théories de M. Louis Bertrand ne sont pas très cohérentes. Dans la Grèce du soleil et des paysages, il s’emporte encore contre « les gens qui s’excitent sur les livres », comme si l’on n’avait pas plus de chances de se faire une idée nette de la Grèce antique en lisant Homère, Sophocle et Platon, qu’en passant quelques jours ou même quelques semaines dans un hôtel d’Athènes ou de Phalère, avec excursions obligées à Eleusis ; Delphes et Olympie. Quelle que soit la qualité intrinsèque de ces paysages helléniques, le voyage n’est si captivant qu’en raison de tant de grands souvenirs, et l’intérêt qu’on y trouve est proportionné à la connaissance et à l’amour que l’on peut avoir de l’antiquité. Visitant l’Acropole une nuit, au clair de lune, M. Louis Bertrand prête principalement attention aux automobiles qui s’essoufflent en bas sur la route, aux cordons de gaz, aux trains de la ligne du Pirée, aux orchestres des cafés-concerts voisins, aux faisceaux lumineux projetés par les cinématographes du Zappion et de la place de la Constitution. Et tout cela lui paraît plus intéressant que le Parthénon.

Se scandalise qui voudra ! J’estime que les flonflons des trombones, les fusées des feux d’artifice, le tumulte des casinos et des chemins de fer, cette confuse clameur d’un peuple qui cherche ses voies et qui se précipite vers la vie, cela glorifie mieux Pallas Athénè que toutes les phrases d’un Renan.

Pourquoi M. Louis Bertrand a-t-il écrit un livre de plus sur la Grèce, au lieu de donner des représentations foraines ou de s’établir marchand de pommes de terre frites au pied de l’Acropole ?

Au surplus, lui qui dédaigne les phrases de Renan, il cite volontiers d’autres auteurs et s’excite sur leurs livres, contrairement à ses maximes tranchantes. Dans le Jardin de la Mort, où il étudie les ruines de l’Afrique romaine avec beaucoup de respect et de compétence, comme un simple Gaston Boissier, il ne se fait pas faute, au cours de ses promenades archéologiques, à Carthage, par exemple, d’invoquer les ombres de Gustave Flaubert et même d’Apulée. Il a sa théorie de cette Afrique du nord, une théorie toute classique et traditionaliste : pour lui, l’empreinte romaine y reste partout visible, les Arabes n’ont rien su fonder et ne comptent pas, un peuple nouveau se crée, sous la domination politique de la France, peuple essentiellement latin et qui continuera l’ancienne histoire de cette Afrique, province latine. Il n’a pas assez de sarcasmes pour les badauds, amateurs de couleur locale, qui s’extasient devant le pailletage et le clinquant des mœurs arabes superficiellement connues, fragile décor d’une civilisation misérable et agonisante. Dans son enthousiasme pour l’œuvre de Rome, cet ennemi de la science livresque ne craint pas de remonter bien au-delà d’Apulée, d’en appeler à Tite-Live et à Virgile.

Les démentis perpétuels qu’il inflige lui-même à sa doctrine suffiraient à en démontrer la vanité. La Vie, qu’il exalte sans trêve, n’est rien en soi : elle n’a de valeur et de beauté qu’en tant que création de l’esprit. C’est une illusion scolaire que de regarder le travail intellectuel comme une corvée stérile, et de lui opposer les joies enivrantes de l’action. Cette antithèse satisfait le potache qui part pour les vacances en envoyant les bouquins et les pions à tous les diables. Il n’y avait qu’un docteur ès lettres pour prendre cette plaisanterie au sérieux et pour être ensuite capable de se contredire si souvent et si brillamment. M. Louis Bertrand est, par bonheur, un écrivain accompli, dont les remarquables dons naturels sont soutenus et fécondés par une vaste érudition. Défions-nous de ses préceptes et tâchons d’imiter ses exemples.

La Fête arabe, de Jérôme et Jean Tharaud41

MM. Jérôme et Jean Tharaud, les auteurs de Dingley, l’illustre écrivain, qui leur valut le prix Goncourt, et de la Maîtresse servante, abordent cette fois un genre nouveau pour eux et conquièrent du premier coup un rang distingué dans la littérature coloniale. Beaucoup de beaux livres, depuis Paul et Virginie, sont des produits coloniaux, comme le café, le coton et la canne à sucre. L’intérêt des Lettres fournit un argument en faveur de la politique d’expansion. Il arrive qu’un écrivain, même un grand écrivain colonial, puisse être hostile à cette politique : c’est, en somme, le cas de Pierre Loti, qui, en sa qualité de poète et de contemplatif, ne s’occupe guère, il est vrai, des affaires positives, mais se passionne pour le pittoresque séculaire de l’Orient et de l’Extrême-Orient et s’irrite contre l’embourgeoisement du globe sous l’influence européenne. On sait notamment quel tendre respect l’auteur d’Aziyadé professe pour l’islam. Théophile Gautier avouait déjà ses sympathies pour la religion du Prophète. Le romantisme fut, en principe, fort orientaliste et ne fit exception à sa turcophilie qu’en faveur de la Grèce. Les artistes, en général, raffolent des colonies et détestent la colonisation. Ce qu’ils goûtent, dans ces pays d’Afrique et d’Asie, c’est l’originalité de la couleur exotique, que détruit peu à peu l’invasion de nos mœurs. M. Louis Bertrand est à peu près le seul à dénoncer le « mirage oriental », à railler l’enthousiasme des descriptifs, à s’intéresser pour la vie moderne et le progrès, à souhaiter le triomphe définitif de l’Occident. Aussi brillant coloriste et impressionniste aussi raffiné que les meilleurs de ses devanciers, il prend néanmoins le contrepied de leurs théories. Particulièrement, en ce qui concerne l’Algérie, il préconise l’union des colons de race latine qui formeront un peuple nouveau sous l’autorité de la France et il tient en très médiocre estime la population indigène.

C’est la thèse exactement contraire que soutiennent MM. Jérôme et Jean Tharaud, dans l’étude en forme de roman qu’ils intitulent la Fête arabe. Les frères Tharaud sont nettement arabophiles : ils se rattachent à la tradition de Gautier et de Loti ; ils s’en distinguent, littérairement, par un style plus sobre, et dans leurs conclusions, par un moindre radicalisme, n’étant point de purs poètes, dominés par de chimériques nostalgies, mais des hommes d’action qui cherchent des solutions applicables : et cette complaisance pour la raison pratique est le trait qu’ils ont en commun avec leur adversaire M. Louis Bertrand. Un certain pragmatisme se rencontre volontiers chez les écrivains des nouvelles générations ; ils traitent au besoin, dans un langage plus orné, les mêmes problèmes que les orateurs de la Chambre : on découvrirait, par exemple, dans les livres de M. Louis Bertrand et des frères Tharaud, les éléments d’une grande discussion parlementaire sur la politique algérienne. Je ne puis que vous recommander le récit de Tharaud, comme je vous ai recommandé les romans de M. Louis Bertrand, pour leurs mérites littéraires et pour l’agrément que tout le monde doit trouver à les lire, quoi que l’on pense, d’ailleurs, de ces questions litigieuses.

Il y a une vingtaine d’années, le petit village de Ben-Nezouh vivait heureux dans son oasis, à la limite des Hauts-Plateaux, sur la frontière des sables. Peu de colons : les principaux Européens étaient les officiers du bureau arabe. Les indigènes habitaient paisiblement leurs petites maisons de boue, s’adonnant à d’ingénieuses industries, cultivant leurs dattiers dont les palmes se rejoignent et procurent de délicieux ombrages.

Quels soins il a fallu pour maintenir ici, sous un ciel implacable, cette végétation luxuriante ! À deux pas le désert, le grand pays brûlé où rien ne bouge que la lumière qui tremble, où rien ne fleurit que le thym. Comme on comprend, sous ces verdures, le désordre passionné de la poésie arabe et son éternelle promesse de paradis verdoyants ! Le bonheur d’une race respire sous ces vergers ; on croit le toucher de la main, on croit l’entendre qui murmure dans cette eau si bien distribuée qui s’en va répandant partout son mystère de fraîche vie. Elle est l’âme du lieu…

En plein midi, dans les ruelles, hier à cette heure endormies, passaient des cortèges éblouissants, des gazes pailletées, de hauts diadèmes d’or, des agrafes d’argent, tout cela dans un tintement de bracelets agités à chaque pas, de coups de pistolet chargés jusqu’à la gueule, et le vacarme assourdissant d’une musique toujours la même, misérable et forcenée, quelques notes éperdument répétées et comme aigries dans la lumière. Sans hâte, gravement, ces éclatants cortèges traversaient le village pour s’enfoncer dans l’ombre d’une grange où se tenait la fête.

C’était la fête arabe… Un médecin militaire, que les officiers, ses camarades, ont surnommé le Khalife, a été séduit par ces philtres de l’oasis.

Sous cette verte lumière, dans cette humidité chaude, le corps s’abandonne et glisse à une active langueur ; une ingrate pitié vous saisit pour les malheureux exilés d’une si voluptueuse nature, un besoin de nommer ici tous ceux qu’on a aimés ailleurs. Pour qui a été fait ce bouquet ? Pour qui roucoulent ces tourterelles ? Pour quelles amours sont suspendues ces grenades entrouvertes, et ces grappes de raisin noir, et ces dattes d’un jaune éclatant qui sortent du cœur des palmiers ? On est une âme qui se défait, les pensées sont des fruits qui tombent, des gouttes d’eau qui s’égouttent, un chapelet qui se détache, un collier qui se dénoue.

La fête arabe, ce n’est pas seulement celle que célèbrent les indigènes dans une grange obscure, c’est l’enchantement de cette vie idyllique et quasi biblique.

À vrai dire, un si attrayant tableau donne à penser que ces délices bocagères pourraient bien amollir un peu la volonté : et c’est une petite Capoue, ou une réduction du paradis de Mahomet, que l’oasis des frères Tharaud. Mais leur médecin militaire, leur « Khalife », en décidant de vivre tout à fait de la vie arabe, avec une fille du village, la Zohira, n’a rien perdu de son énergie française : et c’est dans l’espoir de se rendre utile qu’il démissionne pour se fixer à Ben-Nezouh. On construit une ligne de chemin de fer : le village devient commune de plein exercice. Le « Khalife » est nommé maire de cette commune et fonde une société financière, afin d’exécuter des travaux qui accroîtront la prospérité de Ben-Nezouh, en respectant son caractère et sa beauté. Il s’agit de bâtir des villas, d’attirer les touristes, en ne faisant rien qui ne soit en harmonie avec le milieu. Bref, le progrès, mais dans le sens de la nature. La civilisation moderne s’ajouterait à la civilisation primitive, pour la développer, non pour la supplanter. Était-ce une utopie ? Après une période de succès, Ben-Nezouh rajeuni et son maire audacieux seront vaincus. De nombreux immigrants, pour la plupart andalous et calabrais, se sont installés dans le village. Ils sont presque tous fraîchement naturalisés : ils possèdent les droits politiques refusés jusqu’ici aux Arabes. Ils prétendent être les maîtres. Ils évincent le « Khalife » de la mairie, où il est remplacé par un de ces colons indésirables, Gonzalvez, qui défait méthodiquement son œuvre. Ces gens n’aiment guère les Français et abominent les Arabes, en qui ils ne voient qu’un bétail à exploiter sans merci. Imbus d’idées primaires, ils croient servir le progrès en supprimant toute tradition locale, en ruinant le village indigène et le quartier mauresque édifié par le « Khalife », en faisant de Ben-Nezouh une espèce de faubourg italo-espagnol, avec de larges rues banales, sans défense contre le soleil et le siroco. Notons, en passant, que cette sottise, la manie de la « gran via », sévit en Espagne même, à Grenade, à Cordoue, détruisant de délicieux palais mudéjars, enlaidissant ces villes autrefois exquises et les rendant à peu près inhabitables.

Ce n’est pas tout. Au moins, à Grenade, n’a-t-on pas rasé le parc adorable de l’Alhambra. À Ben-Nezouh, par la faute des barbares modernes, la nature même avait changé : l’oasis avait disparu ! Plus de palmiers, que ces Calabrais ne savent pas soigner ; plus de lauriers ni de rochers, mais de plates cultures maraîchères, de tristes peupliers d’Italie qui ne donnent point d’ombre, des poiriers et des pommiers qui, dans ce terrain pour lequel ils ne sont pas faits, n’ont que des fruits durs et sans saveur. Ces Européens de basse qualité, sans véritable instruction et sans goût, avaient entrepris d’assimiler à leurs terres d’origine le sol du sud-algérien ! En outre cette plèbe méditerranéenne, imprudemment gratifiée de cartes d’électeurs, abusait de son pouvoir pour opprimer, dépouiller et molester les Français et les Arabes. La vie n’était plus tenable pour le « Khalife ». On avait excité contre lui la haine de sa petite Zohira, qui, entraînée dans le mouvement, voulait à présent s’affubler de chapeaux à l’instar de Paris. Ayant même été victime d’une tentative d’assassinat, le « Khalife » en a décidément assez, quitte Ben-Nezouh et s’en va mener l’existence qui lui plaît dans une tribu de nomades, au-delà de Laghouat. Là, il se livre à de sombres méditations sur les frères latins qui nous submergent et nous exproprient, sur les indigènes qu’il eût été si facile d’utiliser, sur l’avenir de l’Algérie, où il n’aperçoit, par suite de ces erreurs, que périls et tempêtes à l’horizon.

Il est du moins certain que le livre de MM. Jérôme et Jean Tharaud invite à réfléchir et surtout qu’il s’impose au lecteur par un précieux mélange de grâce sensitive et de vigueur intellectuelle. Peut-être ce parfait équilibre sent-il un peu l’effort : c’est la seule réserve que l’on puisse glisser parmi les éloges dus à MM. Jérôme et Jean Tharaud. Ce sont des écrivains un peu trop conscients peut-être, mais sérieusement organisés.

Arthur Rimbaud42

« … Une aventure unique dans l’histoire de l’art, a dit Stéphane Mallarmé. Celle d’un enfant trop précocement touché par l’aile littéraire, qui, avant le temps presque d’exister, épuisa d’orageuses et magistrales fatalités, sans recours à du futur. » Oui, le cas d’Arthur Rimbaud est tout à fait mystérieux et vraiment unique. Le livre de M. Paterne Berrichon, documenté aux meilleures sources, confirme la position du problème, sans en procurer la solution. Arthur Rimbaud commençait de rimer à quinze ans : à dix-sept ans, il composait des vers d’une extraordinaire originalité, annonçant un poète de génie ; mais il écrivait à dix-huit ans sa dernière œuvre, la Saison en enfer, il devenait explorateur, aventurier, trafiquant colonial, conducteur de caravanes, et mourait en 1891, à trente-sept ans, sans avoir consacré à la poésie un instant de cette seconde moitié d’une vie qu’elle semblait devoir remplir tout entière. C’est prodigieux.

On citera les exemples de Racine et de Rossini qui, le premier par scrupule, le second par paresse, renoncèrent à leur art dans la force de l’âge. Au moins s’étaient-ils accordé le temps de créer une œuvre. Rimbaud n’a laissé que des ébauches, étonnantes, il est vrai, mais trop étonnantes précisément pour donner à croire qu’il eût dit tout ce qu’il avait à dire. En 1875, un compatriote et camarade de collège, le rencontrant à Stuttgart, l’interrogea discrètement : « Eh bien, la littérature ? » Rimbaud répliqua avec simplicité que « non, il n’en faisait plus ». Il avait vingt et un ans. Il aurait pu se raviser par la suite. S’il avait été découragé au début par la crainte assez fondée de rester incompris, les succès de ses anciens amis et de l’esthétique dont il avait été l’un des initiateurs auraient pu le ragaillardir. Comment supposer qu’il n’eût point charmé par de nouveaux essais poétiques les longs ennuis des solitudes tropicales ?

J’ai longtemps espéré, je l’avoue, la découverte de quelque ouvrage de sa maturité, malgré les dénégations de Mallarmé, pour qui cet espoir constituait une « interprétation inexacte » et relevait des imaginations populaires concernant de fabuleux trésors à l’abandon. Cependant sa sœur, Mademoiselle Isabelle Rimbaud, qui l’assista à son lit de mort et recueillit ses dernières confidences, a écrit : « On sut que là-bas, au Harrar, il avait appris la possibilité de réussir en France dans la littérature, mais qu’il se félicitait de n’avoir pas continué l’œuvre de jeunesse, parce que c’était mal. » Comment l’entendait-il ? Il y a certes, dans ses juvenilia, des poèmes fort cyniques et même sacrilèges ; mais rien ne l’obligeait à blasphémer derechef. Même au point de vue purement littéraire, si sa poétique primitive ne le satisfaisait plus, il pouvait évoluer, comme tant d’autres. En serait-il venu à considérer la littérature elle-même, l’art en soi, comme choses foncièrement immorales ? C’était l’opinion de Tolstoï vieilli ; encore Rimbaud, que l’on n’aurait pas cru si puritain, aurait-il pu, comme l’évangéliste russe, écrire pour prouver qu’il ne faut pas écrire.

Le fait est patent. S’il y avait des manuscrits des dernières années d’Arthur Rimbaud, M. Paterne Berrichon le saurait. Il est de la famille ; il s’est dévoué à la gloire du poète ; il a imprimé tout ce qu’il a débusqué d’inédit. On n’en doit plus douter : c’est Mallarmé qui avait raison. Seulement, il n’a pas donné le mot de l’énigme. Et M. Paterne Berrichon n’apporte pas non plus l’explication qu’on attend. La carrière de Rimbaud reste stupéfiante. Rimbaud traita toujours ses propres poèmes avec une superbe indifférence que les poètes sont bien loin d’avoir habituellement même pour ceux de leurs confrères. Ils les critiquent volontiers, sans ménagements, mais prouvent ainsi qu’ils ne les tiennent point pour négligeables. Rimbaud ne prenait même pas la peine de publier les siens.

Ce n’est que par exception, et à son insu, qu’on en put insérer quelques-uns dans des revues. Seule la Saison en enfer parut en librairie par ses soins ; encore détruisit-il immédiatement toute l’édition, sauf trois ou quatre exemplaires envoyés à des amis de Paris. Il ne gardait même pas copie des pièces qu’il confiait à des compagnons parfois bien insouciants. Verlaine, lors de ses démêlés conjugaux, laissa des manuscrits de Rimbaud chez les parents de sa femme, qui se refusèrent toujours à les restituer et les égarèrent sans doute où peut-être les jetèrent au feu. Un ouvrage en prose, intitulé la Chasse spirituelle, a été ainsi perdu, et pareillement un poème intitulé les Veilleurs, « qui n’est plus, hélas ! en notre possession, a dit Verlaine, et que notre mémoire ne saurait reconstituer, mais qui nous a laissé l’impression la plus forte que jamais vers nous aient causée. C’est d’une vibration, d’une largeur, d’une tristesse sacrées ! Et d’un tel accent de sublime désolation qu’en vérité nous osons croire que c’est ce qu’Arthur Rimbaud a écrit de plus beau, de beaucoup. »

Il reste donc une faible chance de découvrir encore un peu de Rimbaud inédit : perspective singulièrement excitante pour des amateurs comme M. Louis Barthou, dont la collection est déjà fort riche en autographes de ce poète. Mais tout Ce que l’on trouverait, en dehors de la correspondance, serait sûrement antérieur à 1873. Il est constant que Rimbaud a, dès sa dix-neuvième année, abdiqué toute ambition littéraire. Et peut-être n’en avait-il jamais eu. Au fond, il appartenait déjà à la moderne école de la Vie, qui prêche l’action et méprise les préoccupations « livresques » ; Par une heureuse contradiction, les champions récents de cette école produisent sans relâche des volumes et seraient très déçus si pour éviter de paraître livresque on s’abstenait de les lire. Rimbaud était plus ingénu. Écrire ne fut vraiment pour lui qu’une manifestation occasionnelle de son activité ; il ne se subordonna jamais à la littérature comme au seul objet digne d’absorber toutes ses facultés.

Il était aussi peu que possible l’homme de lettres à la Flaubert, passionné pour son art et pour les sujets intellectuels au point de ne pas même concevoir qu’on puisse s’intéresser à autre chose. D’ailleurs, c’est cet enragé professionnel qui montre une modestie véritable, en ne jugeant point que ce soit trop de tout son temps, de toutes ses forces, pour servir un idéal supérieur et accomplir une tâche difficile. Rimbaud ne se crut point tenu à la fidélité envers la Muse et l’abandonna, comme une servante, sous prétexte de vivre et d’agir pratiquement. Il ne fut qu’un miraculeux amateur. Il avait le don de la poésie, il n’en avait pas le culte. C’est cela justement qui nous déconcerte et nous scandalise. Le cas contraire est par malheur plus fréquent.

Bien que Mallarmé ait déclaré : « Tout, certes, aurait existé depuis, sans ce passant considérable », Rimbaud doit être regardé comme l’un des fondateurs du symbolisme. Son influence a été très grande sur les jeunes poètes qui à partir de 1884 commencèrent de savoir ses vers par cœur, et d’abord sur Verlaine, qu’il connut en 1871 et avec qui il fut lié jusqu’en 1873 par une amitié orageuse. Verlaine aurait-il suivi les mêmes voies s’il n’avait pas rencontré Rimbaud ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’était, avant cette rencontre, que l’auteur des Poèmes saturniens, des Fêtes galantes et de la Bonne chanson. Il y avait sans doute dans ses premiers recueils beaucoup de vers d’un accent neuf et personnel, mais il se rattachait encore étroitement à l’école parnassienne. Rimbaud, lui, n’a eu réellement qu’un maître : Baudelaire. Mais il fut tout de suite un Baudelaire exaspéré. Le Verlaine de cette époque semble singulièrement discret, traditionnel, presque timide, par comparaison avec l’audace novatrice qu’étalait déjà Rimbaud. Un critique universitaire, M. André Barre, établit un rapprochement entre le Bateau ivre, l’une des plus célèbres et des plus belles pièces de Rimbaud, et l’Invitation au voyage de Baudelaire : jamais le poète des Fleurs du mal n’avait accumulé dans un morceau de conception symbolique autant d’images violentes et de sensations imprévues.

Comme je descendais des fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleur…

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et de vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors je me suis baigné dans le poème
De la mer infusé d’astres et lactescent,
Dévorant les azurs verts où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend…

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteur ;
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs…

J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides, etc.

Le symbole est transparent. Le bateau, qui raconte son odyssée, c’est le poète lancé au hasard et sans boussole sur l’océan de la vie. La pièce est assez longue, d’une variété et d’une richesse merveilleuses. Personne, en 1872, n’écrivait de ce style, qui fut, par la suite, si souvent imité. Il a même été quelquefois parodié. Rimbaud lui-même cultivait l’humour, comme dans l’Oraison du soir, où il montre l’ivrogne s’isolant et menaçant les cieux :

Avec l’assentiment des grands héliotropes.

Le fameux sonnet des voyelles doit-il être pris au sérieux ou en plaisanterie ? Verlaine inclinait pour la seconde hypothèse.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes,
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles, etc.

Et il est vrai que Baudelaire enseignait déjà que :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies…

Mais Rimbaud eût dit : « Verts comme les hautbois… » Lorsqu’il n’innovait pas complètement, il renchérissait sur ses prédécesseurs. Et ces « correspondances » entre les diverses sensations ont joué, après lui, un rôle énorme. Rappelez-vous le des Esseintes de Huysmans. Et songez que M. René Ghil a fondé sur ce principe l’école instrumentiste.

Ce qui est le plus baudelairien chez Rimbaud, c’est l’idée, l’inspiration, tantôt satanique et brutale, tantôt infiniment nostalgique et tendre. Mais la forme inaugure les modes symboliques et décadentes, par l’étrangeté voulue, l’imprécision, parfois l’obscurité :

Est-elle aimée ? Aux premières heures bleues
Se détruira-t-elle comme les fleurs feues…

Devant la splendide étendue où l’on sente
Souffler la ville énormément florissante !

C’est trop beau ! C’est trop beau ! mais c’est nécessaire
— Pour la pêcheuse et la chanson du corsaire,

Et aussi puisque les derniers masques crurent
Encore aux fêtes de nuit sur la mer pure.

Le sens de ces vers reste évidemment un peu vague ; n’ont-ils pas tout de même un charme pénétrant ? N’évoquent-ils point, dans une indécision vaporeuse, une enchanteresse apparition, un pur fantôme féminin qu’un viveur fatigué croit voir glisser sur les îlots par un matin de carnaval ? Rimbaud adorait la mer, « la mer troublée par la naissance éternelle de Vénus », Je l’aimais, dit-il, « comme si elle eût dû me laver d’une souillure ».

Les Illuminations, série de petits poèmes en prose avec quelques pièces en vers libres, Rimbaud est sans doute le premier qui ait usé du vers libre, — ne se distinguent point, malgré leur titre, par une surabondante clarté. « J’ai seul la clef de cette parade sauvage », dit-il quelque part. Il pourrait le dire plus souvent. Cependant il y a des passages très intelligibles. On devine aisément, par exemple, qu’il est question de Verlaine dans les Vagabonds : « Pitoyable frère ! Que d’atroces veillées je lui dus ! J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil — et nous errions, nourris du vin des Païennes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. » Ce qui rend Rimbaud difficile à comprendre, c’est qu’il ne définit jamais le sujet en termes exprès, et pour ainsi dire, ne met point de légende au bas de ses croquis. Les images concrètes défilent, brillent, amusent par elles-mêmes ; elles ont une signification qu’une indication brève, un seul mot suffirait à rendre limpide. Rien ne paraît plus simple qu’un rébus, lorsqu’on l’a déchiffré ; mais on n’y arrive pas toujours.

Dans un chapitre de la Saison en enfer, qu’il intitule « Alchimie du verbe », Rimbaud expose lui-même, avec ironie, son système poétique.

À moi, l’histoire d’une de mes folies. Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la pointure et de la poésie modernes… J’inventai la couleur des voyelles !… J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges… Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi. Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots ! Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif, en proie à une sourde fièvre… Je devins un opéra fabuleux…

N’oublions pas que cela est écrit en 1873… Mais à la dernière page, il conclut ainsi :

Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux arbres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien, je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée ! Moi ! Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre.

Pauvre Rimbaud ! En définitive, il semble bien que ce soit à une notion d’impératif catégorique, à une sorte de mysticisme moral qu’il ait obéi en étreignant la rugueuse réalité. Il s’est sacrifié. Et le sacrifice lui a été douloureux. On ne l’approuve pas, car il y a une hiérarchie des devoirs, et si ses proches ont pu se réjouir de sa conversion à la sagesse positive, les lettres y ont trop perdu. Qualis artifex ! On préfère tout de même qu’il n’ait pas fui le bois sacré par caprice, inconstance et ingratitude. Mais c’est bien surprenant qu’il n’ait jamais cédé à la tentation d’y revenir.

Romain Rolland43

Tout a une fin, puisque M. Romain Rolland vient de terminer son Jean-Christophe. On l’avait pu croire éternel. À vrai dire, la série aurait pu être beaucoup plus courte, ou au contraire se prolonger bien davantage, au gré de l’auteur.

C’est en effet un roman à tiroirs, un défilé d’épisodes, dans lesquels Jean-Christophe Krafft tient à peu près l’emploi d’un compère de revue. M. Romain Rolland, pour remplir encore plusieurs volumes, n’avait qu’à présenter à son héros de nouveaux amis, à le promener sous d’autres cieux, ou tout bonnement à le lancer dans des discussions supplémentaires. Pourquoi Jean-Christophe n’a-t-il pas fait de petites tournées d’études en Angleterre et en Amérique ? Pourquoi ne nous décèle-t-il pas son opinion sur la représentation proportionnelle et sur la question d’Orient ? Sous couleur de raconter la vie d’un musicien allemand, M. Romain Rolland a composé une espèce de Somme esthétique, philosophique, politique et sociale. L’ouvrage est touffu, dispersé, un peu incohérent. Mais certains morceaux en sont bons.

Le volume dixième et dernier n’est peut-être pas le meilleur. Malgré la fécondité d’esprit et la puissance de travail qui lui ont permis d’achever en huit années cette vaste entreprise (le premier fascicule a paru en février 1904, et le dernier en octobre 1912, aux Cahiers de la Quinzaine). M. Romain Rolland semble avoir éprouvé quelque lassitude et quelque hâte d’arriver au terme du voyage. Lui qui nous avait tracé un tableau si détaillé, si vivant, des années d’apprentissage de Jean-Christophe, à peine l’a-t-il mené à l’âge d’homme qu’il tourne court et s’empresse de s’en débarrasser, comme d’un compagnon devenu un peu ennuyeux. Il avait fallu consacrer neuf volumes à l’enfance et à la jeunesse de Jean-Christophe : il suffit d’un seul pour décrire sa maturité et l’expédier ad patres. Ces deux ou trois cents dernières pages font figure de simple épilogue. Ce plan était assez ; défendable. Seulement le romancier n’a pas mis dans ce tome final ce que l’on attend d’un épilogue, à savoir un résumé et une conclusion. Il a employé son procédé habituel, c’est-à-dire qu’il a simplement ajouté aux précédents deux ou trois épisodes qui paraissent un peu maigres et n’ont rien de particulièrement synthétique.

De longues années ont passé depuis les tragiques événements qui ont forcé Jean-Christophe à quitter Paris et depuis ses amours troublées avec Anna Braun, Qu’a-t-il fait ? Il a vécu, généralement en Suisse, il a écrit de la musique ; il est maintenant célèbre, mais toujours pauvre. Il rencontre, dans une villégiature alpestre, une ancienne amie, Grazia, l’Italienne qui l’a secrètement aimé sans qu’il s’en aperçût lorsqu’elle était jeune fille (la Foire sur la place), et qui, devenue la comtesse Bérény, la femme d’un diplomate autrichien, l’a délicatement protégé (les Amies). Cette Grazia n’avait joué jusqu’ici dans le roman qu’un rôle effacé : elle aura la vedette dans cette dernière partie, que M. Romain Rolland intitule : la Nouvelle journée. Mais son aventure n’a pas à beaucoup près le même intérêt que celles de Minna, de Sabine, d’Ada, d’Antoinette, de Corinne, de Colette, de Françoise, de M. et Mme Arnauld, de Jacqueline et d’Olivier, de toutes ces histoires sentimentales qui alternent avec les controverses idéologiques et qui constituent les beautés vraiment supérieures de ce Jean-Christophe. M. Romain Rolland excelle dans la peinture de l’amour, et plus encore peut-être de l’amitié. Rappelez-vous la camaraderie enfantine de Jean-Christophe et d’Otto, la douce silhouette du « cher vieux Schulz », et l’oncle Gottfried, et surtout Olivier Jeannin, qui a inspiré à M. Romain Rolland des pages comparables à celles de Montaigne sur La Boétie.

La pauvre Grazia paraît bien terne par comparaison. C’est une bonne femme, mais de nature un peu molle et indifférente. Elle a grand plaisir à revoir Jean-Christophe ; mais restée veuve avec deux enfants, elle n’aspire plus qu’au repos. Elle refuse d’épouser l’amoureux musicien ; elle n’est plus capable d’amour ; elle ne lui offre qu’un dévouement tendre, et sujet à quelques distractions. Christophe est plus épris ; il ne l’est pas d’une passion éperdue. Cette affection assez calme et sans illusions peut leur être douce, mais non pas nous émouvoir bien vivement. Ce qu’il y a de plus touchant, c’est le grand chagrin de Christophe, lorsque son amie meurt, peu de temps après avoir perdu son fils, qui était, du reste, un mauvais drôle. Il se console en écrivant de beaux lieder.

Grazia qui habitait Rome depuis son veuvage, y avait entraîné Jean-Christophe. Jean-Christophe découvrant Rome ! Voilà qui aurait valu un volume entier, ou au moins quelques chapitres substantiels. On espérait un pendant au Voyage en Italie de Goethe. M. Romain Rolland s’est borné à quelques croquis agréables, mais rapides et superficiels. La campagne romaine lui est moins favorable que les bords du Rhin, qu’il décrivait si poétiquement dans les premiers volumes, qui restent les meilleurs, en s’aidant de ses souvenirs de Wagner et des ballades romantiques. Au point de vue esthétique, il nous dit bien que l’influence de la lumière latine clarifie l’art de Jean-Christophe. Mais il n’insiste pas beaucoup. On lui sait bon gré d’aimer Raphaël, bien qu’il ne soit pas à la mode44, et Titien, qu’on s’étonne un peu de l’entendre qualifier de « foudroyant ». Ce n’est peut-être pas l’épithète qui convenait le plus exactement à ce grand peintre ; et puis, quoique l’Amour sacré et l’amour profane soit à la villa Borghèse, Rome n’est pas la ville la plus riche en tableaux du Titien. On n’y trouve pas sur lui des révélations comparables à celles du Vatican et de la Farnésine sur Raphaël. Enfin M. Romain Rolland trouve le séjour de Rome « dangereux » pour son Jean-Christophe, dont la personnalité est apparemment si fragile qu’elle risque de s’y altérer, et il le renvoie bien vite à Paris.

À vingt ans de distance, le musicien ne reconnaît plus, naturellement, le Paris où il s’était réfugié, venant d’Allemagne, après sa rixe avec un sous-officier. La nouvelle génération ne ressemble pas aux intellectuels et aux esthètes qu’il a jadis si rudement et parfois si injustement censurés. Ces jeunes gens d’aujourd’hui se préoccupent plus d’agir que de comprendre : ils veulent vivre ! Ils devraient donc, semble-t-il, obtenir toutes les sympathies de M. Romain Rolland, dont ils suivent les directions essentielles. Mais ces hommes d’action sont nationalistes et traditionnalistes. Alors M. Romain Rolland n’est pas encore satisfait. Il consent à célébrer « le réveil des énergies françaises », mais il regrette le vieil idéalisme. Il s’emporte violemment contre certains théoriciens, que l’on peut désapprouver avec plus de modération et plus d’impartiale équité. Il prête à certains adversaires des sottises qu’ils n’ont jamais dites.

« Il y avait, prétend-il, de bons plaisants qui montraient le remède à tous les maux dans le retour au latin. » Où a-t-il vu cela ? Il y a des gens très raisonnables qui montrent dans le retour au latin un remède à l’abaissement trop prouvé de la culture française, mais qui n’en font point une panacée. « D’autres, ajoute-t-il, prônaient sérieusement avec un verbe énorme qui en imposait aux badauds, la domination de l’esprit méditerranéen. Ils eussent aussi bien parlé, en un autre moment, d’un esprit atlantique. » Comment parlerait-on d’un esprit atlantique, qui n’existe pas ? Mais l’esprit méditerranéen existe. Il a été même célébré par deux de ces Allemands si chers à M. Romain Rolland, et non des moindres, Goethe et Nietzsche.

Jean-Christophe a la joie de retrouver le fils de son cher Olivier, le jeune Georges Jeannin, qui est un gentil garçon, mais agité, turbulent, réactionnaire et sportif. Il l’admoneste de son mieux, le marie avec Aurora, la fille de Grazia, et meurt peu de jours après ce mariage, non sans avoir chanté un suprême cantique à la vie, ni sans avoir lyriquement invoqué Dieu (en qui, dans des volumes antérieurs, il ne croyait pas). Cette mort de Jean-Christophe est assez belle. Mais malgré cette invocation à Dieu et cet hymne à la vie l’ouvrage si allègre, si frais, si sainement joyeux dans ses premières parties, s’achève sur une impression de morne tristesse. Et la thèse capitale de M. Romain Rolland subit de ce fait un démenti très grave.

Cette thèse, que l’on a le droit de dégager et de discuter, puisque l’auteur a mis à son livre le point final, c’est le culte, l’adoration, l’idolâtrie de la Vie. Vivre ! Joie de vivre ! Fureur de vivre ! C’est le leitmotiv de ces dix volumes. On pourrait presque dire que c’en est le « tarte à la crème » ! L’élan vers la vie la plus puissante et la plus large, vers la vie quand même, malgré tous les déboires et toutes les malveillances, c’est tout le caractère de Jean-Christophe. Il supporte tout, pourvu qu’il vive. Souffrir, c’est encore vivre. Il ne tarit point là-dessus. Il applique ce critérium dans tous ses jugements. Ce qu’il reproche aux philistins germaniques, c’est de n’être point vivants ; aux snobs et aux décadents français, c’est de sentir la mort. D’après lui, l’art français, et particulièrement la musique française, ont de nombreux mérites : l’ingéniosité, l’esprit, la finesse, l’industrieuse et délicate exécution ; il n’y manque qu’une chose : la vie. Il condamne sévèrement les artistes attachés à la perfection de la forme, les musiciens soucieux d’équilibre et de construction, les écrivains qui visent au style élégant et châtié. (Aussi M. Romain Rolland n’est-il point de ceux-là ; et dans son dernier volume en particulier, les négligences, les incorrections, les clichés abondent de la façon la plus désobligeante.) Mais le style, l’ordonnance, la forme, rien de tout cela ne compte : la vie seule importe et suffit à tout. Il la compare tantôt au soleil fécondant, tantôt à l’Océan infini. Il la divinise et l’exalte comme le souverain bien. Dans ces conditions, on jugera très fâcheux que son grand ouvrage n’aboutisse pas à nous la montrer aimable et désirable, mais nous laisse au contraire un goût de cendre et de néant. Un pessimiste n’aurait pas fait mieux.

N’hésitons pas à croire que M. Romain Rolland a cédé malgré lui à la logique d’une vérité méconnue, et que ce n’est pas son dénouement qui est manqué, mais sa thèse qui est fausse, À aucun point de vue, la vie ne saurait être regardée comme un principe premier, ni comme une fin de soi. Elle ne suffit à rien. La vie à l’état pur, pour l’espèce humaine, c’est l’état sauvage, l’animalité primitive. Ce qui est intéressant et précieux, ce n’est pas la vie, c’est la pensée. La vie n’est qu’une condition, un moyen, un substratum pour les créations de l’esprit, qui d’abord la rendent supportable, puis l’embellissent et la font aimer, enfin adoucissent par des considérations religieuses ou philosophiques l’amertume de la perdre, L’instinct seul, le vouloir vivre, puisqu’il ne s’accompagne pas d’inconscience comme chez les animaux, n’empêcherait les meilleurs d’entre nous ni de la subir comme un pénible fardeau, ni, par une contradiction funeste, d’en envisager le terme avec horreur. En dépit de ses effusions factices, qui ne nous persuadent pas, cette mort d’un homme qui a professé pendant dix volumes les doctrines de Jean-Christophe sur la vie nous apparaît comme particulièrement angoissante et, en quelque sorte, d’une ironie sinistre.

M. Romain Rolland tire de son idée-fixe un absolu mépris de l’élément intellectuel. Il prêche l’action, l’action pour elle-même, sans voir qu’elle n’a de prix que dans la mesure où l’intelligence la dirige. Il prétend éliminer de l’art ce qui en assure la valeur et l’existence même. Il faut sans doute que l’art soit vivant : mais comment la vie s’y exprime-t-elle ? Par la forme, par le style. Les plus intenses émotions ne détermineraient qu’un vagissement informe et chaotique, si l’intelligence n’intervenait pour les traduire en un langage d’autant plus expressif qu’il est plus harmonieux et plus pur. L’art spontané est une chimère et un non-sens. M. Romain Rolland a la manie des autodidactes : elle ne lui a pas toujours réussi, et encore est-il que s’ils ont accompli cet immense effort de s’instruire eux-mêmes, tant bien que mal, c’est précisément afin de n’en être pas réduits à la simple spontanéité. Rien de plus conventionnel que les élucubrations d’un ignorant. Seuls les artistes munis d’une forte culture arrivent à faire vrai.

Dans l’espèce de mysticisme qui détermine le système de M. Romain Rolland, on conçoit qu’il ne saurait y avoir place pour l’esprit critique. Les malheureux qui s’adonnent à la critique sont assimilés par lui successivement à des filles, mais moins aimables, à des Turcs, après le passage desquels tout est ruine et deuil, à des domestiques, mais faisant mal leur service, etc. M. Romain Rolland est peut-être un peu sévère pour une profession qu’il a lui-même copieusement exercée, Attendu qu’environ la moitié de son Jean-Christophe n’est que de la critique, souvent assez faible, parfois venimeuse, et que la plupart de ses autres publications en librairie appartiennent à ce genre exécré. Sa haine n’épargne même point des maîtres comme Renan et Anatole France, qu’il se permet de dénigrer avec des mots si injurieux que je rougirais de les citer. C’est lui aussi qui s’est aperçu que la musique de l’auteur de la Symphonie sur un thème montagnard et du Jour d’été à la montagne sentait le renfermé. Sa raison, c’est que M. Vincent d’Indy recommande à ses élèves l’étude des maîtres du passé, et que M. Romain Rolland est pour le passé un ennemi personnel — nécessairement, puisque le passé, c’est la Mort, et qu’il est le grand pontife de la Vie.

En revanche, il se passionne pour l’Avenir. Il le scrute, le couve, le prédit volontiers, et ses prophéties affectent quelquefois un tour qui ne déparerait point les almanachs. « Dans une ville comme celle-ci, on apprend à admirer cette nouvelle génération de jeunes filles qui, en crépit de tant d’obstacles, se lancent avec une ardeur candide à la conquête de la science et des diplômes… (On attend l’adresse du pensionnat.) Cet effort féminin ne sera pas perdu… (Qu’en sait-il ?) Naturellement, de celles qui luttent aujourd’hui, beaucoup mourront (on aurait même cru qu’elles mourraient toutes), beaucoup seront détraquées. C’est un âge de crise. L’effort est trop violent pour des forces trop amollies. Quand il y a longtemps qu’une plante est sans eau, la première pluie risque de la brûler. Mais quoi ? C’est la rançon de tout progrès… », etc. Ô Flaubert ! Ce féminisme éloquent ne l’empêchera pas, un peu plus loin, de proclamer que « dans la plus honnête et dans la meilleure des femmes, il y a, par moments, une fille ».

Ailleurs, M. Romain Rolland s’écrie : « L’évolution de la pensée européenne allait grand train. On eût dit qu’elle s’accélérait avec les inventions mécaniques et les moteurs nouveaux. La provision de préjugés et d’espoirs, qui suffisait naguère à nourrir vingt ans d’humanité, était brûlée en cinq ans… » Ou encore il vaticine :

Chaque peuple, aujourd’hui, sent l’impérieux besoin je rassembler ses forces et d’en dresser le bilan. C’est que, depuis un siècle, tous les peuples ont été transformés par leur pénétration mutuelle et par l’immense apport de toutes les intelligences de l’univers, bâtissant la morale, la science, la foi nouvelles. Il faut que chacun fasse son examen de conscience et sache exactement qui il est et quel est son bien, avant d’entrer avec les autres dans le nouveau siècle. Un nouvel âge vient. L’humanité va signer un nouveau bail avec la vie. Sur de nouvelles lois, la société va revivre. C’est dimanche demain. Chacun fait ses comptes de la semaine, chacun lave son logis et veut sa maison nette, avant de s’unir aux autres, devant le Dieu commun, et de conclure avec lui le nouveau pacte d’alliance.

Que de nouveautés ! Quelle bizarre mélange d’homélie et de rhétorique pour comices agricoles ! Il y a, en M. Romain Rolland, du prédicateur quaker, du politicien et du professeur honteux. Il nous somme constamment de « songer à notre âme ». Mais il nous flatte en nous affirmant que nous vivons dans le plus beau des siècles, dans une époque extraordinaire, qui éclipse tellement la Grèce, et Rome, et Louis XIV, qu’il serait désormais ridicule de penser à ces vieilleries. Le normalien qui veut passer pour émancipé reparaît avec cette manie de nous imposer des taches, de nous dicter des « devoirs », et de nous distribuer de bons ou de mauvais points. Attention à l’évolution contemporaine ! Il s’agit de s’y classer en bon rang ! Cette évolution préoccupe tant M. Romain Rolland qu’il s’en exagère un peu l’importance et ressemble au souriceau de La Fontaine, qui prenait pour le Caucase la moindre taupinée. S’il n’avait pas supprimé le Passé d’un trait de plume, il constaterait peut-être que l’humanité n’a pas changé tant que cela depuis les anciens âges, d’où l’on serait tenté d’augurer qu’elle ne se métamorphosera pas radicalement d’ici à la semaine prochaine. Quelle étrange manie d’annoncer à tout bout de champ des miracles ou des catastrophes propres à renouveler la face du monde !

Malgré toutes ces objections, auxquelles on pourrait en joindre quelques autres, le Jean-Christophe n’en est pas moins une œuvre remarquable et parfois admirable. Faible et nuageux idéologue, M. Romain Rolland est un merveilleux peintre de sentiments, un véritable poète du cœur. Mais pourquoi ne se borne-t-il pas à conter de belles histoires émouvantes ? Et pourquoi veut-il à toute force avoir un système ?

Une Italienne de la Renaissance. — Isabelle d’Este45

Isabelle d’Este, marquise de Mantoue, est assurément l’une des femmes les plus marquantes de la Renaissance italienne. Le Louvre possède son portrait, au fusain, rehaussé de pastel, par Léonard de Vinci. On croit la reconnaître dans la figure centrale du Parnasse de Mantegna, qui est également au Louvre. Elle fut portraicturée, en outre, par Francia et par Titien. La Mise au tombeau du Titien et l’Antiope du Corrège lui ont appartenu. Son nom, « synonyme d’intelligence sublime, de beauté, distinction, courtoisie et sagesse », a été exalté par l’Arioste, dans le Roland furieux, et au moins mentionné par tous les historiens. Mais aucune étude complète ne lui avait encore été consacrée. Enfin une femme de lettres anglaise, Mme Julia Cartwright, nous a donné de cette fameuse Isabelle une biographie comme on les aime en Angleterre, c’est-à-dire minutieusement circonstanciée et strictement objective. Mme Emmanuel Schlumberger vient d’en publier une excellente traduction française, un peu condensée et cependant encore très copieuse. Aucun incident, petit ou grand, de la vie d’Isabelle d’Este ne sera désormais ignoré. Mme Julia Cartwright, formidablement documentée, ne néglige point le moindre épisode et suit pas à pas son héroïne du berceau jusqu’à la tombe. Elle nous livre d’ailleurs les résultats de ses recherches érudites sans prétendre nous imposer ses idées ni nous dicter une conclusion. Évidemment, la marquise de Mantoue est sympathique à Mme Julia Cartwright ; mais que pense celle-ci de la Renaissance en général et en particulier du rôle qu’y a tenu Isabelle ? De telles questions n’entrent pas dans le programme d’une biographie anglaise. C’est à nous de dégager un jugement, si nous pouvons, des faits qui nous sont rapportés avec un impartialité absolue et une rigoureuse exactitude.

Ce gros et beau livre se lit avec un extrême intérêt, parce qu’il fait revivre pour nous une des périodes les plus passionnantes et les plus décisives de l’Histoire. Isabelle d’Este a été mêlée d’assez près à tous les événements historiques qui se sont déroulés en Italie à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, ainsi qu’à tout le mouvement intellectuel et artistique qui a inauguré l’âge moderne. Il faut bien avouer pourtant que l’on retire de cette lecture si attachante quelques déceptions, dont on ne peut certes faire un grief à Mme Julia Cartwright et encore moins à Mme Emmanuel Schlumberger, mais qui résultent vraisemblablement du sujet même et de ses limites — assez étroites, malgré les apparences.

En effet on ne discerne aucune connexion nécessaire entre la Renaissance proprement dite, magnifique floraison de l’intelligence et des arts sous l’ascendant de l’antiquité retrouvée, et les péripéties tumultueuses, embrouillées, parfois presque comiques, des annales politiques de la péninsule. Le pape, l’empereur, le roi de France, la République de Venise et les nombreux petits États italiens se battent et se réconcilient, forment des ligues en sens divers, renversent continuellement leurs alliances, s’agitent comme dans une fourmilière et déconcertent l’attention de l’observateur. Si l’on essaye de suivre le détail de ces fiévreuses évolutions et de ces soudaines volte-face, on s’y perd et l’on n’y comprend rien. Surtout, on ne distingue pas le moins du monde le rapport qu’il peut y avoir entre ce tohu-bobu et l’incomparable éclat dont brillent à la même époque les lettres et les arts plastiques. Les historiens philosophes, un Taine ou un Burckhardt, fournissent naturellement des explications : c’est leur métier. Ils vont même, je crois, jusqu’à soutenir que cet état de guerre, de trouble et d’insécurité favorisait la Renaissance, en surexcitant les passions et l’énergie vitale. À moins que cette surexcitation ne fût à la fois une cause d’activité esthétique et de désordre civil. Mais une hypothèse contraire paraît plus plausible.

« Depuis mille ans que l’empire romain, affaibli surtout par la corruption des mœurs, avait commencé à déchoir de ce haut point de grandeur où des vertus héroïques et la fortune l’avaient élevé, l’Italie n’avait jamais été si florissante ni si paisible qu’elle l’était vers l’année 1490. » Ainsi s’exprime Guichardin que cite M. Robert de La Sizeranne, dans sa préface au volume de Mmes Julia Cartwright et Emmanuel Schlumberger. Ainsi c’est dans la paix et la prospérité de l’Italie qu’apparut la Renaissance. Elle était déterminée à la fois par une évolution naturelle, par un progrès ininterrompu de la culture depuis Giotto, Dante et Pétrarque, et par des circonstances adventices : invention de l’imprimerie, qui vulgarisa les auteurs anciens ; arrivée des savants grecs que les Turcs avaient fait fuir de Constantinople. Bientôt l’Italie allait être foulée par les invasions, par les luttes de l’empereur et du roi très chrétien ; mais elle se fût bien dévorée elle-même, en l’absence de ces redoutables monarques, par le simple jeu des divisions entre ses ambitieux et belliqueux principicules. Bien loin de servir la Renaissance, il est extrêmement vraisemblable que ces déchirements l’ont contrariée et en ont à tout le moins abrégé la durée. Dès le milieu du seizième siècle, elle est à son déclin, et la réaction commence, autant par lassitude et par épuisement que par l’obligation d’opposer au luthéranisme et au calvinisme une contre-réforme. En tout cas, et quoi que l’on pense de ces différentes théories, il est certain que l’analyse chronologique et anecdotique des faits, curieuse et divertissante en soi, n’éclaircit rien et produit même une légère impression d’ahurissement. Pourquoi le marquis François de Gonzague, époux d’Isabelle, est-il successivement capitaine général des armées de Venise, puis de celles du pape Jules II ? Pourquoi recherche-t-il tantôt l’amitié du roi de France, et tantôt celle de l’empereur, après avoir combattu ces puissants souverains tour à tour ou simultanément ? Pourquoi Clément VII couronne-t-il affectueusement Charles-Quint, à Bologne, si peu de temps après l’horrible sac de Rome par l’armée impériale que commandait le connétable de Bourbon ? Mme Julia Cartwright constate et enregistre, sans se risquer dans l’idéologie.

À peine souligne-t-elle d’une ironie presque imperceptible les détours un peu brusques imposés aux convictions d’Isabelle d’Este par la nécessité de protéger l’indépendance de Mantoue contre les inquiétants appétits des vainqueurs. Belle-sœur et amie de Ludovic le More, duc de Milan, elle se rend néanmoins auprès de. Louis XII, dès qu’il a pris la ville et dépossédé la dynastie des Sforza. Elle s’amuse même énormément et sans arrière-pensée à la cour de l’envahisseur. Elle accable la duchesse d’Urbin, sœur de son mari, sous les prestigieux récits des fêtes données par le roi et des gracieusetés qu’il lui a prodiguées. « Je suis sûre, dit-elle, que la cour de Rome n’est pas comparable à la cour de France. » Elle ajoute que cette dernière cour est « très remarquable par la liberté et l’absence d’étiquette. Par exemple, les cardinaux n’y sont pas traités avec plus d’honneur que les chapelains à Rome. Personne ne leur cède le pas, on ne leur témoigne aucun égard, pas plus le roi que les autres. Quoi qu’il en soit, Sa Majesté est toujours extrêmement respectueuse et courtoise envers tous ceux qui osent l’approcher, surtout envers les dames : elle se lève et ôte son chapeau pour leur rendre honneur. » Bientôt Louis XII met le comble à ses prévenances :

Que sont toutes ces choses, écrit Isabelle, en comparaison de mes espérances prochaines, qui dépassent tout ce que j’ai fait et vu dans le passé ? Le roi très chrétien pense que la reine ne peut mettre un fils au monde si je ne suis pas là, et il m’a priée instamment de venir auprès d’elle, afin que je puisse à la fois honorer cette naissance par ma présence et tenir l’enfant sur les fonts baptismaux. Peut-il y avoir un honneur plus grand au monde que d’être la commère et la marraine d’un roi de France ? Oh ! quelle splendeur, quelle pompe, quelle gloire m’attendent ! Non seulement je vais voir Paris, l’université la plus célèbre et la cité la plus peuplée de tout l’univers, mais je verrai toute la France, la Bourgogne et les Flandres…

Hélas ! ce projet séduisant ne se réalisa pas. Isabelle d’Este n’a jamais vu Paris. Mais elle se mit derechef en frais de grâces et de sourires pour François Ier, après Marignan, quitte à recevoir avec enthousiasme et magnificence Charles-Quint à Mantoue, après Pavie. L’instinct de conservation la contraignait à ces revirements, comme il l’avait contrainte à quelques prudentes platitudes devant César Borgia. Les temps étaient rudes. Isabelle n’avait pas la vocation du sacrifice ; mais c’était une maîtresse femme, fort experte en politique, qui sut réparer les gaffes de son condottiere de mari, sauver son petit État de Mantoue, transmettre à son fils Frédéric un patrimoine intact et le lui faire même agrandir par un mariage opportun avec l’héritière du marquisat de Montferrat. Comme Sieyès, elle a vécu. Et c’était un résultat presque aussi méritoire sous la Renaissance que sous la Révolution.

Ce qui, chez la marquise de Mantoue, est admirable en soi, et non pas seulement en raison de la dureté des temps, c’est d’abord sa vertu. Elle donna huit enfants à François de Gonzague et lui garda une fidélité à toute épreuve, bien qu’il n’observât point de son côté la même discrétion. Il affichait publiquement des favorites, notamment une certaine Théodora. Isabelle s’en plaint, mais sans insister : « Je n’ai besoin de personne, lui écrit-elle, pour m’apercevoir que depuis quelque temps Votre Excellence m’aime très peu. Mais comme ceci est un sujet désagréable, je couperai court et n’en dirai pas plus. » François de Gonzague avait vraiment de la chance. Cependant elle se rebiffe lorsqu’il lui fait des observations désobligeantes à propos d’une de ses filles d’honneur, dont le vice-roi de Naples et le cardinal de Gurk sont tous deux amoureux fous. Isabelle n’y est pour rien et réplique à l’époux injuste qu’elle n’a jamais eu besoin d’être dirigée par d’autres, ni qu’on lui rappelât ce qu’elle avait à faire, et qu’il lui doit une aussi grande reconnaissance que jamais mari a pu en devoir à sa femme.

Bien qu’on cite comme irréprochables nombre de grandes dames ses contemporaines, Isabelle avait sous les yeux, et jusque dans sa propre famille, des exemples peu édifiants. Son frère Alphonse d’Este, duc de Ferrare, avait épousé Lucrèce Borgia, que Victor Hugo a quelque peu noircie, mais qui n’avait tout de même pas une réputation d’hermine. Une autre Borgia, Angela, suivante et parente de Lucrèce, était courtisée concurremment par le cardinal Hippolyte d’Este et par le frère naturel de ce prince de l’Église, Giulio (tous deux frères d’Isabelle et du duc Alphonse). Angela dit à Hippolyte quelle le donnerait tout entier pour les yeux de Giulio. Le cardinal fit alors crever les yeux à son frère et rival. Giulio, dont un œil avait été guéri par miracle, complota, avec un autre frère naturel, Ferrante, la mort du cardinal Hippolyte et du duc Alphonse, qui éventa la mèche et jeta les deux conspirateurs, par clémence, parce qu’ils étaient ses frères, dans un cul de basse fosse, où l’un mourut trente-quatre ans après, et d’où l’autre ne sortit qu’un demi-siècle plus tard, à l’âge de quatre-vingts ans. Si l’amour était dangereux, la vertu n’était pas non plus sans périls. Pour avoir repoussé Alphonse d’Este, la belle Barbara, femme du poète Hercule Strozzi, vit assassiner par des spadassins aux gages du prince cet époux trop chéri. Ce qui étonne un peu dans l’ouvrage de Mme Julia Cartwright, ce n’est pas qu’Isabelle soit restée fidèle au marquis François, mais c’est qu’il ne semble pas qu’elle ait eu à se défendre, bien que sa beauté célèbre et son charme incontesté fussent évidemment propres à inspirer des passions. Elle n’a pas eu, comme Vittoria Colonna, le privilège d’être aimée d’un Michel-Ange. Les vers que lui dédie l’Arioste sont très laudatifs, mais sans aucun mélange de galanterie, même platonique.

Cette biographie nous réservait une dernière surprise. Il n’en ressort pas du tout qu’Isabelle ait exercé la moindre impulsion personnelle sur la Renaissance. Elle a connu la plupart des artistes, des humanistes, des écrivains de ce temps. Elle les a volontiers encouragés et protégés. Elle a été une cliente sérieuse pour Alde Manuce. Elle a poursuivi de commandes Léonard de Vinci, Pérugin, Giovanni Bellini et autres peintres illustres, qui se faisaient généralement tirer l’oreille, soit qu’ils eussent d’autres occupations, soit que ses exigences leur fussent peu agréables. Elle avait la manie de leur imposer des sujets de tableaux, comme l’Institut aux candidats pour le prix de Rome. Elle avait réuni cependant une superbe collection. Son goût des arts et de l’étude est des plus honorables. Mais on n’aperçoit pas qu’elle soit intervenue directement et avec efficacité dans l’orientation générale des idées ni spécialement dans les travaux d’un littérateur ou d’un artiste. Très admirée, très recherchée, très fêtée, elle n’a même pas eu autant d’action que devait en avoir une marquise de Rambouillet. Il n’y aurait rien eu de changé à son époque si elle n’avait point existé. Et à vrai dire, le récit de sa vie, encore que fort attrayant, relève de la chronique plutôt que de l’histoire. Mais peut-être la Renaissance italienne était-elle un mouvement essentiellement viril, où il n’y avait point place pour une influence féminine prépondérante.

Julien Benda46

Quiconque a le goût des idées lira les ouvrages de M. Julien Benda non seulement avec le plus vif plaisir, mais encore avec une sorte de passion. M. Julien Benda s’adonne à un genre que l’on peut appeler la littérature philosophique. Il y a de purs philosophes, absorbés par la construction de leurs systèmes, et qui emploient habituellement un langage hermétique, prohibitif pour les non-initiés. Ils peuvent, par surcroît, être de grands écrivains, comme Platon, le plus merveilleux prosateur qui ait peut-être jamais existé, comme Descartes, dont le Discours de la méthode marque une date presque aussi importante dans l’histoire de la langue française que dans celle de la philosophie moderne. Mais ce sont des accidents heureux. Il y a, d’autre part, de purs littérateurs qui peuvent très bien s’abstenir d’idées générales et qui, si d’aventure ils en ont, les enclosent dans des symboles uniquement sensibles (dont le sens caché et la portée réelle échappent à beaucoup de lecteurs exclusifs ou légers). Entre ces deux classes d’esprits apparaît celle des littérateurs philosophes, pour qui penser est la grande affaire et qui ne craignent pas de s’exprimer en termes directs, c’est-à-dire abstraits (en l’espèce), mais qui savent néanmoins rendre leur pensée claire et accessible à tout homme cultivé, la parer des grâces du style et des couleurs de la vie. Ce sont des artistes, mais l’abstraction est pour ainsi dire la matière de leur art, comme la nature concrète, les émotions, les caractères ou les mœurs constituent celle de la poésie, du théâtre ou du roman. Taine, Renan, Nietzsche ont été, parmi les contemporains, les maîtres de cette idéologie communicative et animée. C’est à cette famille spirituelle que se rattache brillamment M. Julien Benda.

Dans Mon premier testament, opuscule un peu paradoxal, mais souvent pénétrant, il tentait une classification des doctrines métaphysiques, religieuses et politiques, d’après les sentiments qu’elles sont capables de satisfaire. Il partait de cette observation évidemment juste que la majorité des hommes adopte une opinion non point pour des raisons objectives, mais à cause de la satisfaction qu’elle apporte à leurs besoins sentimentaux. Besoins de haine ou de sympathie, d’orgueil ou de détente du moi, de surprise ou de sérénité ; telle était la triple opposition qu’il réduisait finalement à l’opposition unique du besoin de pathétique et du besoin de facilité. La principale objection, qui ne lui a pas échappé, mais qu’il n’a peut-être pas complètement résolue, c’est que la même doctrine peut donner satisfaction à des sentiments très différents. Par exemple, on peut être socialiste par sympathie pour le peuple ou par haine contre les riches ; l’orgueil peut inspirer le nationalisme (puisqu’on participe des privilèges qu’on attribue à son pays et à sa race), mais aussi le cosmopolitisme (qui exalte au-dessus des frontières la personnalité d’un citoyen du monde) ; le miracle religieux et le miracle révolutionnaire contentent également le besoin de surprise, etc., etc. Il y a pourtant du vrai dans les ingénieuses distinctions établies par M. Julien Benda. Et j’aime qu’il conclue contre les doctrines de dramatisation, en faveur du sens de l’éternel et des templa serena.

Le Dialogue d’Éleuthère est en réalité une suite de dialogues, très fins et parfois très caustiques, encadrés dans une esquisse d’action romanesque, avec deux intrigues amoureuses et un duel en perspective au dénouement. Éleuthère est un jeune philosophe d’aujourd’hui, qui vit en dilettante, s’abstient d’écrire et n’expose sa philosophie qu’en de libres entretiens, comme Socrate. Il a un ami, nommé Rodrigues, qui est misogyne, comme Euripide. Éleuthère, qui a lu Stendhal, lui répond : « Mais quand leurs prétentions seraient mille fois moins justes, il faudrait encore les leur laisser. C’est si nettement notre intérêt ! Quel prix aurait leur chute si nous ne savions de quelle hauteur elles croient tomber ?… » Il ne s’en répand pas moins en épigrammes, acérées et topiques, contre un certain féminisme littéraire. Il en exècre à bon droit l’impudeur romantique, la fureur d’étonner, la rage de placer l’Instinct au-dessus de l’Intelligence. « Il montrait comme toute l’esthétique moderne est femme : la haine qu’elle a du clair, du défini, de l’intelligent, l’amour qu’elle a du trouble, du mobile, de l’instinctif… » Dînant en ville, avec de notoires hommes de lettres, il raille sans pitié leur manie « de ne rien tant mépriser que l’intellectualisme, de ne goûter que la Passion, le mouvant, ce que l’Intelligence n’a pas encore figé, de n’aimer que la Vie, comme disaient leurs femmes en vous regardant dans les yeux avec des yeux de bacchantes appliquées ». Quelle joie de rencontrer un jeune écrivain qui résiste hardiment à cette mode et ne craint pas de passer pour un intellectuel !

On n’en est que plus fâché de le trouver en contradiction avec lui-même dans un chapitre concernant la fête du 14 juillet. Il est permis de considérer sans malveillance et sans dédain ces réjouissances populaires. Éleuthère va jusqu’à les préférer aux Panathénées : c’est trop. Il blâme ceux qui ne donnent qu’à une certaine qualité de vie le nom de beau. Pour lui, une société est belle en raison de la quantité de vie qu’elle manifeste (comme s’il n’y avait pas plus de vie vraie dans l’harmonie consciente des Panathénées que dans le grouillement des bals de carrefour). Il se targue d’être moins ému « par le plus brillant soliste que par l’impersonnelle symphonie », et en principe, il a bien raison. Seulement la symphonie n’est pas l’œuvre d’une foule, mais d’un musicien, généralement supérieur à celui qui travaille pour les ténors. Ce sont les Panathénées, et non les chaotiques agitations des terrasses de marchands de vin, qui ressemblent à une symphonie. Ici, M. Julien Benda pactise avec cette école de la Vie dont il se moquait tout à l’heure avec une ironie si judicieuse.

Au cours d’une discussion sur les mérites comparés de la musique et de la peinture, Éleuthère emprunte la fameuse théorie de Schopenhauer, adoptée par Wagner, sur la signification métaphysique et transcendante de la langue musicale. Je ne serais pas éloigné de croire que c’est une illusion, provenant d’une confusion entre l’invisible et le transcendant. Le noumène n’échappe pas seulement à la vision, mais à tous nos sens. Or la musique repose sur la sensation, au moins autant que les arts plastiques, et même davantage ; car le son agit sur les nerfs plus puissamment que la couleur, ainsi que le remarque précisément M. Julien Benda. Je suis un peu surpris que cette observation ne l’ait pas fait hésiter dans son adhésion à la théorie de Schopenhauer. Ce qui est vrai, c’est que l’illusion précitée existe chez la plupart des hommes, parce que leurs relations les plus fréquentes avec le monde sensible sont d’ordre visuel, d’où il résulte que la musique n’exprime peut-être pas réellement le noumène, mais leur en suggère fallacieusement l’idée. Un passage excellent est celui où M. Julien Benda montre que la sensation n’est que l’élément brut de l’art, lequel est constitué par l’intervention souveraine de l’élément intellectuel, dont le rôle est semblable à celui d’un démiurge. La grandeur d’un Wagner tient à ce que, « maniant la matière la plus troublante, il n’a jamais perdu de vue les idées d’équilibre et d’ordonnancement »

Dans le Bergsonisme, M. Julien Benda accentue sa position intellectualiste et pousse une charge à fond contre la philosophie de la Vie et de l’intuition. Il argumente avec une vigueur, une ardeur, une violence même, qui l’emportent peut-être à quelques excès, mais qui enchanteront tout lecteur épris du noble jeu des idées. M. Benda est un redoutable polémiste. Son pamphlet m’a rappelé celui de Taine contre les Philosophes français du dix-neuvième siècle. L’auteur du Bergsonisme n’a pas moins de verve mordante, ni de rigueur dialectique. Je ne puis entrer ici dans l’examen de la brochure de M. Benda, ni étudier à ce propos l’œuvre de M. Bergson, qui est tout de même un philosophe plus considérable que Victor Cousin. Il faudrait peut-être établir une distinction entre son incontestable valeur personnelle et les fâcheux abus qui s’autorisent de sa doctrine. D’après M. Benda, le succès de l’Intuitionnisme « tient surtout à ce qu’il proclame la supériorité du vagissement sur la parole, du tâtonnement sur la maîtrise, de l’esprit qui se cherche sur l’esprit qui se possède : on conçoit que des docteurs brouillons, des bardes embourbés, des poétesses mobiles, que tous les incapables d’une pensée possédée se soient rués au triomphe d’une philosophie qui érige leur inquiétude en sommet esthétique et leur jette en pâture l’esprit maître de lui ». Je ne me cache point d’applaudir à l’effort de M. Benda pour la défense de la raison.

L’Ordination est un très beau roman, où se développe un émouvant conflit du sentiment et de la pensée. Bien que les cas exposés soient très différents, la substance psychologique du livre de M. Benda présente une analogie avec celle des Flambeaux de M. Henry Bataille. Certains sujets, comme on dit, sont dans l’air.

M. Benda a divisé son récit en deux parties. La première, en gros, c’est Adolphe, compliqué d’un peu de nietzschéisme. Félix a aimé Madeleine ; il s’est ingénié, volontairement, grâce à une culture systématique de l’amour intense et parfait, à être tout pour elle, à se persuader qu’elle était tout pour lui, à se lier par tous les liens et d’abord par la religion du lien. Un jour, il s’aperçoit qu’il ne l’aime plus. Elle l’aime toujours. Ce sont alors les hésitations et les déchirements que vous devinez. M. Benda a su renouveler le thème, après Benjamin Constant, d’abord par l’acuité de certaines notations, ensuite par une analyse nietzschéenne des dangers de la pitié. Oh ! Félix n’est nullement un monstre. Il soutire profondément, et ce n’est qu’après de longues angoisses qu’il finit, l’âme en deuil, par se décider à être dur. Mais enfin il accomplit le coup d’État contre le cœur, contre les puissances de faiblesse et de vassalité.

La pitié, c’est la mort. Et il voulait vivre… Il se cabra longtemps devant la réponse, qui était là, devant lui, logique, fulgurante, implacable. Il se cabra longtemps… Puis il y vint lentement, comme un enfant qui monte à la condition d’homme, dans la gravité simple d’une ordination… Et il irait vers les forts, vers les hommes, vers ceux qui pensent vers ceux qui créent…

Dix ans après, Félix a entrepris d’écrire un grand ouvrage de philosophie. Il a épousé une femme intelligente et douce, qui respecte son travail. Il a une fille charmante. Il est heureux, vivant dans la douceur de ce foyer paisible, à côté de ces deux êtres à qui il donne très peu de lui-même, se réservant pour ses idées. Un malheur soudain vient le frapper : sa fille, Suzanne, est atteinte de coxalgie. Ce n’est pas seulement pour lui un grand chagrin, mais la cause d’une totale révolution intérieure. Dieu le punissait, lui infligeait le châtiment de son égoïsme. J’avoue que je compatis à sa peine, mais que je ne comprends pas très bien cet accès mystique, ni ce repentir, ni les révoltes qui vont bientôt se manifester. « Il avait le droit de vivre aussi sa vie à lui, son bonheur ! » Il ne s’agit pas de cela. Ce n’est point être égoïste que de consacrer ses veilles à l’étude de la métaphysique, dont l’objet est au premier rang de ceux qui dépassent les limites du moi. Ce n’est pas pour vivre sa vie qu’un philosophe-né use ainsi ses forces, mais en vertu d’une nécessité interne, qui ne lui laisse pas le choix. Si Félix avait vraiment la vocation, les afflictions et les crises domestiques pourraient interrompre son œuvre, mais non point l’en détourner définitivement.

Devant sa petite malade, il revient à la religion de la souffrance humaine, qu’il détestait et qu’il ne cesse pas de condamner en principe. Il fulmine contre les « affreux histrions modernes, exploiteurs du pantelant, exhibiteurs de Sébastien ou d’Amfortas ». Histrions est un peu vif. Et il y a là une confusion. Amfortas guérit et Sébastien meurt glorieux. Même pour les martyrs chrétiens, la douleur est non pas un bien en soi, mais une épreuve, un moyen de mériter le souverain bien, la vie éternelle. La pitié n’est pas l’adoration, mais au contraire l’horreur du mal et le désir de le combattre en soulageant les malheureux. Elle ne suppose pas nécessairement la haine du beau, de la force, de la santé : cette perversion n’a existé que chez quelques romantiques et quelques anarchistes. Les Grecs étaient sains : ils n’étaient pas durs. Félix a tort de dire : « Qui nous rachètera de la charité ? » La charité est bonne et n’exclut rien d’humain. Félix insulte à l’amour et il y sombre. Mieux vaudrait n’y point insulter et n’y point sombrer non plus. Cet antagonisme de l’amour et de l’intellectualité paraît factice. Un homme vraiment supérieur et bien organisé sait concilier la vie intellectuelle et la vie affective, en donnant à chacune sa place normale. M. Benda dit que l’amour unit à une autre créature au point qu’on est à la fois soi et non-soi : négation du principe d’identité, c’est-à-dire de la pensée même. Ce sont des mots.

Toujours est-il que son héros est submergé par son amour paternel, d’ailleurs pleinement respectable et légitime. Mais lorsque l’enfant va mieux, au point que la mère a repris sa sérénité, on s’étonne que le père ne retrouve pas assez de la sienne pour se remettre à la composition de son fameux traité. « On parlait d’une découverte qui pouvait transformer toutes les idées des hommes sur la nature de la matière. — Tout cela, monsieur, dit un père à Félix, ça ne vaut pas la caresse d’un de ces petits êtres-là… — Sans doute, dit-il, sans doute… » Où est l’incompatibilité ? Il n’y a pas de commune mesure. Ce qui est grave, c’est le passage où Félix, avec un instant de regret, s’imagine « rentrant chez lui, gardant son cœur intègre, continuant de monter de l’Etre à la connaissance », mais ajoute aussitôt : « Allons ! cette vie-là, elle eût été odieuse » et prononce que tout son cœur est dû à sa femme et à sa fille. Est-ce que par hasard on penserait avec le cœur ? Est-ce que Félix devrait dérober une part de son cœur à sa famille pour continuer de monter à la connaissance ? M. Benda, l’ennemi des bergsoniens et des pragmatistes, aurait-il subi la contagion des thèses qu’il a si vivement combattues ? Le même doute nous était venu, à cause des raisonnements d’Éleuthère sur le 14 juillet et les Panathénées. On a vu, hélas ! plus d’un médecin contaminé dans les hôpitaux…

Finalement, Félix n’est plus qu’époux et père. Il a abdiqué. Et il professe que les études philosophiques exigent un ascétisme radical, une existence solitaire, indispensable pour assurer le triomphe de l’esprit sur l’amour. Mais non ! l’Idée n’est pas ce Moloch. Elle n’exige pas de mutilations ni de sacrifices sanglants. Il y a un tour d’imagination sombre et un peu biblique chez M. Julien Benda. Je crois qu’il faut contester sa conclusion. Mais il a bien du talent47.

Louis Le Cardonnel48

Comme plusieurs autres écrivains contemporains, M. Louis Le Cardonnel, assez peu connu du grand public, possède un certain nombre d’admirateurs qui le portent aux nues. La littérature actuelle comprend ainsi un certain nombre de grands hommes in partibus. Les groupes dits avancés sont, en somme, constitués à l’état féodal. Il n’y a plus guère, à proprement parler, d’école, mais il y a sinon des chefs d’école, au moins des sortes de barons littéraires régnant chacun sur une petite cour enthousiaste. Ces clans se dissolvent d’eux-mêmes lorsque le maître est assimilé par le pouvoir centralisateur de l’opinion qui lui confère la véritable notoriété. Un auteur célèbre n’a plus de défenseur parmi la jeunesse. Il est aussi difficile à un académicien d’être élu prince des poètes ou des conteurs qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille.

Vous rencontrerez donc aisément des amateurs de poésies qui se pâment au seul nom de M. Louis Le Cardonnel. Plus aisément encore vous trouverez d’honnêtes gens qui n’ont rien lu de lui et soupçonnent à peine son existence. Ce qui distingue M. Louis Le Cardonnel de la plupart de ses confrères logés à la même enseigne, c’est qu’il n’a vraiment rien fait ni pour exciter ces fanatismes, ni pour repousser les suffrages de la majorité. Il n’est pas obscur, ni seulement symboliste ; il écrit en vers réguliers, et s’est tout au plus permis dans son premier recueil quelques licences vénielles, sans aller jamais jusqu’au vers libre. Ce n’est pas un grand poète, mais c’est un bon poète, doux, limpide et sympathique, également dépourvu des qualités et des défauts qui fondent les gloires de cénacle. Il n’a point de génie ; il n’en a même point les fausses apparences et n’en saurait donner l’illusion. Enfin voilà de longues années qu’il ne hante plus les brasseries de Montmartre et du quartier latin, mais les couvents d’Italie. Il n’a que du talent, un très aimable et très joli talent, un peu inégal, mais qu’un excès de finesse et de discrétion a seul empêché de devenir populaire. Bref, ce n’est pas le moins du monde un littérateur d’avant-garde, et son cas est tout à fait particulier.

Sa vie a pu frapper les imaginations romanesques. De curieux renseignements biographiques nous sont fournis sur lui par MM. Van Bever et Paul Léautaud, dans leur anthologie des Poètes d’aujourd’hui, et par M. Édouard Schuré, dans son volume : Femmes inspiratrices et poètes annonciateurs. Né à Valence, dans le Dauphiné, en 1862, d’origine normande et lointainement irlandaise par son père, M. Louis Le Cardonnel vint à Paris à vingt ans et s’affilia d’abord à une petite société d’esthètes qui comprenait notamment Albert Samain, MM. Georges Auriol, Léon Riotor, Antony Mars et Paul Morisse. Il fut bientôt un habitué des mardis de Stéphane Mallarmé, et de 1884 à 1886 il fréquenta le fameux cabaret de Rodolphe Salis, aux soirées duquel il récitait ses poèmes comme les camarades. Le Chat-Noir, qui a conduit M. Maurice Donnay à l’Académie française, allait être, pour M. Louis Le Cardonnel, une étape sur le chemin des autels. « Pendant quelque temps, disent MM. Van Bever et Léautaud, il se retira au séminaire d’Issy, mais incertain sur la solidité de sa vocation, craignant de se tromper, il le quitta bientôt pour un court retour à la vie du siècle. » M. Édouard Schuré attribue à une amitié féminine la résolution qui l’engagea définitivement dans l’état ecclésiastique.

Elle était comme lui, dit M. Schuré, qui a connu cette personne, une nature ardente et ailée, mais contenue par la volonté. Comme lui elle joignait de profondes aspirations religieuses à l’amour de la vie et de la beauté. Enfin ils possédaient en commun le sens subtil de la littérature et le goût passionné de la poésie. La Muse, qui dormait dans cette femme, dut s’éveiller en tressaillant au contact de ce poète mystique dont tous les vers sont imprégnés d’un souffle d’âme et d’au-delà. Elle devint son meilleur conseiller et son guide intelligent. Il lui dut sans doute la pleine éclosion de sa poésie… Avec elle nul danger qu’un sentiment trop passionné vînt troubler le ciel d’une si noble amitié. Depuis son adolescence, Louis Le Cardonnel avait l’idée du sacerdoce, mais il n’osait s’y décider. Par un exemple rare, digne d’exercer la sagacité d’un psychologue profond, il fut amené lentement et sûrement à ce sacrifice suprême par celle-là même qui lui avait révélé le suprême bonheur d’être compris d’une femme.

En 1894, âgé de trente-deux ans, M. Louis Le Cardonnel entra au séminaire français de Rome. En 1896, il fut ordonné prêtre. Il exerça quelque temps le ministère paroissial dans le diocèse de Valence, puis il entra comme novice chez les bénédictins de Ligugé, où il resta de 1900 à 1901, publiant des vers dans le journal de la communauté, le Bulletin de saint Martin et de saint Benoît, sous son nom de religieux : frère Anselme. Des raisons de santé le contraignirent de renoncer aux austérités bénédictines. Il retourna d’abord dans son Dauphiné, puis se retira en 1895, à Assise, où il vécut comme prêtre libre à l’ombre de la basilique de Saint-François. Enfin il quitta l’Ombrie pour la Toscane et se fixa dans un monastère du Val d’Arno.

Son premier recueil, Poèmes, a paru en 1904. M. Louis Le Cardonnel, bon wagnérien, et qui avait collaboré à une revue intitulée le Saint-Graal, dédie à Louis II de Bavière des vers émus :

Ô vous qui, devançant l’inéluctable loi,
Avez étreint la mort au lit d’une eau profonde,
Bien qu’ici-bas, Louis, vous ayez été roi,
Votre royaume, à vous, n’était pas de ce monde.
Suprême chevalier des légendes d’azur,
Obstinément fidèle à leur splendeur pâlie,
Vous tourniez vers les jours évanouis d’Arthur
Des yeux couleur de mer et de mélancolie.

On aimera la Louange d’Alfred Tennyson, dictée par une tendresse quasi fraternelle :

Le don mystérieux d’éveiller l’Infini,
Nous l’avons comme toi, de par nos aïeux celtes,
Et le songe n’est pas de nos fronts si banni
Que sur ton vaisseau blanc, peuplé de vierges sveltes,
Nous ne puissions te suivre au pays d’infini…

Oh ! musique de l’âme en paroles redite,
Harmonieux appel d’un cœur à d’autres cœurs,
Chant léger qui, plus doux que l’air de mai, palpite…

On peut se demander si révocation de l’Infini est un monopole de la race celtique. Mais les vers sont mélodieux et purs. M. Schuré n’hésite pas à qualifier M. Louis Le Cardonnel de « Tennyson français ». C’est peut-être beaucoup dire. Mais il y a une certaine parenté d’esprit.

Le Chant des chevaliers qui ne sont pas morts en Palestine et qui se plaignent de n’avoir pas eu la joie de mourir pour le Christ est une belle pièce, de sentiment héroïque, d’expression sobre et mâle. L’Épithalame a de la grâce et de la fraîcheur. L’Hymne lunaire, vaporeux et recueilli, ne ressemble pas du tout à la Ballade de Musset ; mais il y est question d’une « douceur amicale et secrète » qui rappelle directement les Amica silentia.

Ô lune des forêts, des sommets et des grèves,
Tu nourris chastement d’un lait mystérieux
Tout le troupeau craintif et blessé de nos rêves…

… Lune, et quand tu parcours les arcades claustrales,
Épelant lentement de ton doigt de clarté
Les mots de paix gravés çà et là sur les dalles…

Alors nous redirons dans un hymne éthéré
Ta beauté, tour à tour sacrée et solennelle,
Visage de la nuit, Lune au disque sacré,

Toi que Dante a nommée une perle éternelle.

M. Louis Le Cardonnel n’eût-il écrit que ces tercets, il faudrait le tenir pour un vrai poète. Des censeurs sévères lui ont reproché d’être pauvre d’images. D’abord, l’image n’est pas toute la poésie. Il y a aussi l’idée, l’émotion, la musique du vers. Et puis cet Hymne à la lune est assez imagé pour satisfaire les plus difficiles. Malheureusement, des épithètes banales, des termes prosaïques, des chevilles gâtent un peu ces beautés. Avec des dons précieux, M. Louis Le Cardonnel n’a pas la parfaite maîtrise de son instrument.

Les Carmina sacra suscitent les mêmes éloges et les mêmes réserves. Il enseigne avec raison à ses disciples qu’

Afin de mieux charmer il faut que la sagesse
Ait un divin délire.

Mais lui-même, il n’est pas toujours animé de ce délire orphique, et il lui arrive de rimer trop sagement. On préférerait qu’il n’eût pas écrit sur saint François ce quatrain scolaire :

Son zèle l’emportait, l’apôtre ardent et tendre,
Et, magnanime, avant de mourir sur la cendre,
Il voulait, dans l’Église et dans l’humanité,
Répandre les ferments de sa fraternité.

Ses pièces sur Assise sont un peu décevantes. Visiblement, il a senti le charme de ces grands souvenirs et la douceur ombrienne ; mais il n’en a donné qu’une traduction brève et insuffisante. Il a passé des années parmi les fresques de Giotto, mais il n’a pas su s’en inspirer. Il est peu descriptif ; c’est dommage lorsque s’offraient à lui des motifs de description comme la vaste plaine d’Ombrie ou la gorge des Carceri, dont la verdure et les eaux courantes semblent une vision du paradis terrestre.

Sans vouloir se faire franciscain, on aurait envie d’habiter quelque temps ces grottes ou ces huttes qui servaient d’ermitage au saint et à ses compagnons. On comprend que, dans ces sites enchantés, François n’ait pas songé à maudire la nature. Tout y respire la simplicité de la vie primitive. Ce n’est qu’après réflexion qu’on sourit des naïvetés du religieux qui vous a servi de guide. Il montre un précipice par où le diable disparut un jour, comme dans une trappe, après avoir tenté saint François. Puis, craignant une interprétation qui pourrait ternir la mémoire de son patron vénéré, le bon moine se ravise et ajoute : « Il l’avait tenté inutilement, bien entendu. » Cette remarque, avec l’accent italien, prend une saveur touchante et comique. Aux Carceri, on n’est que touché : le comique n’apparaît qu’au retour…

Sans doute, la manière narrative ne convient guère à un lyrique, et je ne reproche pas à M. Louis Le Cardonnel de n’avoir pas conté de ces anecdotes dont tout pèlerin d’Assise rapporte une provision. Il aurait pu nous rendre avec plus de relief la candeur et la poésie franciscaines. Mais voici quatre vers magnifiques :

De sévères pensers avec le soir descendent ;
Et toi seule, ô clarté de l’éternel amour,
Immuable, malgré ces ombres qui s’étendent,
Tu brilles dans la mort de l’automne et du jour.

M. Louis Le Cardonnel exprime quelque part le désir d’écrire des vers « purs et nombreux ». En voilà certes qui ont la pureté et qui ont le nombre ! Ils sont exactement lamartiniens.

La Toscane a été plus favorable à M. Louis Le Cardonnel que l’Ombrie. Il a bien vu l’un des traits caractéristiques du paysage toscan ; la fine et, pour ainsi dire, intelligente silhouette des cyprès qui se découpent, isolés sur des hauteurs, dans cette atmosphère transparente :

Et puis c’étaient les soirs à la caresse immense,
Où l’âme sent une âme autour d’elle frémir,
Où, là-bas, le cyprès, sur la colline pense…
Dominant les coteaux, comme des prêtres sombres
Qui semblent convoquer le peuple entier des ombres
Veilleurs, toujours debout aux horizons toscans,
Ennoblis par leurs fûts tristes mais élégants,
Ou versant leur nuit grave à des tombeaux célèbres,
Les hauts, les purs cyprès, sereinement funèbres.

Sur un point, je me séparerai de M. Louis Le Cardonnel. La signification funéraire du cyprès est une idée artificielle d’homme du Nord. En Italie, en Provence, dans toutes les régions méditerranéennes, cet arbre robuste et gracieux n’apporte aucune suggestion de deuil. Dans cette radieuse lumière, sa verdure sombre pose simplement une note nécessaire à l’harmonie pittoresque49. Je ne sais pas non plus pourquoi M. Louis Le Cardonnel trouve Rome « un peu triste ». L’admiration n’y laisse guère de place à la tristesse. Et l’on discuterait volontiers ceci :

Florence m’a tendu dans sa coupe élégante,
Sa coupe de prêtresse et non pas de Bacchante,
Le philtre de beauté…

Je n’apprécie pas beaucoup ce philtre. Mais surtout M. Louis Le Cardonnel oublie qu’une bacchante est aussi une prêtresse. Certes, l’art florentin n’a rien d’un paganisme folâtre et anacréontique : il se distingue manifestement par la noblesse, l’élévation, la gravité. Mais il n’est pas puritain. Michel-Ange a précisément fait un Bacchus, qui est au Bargello. Le voluptueux Persée de Benvenuto Cellini habite la place de la Seigneurie. Le génie de Florence a consisté précisément dans l’union d’une grandeur presque farouche et de la plus suave beauté La tradition païenne a bien sa part dans ces merveilles. Dante était guidé par Virgile. M. Louis Le Cardonnel voit plus juste lorsqu’il invoque, avec Charles Guérin, la double protection de la muse antique et de la muse chrétienne, ou lorsque, à propos de sa Provence natale et de ses ancêtres d’Irlande, il dit :

Si j’aime, en purs contours, en immuables lignes,
Les marbres se dressant dans l’or des matins bleus,
J’aime aussi les grands vols nostalgiques de cygnes,
S’enfonçant dans un ciel d’automne nébuleux…

Que mon vœu de songeur et mon vœu de poète
Jusqu’à mon dernier jour demeurent d’accorder
L’élan ardent de l’âme à la forme parfaite,
Coupe d’or d’où le vin ne doit pas déborder.

Et que les yeux fixés sur l’Idéal, je vive,
Gardant, aïeux perdus dans un brumeux lointain,
La richesse sans fond de votre ardeur pensive,
Harmonieusement unie au goût latin.

On ne peut que souhaiter à M. Louis Le Cardonnel de rester fidèle à ce programme. En somme, il ne l’a pas trop mal appliqué jusqu’à présent, et son inspiration, quoique un peu courte et sujette à faiblir, nous a valu des choses exquises, dont la place est marquée dans les anthologies.

André Suarès50

Il faut avouer que M. André Suarès n’est pas précisément populaire ; il n’a rien fait, d’ailleurs, pour conquérir la popularité : il l’a même fuie avec un soin extrême. C’est, dans toute la force du terme, un solitaire. Il cache sa vie et montre à peine sa pensée. La plupart de ses ouvrages ont été imprimés à tirage restreint : plusieurs sont épuisés. À l’exemple de Stendhal, il se flatte sans doute de n’écrire que pour cent lecteurs. Mais ce petit nombre d’élus compense par un zèle magnifique l’indifférence des foules. Un des rares articles qui aient été consacrés à M. Suarès commence par ces lignes : « Quelques personnes d’une haute vertu aiment les œuvres de Suarès. D’autres, en plus grand nombre, les haïssent, la plupart sans les avoir lues. Presque tout le monde les ignore. Parmi ceux qui les pratiquent, plusieurs sont rebutés : certains avouent n’y rien comprendre et confessent qu’ils se sont laissé séduire. Il ne reste donc à ce poète qu’une poignée d’amis, gens de l’esprit le plus rare, et dans le nombre les deux ou trois plus grands artistes de ce temps. » L’un de ces deux ou trois grands artistes paraît être M. Vincent d’Indy, qui a cité un passage de M. Suarès dans son récent livre sur Beethoven. Le piquant de cet article, c’est que l’auteur en était M. Suarès lui-même, écrivant à la Grande Revue sous le pseudonyme d’Yves Scantrel. Du reste, il l’a recueilli dans un volume signé Suarès, et il a raison de ne peint rougir des éloges qu’il s’est décernés à lui-même : beaucoup de poètes en ont fait autant, sans plus de fausse honte. Le ridicule n’apparaîtrait que si l’on avait de bonnes raisons pour leur infliger un démenti ; mais tout ce que disait Yves Scantrel de Suarès était certainement exact, C’est en effet un écrivain peu connu, ou méconnu, qui vaut qu’on essaye de le faire mieux connaître. Il n’est pas toujours d’une lecture facile, mais c’est un penseur original, audacieux, quelquefois profond. Une puissante vie morale bouillonne dans ses ouvrages, écrits d’un style vigoureux, habituellement sobre et dense, souvent imagé et d’un ardent lyrisme. Somme toute, parmi les contemporains, celui à qui il ressemble le plus, c’est M. Maurice Barrès, que d’ailleurs il n’aime point. Il rappelle aussi Pascal, qu’au contraire il chérit et qu’il imite parfois d’assez près : enfin il arrive qu’on songe, en le lisant, aux prophètes d’Israël, à Ézéchiel, à Isaïe ou à Jérémie. Si l’on excepte quelques tragédies, presque toutes introuvables, un petit volume de vers, Lais et Sônes, qui compte peu dans son œuvre, et si l’on veut, le recueil de poèmes en prose, d’un abrupt symbolisme, intitulé Images de la Grandeur, toutes les productions de M. Suarès appartiennent au genre de la méditation philosophique. Soit qu’il étudie des auteurs célèbres, Pascal ou Ibsen, Tolstoï ou Dostoïevski, soit qu’il nous conte ses impressions de Bretagne (Le Livre de l’Émeraude) ou d’Italie (Voyage du Condottiere), soit qu’il expose simplement ses pensées ou ses émotions (Voici l’Homme, Bouclier du Zodiaque, Sur la Mort de mon Frère), soit enfin qu’il se divertisse à des chroniques d’actualité (Notes sur la Vie), toujours il va droit à l’idée générale et il l’exprime directement, sans l’inclure dans une construction poétique, dans un récit romanesque, ni dans un système lié. Son ouvrage capital, Voici l’Homme, se compose d’une succession de petits paragraphes discontinus, à la façon des Pensées de Pascal. Mais Pascal ne nous a laissé que les matériaux épars du monument qu’il n’a pas eu le temps d’édifier. M. Suarès admet que c’est fort heureux. On a dit, il est vrai, que « le livre de Pascal n’eût pas été une œuvre d’art au même degré, si ce puissant esprit avait eu le loisir d’en faire l’apologie qu’il méditait ». Mais on n’en sait rien. « Il aurait été, ajoute M. Suarès, plus riche d’arguments et plus pauvre d’émotion. » Ce n’est pas certain ; et c’est peut-être mal admirer Pascal que de douter ainsi de l’étendue de son génie. On est un peu mis en défiance par ce parti pris d’un auteur qui, sans y être contraint, érige en procédé ce qui n’a été, dans l’œuvre de Pascal, que la conséquence d’un coup du destin. Cette fantaisie de M. Suarès évoque les fausses ruines industrieusement confectionnées par certains amateurs de parcs romantiques. Reconnaissons toutefois qu’une manière factice en apparence peut avoir sa raison d’être et même, en quelque sorte, une sincérité immanente. Cet artifice répond vraisemblablement au véritable tour d’esprit de M. Suarès, qui est en effet moins un idéologue méthodique qu’un impressionniste et un sensitif. Seulement, ses émotions, qui s’exhalent ainsi par bonds ou par jets, portent habituellement sur les questions philosophiques les plus hautes et les plus ardues. Son cas n’est pas entièrement nouveau : il y a au moins un précédent illustre, celui de Nietzsche, dont tous les livres, à la réserve de l’Origine de la Tragédie et de quelques autres dissertations, sont faits également de courts fragments non coordonnés. L’influence de Zarathustra notamment se retrouve aussi chez M. Suarès. Ajoutons enfin que M. Suarès lui-même nous avertit, comme eût pu le faire Nietzsche, qu’un ordre caché gouverne ce prétendu désordre et confère à l’ouvrage une profonde unité. En somme, c’est juste, bien qu’on puisse le contester dans le détail si l’on examine chacun de ces paragraphes ou de ces versets dont beaucoup se succèdent évidemment un peu au hasard ou se répètent à quelques centaines de pages de distance. Sans compter que quelques-uns, fort intéressants en soi, n’entrent pas avec une nécessité manifeste dans le plan d’ensemble. Mais ce plan d’ensemble existe ; et l’on peut aisément dégager de cette forêt les idées essentielles de M. Suarès (qui s’affirment aussi, avec plus de force encore à certains égards, dans l’opuscule Sur la Mort de mon Frère et qui d’ailleurs inspirent plus ou moins immédiatement toute son œuvre).

L’idée centrale, c’est l’idée de la mort. (Vous ai-je prévenus que M. Suarès n’était pas un auteur gai ?) Nous sommes tous pareils à des condamnés dans leur cachot. En attendant notre heure, nous avons l’angoisse de voir disparaître des êtres chers. Partout, dans l’univers, règnent le mal, la souffrance, la sottise et la haine. On ne conçoit point de sort plus épouvantable que celui de l’homme. L’animal au moins vit en paix, dans l’ignorance. L’homme seul connaît son infortune. La pensée lui révèle toute l’abomination terrestre. « L’homme est une goutte d’eau qui pense et qui se voit perdue dans la masse fatale de la mer. » Et l’amour est « le grand connaisseur de la mort ». Car le propre de tout amour digne de ce nom est de vouloir être éternel et par conséquent de vouer l’un des deux êtres qui s’aiment à l’atroce déchirement de la séparation. Aussi, la plupart des hommes aiment-ils peu, afin de vivre, de se dérober à la mort ; et lorsqu’ils sont frappés, ils oublient vite. Qu’est-ce qu’une vie fondée sur l’égoïsme et l’insensibilité ? « La vie est un outrage à la mort : ô vous qui souffrez, pardonnez-nous de vivre ! » Les conditions de l’existence humaine ne sont pas seulement tragiques, mais constamment affreuses et viles :

Rien de vivant qui n’ait sa vermine. La pourriture définit la vie. La vie qui est si belle !… Tous tant que nous sommes, les grands et les moindres, nous sommes les étables du plaisir et de l’amour-propre, pleines du fumier sensuel et de toutes les vanités les plus infectes.

M. Suarès flétrit les sens avec la virulence d’un Père de l’Église ; il nous accable de notre néant comme un Bossuet dans le Sermon sur la mort. « Penser, c’est reconnaître le néant. Et le plus pensant, celui qui accole le néant de plus près… La nature ne se connaît dans l’homme que pour se perdre : c’est la maladie mortelle. » Et pourtant ce pessimiste radical adore la vie ! Tous les maux, toutes les sources de nos maux sont à ses yeux d’un prix inestimable — à une seule exception près. Il repousse décidément la pensée, la science, la raison, et les accable de sarcasmes. Mais il célébrera la guerre, qu’il dénonçait tout à l’heure. Il chantera avec une ardeur frémissante de poète oriental la beauté de la nature et de la chair. Surtout il exaltera l’amour comme le souverain bien. Ce néant, auquel nous sommes promis, il en a l’horreur. « La pire corruption est d’aimer le néant. Le cœur de l’homme ne peut pas être vaincu. Il serait un lâche esclave s’il se soumettait à la mort… » Alors, comment résoudre l’antinomie ?

Qui peut accorder l’amour et la joie ? La joie veut toute la vie. L’amour est le grand soleil sombre. Le puits brûlant de la détresse, où tout tombe. L’amour est le terrassier éternel de la destruction… La mort seule fait l’accord de l’amour et de la joie, mais dans le néant. Et cette idée insoutenable, ce pôle du non, comment s’y tenir ?… Sans le cœur, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Et avec le cœur, on ne peut plus la vivre.

Que devenir ?… La position de M. Suarès est, on le voit, assez particulière. Son pessimisme ne veut pas aboutir à la conclusion logique, qui est l’aspiration au nirvana : il ne s’écriera pas avec Leconte de Lisle :

Et toi, divine mort où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé !
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace
Et rends-nous le repos que la vie a troublé !

Bien au contraire, dans le réquisitoire qu’il dresse contre la destinée, la mort est son principal chef d’accusation. La négation du vouloir-vivre à la façon des bouddhistes et de Schopenhauer lui semble absurde et monstrueuse. Cependant il ne tolère point que l’on cède tout uniment à ce vouloir-vivre et à l’ordre de la nature. L’insouciance instinctive de la majorité des hommes lui semble une bassesse qui les ravale au-dessous de la brute. La légère gaieté des anciens Grecs est, d’après lui, une preuve de frivolité et de sécheresse. Ah ! ce n’est pas M. Suarès qui voudrait qu’

On sortît de la vie ainsi que d’un banquet.
Remerciant son hôte…

Aucune forme d’apaisement devant la douleur et la mort ne trouve grâce devant lui. Il reproche aux stoïciens, et plus généralement à toute l’antiquité, d’avoir manqué de cœur. Goethe, l’olympien, est traité par lui de bourgeois, de philistin, de poète de second ordre et même de chambellan. « Quel olympien j’aurais fait, si seulement j’étais né à mi-côte et non dans l’abîme ! Et trois fois l’abîme s’est reformé sous mes pas. Mais quel abîme ? — Il n’y en a qu’un : le cœur. Quel olympien j’aurais fait, moi aussi ! » Qu’on ne lui parle pas de nécessité, de loi inévitable, de raison !

De tout ce que la pensée nous impose, il n’est presque rien que le cœur ne rejette et qu’il n’abhorre. Voilà la guerre du destin et du moi, de la fatalité et du cœur. Que fait ici la raison ? — Ce n’est que les attendus de la sentence. Comme si un condamné devait baiser la main qui le frappe parce que les considérants de l’arrêt sont en bon ordre et bien déduits.

Non ! Une seule solution satisfaisante, mais dont malheureusement on ne dispose pas à volonté : être chrétien. M. Suarès se révèle admirateur passionné du christianisme, et même, pour préciser, du catholicisme, qu’il déclare être la seule religion. Jamais peut-être un incrédule avoué n’en a parlé avec cet enthousiasme. « Les catholiques seuls ont un Dieu. » Il est profondément émerveillé de la facilité et de la douceur que peut mettre un croyant à supporter les tortures physiques et la mort même. Il a écrit des pages superbes sur l’agonie de Huysmans. Et il ne cherche pas, comme William James, de longs raisonnements pour justifier le concept de sainteté.

La nature n’est joie que dans les saints. Car ils n’omettent pas la douleur dans la nature. Elle enivre François d’Assise, parce qu’elle est ivre de Dieu dans saint François. Elle est rachetée, elle est sauvée : l’amour l’a rapatriée au ciel, dans la présence de son Sauveur. Saint François bénit la mort, parce qu’elle est de Dieu, et sœur du soleil qui est de Dieu. Quoi ? Les saints ont vaincu la mort, et eux seuls… Cette chose unique et formidable : un saint. Il connaît l’amour ; et il vit dans la joie ! Il est tout amour, et il n’est pas toute douleur ni toute mort : mais toute vie et toute joie ! Qu’il y ait un tel amour, et d’une telle conséquence, j’y verrais le miracle des miracles.

Seulement les miracles ne se commandent pas. M. Suarès est un chrétien, plus foncièrement chrétien que bien d’autres qui ont la foi ; mais il n’a pas la foi. Alors ? Alors, point d’issue : tout au plus une échappatoire. Il ne plie pas, il ne se courbe pas sous le joug, il élève, avec Vigny, une protestation, un cri obstiné de révolte. Et comme diversion, parce qu’il faut bien tout de même vivre et obéir à l’instinct, il tâchera de trouver un refuge dans l’art. Il ne croit point au surhomme, comme Nietzsche, qui lui ressemble un peu par son mélange de pessimisme négateur et d’énergie vitale quand même. Mais c’est bien un équivalant du surhumain qu’il cherche sur les sommets de la création esthétique. Car d’après lui la science et l’intelligence ne servent à rien : ce sont choses bonnes pour les sots et les pédants ; l’art naît du cœur, et c’est pourquoi « il n’y a de génie qu’en art : car il n’y a de vie que là ».

Telles sont, dans les grandes lignes, les maximes de M. André Suarès. On constate qu’elles se tiennent. Mais elles constituent moins une philosophie proprement dite qu’une confession personnelle. Je crois qu’on peut, après avoir lu M. Suarès, rester non seulement chrétien, cela va de soi, mais païen, bouddhiste ou stoïcien, voire olympien, sans en rougir. Une nouvelle thèse sur le problème du mal et de la mort pourrait renforcer ou affaiblir l’une ou l’autre de ces doctrines. M. Suarès n’invoque que des sentiments. Qui n’est point hanté par les mêmes cauchemars peut valablement s’en tenir à une autre attitude. Sans être un monstre, on peut vaincre la douleur ou la laisser s’endormir sous l’action bienfaisante des lois naturelles. On peut ne pas redouter si frénétiquement la mort, sans pourtant l’appeler comme le nirvaniste. La grande objection contre M. Suarès, c’est son mépris de la raison. Il la qualifie de « religion des médiocres ». Il abuse. Les médiocres sont incapables de raison et flottent au gré des passions, des instincts et des circonstances. La sérénité d’un Socrate, d’un Marc-Aurèle ou d’un Goethe n’est au contraire accessible qu’aux hommes supérieurs, et en dehors de la foi religieuse, il n’y a rien de plus noble. Il est plus utile et plus viril de contribuer par des efforts assidus, comme le font la plupart de ces intellectuels vilipendés par M. Suarès, au soulagement physique et moral de ses semblables que de s’hypnotiser dans une pitié théorique et inefficace. Et la vraie charité fraternelle, si elle pleure avec les souffrants, se réjouit avec les heureux. D’autre part, il serait excessif d’établir, comme le veut M. Suarès, une sorte de cloison étanche entre la science et l’art. Un savant n’a-t-il pas besoin d’imagination, un artiste de notions exactes et de précision d’esprit ? Qu’en eût pensé Léonard de Vinci ? Il est vrai que M. Suarès fait peu de cas de ce maître. Mais Pascal n’a-t-il pas été à la fois un grand savant et un grand écrivain ? Certes, les demi-savants, les cuistres de laboratoire et de bibliothèque ont des prétentions ridicules. Ne soyons pas aussi exclusifs qu’eux dans un autre sens. À une certaine hauteur, ces différences s’atténuent, et la nécessaire division du travail ne contredit point l’unité fondamentale du génie humain.

Maurice Maindron51

Maurice Maindron, qui est mort l’an dernier et dont on vient de publier un roman posthume, l’Incomparable Florimond, était de son état aide-naturaliste au Muséum. En cette qualité il s’adonnait spécialement à l’entomologie et remplissait de lointaines missions, sur les côtes de la mer Rouge, du golfe Persique et de l’océan Indien, afin d’enrichir les collections de l’ancien Jardin du Roi. La fréquentation professionnelle des insectes, formidablement armés et cuirassés par les soins de la nature, lui suggéra d’étudier les carapaces artificielles de fer ou d’acier dont les gens de guerre se revêtaient jadis. Il acquit une compétence éminente en matière d’armes et d’armures anciennes. Puis, à force de contempler et de manier cette ferraille, il finit par s’intéresser aux hommes qui avaient vécu et guerroyé là-dessous. Et il se consacra au roman historique.

Tous ses ouvrages appartiennent à ce genre, à de rares exceptions près, dont la principale est l’Arbre de Science, virulente satire de l’esprit d’intrigue et d’arrivisme qui règne, selon lui, dans une partie du monde scientifique. Maurice Maindron avait le caractère très noble et un peu incommode d’un Alceste. Ses indignations étaient fréquentes, et généralement justes : mais elles s’exprimaient sans ménagements. Il manquait d’indulgence pour la médiocrité. J’ignore d’ailleurs ce qu’il faut penser de son réquisitoire contre certains savants ou prétendus tels. Ses romans historiques portent également la marque de sa misanthropie.

On sait que le roman historique, malgré quelques vagues précédents, comme les Incas de Marmontel, date en somme du xixe  siècle. La Princesse de Clèves est un pur roman d’analyse psychologique. Walter Scott et Chateaubriand (dans les Martyrs) se proposèrent essentiellement, au contraire, de peindre la vie des anciens âges. Tel fut aussi le dessein de Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, de Mérimée dans la Chronique de Charles IX, de Théophile Gautier dans le Capitaine Fracasse, etc. Les progrès de l’érudition et de la critique collaborèrent avec le réveil de l’imagination concrète pour répandre la mode de ces évocations précises et colorées. On s’émerveillait de découvrir tant de différences entre les arts, les mœurs et les costumes, aux diverses périodes de l’Histoire, et l’on en était plus frappé que des traits identiques de l’humanité éternelle, à quoi les classiques avaient donné toute leur attention.

La mélancolie moderne cherchait aussi une diversion dans l’amour du passé : il semblait aux nouveaux Hamlets du romantisme qu’ils eussent été plus heureux à n’importe quelle époque qu’à celle où les reléguait leur destin. Il est probable que la plupart des romans historiques ont embelli ces siècles révolus. Il est difficile de croire qu’on se soit beaucoup amusé au moyen âge. Mais l’exaltation du moyen âge constituait, en France comme en Angleterre et en Allemagne, un des principaux articles du programme romantique ; le romantisme était, à ses débuts, chrétien, chevaleresque et féodal. Il fallait bien prendre le contre-pied du classicisme, qui s’appuyait sur l’antiquité. Nous y avons du moins gagné d’apprendre à goûter l’architecture gothique. C’est une précieuse acquisition, et ce mouvement ne pourrait être taxé de stérilité, même si nous ne lui devions pas quelques beaux livres.

Les romans historiques qui comptent dans la littérature valent tous, d’abord, par l’éclat du style. Beaucoup sont des romans à thèse, thèse religieuse avec Chateaubriand, thèse surtout esthétique avec Victor Hugo. Théophile Gautier n’en soutenait aucune, hormis celle de l’abomination du monde bourgeois contemporain, auquel tout autre lui paraissait infiniment préférable : mais son Capitaine Fracasse est avant tout un divertissement d’artiste, un chef-d’œuvre de fantaisie pittoresque. Vigny, dans Cinq-Mars, défend une idée strictement historique et de portée relativement restreinte : à savoir que le cardinal de Richelieu, en abaissant la noblesse par ambition personnelle, aurait préparé la Révolution. Salammbô représente une nouvelle variété du genre : pas plus de thèse à proprement parler que chez Théophile Gautier, une débauche de couleur, un prodigieux effort de documentation ; mais finalement Flaubert déclare qu’il se moque de l’archéologie, qu’il a voulu créer une œuvre d’art ; et dans cette œuvre d’art, il a mis beaucoup de lui-même, en dépit de son système d’objectivité, si bien que l’âme de la prêtresse de Tanit n’est pas sans ressembler à la sienne, et que Salammbô reste foncièrement un roman symbolique. L’Histoire offre au symbolisme une matière, presque inépuisable.

Mais d’autre part le roman historique devait dégénérer en simple roman d’aventures. Il y tendait déjà bien un peu avec Walter Scott. La transformation fut complète avec Dumas père, amuseur génial, si l’on veut, mais fâcheusement dépourvu de style, et qui ouvrait directement les voies à Ponson du Terrail. Pendant plus d’un demi-siècle l’Histoire a été exploitée sans merci par le roman-feuilleton et le mélodrame. Dumas a été l’initiateur et le grand maître de ces deux genres populaires. On a évidemment moins de peine à empaumer le public si l’on commence par le dépayser, par le transporter dans des milieux sur lesquels il n’a que des notions très vagues : il devient alors très coulant sur le chapitre de la vraisemblance et il « encaisse » sans broncher les péripéties les plus extravagantes. Au surplus, ce bon public n’a pas tout à fait tort, et il est vrai qu’il y eut des temps plus fertiles que le nôtre en événements terribles et singuliers. Mais les écrivains qui se contentent de ces combinaisons font un métier subalterne.

 

Ce n’est pas le cas de Maurice Maindron. Ses romans ont en premier lieu, une qualité documentaire à laquelle il attachait un prix peut-être excessif, mais qu’il est juste de reconnaître. Il est sans rival pour décrire avec un grand luxe de détails et de termes techniques le harnachement d’un homme d’armes ou l’équipage d’une élégante : il triomphe dans tout le côté bibelot d’une reconstitution historique. Peut-être même y triomphe-t-il sans modération et y insiste-t-il parfois plus longuement que ne le souhaiterait un lecteur profane. Mais il fait sans doute la joie de certains amateurs, des experts et des conservateurs de musée : il est même en position de leur enseigner au besoin quelques petites choses. C’est pourtant à d’autres points de vue que ses romans sont vraiment savoureux et substantiels. Ce sont bien, si l’on y tient, des romans d’aventures ; car il n’a garde de négliger l’élément narratif et de ne point piquer cette sorte de curiosité un peu vulgaire, qui brûle de savoir « ce qui va arriver ». Mais les aventures qu’il raconte ont toujours un sens. Elles en ont même souvent plusieurs.

Celui de ses devanciers à qui on pourrait le mieux le comparer, bien que son style soit plus chargé, c’est Mérimée. Il a le même ton détaché pour accumuler les coups de théâtre et les coups d’épée, les carnages, les atrocités et les énormités de toute espèce. Il ne s’épanche point en réflexions ni en dissertations : une ironie supérieure se dégage spontanément de ces récits effroyables. Maindron excelle à noter en passant, dans une incidente, comme un fait normal et sans conséquence, quelque viol ou quelque assassinat. Son domaine habituel, c’est le seizième siècle, le siècle des guerres de : religion. Avec une sereine impartialité, il montre des catholiques et des huguenots sensiblement pareils, aussi prompts les uns que les autres à piller et à massacrer. Avant d’être d’une confession distincte, on est d’abord de son temps, et il est bien naturel que des contemporains aient un air de famille. Il y avait, du reste, parmi ces partisans, nombre de sacripants qui se moquaient aussi bien de Luther ou de Calvin que du pape et ne croyaient ni à Dieu ni à diable, mais trouvaient tout uniment dans ces guerres civiles une occasion propice pour exercer leurs talents et se livrer à de profitables excès.

Le marquis de Saint-Cendre, par exemple, embrasse le parti huguenot parce que le roi, indignement circonvenu, le désapprouve de tromper sa femme avec sa propre belle-mère et ne le protège point contre les désagréments que lui suscitent ses ennemis en ces circonstances délicates. Le marquis de Saint-Cendre est un des personnages à qui Maindron a su donner le plus de relief. C’est un beau gentilhomme, de bonne race, de superbe prestance, d’une bravoure à toute épreuve, toujours gai et railleur, même dans les situations les plus tragiques, et invariablement adoré de toutes les femmes que la destinée envoie sur son chemin. Bref, un don Juan avec le surcroît de facilités que lui procure un état de guerre comportant l’usage de mettre à mort tous les gêneurs et de s’emparer des femmes comme d’un butin. Les femmes tiennent une place considérable dans les récits de Maindron, non moins gaulois qu’horrifiques, et qui font songer aussi souvent à Brantôme qu’à Montluc. Ce privilège que possède Saint-Cendre plonge Maindron dans une sorte : de stupeur. Il prête à Marc-Antoine Muret ces paroles : « Celui qui inspire l’amour à toutes les femmes est un vase d’élection un objet sacré, même aux brutes. Digne du lit des déesses, son front est protégé par les dieux. » Tel est le prestige de Saint-Cendre que M. de Clérambon, son ami, lui pardonne toutes ses légèretés, qui vont parfois jusqu’à la trahison, et que son écuyer Dartigois lui est dévoué au point d’en devenir un mari complaisant. Chrysogoni, l’astrologue de M. de Clérambon, a tiré l’horoscope de Saint-Cendre : pour ce myste, qui ne se trompe jamais, le marquis est « une de ces divinités solaires qui demandent des libations de sang ».

Les jeux de prince auxquels il vaque avec une délicieuse désinvolture ne portent pas toujours bonheur, en effet, à ses victimes. Plus d’une se suicide ou meurt de désespoir, pour s’être vue trop cavalièrement remplacée. Une seule femme ose entrer en lutte ouverte avec lui : c’est Mlle Gilonne de Bonisse, qu’il a tranquillement fouettée pour la punir d’une insolence. Et cette petite personne déteste tous les hommes. Elle a par contre une affection tyrannique et jalouse pour la marquise de Saint-Cendre et elle a résolu d’empêcher le marquis de reconquérir sa femme, enfermée depuis la séparation dans le château-fort d’un oncle de Gilonne, le comte de Lanelet. Mlle de Bonisse promet à ce vieillard amoureux de l’épouser dès qu’il aura la peau de Saint-Cendre. Tous les guet-apens que le vieux seigneur et la tendre donzelle dressent contre l’invulnérable marquis échouent piteusement, et Saint-Cendre prend d’assaut le château de Lanelet avec l’aide de M. de Clérambon et de ses reîtres. Mlle Gilonne n’a pour suprême ressource que d’égorger la marquise de Saint-Cendre et de se poignarder elle-même au moment de l’entrée des vainqueurs. Il ne faut pas moins qu’une si étrange et si mortelle folie pour contre-carrer un plan de Saint-Cendre qui, au surplus, ne s’en affecte guère et va se consoler immédiatement avec d’autres prisonnières, grandes dames ou ribaudes, mieux résignées à leur sort. En parfait contraste avec Saint-Cendre, voici M. de Clérambon. D’après les apparences, M. de Clérambon s’inspire des mêmes maximes que son ami : il semble, comme le marquis, un voluptueux égoïste et cynique. Il force les femmes, lui aussi, dans les sacs de villes ou de forteresses : il entretient une manière de sérail dans son château de la Rochethulon. Mais il se revanche par ces mœurs de soudard d’un chagrin secret. M. de Clérambon est l’homme qui déplaît aux femmes. Pourquoi ? Il n’est ni laid ni contrefait. Seulement, il est brusque, timide, maladroit. Il est capable d’aimer, tandis que Saint-Cendre en est incapable ; et Maindron insinue parfaitement que c’est en quoi réside la véritable infériorité de M. de Clérambon. À se rappeler certain regard, « M. de Clérambon frissonnait sous ses armes, au milieu de ses soldats, parmi les bruits et le cliquetis des harnois, dans l’épais fourmillement des piques. Une armée cent fois plus nombreuse, toutes les artilleries du monde n’auraient pu changer ce regard ». N’est-ce pas saisissant, l’angoisse de cet intrépide et féroce massacreur, désarmé, paralysé, anéanti par un amour malheureux ? Tel est, d’après Maindron, l’inévitable lot des cœurs sincères et profonds. Ainsi son tableau admirablement vivant du seizième siècle contient encore des dessous d’une amère philosophie.

On retrouvera ses dons de conteur et d’écrivain descriptif dans l’Incomparable Florimond. L’action se déroule cette fois sous Louis XIII. Le dénouement est, par hasard, optimiste : les bons l’emportent et les méchants sont punis. On nous a changé notre Maindron ! Mais la trame du récit est plus conforme à ses habitudes. Ce Florimond, muguet et coureur de ruelles, fat et plat coquin, va de succès en succès : le plus flatteur est de se faire aimer de Mlle de Primelles, dont le père a été tué par le propre père de Florimond, le marquis de Bannes. Que voilà une Chimène accommodante ! Cette Marguerite de Primelles, grande lectrice de l’Astrée, consent de la meilleure grâce à se faire enlever par Florimond ; elle considère la vie comme une pastorale, dans laquelle les questions de famille ne sauraient faire obstacle à l’amour. Et, bien entendu, le roman est farci de meurtres, de chantages et autres gentillesses. Sans avoir l’air d’y toucher, sans mettre en scène d’illustres personnages ayant réellement existé, Maindron démolit bel et bien la thèse du Cinq-Mars de Vigny. L’anarchie féodale, que Maindron nous a montrée dans toute sa rage au seizième siècle et qu’il nous montre encore déchaînée sous Louis XIII, nécessitait impérieusement la politique de Richelieu. Pour la paix publique et la grandeur nationale, il fallait absolument réduire à l’impuissance cette incorrigible noblesse.

Francis Vielé-Griffin52

Le symbolisme commence à entrer dans l’Histoire. M. André Barre lui consacrait récemment une thèse pour le doctorat ès lettres, conçue selon les nouvelles méthodes, c’est-à-dire aussi objective que possible ; et la moitié de ce gros volume53 se composait d’une pure et simple bibliographie, nécessairement incomplète, mais très soignée et très précieuse. Je n’entreprendrai pas d’examiner en détail le livre assez impartial et formidablement documenté de M. André Barre. Je remarquerai seulement que s’il a raison de considérer Verlaine, Mallarmé et Moréas comme les trois maîtres du symbolisme, le classement qu’il fait ensuite des divers poètes symbolistes, en rattachant chacun d’eux à l’un de ces trois maîtres ou à l’une de ces trois tendances, paraît extrêmement arbitraire et apporte non la clarté, mais la confusion. D’abord les membres de l’école romane, fondée par Moréas, sont les seuls qui aient accepté la qualité de disciples. (À ce propos, pourquoi M. André Barre, ayant nommé les poètes Raymond de La Tailhède, Maurice du Plessys, Ernest Raynaud, et le critique Charles Maurras, ne mentionne-t-il pas le romancier, critique et poète Hugues Rebell, dont certains ouvrages parurent avec la vignette de la Minerve, estampille officielle de l’école romane ?) Ce cas excepté, les rimeurs de cette période affichaient tous un farouche individualisme. Chacun d’eux eût volontiers pris pour devise le fameux

Nullius addictus jurare in verba magistri.

Il y eut pourtant bien une école symboliste, mais au sens le plus large du mot. Les plus ardents admirateurs de Verlaine et de Mallarmé revendiquaient leur autonomie et prétendaient tous être originaux. Moréas seul eut une véritable école — du jour où il rompit avec le symbolisme. Il va de soi que ces prétentions à l’originalité ne se justifiaient que jusqu’à un certain point, et parfois même ne se justifiaient pas du tout. Verlaine, Mallarmé et Moréas (le Moréas des Cantilènes et du Pèlerin passionné) eurent en fait, sinon en principe, la direction du symbolisme. Mais cette triple influence s’exerça concurremment sur la plupart des symbolistes plus jeunes, qui procèdent plus ou moins de ces trois maîtres ensemble, mais non point de l’un d’eux à l’exclusion des deux autres. Il n’est donc pas strictement exact, quoi qu’en pense M. André Barre, de ranger parmi les « mallarméens » M. Francis Vielé-Griffin, ni même d’admettre l’existence d’un groupe exclusivement « mallarméen ».

M. Francis Vielé-Griffin doit beaucoup, certes, à Mallarmé ; mais il est bien un peu aussi le débiteur de Moréas, encore qu’il soit moins enclin à en convenir ; et celui à qui je crois qu’il doit le plus, c’est Verlaine. La caractéristique des vers de M. Francis Vielé-Griffin, c’est la fluidité, la musicalité légère, parfois un peu languide et floue. Tout cela lui vient de Verlaine en droite ligne. Il n’y a pas de vers plus verlainien que celui de M. Vielé-Griffin, et nul n’a mieux ni plus spontanément appliqué, par une convenance naturelle de l’esprit, les préceptes de l’Art poétique de Verlaine : et « la musique avant toute chose », et l’Impair, « plus vague et plus soluble dans l’air », et la chanson grise « où l’indécis au précis se joint… », M. Vielé-Griffin est un des plus fermes champions du vers libre, que Verlaine n’a pas positivement pratiqué lui-même, mais qui résulte logiquement de ses leçons et de ses exemples. Verlaine avait desserré toutes les chaînes : il ne fallait plus qu’une chiquenaude pour les faire tomber. Jules Laforgue et M. Gustave Kahn semblent avoir été les premiers, après Rimbaud, à user résolument du vers libre proprement dit. M. Francis Vielé-Griffin y est venu à peu près en même temps que Moréas, mais il n’y a jamais renoncé, tandis que Moréas allait bientôt retourner à la prosodie régulière. Cette question du vers libre a fait couler des flots d’encre. On trouvera dans la thèse de M. André Barre les textes essentiels et l’indication des sources. Rien n’est plus amusant pour l’observateur que l’âpreté de cette controverse.

Le vers libre a excité des fureurs, principalement chez les parnassiens ; le tendre Sully-Prudhomme, entre autres, poursuivait le vers libre d’une haine incroyable. Il y a, par contre, des vers-libristes fanatiques, comme M. Robert de Souza, dont on lira avec intérêt la récente brochure : Du rythme en français 54 Mais on peut aussi ne point se passionner et arbitrer le débat avec modération. À la rigueur, Moréas était fondé à dire, en 1904 : « J’ai abandonné le vers libre, m’étant aperçu que ses effets étaient uniquement matériels et ses libertés illusoires. La versification traditionnelle a plus de noblesse, plus de sûreté, tout en permettant de varier à l’infini le rythme de la pensée et du sentiment : mais il faut être bon ouvrier. » Les vers-libristes ont confondu le rythme et la mesure. La tradition impose la mesure, mais respecte la liberté du rythme, comme en musique. Il n’est donc pas juste de lui reprocher une monotone et inflexible fixité. D’autre part, le vers libre est moins libre qu’il n’en a l’air : il se rapproche forcément des types traditionnels, ainsi que l’a remarqué M. Émile Faguet, précisément dans une étude sur M. Vielé-Griffin, publiée par la Revue de Paris. Pour continuer la comparaison avec la musique, le vers libre n’échappe pas à la mesurera moins de n’être que de la prose mal déguisée), mais il change de mesure par alternances fréquentes. M. Vielé-Griffin éprouve la même répulsion que Boileau pour l’enjambement. Son vers est plus réellement mesuré, il a plus de carrure que le vers disloqué des mauvais romantiques et de leurs faibles héritiers. En somme, le vers-librisme a échoué, s’il visait à régner désormais sans partage et à tuer la métrique classique, qui continue de se porter assez bien ; mais le vers libre avait et peut avoir encore sa raison d’être, et il lui est parfaitement permis de coexister avec la règle ancienne. Il a réagi utilement contre divers abus et quelques préjugés : il a fourni à plusieurs poètes des effets agréables et il s’accordait fort bien avec la conception symboliste. MM. Georges Duhamel et Charles Vildrac veulent qu’il n’en soit point inséparable55 : et bien qu’historiquement il n’en puisse être séparé à l’origine, rien n’empêche les jeunes écoles de l’approprier à leur usage.

Le nouveau recueil de M. Francis Vielé-Griffin, la Lumière de Grèce, comprend d’abord trois morceaux où Pindare joue un rôle et qu’il me semble bien avoir lus jadis sous le titre de Πάλαι dans une plaquette parue en 1894 et depuis longtemps épuisée ; puis trois pièces réunies sous le titre de Sapho et qui ont été publiées l’an dernier en édition de luxe à tirage restreint par la Bibliothèque de l’Occident ; enfin un poème que je ne connaissais pas et qui était, je pense, inédit : la Légende ailée de Bellérophon Hippalide. La bibliographie des symbolistes est presque toujours très compliquée et donnerait du fil à retordre même à M. Gustave Lanson.

Pindare dialogue successivement avec Corine de Tanagra et Myrtis d’Anthédon,

Corine la riante tristesse,
Myrtis la triste joie,

et enfin avec son père Lassos. Corine confesse qu’elle est triste, mais qu’elle affecte la gaieté par système :

Que si tu veux te taire et souffrir de la vie
sans dire à tout venant l’amertume des jours,
la tourbe qui te hait te portera envie,
nous égayant de sa sottise, à notre tour ;
et te voyant heureux elle te croira riche
des vils biens qu’elle prise à l’égal de nos dieux ;
la joie infâme hésite où le bonheur s’affiche ;
sois gai, car la vengeance est de paraître heureux ;
regarde-moi !

Voilà d’excellente et fort traditionnelle poésie gnomique, qui paraphrase un fragment de Pindare, d’ailleurs cité en épigraphe par M. Vielé-Griffin. Le cas de Myrtis d’Anthédon est douloureux. Pindare l’a aimée : il ne l’aime plus ; mais elle l’a inspiré ; elle a servi le culte de l’art ; elle doit trouver dans cette idée une grande consolation. Elle s’y évertue, mais avec peine, et conclut avec une amère ironie :

Je pleure ! ce doit être de joie…

L’épigraphe est tirée d’un fragment que Pindare avait dédié au jeune Théoxène de Ténédos. Dans l’entretien avec Lassos d’Hermione, c’est Pindare qui s’égare en rêveries mélancoliques et c’est le vieillard aveugle qui enseigne à son fils la vaillance et le sens de la vie.

Sapho, « qui n’a pas voulu d’épithalame », bénit le prochain hymen de Mnécédice. À ses élèves, que l’époux attend, elle explique sa mission de maternité spirituelle :

Ce chant, cette danse qui fondent
au rythme des mondes la jeunesse et l’éternité,
ne sont-ils nés de moi ? vos voix, vos pas ?
N’est-elle, votre beauté, ma Vie féconde ?

Alcée la prie d’amour, en termes d’un lyrisme charmeur ;

Grappes de violettes, tes boucles
m’effleurent ;
ton bras contre ma joue
palpite comme le miroitement des vagues, des étoiles ;
ta voix est la brise du printemps sur la mer…

Elle le repousse, lui fait honte de sa grossièreté, l’engage à ne chérir que la gloire, la liberté, la pensée pure :

Mais ton pauvre désir est de la boue !…

Enfin, à Leucate, Sapho se jette dans la mer, non point par un banal chagrin d’amour (ce n’est pas M. Vielé-Griffin qui lui attribuerait une Héroïde dans le goût d’Ovide), mais au contraire par dédain de l’amour naïf (jolis chœurs de bergers et de bergères), des douceurs bourgeoises du foyer (apostrophes à Ithaque voisine), et par aspiration sublime vers le divin. C’est vers Phoïbos qu’elle s’élance, à l’heure magnifique et tragique du couchant :

Je n’aurai voulu qu’un dieu pour époux
qui mêle mon sang vierge au sang du couchant ivre…
M’abîmer dans l’étreinte énorme !
M’unir enfin aux choses qui délivrent !

M. Théodore Reinach, chevalier de la grande Sapho, sera content de M. Vielé-Griffin… La Légende de Bellérophon est un poème épique et symbolique, relativement court (pour une épopée), mais d’une belle envergure. Bellérophon, faussement accusé d’avoir tué son frère, a quitté la maison paternelle. La reine d’Argos s’éprend de l’exilé et lui dit :

Oui, je t’ai plaint, mais c’est assez te plaindre.
N’as-tu pas l’Avenir ?
L’avenir qu’on affronte ;
c’est le passé qu’il faut craindre.

Par crainte de devenir pour lui le passé et d’entraver la marche du héros vers l’avenir, elle avoue son amour au roi son époux, qui expédie ce rival à la cour de son beau-père Iobate, roi de Lycie. Ce souverain charge Bellérophon de pourfendre la Chimère. Il croit l’envoyer à la mort. Mais chevauchant Pégase, Bellérophon tue le monstre. Ingratitude du peuple.

Décidément, on vit mieux sans héros,
conclut, sentencieux, un vieillard demi-sourd.

Philonoé, fille du roi de Lycie, rend seule justice à Bellérophon : elle l’aime et veut l’épouser. Le monarque lui impose une nouvelle épreuve : qu’il attaque et vainque l’Amazone. Sisyphe, son aïeul, apparaît à Bellérophon et lui verse le désenchantement ; le rocher de Sisyphe, c’est le symbole de la pensée, du labeur humain, même de l’art et du « chef-d’œuvre authentique » : duperie et dérision que tout cela ! Bellérophon va-t-il devenir pessimiste ? Non, car l’Amazone, Antiope, au lieu de le combattre, lui tend les bras ; et les bras du héros

accueillent, ô volupté, l’étreinte de ta joie
frémissent et se referment
sur ta seule Réalité,
chair secourable !

Et il dit à la belle Antiope de jolies choses galantes et reconnaissantes :

Tu es la Certitude Nue…
Tout l’univers épars
ne l’ai-je pas étreint sous cette nuit ?

L’auteur renchérit sur l’enthousiasme bien naturel de son protagoniste :

Voici l’aurore !
qui vêt le monde
de joie si forte
que la seule jeunesse l’accueille sans angoisse…

… Et les yeux dans les yeux ils boivent ta beauté,
forme humaine, chair réelle,
comme un nectar plus fort
que n’en versa Hébé
aux grands dieux titubant vers des couches mortelles…

Si le plaisir est la seule réalité, Bellérophon va-t-il s’endormir dans les délices de cette Capoue ? Non, l’amour de la gloire le ressaisit, il remonte sur Pégase, en emportant Antiope en travers de la selle, et il se précipite, flèche de feu, vers le soleil !

L’héroïsme est d’autant plus splendide qu’il est moins justifié : c’est un coup d’État de l’idéal contre la raison. Telle est la conclusion, superbe et peu inquiétante, de M. Vielé-Griffin. Tout cela est-il bien conforme à la pensée hellénique ? On inclinerait à en douter. Mais ces poèmes sont beaux, d’une beauté dont les citations ne donnent pas une idée nette, parce qu’elle réside dans l’harmonie générale et dans l’atmosphère poétique. Ce volume appartient, en somme, à la manière la moins verlainienne de M. Vielé-Griffin. Le verlainien, en lui, c’est surtout l’auteur des doux lieder et des élégies pénétrantes qui remplissent ses premiers recueils. Il excellait notamment à y montrer la connexité profonde de la joie et de la tristesse, chacune d’elles étant la condition de l’autre ; et il abondait en brèves notations descriptives, en fraîches impressions de nature. Il appliquait le moins facile des conseils de Verlaine, dans cet Art poétique déjà cité :

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.

Mais M. Vielé-Griffin n’a point dédaigné ce reste : il n’a pas craint de faire de la littérature, c’est-à-dire d’édifier de vaste compositions, des récits savamment filés comme la délicieuse Chevauchée d’Yeldis, voire des drames comme Ancaeus, Swanhilde et Phocas le Jardinier. Cette veine se prolonge dans la Lumière de Grèce. Et quel que soit le charme de ses petites chansons, les œuvres plus étendues de M. Vielé-Griffin accroîtront considérablement sa renommée. Swanhilde et Phocas le Jardinier, surtout, ont vraiment du souffle, de la puissance et de la grandeur. On y trouve la même philosophie antinomique que dans Bellérophon. Swanhilde s’est sacrifiée pour assurer la paix de deux peuples : c’est admirable, mais inutile. Elle ne rencontre que les déceptions et la mort ; et sa fin tragique rallume la guerre. Phocas le Jardinier meurt en martyr ; mais il n’est chrétien que de nom, et il n’accepte ce destin que par point d’honneur, pour ne pas désavouer la religion de ses pères. Wieland le Forgeron est aussi l’histoire des épreuves imposées à un être supérieur par sa qualité d’âme et s’il en triomphe, comme Bellérophon, c’est toujours par une sorte de défi au cours normal des choses.

Une force sans but que d’être mieux soi-même :

telle est, d’après M. Vielé-Griffin, idéaliste sans illusions, stoïcien ironiste, la volonté des meilleurs. Morale assurément très noble, mais bien peu faite pour convaincre les foules !

Tristan Bernard et le roman policier

M. Tristan Bernard a eu la fantaisie d’écrire un roman policier56. Pourquoi pas ? M. Tristan Bernard est un homme de sport. Il exerce les fonctions d’arbitre dans les assauts de boxe : il a rempli celles de starter dans un vélodrome. Rien de plus sportif que le pourchas d’une horde de malfaiteurs par une meute de détectives ; et la preuve, c’est que tous les enfants jouent aux voleurs. Dans la réalité, ces histoires sont inquiétantes, affreuses, tragiques. Le roman policier élimine la psychologie et l’étude sociale ; il ne recherche pas les causes de la criminalité, ne scrute point les âmes fétides qui s’agitent dans les bas-fonds ni celles des défenseurs de l’ordre. Il évite également les effets de pittoresque, et d’une façon générale se tient hors de la littérature. Le romancier policier ne dérive même pas d’Eugène Sue, qui avait des prétentions littéraires, encore bien moins du Victor Hugo des Misérables, ni de Dostoïevski, ni de Gorki. Il procède de Gaboriau et de Ponson du Terrail. Il ne considère le crime et sa répression qu’au point de vue anecdotique, comme une série de conjonctures surprenantes, de péripéties imprévues, d’ingénieux tours de force ou d’adresse, en un mot comme un sport. Il est tout naturel qu’un enragé sportsman ait voulu s’accorder le spectacle d’ébats de ce genre et se soit diverti à élaborer un roman policier. On peut établir un rapprochement entre le développement des sports et la vogue de cette sorte de roman. On ne doit pourtant pas oublier que la passion du récit d’aventures est éternelle et remonte à la plus haute antiquité. Il a pris, à diverses époques, des formes différentes, mais l’homme a toujours été un grand enfant, féru de contes merveilleux. L’épopée a été inventée pour satisfaire ce goût, et c’est par une heureuse rencontre que le génie d’un ou de plusieurs conteurs nous a donné l’Iliade et l’Odyssée. On peut craindre que les histoires de cambrioleurs et d’agents ne se prêtent guère à cette transfiguration poétique : un Homère ne suffirait pas à changer un Sherlock Holmes ou un Arsène Lupin en héros de la taille d’Hector ou d’Achille. Même pour un Victor Hugo, la matière reste un peu ingrate, et s’il a campé un type assez frappant en la personne de Javert, c’est grâce à d’autres thèmes qu’il s’élève, dans les Misérables, à la grandeur épique. Quant au pur roman policier, ne consistant en somme que dans les combinaisons d’événements, il s’exclut par là même de l’art véritable qui réduit au minimum ¡’importance du fait et construit ses plus belles œuvres sur los scénarios les plus simples.

Cependant, M. Tristan Bernard est un écrivain. Il faut donc lire Mathilde et ses mitaines. On n’a pas à le regretter. D’abord ce volume a l’attrait de mettre le roman policier à la portée de lecteurs que rebute le fatras habituel des émules de Conan Doyle. On peut avoir envie de ne pas ignorer ce divertissement, parce qu’il faut tout connaître. On saura gré à M. Tristan Bernard de nous l’offrir dans de précieuses conditions de confort et de sécurité, comme une tournée des grands ducs finement organisée. L’agrément de son style, son talent de narrateur piquant et sobre nous protègent contre les inconvénients de certains contacts. Il a même relativement trié le personnel qu’il s’est donné pour mission de nous exhiber. Ses bandits sont assurément de sinistres criminels, des assassins, des escrocs et des faussaires ; mais ils appartiennent à la meilleure société, et s’ils ont leur repaire professionnel, j’allais dire leur bureau, dans une ruelle voisine de Belleville, ils habitent, en dehors de leurs heures de travail, un opulent immeuble en face du parc Monceau. Cette double personnalité des apaches de « la haute » agrée beaucoup aux amateurs populaires, qui y contentent leurs instincts d’égalité : elle présente pour tout le monde cet avantage d’être plus dramatique et moins sordide. Des criminels bien peignés inspirent encore plus d’horreur morale, mais moins de répugnance physique. On frissonnera peut-être en lisant le roman de M. Tristan Bernard ; on ne songera pas à se boucher le nez comme dans un bouge.

Au début, on dirait une idylle — un peu mouvementée. Un étudiant, qui a sa mansarde aux environs du faubourg du Temple, entend, la nuit, les cris d’une femme terrassée et blessée par de mystérieux persécuteurs. Avec un noble courage, il se risque seul dans la rue, recueille la malheureuse, la soigne dans sa chambrette, s’aperçoit qu’elle est exquise et en devient amoureux. Pourquoi est-elle marquée sur l’épaule d’une croix sanglante ? Pourquoi s’évade-t-elle au petit jour sans laisser son nom ni son adresse ? Nous découvrirons plus tard qu’elle est l’épouse légitime et terrorisée d’un certain Robert Hesquien, un tout jeune homme, ancien armateur au Havre, qui a empoisonné son frère, s’est attribué à la faveur d’une ressemblance l’état civil de ce frère et s’est fait passer lui-même pour mort, puis a vécu déguisé en camériste sous le même toit que son beau-frère le comte de Féliciat, a constitué avec sa famille une bande de malfaiteurs, fabriquant de faux titres que l’on vend à Bruxelles, assassinant des femmes, dont l’une a été enterrée dans un souterrain, puis déterrée et brûlée afin que disparussent les traces du cadavre. C’est assez coquet, et je néglige quelques complications.

Firmin Remongel, l’étudiant, avide de retrouver son inconnue, recourt aux bons offices d’un « pays », le Franc-Comtois Gourgeot, inspecteur de la sûreté. La femme de cet inspecteur, Mathilde, a la vocation d’une « associée » ; par affection conjugale, elle s’est intéressée aux besognes de police et elle a révélé des aptitudes étonnantes. Il y a du féminisme dans le roman de M. Tristan Bernard. Il invente la femme policière. Gourgeot est habile ; mais Mathilde le vaut. Et elle apporte dans ce récit un élément de romanesque en même temps que de modernisme. Notez qu’elle n’use pas des artifices de son sexe ; elle opère comme si elle avait barbe au menton. Elle réalise authentiquement les théories féministes, qui visent à changer les femmes en hommes, autant qu’il se peut faire. Je n’entrerai pas dans le détail des exploits de ce couple si uni, que son obligeance à aider un amoureux lance sur une si riche piste et qui n’abandonne la chasse qu’après l’hallali. D’ailleurs, les deux principaux coupables se soustraient au châtiment légal par le suicide ; l’affaire est étouffée pour raisons politiques (un proche parent du comte Féliciat est député) et rien n’empêche plus Firmin Remongel de filer le parfait amour avec son innocente idole. C’est même la seule filature pour laquelle le concours de la police ne s’impose plus.

On voit bien que c’est un vrai roman policier que M. Tristan Bernard a composé là, et non point, comme on était tenté de le supposer, un faux-semblant de roman policier servant de prétexte à des variations humoristiques. Il est mieux écrit que ceux du modèle courant : c’est presque toute la différence. Certaines pages cependant portent bien l’empreinte du Tristan Bernard qui nous est familier. Par exemple, voici dans quels termes Rose, la petite femme sauvée par Firmin, parle de son odieux mari : « Je ne peux pas dire que je le déteste, et c’est ce qu’il y a de plus étonnant. Je sais qu’il a fait des choses abominables, et je ne sais même pas tout ce qu’il a pu faire. C’est un monstre, c’est évidemment un monstre… Mais je n’en ai pas l’impression. Avec moi, il n’a jamais été méchant. Et je vais vous dire une chose qui va vous sembler énorme : c’est un monstre, mais ce n’est pas un mauvais garçon. Comprenez-moi… C’est un homme sans aucune espèce de scrupules. Le mal, pour lui, n’existe pas. Et puis il aime agir ; il a le goût des choses extraordinaires. Il aimait se faire passer pour mort, prendre des habits de femme, fabriquer de faux titres. Mon beau-frère, le comte de Féliciat, n’est pas un scélérat comme lui, mais je vous assure qu’il est plus méprisable. Il a des remords, tandis que Robert ne sait pas ce que c’est ; il ne se demande jamais s’il a tort ou raison… » Bref, ce Robert est comme ce personnage d’une petite comédie de Tristan Bernard et Alphonse Allais, qui, à la suite d’une chute de cheval, avait perdu tout sens moral. C’est un accident. Son inconscience est une excuse, presque une séduction.

Dans la préface d’Amants et voleurs, M. Tristan Bernard disait : « Quant à ces voleurs, la plupart manquent évidemment d’énergie ; ils se comportent à peu près comme se fût comporté l’auteur si les circonstances de sa vie l’eussent dirigé vers la carrière du crime. C’est le plus souvent le hasard qui incline les jeunes hommes au courage ou à la lâcheté, qui les pousse vers l’héroïsme ou vers l’infamie. » L’analyse du caractère de l’assassin et fratricide Robert Hesquien, dans les courtes lignes que je viens de citer, est conforme à toute la philosophie de M. Tristan Bernard. Ce placide ironiste, qui déroule nonchalamment de jolies phrases avec un bon sourire, professe sans avoir l’air d’y toucher le plus effroyable mépris de la nature humaine. D’après lui, l’abîme que nous imaginons entre le parfait honnête homme et le pire coquin, n’est qu’une différence insignifiante et purement contingente ; le hasard seul en a décidé, nous n’y sommes pour rien ou pour si peu que rien, et au lieu de nous enorgueillir de notre vertu, nous devrions trembler et nous rappeler qu’un souffle aurait pu nous rouler dans la boue. Cet aspect de la doctrine de M. Tristan Bernard coïncide assez bien avec les farouches rappels à l’humilité que prodiguent les sermonnaires et les pères de l’Église. Courbez la tête, pharisiens, et invoquez la grâce divine sans laquelle vous tomberiez plus bas que les plus vils publicains ! C’est possible. Le corollaire, c’est-à-dire la sympathie amusée pour la canaille, est plus dur à digérer. Beaucoup de fripouilles ont eu notoirement tous les atouts en main et n’ont dégringolé que par choix, par une prédilection et une persévérance acharnées. N’oublions pas non plus que les mercuriales des prédicateurs chrétiens traitent du péché, qu’il ne faut tout de même pas confondre avec le crime au sens humain et profane du mot. Nous sommes tous des pécheurs par nature, c’est entendu. Cependant, sans avoir la pureté d’un archange, un homme doué du sentiment de l’honneur et de quelque empire sur soi-même saura éviter certaines déchéances en dépit des moins favorables hasards.

Le fond de la pensée de M. Tristan Bernard, c’est la négation de la volonté. Dans les Mémoires d’un jeune homme rangé et le Mari pacifique, ces romans si affreusement amers, malgré leur ton doux et gentil — du Chamfort à l’eau sucrée — il a peint avec une minutieuse maîtrise un cas saisissant d’aboulie et d’inertie. Il existe sans doute de ces êtres veules, neutres, vacillants et inconsistants, et peut-être en assez grand nombre. Ceux-là sont à la merci des caprices du sort. Mais il ne faudrait pas trop généraliser. Ces énervés constituent le troupeau, la masse amorphe, qui ne compte guère. Les individus marquants, soit en bien, soit en mal, sont au contraire des énergiques. Les passions, même mauvaises, supposent, tout comme les actes héroïques, une dépense d’énergie considérable. Il en faut simplement pour prendre quelque intérêt à la vie. La vision qu’a de l’univers Daniel Henry (le jeune homme rangé, le mari pacifique) est si morne, si décolorée, si glacée, qu’on se demande comment il peut supporter de vivre : une momie doit s’ennuyer moins dans son hypogée. Stendhal avait bien raison de faut admirer les âmes passionnées, à quelque usage que s’applique leur puissance d’exaltation. Tout est préférable à cette atonie. Les personnages de Tristan Bernard forment l’antithèse la plus complète avec ceux de Stendhal. Et l’œuvre de Tristan Bernard serait vraiment trop déprimante, si par bonheur il n’avait assez d’esprit pour nous réconcilier avec cette existence dont il trace une image si désenchantée.

Charles Demange57

Charles Demange est mort en 1909, âgé de vingt-cinq ans à peine, quelques mois après l’apparition de son ouvrage de début, le Livre de désir, qui annonçait un écrivain remarquablement doué. C’est un petit roman d’impressionnisme idéologique, dont l’action est située à Rome. On y discerne l’influence de M. Maurice Barrès, oncle de l’auteur, et l’on songe parfois au Jardin de Bérénice. On peut aussi se souvenir de Corinne, à cause du milieu romain, et non point certes à cause du style, aussi peu oratoire que possible chez Charles Demange. Mais celui-ci avait trouvé un sujet original.

Tandis que dans Corinne, l’amour et l’enthousiasme esthétique s’accordent et se renforcent mutuellement, dans le Livre de désir, ils s’opposent. Jean, le héros de ce récit, n’a pas à craindre sans doute d’être asservi par Rome au point où l’est la Mme Gervaisais des Goncourt, laquelle aboutit à la folie mystique. Son cas est différent. Ce qu’il combat, c’est l’intellectualisme et la sérénité d’un Goethe : cet état d’esprit lui paraît froid. Il veut « se mesurer avec le divin inconnu ». Contre la pure contemplation objective, il appelle à lui le Désir, « qui seul assemble, soutient la vie… ». L’incarnation du Désir, c’est Dorietta. Mais il ne lui assigne qu’un rôle limité. « Il lui semblait qu’elle figurât sur le monde comme les nymphes dansent simplement sur la clairière… » Il entend l’utiliser et non se laisser absorber par elle. Elle lui sert à composer ses visions de Rome et à réagir contre l’oppression des choses ; inversement, lorsqu’elle devient envahissante, il réagit contre elle à l’aide du monde extérieur. « Il ne l’accepte jamais seule », mais comme figure centrale et animatrice d’un décor. « Car il l’aime, mais ne veut pas qu’elle règne. » Ce serait l’ambition de Dorietta. Elle souhaite « qu’il rêve son seul visage ». Jean a tout de suite conscience du danger. « Elles soupçonnent le mal qu’elles font au jeune homme impatient, ces Dianes qui, l’ayant une fois surpris, se plaisent à renouveler leur apparition. En place du clair soleil dans lequel il les pourchassait, elles l’entourent de mille nuages parfumés et roses qui l’enivrent et l’affadissent. » Jean ne veut pas que Dorietta l’enivre ainsi : il ne souffre pas d’être ainsi confisqué et, si l’on ose dire, chambré. Il a résolu de se défendre contre « la duperie des jeunes femmes qui voudraient détenir le monde. C’est à nous qu’il convient de les y promener ».

Tel est le débat psychologique qui se poursuit parmi les paysages et les monuments, à la villa Borghèse ou au Forum, sur l’Aventin ou la voie Appienne. Le dénouement, c’est que Jean quitte à la fois Rome et sa maîtresse. Il ne s’est soumis ni à l’une ni à l’autre. Il reste libre — mais seul et désemparé. Et Charles Demange ne conclut pas. On entrevoit pourtant une conclusion, Jean eût certes mieux fait de choisir franchement entre l’amour et l’intellectualisme, à supposer qu’ils soient inconciliables. Ils ne le sont point en réalité ; c’est toujours avec toutes ses facultés qu’on aime, que l’on admire et que l’on comprend. L’antinomie ne se pose que pour un esprit comme celui de Jean, dont l’erreur consiste à ne jamais vouloir se livrer pleinement. Sa personnalité se dissout, se volatilise, par souci excessif de se maintenir et de se réserver.

Cette analyse d’un caractère curieux et moins exceptionnel peut-être qu’on ne croirait est conduite par Charles Demange avec un art raffiné, souvent précieux, non sans quelque obscurité.

« Je connais, écrit-il, des bonheurs qui sont de charmantes mièvreries, quand tout le frêle consiste à jouer de son propre cœur : délicieux instants où nous n’osons pas dire le trouble qui nous égare. Alors se prononcent des mots si légers qu’ils s’enfuient… » C’est bien cela. Charles Demange donne, en quelque sorte, une série d’instantanés psychologiques. Malgré la rapidité de la notation, ces pensers trop subtils, ces émois trop fugaces sont souvent presque insaisissables.

Les Lettres d’Italie, qu’a publiées la revue l’Indépendance, montrent qu’il ne faudrait pas identifier le héros et l’auteur de ce roman. Il y a bien une lettre à M. Maurice Barrès, dans laquelle Charles Demange s’avoue inquiet, désorienté. Mais le ton général est confiant et joyeux. Demange s’y révèle beaucoup plus goethien que son personnage ; il dessine dans les musées, il étudie et discute, presque en technicien, les chefs-d’œuvre de l’architecture et de la statuaire. « Au lieu de redouter les offres de la vie, écrit-il, il faut les prendre pour les organiser en soi, et par là, les compléter, les animer. Le Temps n’est pas une descente avide qui nous poursuit, nous arrête, nous affaiblit, nous détruit ; c’est à tous les carrefours de Rome une sorte de dieu Pan, souriant et affable, qui sur deux bras puissants, velus, musclés, capables de résister à tout effort, de rompre tout embrassement, tout étouffement, nous tend une riche et débordante corbeille. » Il se résume d’un mot : « Savoir vivre dans la lumière… » Et à la veille de son départ il dit encore : « J’emporte tous mes souvenirs et surtout cette belle lumière dans cette grande immobilité, ou mieux ce hors du temps. » Il n’est plus épris du devenir, mais de la perfection.

Dans les Notes d’un voyage en Grèce 58, il semble d’abord en rabattre de ce classicisme. Dans une sorte de prélude il chante la Nuit, douce aux cœurs fatigués, les longues défaillances sur le sein de la Nuit. Il rêve d’une beauté « isolée, pauvre et compromise », ce qui est furieusement romantique. Il écrit :

Je retrouve ici les deux thèmes enchanteurs des sources et des chapelles… Chapelles où les hommes ont projeté de méditer indéfiniment sur des ombres qu’ils imposaient encore au mouvement plus rapide des fleuves ; mais a-t-on dit jamais que les ombres des peupliers sur les eaux barraient leur cours et détournaient leurs torrents ? Singuliers êtres qui ont cru à l’efficacité, à la fécondité de leur intelligence, de leur imagination…

Peu s’en faut que Demange ne fasse un reproche aux Grecs d’avoir, comme l’a dit Renan, inventé la raison. M. Georges Sorel insiste beaucoup sur le bergsonisme de Charles Demange. Plus loin, celui-ci affirmera que « les grandes séductions, sont celles qui nous laissent hors l’intelligence ». À quel propos ? Parce qu’il a été ravi de la grâce d’une paysanne, au bord d’une route. L’eût-il perçue, s’il n’avait été qu’un ignorant ? L’intuition sensible n’est-elle pas la récompense d’une longue culture ? Enfin, Demange blâme les hommes qui conforment leur vie à des systèmes, à des formules. Les Danaïdes lui apparaissent comme des intellectualistes, justement châtiées pour avoir « méprisé la belle spontanéité inanalysable des passions ». L’interprétation du mythe est aventureuse. Quoi qu’il en soit, avant d’entrer dans ce développement, Demange avait invoqué le Second Faust et dit :

Vivre plus haut que les cieux ; être plus grand que l’espace ; avoir les bras plus larges que le monde ; laisser dans l’oubli toute immortalité ; faire de toutes ces abstractions ces nuages dont on entoure les ascensions et qui ne servent qu’à situer dans un espace infini ; ne vouloir ni limitation, ni définition ; et pourtant garder la pleine conscience et une froide logique, c’est à quoi seulement des facultés supérieures peuvent aboutir.

En admettant même qu’il y ait là quelque ironie, il reste que Demange reconnaît la supériorité théorique du rationnel et du conscient, qu’il ne regarde la « spontanéité inanalysable » que comme un pis-aller. Au surplus, sa doctrine est un peu flottante et l’on ne peut s’en étonner : ce n’est pas ici un ouvrage mûri, mais un carnet de notes improvisées, et par un tout jeune homme.

Les premiers chapitres semblent très directement inspirés du Voyage de Sparte.

N’y aurait-il que d’agir ? que de combattre ? Mais il faut à cela des intérêts particuliers. J’aboutirai donc seulement à connaître que l’Acropole porte un autre siècle que le mien : car savoir qu’elle a agi pour d’autres motifs que les miens, c’est nous séparer pleinement et connaître seulement qu’elle a été. Rien dans son action ne justifie la mienne : elle laisse possible toutes les attitudes… Nous demeurons sur l’Acropole comme les matérialistes devant le corps humain : ils distinguent les beautés éparses de ce mécanisme ; ils n’aperçoivent rien qui les anime.

Ou encore il donne une note d’une lassitude plus personnelle, mais également défavorable :

Quand nous assistons au déclin de ce que nous avons tant admiré, tout de même nous savons que désormais son souvenir s’achève : en survivant nous jouissons de sa perfection… Et puis il s’y engage un peu de l’éternelle fatigue, ce ruban noir qui s’entrelace à tous les fils de nos jours ; si beau qu’ait été le chant de l’oiseau du soir, l’heure vient enfin de songer au sommeil.

La Grèce ne fournit donc pas un principe de vie. L’admiration même qu’on a pour elle est stérile, déprimante. C’est signer sa déchéance que d’adopter des modèles. « Toute imitation n’est qu’un demi-succès. » Et tout cela est extrêmement contestable. Le secret de l’Acropole n’est pas une indéchiffrable énigme ; et il n’est pas question d’imiter servilement des formes, mais de se pénétrer d’un esprit. Encore est-il qu’inventer des formes nouvelles est permis, mais non pas toujours si nécessaire : le Parthénon réalise simplement la suprême beauté d’un type préexistant. On ne comprend pas non plus pourquoi Charles Demange regarde la Grèce comme un pays d’Orient. « Sur l’Acropole d’Athènes, c’est toujours vers l’Asie que nous retombons. » Quoi ! sur l’Acropole, d’où l’on aperçoit Salamine ! La Grèce a combattu l’Asie, par les armes et par les idées, dans tout le cours de l’Histoire. Moréas, l’Athénien, avait le droit de dire : « Je n’aime pas l’Orient. » Enfin, pour en finir avec les objections, j’ajoute qu’on est un peu ahuri de lire, à propos d’une noce villageoise à Sparte, que le romantisme français « n’est qu’une leçon de bon sens ». L’art romantique peut avoir eu sa raison d’être et garder d’assez vifs attraits : le bon sens n’avait jamais passé pour sa qualité dominante ; on l’aurait plutôt cru un peu exalté. Il y a bien eu une école du bon sens ; les champions du romantisme l’ont foudroyée de leurs mépris.

Mais par la suite, après quelques semaines de séjour et de méditation, Charles Demange a commencé de réviser ses jugements. Au point de vue moral, il estime que la simplicité grecque mène à l’amour vrai, par le dégoût du factice et du clinquant, des imaginations de harem. Au point de vue esthétique, il triomphe peu à peu de ses préjugés :

Pour moi, je ne demande aux plus belles choses que de prendre dans ma vie moderne une place aussi prépondérante qu’elles l’eurent dans les antiques biographies ; je recommence à suivre des sentiers où le printemps ne cesse pas de fleurir ; et sachant qu’il est au monde des points plus sensibles, des bosquets, des buissons mieux fournis, c’est là que je m’arrête.

Lorsqu’il s’attriste encore, ses motifs ne sont pas les mêmes :

La Grèce est trop belle. Elle nous fait trop croire à l’âme… Tant de classique beauté nous redonne le sens de la mort ; nous mourrons, non pas comme dans le romantisme, où l’on meurt par désespoir, par désir de mourir ; mais suivant la grande tradition, par l’ultime aveu d’impuissance : parce qu’il y a mieux que nous, et que nous ne sommes que des participants.

Ici, son zèle de néophyte l’entraîne trop loin. Le culte de la beauté grecque est au contraire une raison de vivre. D’ailleurs, il s’en est avisé, puisqu’il ajoute : « Exactement, mon livre c’est : comment on peut penser en Grèce et après la Grèce. » Ce livre, quel dommage qu’il n’ait pu l’écrire !

Parmi les plus justes des indications malheureusement sommaires qu’il nous a laissées, il faut signaler sa réfutation des théories de Michelet, souvent rééditées depuis, sur le prétendu « sourire d’Athéna ». Le sourire n’est pas plus la caractéristique de l’Hellade que le vaudeville et l’opéra-comique ne synthétisent l’esprit français. Mais voici les lignes définitives :

Les Athéniens semblent avoir atteint ce délicat instant où plus l’art est parfait, plus il ne se donne que comme une approximation de la divinité. Connaître que les dieux nous sont supérieurs ; et pourtant ne jamais décourager de les atteindre ; en donner des images qui les approchent, et par là sont actives, vitales ; concevoir qu’elles valent à peu près comme les manifestations naturelles des dieux, en sont les témoignages ; ne jamais croire que leur insuffisance est une infériorité ; mais… »

Par ce paragraphe de la dernière feuille des notes, on devine ce qu’eût été le livre… En même temps que Demange se ralliait à l’hellénisme, sa prose prenait une élégance platonicienne : les pages sur Olympie sont exquises. Quel dommage !…

Alphonse de Châteaubriant59

La curiosité a été piquée par le nom que porte M. de Châteaubriant, et dont on ne peut dire qu’il soit précisément inconnu. On s’est demandé s’il appartenait à la même famille que l’auteur des Martyrs : la légère différence d’orthographe n’apportait pas une contre-indication décisive, étant donné l’incertitude qui a longtemps régné dans la rédaction des actes de l’état civil et plus généralement de tous les papiers officiels ou privés. Mais non ! M. Alphonse de Châteaubriant a déclaré lui-même qu’il n’était point du sang de René : des plaisants ont ajouté qu’il ne tenait point à ce qu’on lui attribuât ce cousinage, étant de meilleure noblesse que les seigneurs de Combourg. J’ai entendu raconter qu’un peu gêné tout de même il avait songé à prendre un pseudonyme. Mais son éditeur n’accepta d’imprimer son volume que moyennant qu’il gardât son vrai nom. Cet éditeur connaît le profit qu’on peut tirer de la frivolité publique. Au surplus, le jeune écrivain était trop modeste et avait tort de s’inquiéter. Il n’occupera peut-être pas une aussi grande place dans l’histoire de la littérature et ne fera sans doute pas autant de bruit dans le monde que son illustre homonyme ; mais il a déjà son originalité propre et son livre de début est certainement un beau livre.

C’est, d’après le sous-titre, l’histoire d’un gentilhomme campagnard en 1840. Il semble que M. Alphonse de Châteaubriant ait surtout adopté cette date pour la commodité du récit, dont certains détails seraient rendus invraisemblables par la facilité actuelle des communications : depuis l’invention des chemins de fer, il n’existe plus guère de gentilhomme, même campagnard, qui n’ait jamais vu Paris. Mais il ne s’agit point de roman historique, et s’il est dit en passant que telle forêt poitevine dont on nous entretient longuement abrita les dernières convulsions de la chouannerie, le Poitou de M. Alphonse de Châteaubriant ne ressemble aucunement au Cotentin de Barbey d’Aurevilly. Les seules aventures racontées ici se déroulent dans les âmes.

M. Timothée des Lourdines est un vieux petit homme qui habite avec amour son antique château héréditaire du Petit-Fougeray, situé au milieu des bois, à dix lieues de Poitiers. C’est un personnage peu banal et point du tout moderne que M. Timothée des Lourdines. Il se désole parce que sa femme, Mme des Lourdines, condamnée par ses infirmités à demeurer tout le jour dans sa chambre, a exigé qu’on abattit un « gigantesque ormeau » dont l’ombre l’incommodait. Étant parfaitement bon, M. des Lourdines a consenti enfin à ce sacrifice, avec quels regrets ! On ne saurait avoir une plus profonde horreur du déboisement. Né à la campagne, y ayant passé toute sa vie, M. des Lourdines s’identifie pour ainsi dire avec le paysage. « Impossible de rencontrer un homme mieux assorti à son habitat que ne l’était ce petit campagnard à son vieux château. L’un et l’autre sortaient bien du même sol ; ils étaient presque de la même couleur. » Il adore la solitude : timide, il fuit la société des hommes, excepté celle de quelques paysans, bûcherons et métayers, à qui il sait gré d’être des « gens à silence » ; c’est un grand silentiaire, comme le père de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Sa vie est extrêmement réglée. Il se lève de bonne heure, non pour surveiller ses domestiques, en qui il a confiance, mais par plaisir, pour humer la rosée, l’étable fumante, la fraîcheur du matin. Puis il donne ses instructions, pourvoit à l’administration de son domaine. L’après-midi il sort avec son chien et goûte les délices toujours nouvelles d’une éternelle promenade sur ses terres et en forêt. « Un rien suffisait à arrêter son geste, à fixer son rêve : un coin de ciel dans une flaque, le remuement d’un buisson, la plainte rouillée d’une charrue. » Il pénètre dans la forêt, sans bruit, comme dans un sanctuaire. « Chaque fois, sous cette voûte, au sein de ce silence, il commençait par se sentir tout petit ; puis, peu à peu, l’envahissait en face de ces arbres le sentiment d’une mystérieuse solidarité. Il n’était plus Timothée des Lourdines, il n’avait plus d’âge ; dans « sa chair circulait la sève des châtaigniers et des hêtres ; et son esprit, détaché de sa propre pensée, libre, immense, épousait toutes les formes, tous les murmures de la forêt. » Admirable privilège de la sensibilité, qui ne vieillit pas et reste aussi ingénue, aussi vive chez ce sexagénaire que chez un jeune et fougueux Siegfried.

Depuis toujours, détestant le monde, ayant réduit ses relations au strict minimum indispensable, il avait eu des arbres pour amis. « Aux hommes qui n’étaient pas des simples il préférait la forêt, qui n’a pas d’esprit, qui ne finasse pas, qui est pleine d’amour, qui n’agite pas ces étranges petites mains tracassières et rapetissantes. » Il était si doux, qu’il ne chassait point et ne rapportait dans sa carnassière que des champignons, devant lesquels il avait dressé son chien à tomber en arrêt. Il avait une si tendre affection pour ses arbres, qu’il soignait lui-même et badigeonnait avec de la cire liquéfiée, pour panser la blessure, un hêtre endommagé par la brutale maladresse d’un charretier. En rentrant le soir, la pensée grisée d’air, il s’attardait à la cuisine, dont il aimait l’odeur de fumée, de pain, de laiterie. Mais lorsqu’il montait chez Mme des Lourdines, il la trouvait qui s’éclairait à la lueur de bougies rouges : le rouge cerise agréait particulièrement à Mme des Lourdines, qui aimait le luxe et la distinction. Enfin, avant de s’aller coucher, M. des Lourdines se retirait en cachette dans une aile délaissée et délabrée du château pour y jouer du violon. Il n’avait point de bibliothèque musicale : il improvisait. Il traduisait « les complaintes paysannes, la chanson des oiseaux, la vibration d’une cloche, les tintements de la maréchalerie, le vent, le silence, tous les chants qu’entendait de la nature ce solitaire passionné de l’âme de son cher pays… Inépuisables autour de lui, dans les arbres, dans les fleurs, frémissaient les mélodies, de sorte que tout pareil à ceux-là qui suivaient les pas de Jésus, il ne se mettait point en peine. » Depuis trente ans, comme Mme des Lourdines ne se souciait point de musique et qu’il craignait d’ailleurs de trahir ses secrets, il s’enfermait une partie de la nuit, parmi les araignées, les souris et les chats-huants, avec ce violon, son confident, qui exprimait et chantait ce que lui-même n’eût pas su rendre avec des mots. « Et pendant ces trente ans, le violon avait tout dit de la vie du musicien, presque jour par jour : les aurores sur les collines, les troupeaux qui vont boire, la chanson des laveuses, l’amour des premières années, les déceptions cachées, les joies du père et les espoirs nouveaux, et les déceptions nouvelles, le fils parti, perdu… » Car M. des Lourdines a un fils, Anthime, de la conduite duquel va naître le drame.

Jusqu’à présent, ce n’était qu’une idylle, singulièrement attachante, On songeait au vieillard de Tarente des Géorgiques, aux Rêveries d’un promeneur solitaire, surtout à cette exquise cinquième promenade, où Jean-Jacques dépeint en termes si pénétrants les extases de son séjour dans la petite île du lac de Bienne, loin des hommes et du tumulte. La misanthropie est un élément essentiel de ce moderne culte de la nature, dont les Rêveries et la Nouvelle Héloïse ont fourni les premiers exemples, et qui a réuni tant de fidèles depuis plus d’un siècle. On est las du tapage, de la sottise et la méchanceté : on aspire à la communion avec la nature comme à un bain rafraîchissant d’innocence et de douce harmonie. Ce sentiment n’est pas entièrement nouveau, puisque sans remonter plus haut il est déjà virgilien. On en relèverait des traces dans Ronsard et dans La Fontaine. Pourtant le repos que nos pères demandaient aux champs, le plaisir des yeux ou même de l’esprit qu’ils y trouvaient était certainement plus simple, moins réfléchi, surtout plus passager : ils revenaient bien vite à la ville ou à la cour. Jean-Jacques a fait du goût de la nature une passion ardente, presque une religion. Parmi ses nombreux disciples, les uns sont surtout des contemplatifs fixés dans l’étude objective et esthétique des formes et des couleurs ; d’autres sont allés jusqu’à un panthéisme qui dépasse la pensée de Rousseau. Mais c’est un penchant inévitable. Les anciens animaient aussi la nature en la peuplant de dieux, de nymphes, de sylvains : telle était la qualité concrète de leur anthropomorphisme. Nous prêtons plutôt à la nature une âme infinie, une sorte de divinité impersonnelle et vague, inspirée des métaphysiques plus récentes : le principe n’a pas changé : nous projetons toujours sur la nature les conceptions de notre esprit. C’est pourquoi d’autre part, un misanthrope optimiste comme Jean-Jacques veut absolument qu’elle soit bonne. Mais des pessimistes comme Sénancour et Alfred de Vigny la taxent d’indifférence ou de cruauté.

On me dit une mère et je suis une tombe…

Quelle est la position de M. Alphonse de Châteaubriant ? On a vu, par une des citations précédentes, qu’il avait une assez forte impression de l’unité de la vie, et M. des Lourdines, qui croit sentir couler dans ses veines la sève des châtaigniers, se mêle intimement à la nature : il ne va pas cependant, comme les purs panthéistes, jusqu’à s’y vouloir dissoudre. C’est seulement de Rousseau, et un peu de Virgile, que procède M. des Lourdines. Et la suite du récit va même remettre tout en question. Le fils de M. des Lourdines, Anthime, a été élevé, sous l’influence de sa mère, en damoiseau, en enfant gâté. Il a rompu avec la saine tradition rurale de sa lignée : il mène à Paris une existence d’enragé fêtard.

Il s’est brouillé avec ses parents, après une scène violente : il avait fait deux cent mille francs de dettes ! Son père a payé, mais s’est fâché : sa mère en a ressenti une telle commotion qu’elle a été frappée d’hémiplégie. Depuis des années, Anthime n’a pas reparu au Petit-Fougeray. Soudain, au retour d’une de ses randonnées sylvestres, M. des Lourdines reçoit une lettre d’un créancier d’Anthime : le jeune gandin a encore fait des dettes ; il y en a pour six cent mille francs. Le pauvre vieillard est accablé sous le coup. Il peut payer, mais à condition de vendre la majeure partie de ses fermes, de ne garder que le château et d’y vivre désormais chichement : il ne lui restera qu’environ trois mille francs de rente. Mais la créance est-elle sérieuse ? N’a-t-on point affaire à un usurier ? M. des Lourdines se sent désarmé comme un enfant devant cette intrusion d’une terrible crise dans sa paisible solitude ; et il se demande, pour la première fois, s’il n’a pas vécu trop à l’écart des hommes. On voit le problème, l’antagonisme entre l’églogue et le drame. Est-il possible de se cantonner dans la retraite en tête à tête avec la nature ? Le monde vivait, la réalité sociale, qu’on veut ignorer, mais qu’on ne supprime pas, ne viendront-ils pas troubler ce songe et se venger de ces mépris ? Il faudrait, pour avoir la sécurité, être un pur ascète d’Ombrie ou de Thébaïde. M. des Lourdines est époux, père et propriétaire. S’il avait été un homme d’action, il aurait formé la volonté de son fils, redressé les funestes faiblesses de sa femme, gouverné sa maison, sauvegardé son patrimoine. Il risque d’être vaincu, parce qu’il n’a fait que rêver au lieu de combattre. Il découvre qu’« on a besoin des autres ».

Il va consulter, à Poitiers, un magistrat de ses amis et son notaire. Trop tard ! Il aurait le droit légal de ne pas reconnaître les dettes de son fils : l’honneur ne le lui permet pas. Il sera ruiné. Et il sera même obligé d’excuser dans une certaine mesure ce fils, dont il n’a pas su diriger l’éducation. Le calvaire du malheureux gentilhomme est douloureusement émouvant. Une page pathétique nous le fait voir sortant désespéré de chez le notaire et marchant, marchant au hasard, comme un fou, dans la campagne, pareil au roi Lear sur la lande. Délicat et chevaleresque, il s’efforce de cacher à sa femme la catastrophe. Lorsqu’elle finit par en être instruite, elle en meurt. Anthime, lorsqu’il a eu avis de l’état de sa mère, était à une table de jeu : il a, sans rien dire, achevé sa partie. Il arrive enfin au Petit-Fougeray pour assister à l’enterrement. Il pleure et s’attriste pendant trois jours : après quoi, cette homme, non pas foncièrement mauvais, mais égoïste et frivole, s’ennuie, fume des cigares, soigne sa toilette par habitude, se frise au petit fer, caresse son lévrier de race, ne pense qu’à retrouver Paris, sa maîtresse et ses compagnons de plaisir. Il nous rappelle le prince Nekludof dans la première partie de Résurrection.

Après avoir, un temps, manqué de courage pour l’admonester sérieusement, M. des Lourdines emmène son fils, à travers bois, sur le mont de la Croix-Verte, qui éveille en nous le souvenir des méditations de M. Maurice Barrès sur la montagne de Sainte-Odile et la colline de Sion-Vaudémont. M. des Lourdines, recueilli, éloquent, inspiré, comme en prière, montre à son fils tout ce pays, leur pays, l’adjure d’en écouter les voix et de lui rendre son cœur. Mais le viveur ne se préoccupe que de son héritage, qu’il croit magnifique, et ne dissimule pas qu’il veut retourner à Paris. « Misérable ! » s’écrie le père, et dans un élan d’indignation il lui annonce la ruine irrémédiable causée par ses désordres. Toute cette scène est admirable. Anthime, atterré par ce désastre qu’il n’avait pas prévu, n’est plus qu’une chiffe humaine. Il a soudain l’intuition que c’est sa conduite qui a tué sa mère. Il interroge son père. A-t-elle eu connaissance de ses dettes ? Toujours généreux, M. des Lourdines répond : Non. Mais il a eu une seconde d’hésitation : Anthime a compris. Il est touché jusqu’aux larmes de la magnanimité du vieillard, qui lui ment pour lui épargner un remords. Cependant, il ne peut vivre ainsi : il se résout au suicide. Une nuit, il se transporte, muni d’un pistolet, dans l’aile inhabitée du château. Une musique mystérieuse parvient à lui et le glace d’abord de terreur. Il s’approche et reconnaît son père. Celui-ci a repris ses séances clandestines de violon. Anthime est d’abord pétrifié d’étonnement, puis dominé, conquis, car lui aussi il est sensible à la musique. Il s’est caché : il revient, toujours à la dérobée, la nuit suivante. « Le vieillard ne s’interrompait pas de jouer. On eût dit que son violon l’entraînait, qu’il n’en était plus le maître. Avec stupeur, Anthime le considérait : était-ce bien là ce petit homme toujours si timide ? Était-ce lui, avec ce visage enflammé, ce front que la passion mouillait de sueur, ces effluves de vie ardente et d’âpre enthousiasme ?… Ce fut (pour Anthime) un trait de lumière… » Ces chants sublimes, que M. des Lourdines puise dans son cœur et improvise sur son violon, retournent et convertissent enfin Anthime. Il ne quittera plus le Petit-Fougeray, acceptera la vie modeste et rustique, sera désormais le compagnon fidèle de ce père trop longtemps méconnu.

Évidemment, ce M. des Lourdines a un talent de violoniste et de musicien vraiment prodigieux. Cela tient du phénomène et du conte fantastique. Après tout, ce n’est pas absolument impossible, et c’est très beau. M. des Lourdines est un personnage éminemment hoffmannesque. Hoffmann lui-même, dans le Violon de Crémone et les Kreisleriana, n’a rien imaginé de plus saisissant. Il faut que M. Alphonse de Châteaubriant sente profondément la musique pour être capable d’en décrire si puissamment le charme, qui tient ici du sortilège. Donc, grâce à son violon, c’est-à-dire à l’unique langage par lequel il sache exprimer son âme, sortir de sa cellule, communiquer avec ses semblables, mais dont il se gardait bien d’user à cet effet, M. des Lourdines échappera à l’abîme où le poussait son isolement systématique, il conservera la jouissance, sinon la possession de ses terres, l’affection et la présence de son fils, décidément sauvé de la perdition parisienne. Mais enfin, c’est par hasard qu’Anthime a surpris son secret, et tout le monde ne sait pas jouer du violon. Le roman conclut en définitive en faveur de la, vie champêtre et de l’enracinement, — car le père a toujours été un parfait honnête homme, tandis que le fils déraciné a bien failli se corrompre, — mais aussi à la nécessité d’une certaine indépendance vis-à-vis de cette nature séduisante, dans laquelle on ne doit pas s’absorber au point d’abdiquer sa personnalité, de renoncer aux devoirs sociaux et à la solidarité humaine. De ce roman se dégage finalement une leçon de mesure, conforme à la morale classique.

Il est écrit d’un joli style sobre et ferme, pittoresque et sensitif, mais avec discrétion, et qui ne tombe jamais dans cette manie descriptive si insupportable chez beaucoup de romanciers contemporains. Les descriptions de M. Alphonse de Châteaubriant sont brèves et motivées. C’est surtout dans un roman qu’un paysage doit être un état d’âme. Peu nous importent la couleur du ciel, la saison et le temps qu’il fait, si les développements sur ces thèmes ne servent qu’à tirer à la ligne et n’éclairent ni l’action, ni les caractères. Chez M. Alphonse de Châteaubriant, ils précisent toujours la notation psychologique, soit par contraste, soit par concordance ou par comparaison. Le vocabulaire est riche en termes techniques, en mots excellents repêchés de la vieille langue, aussi en vocables qui ne figurent point dans nos dictionnaires et sont sans doute empruntés au parler populaire du Poitou. Tous se comprennent d’ailleurs aisément, et le livre est d’une lecture facile. Il faut le lire.

Henri Franck

Mme la comtesse de Noailles, de qui l’on regrette de n’avoir vu paraître depuis longtemps aucune œuvre nouvelle, présente dans une éloquente préface un recueil posthume d’un jeune écrivain, Henri Franck, mort peu après sa vingtième année. Plusieurs des fragments édités sont des essais de critique littéraire et philosophique, qui portent nettement l’empreinte de M. Henri Bergson. Il est certain que la doctrine de M. Bergson a exercé une action sur beaucoup de jeunes littérateurs…

C’est surtout comme poète que nous pouvons étudier Henri Franck : le morceau capital du volume, la Danse devant l’arche 60, est un long poème philosophique, où il y a sans contredit un remarquable talent et qui autorisait de magnifiques espérances. Certaines idées appellent malheureusement d’assez graves réserves et sont même désobligeantes, « Par l’insondable et stricte hérédité, dit Mme de Noailles, par l’étude et l’inclination, il a, de l’Orient religieux, de la terre pastorale des prêtres et des rois, une rêveuse expérience… Ayant, au cours des âges, subi et dépassé toutes les luttes avec les hommes, ayant épuisé tous les débats et toutes les circonstances, il demeure seul avec l’essentiel. Sa race antique a fait pour lui ce long travail. Il semble que : rien ne doive plus étonner une âme accumulée qui, dans le triomphe comme au travers des persécutions, a connu la sublime familiarité avec le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. » Ce Dieu de ses pères ne satisfait plus Henri Franck : le sujet de son poème, c’est la recherche du vrai Dieu. Le jeune lévite quitte le temple, qui n’est plus « la patrie de son âme ». À un vieux lévite, qui conseille à ce jeune penseur de ne point quitter un asile confortable et propice aux jeux de la raison, il répond :

La raison, la raison, ce n’est pas l’univers…
Je ne veux pas lancer devant moi des mirages
Créer des fruits abstraits dans un grand verger froid…

Il veut un Dieu concret, présent et vivant. Même en théologie et en métaphysique, il est de l’école de la vie.

Je nagerai dans l’eau violente de la Vie…

Ce sera sa manière de chercher Dieu. « Dieu ne peut habiter que là où sont les hommes. » Il espère le rencontrer en France. Et c’est sur la France qu’il s’exprime non seulement avec la rudesse qu’on pouvait attendre d’un héritier d’Isaïe et de Jérémie, mais en termes foncièrement contradictoires. Il commence par l’enthousiasme. La France est « le courage du monde et le cœur de l’Occident ». À merveille ! Mais il ajoute :

Sauras-tu, beau pays, sauras-tu réussir
À te renouveler toujours sans te détruire
Et à rester vivant en demeurant loyal ?
Tu ne crois plus au Dieu pour qui tu t’es croisé
Et ton intelligence est sortie de l’Église.
Mais es-tu assez fort pour survivre à ce Dieu,
Pour prolonger toujours ta recherche inquiète
Et pour ne pas périr d’avoir voulu tenter
D’agir et de penser selon ta libre loi ?
Te renonceras-tu afin de te survivre,
Et t’immoleras-tu à ta propre durée,
Ou devras-tu périr de n’avoir pas menti ?

En somme, Henri Franck pose la question à peu près comme les théoriciens contre-révolutionnaires, et il admet avec eux que l’œuvre de la Révolution a dangereusement affaibli la France. Son virulent « Discours sur les misères du temps » veut établir que nous sommes bas, très bas, et concorde par conséquent, dans les grandes lignes et sauf quelques détails, avec les thèses des polémistes de droite. Mais au moins ceux-ci sont-ils logiques en conseillant à un pays, qu’ils jugent si malade, de changer de régime. Henri Franck lui conseille au contraire de persévérer dans la voie qui, d’après lui-même, l’expose à de si graves périls. Il s’emporte jusqu’à l’injure contre les partisans du changement ; est-ce vrai, ô France, demande-t-il,

Qu’il faudra t’infliger pénitence publique
Pieds nus, et à genoux, au parvis Notre-Dame,
Confesser tes folies, tes fautes, tes erreurs,
Comme une fille saoule, une folle ribaude
Que marque le bourreau avec la fleur de lys ?

Sans être aucunement monarchiste, il est permis de respecter notre histoire, et de ne point voir dans les fleurs de lys, qui furent glorieuses, une simple marque d’infamie. Et cette comparaison, même éventuelle, de la France avec une fille saoule et une ribaude n’est peut-être point d’une irréprochable délicatesse. On n’aperçoit pas non plus pourquoi Henri Franck établit un rapprochement entre la destinée de la France et celle d’Israël, « mort d’avoir donné un Dieu au monde », ce qui est, d’ailleurs, inexact : car enfin la prise de Jérusalem par Titus fut le châtiment de séditions contre Rome et non point du tout de l’avènement du Christ, ni de sa crucifixion. En tout cas, Henri Franck nous croit perdus.

Ô tristesse, ô déclin de la France admirable…
Ô France languissante, âme diminuée…

Il admet, par un reste de courtoisie, qu’elle pourra ressusciter (est-elle donc déjà enterrée ?). Mais il n’a pas confiance : et en attendant, il nous tire sa révérence pour continuer son voyage.

Plus courageux que toi, je vais chercher mon Dieu.

Cette façon de disposer de la France, de lui signifier qu’elle agonise, de la quitter en la félicitant de s’être mise dans cet état et en lui recommandant surtout de ne pas se soigner, c’est peut-être un peu bien cavalier. La République et la Révolution ont eu, dans la personne de Henri Franck, un ami vraiment étrange : c’est le cas de dire que mieux vaudrait un sage ennemi.

Pour le surplus, ses doctrines, moins déplaisantes, ne sont pas moins singulières. Sa haine du passé — bien qu’il nous considère comme moribonds pour avoir rompu avec le nôtre — est si furieuse qu’il s’écrie :

L’Éternel n’est pas immobile,
L’Éternel est actif, l’Éternel est fécond.
Notre Dieu est un dieu vivant ;
Notre Dieu est le dieu des forts.
Il n’est pas le Seigneur des tombes.
Le vivant Éternel ne peut être stérile
Et n’habite pas chez les morts.

Mais les morts habitent peut-être chez l’Éternel ; du moins c’était jusqu’ici l’espérance de ceux qui croient en Dieu, et beaucoup n’y croient même que pour cette raison. Pourquoi ne serait-il pas le Seigneur des tombes aussi bien que des palais ? Quel superbe mépris des pauvres défunts ! Henri Franck, redoute tellement leur influence que non content de les exclure de notre mémoire, il prétend les chasser même du sein de Dieu. Dans un autre endroit du poème, il disait à un ami entré en religion :

Mais toi, que deviens-tu, ô jeune solitaire ?
Est-il vrai que lassé de chercher Dieu sur terre,
Tu lèves vaguement les yeux vers le ciel vide :
Et que tu substitues lâchement, mon ami,
À notre intelligence ardente de la vie
La méditation stérile de la mort ?

Les opinions étant libres, on a le droit d’être païen ou athée : mais est-ce là un argument qui ait le sens commun ? Pourquoi la méditation de la mort serait-elle nécessairement stérile ? L’a-t-elle été, par exemple, pour un Pascal61 ? Quelle logomachie ! S’il n’y a rien d’aussi important pour l’homme que sa vie, comment ne songerait-il pas à la mort qui en est, après la naissance, l’événement essentiel ? Les peuples frivoles et insouciants, qui se préoccupent peu de l’au-delà, sont ceux aussi qui prennent le moins la vie au sérieux.

Enfin, son idée fixe, sa phobie de la tradition religieuse et politique, conduit Henri Franck à une philosophie rudimentaire, destructrice de toute civilisation et même de toute personnalité :

Ne cherche pas à unir entre eux
           Les instants du monde ;
Chacun se suffit, chacun est divin.
           Et chacun s’écoule…
           Et sois sans passé,
           Et sois sans mémoire,
           Oublie et renais.

Les sauvages seuls peuvent se satisfaire de vivre ainsi tout entiers dans l’instant présent ; l’homme civilisé a un impérieux besoin d’ordre, de continuité, d’intelligibilité. Il aspire à durer, par lui-même, par ses enfants, par ses œuvres ; il a la dévotion de ce qui dure ; il ne trouve le repos de l’esprit et du cœur que s’il peut prendre rang dans un plan humain ou divin ; il est un animal politique et un animal religieux ; il fonde des cités et construit infatigablement des systèmes de l’univers. La philosophie de Henri Franck constituerait l’abdication suprême, nous mènerait à donner pour ainsi dire notre démission d’hommes et nous rendrait à l’animalité primitive. Il est d’ailleurs probable que l’âge aurait mûri sa pensée, en même temps qu’il eût encore développé ses dons de poète, déjà si brillants. Malgré les objections indispensables, on conviendra que sa fin prématurée a été une perte cruelle pour notre littérature.

Georges Courteline

M. Georges Courteline a l’enviable fortune de plaire à tout le monde. Catulle Mendès, qui mettait du lyrisme même (ou surtout) dans la critique, le comparait à Molière. M. Georges Courteline est, en effet, de la famille. Il appartient, comme l’auteur de George Dandin, à l’antique lignée gauloise. Il a su s’arranger pour devenir populaire tout en restant un véritable écrivain. Et d’abord, il est gai.

Les plaintes sur la décadence de la vieille gaieté française ont rempli d’innombrables chroniques. C’était, il y a une vingtaine d’années, un lieu commun. On protestait contre l’invasion du pessimisme et l’on envoyait Schopenhauer à tous les diables. On incriminait l’âpreté maussade du roman naturaliste et du Théâtre Libre, la mélancolie des psychologues, l’obscurité des symbolistes et les brumes ibséniennes. Peut-être n’apercevait-on point les éléments de drôlerie que recélaient des œuvres en apparence un peu rébarbatives, « Un vaudevilliste qui s’ignore » : c’est ainsi que Brunetière avait défini Huysmans. Schopenhauer est le plus spirituel des métaphysiciens. Il y a dans plusieurs pièces d’Ibsen un comique immanent. Il est vrai que le comique des pessimistes n’est pas franc, mais subtil, compliqué, et pour ainsi dire, retors. Il est d’ordre intellectuel et manque de spontanéité physique. Mais peut-être aussi le rire pur et simple implique-t-il une disposition un peu superficielle, malaisément compatible avec une pensée sérieuse, avec un art affiné et un état avancé de civilisation. Ceux mêmes qu’un bon vaudeville déride n’y voient point beaucoup de littérature. Personne ne conteste plus, depuis Musset, qu’il y ait des dessous dans la gaieté de Molière,

Cette mâle gaîté, si triste et si profonde,
Que lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer.

Et J.-J. Weiss y découvrait néanmoins une certaine rudesse, encore plus évidente dans les fabliaux, dans Shakespeare et dans Aristophane. Si l’on s’attendrit sur les êtres ridicules, au lieu de s’en gausser impitoyablement, si l’on épure le langage de toute licence, le domaine des auteurs comiques se rétrécira de plus en plus et leur tâche finira par être presque impossible. Entre les misanthropes trop amers et les humanitaires trop sensibles, ils n’auront plus qu’à disparaître.

Cependant ils se défendent. Sous les formes nouvelles de l’ironie philosophique et de l’optimisme détaché ou de l’humour pince-sans-rire, et au besoin mêlé d’émotion, des romanciers et des dramaturges s’ingénient encore à satisfaire le désir d’amusement et de belle humeur qui est aussi l’un des besoins éternels de l’humanité. Mais M. Georges Courteline est à peu près le seul à continuer la tradition de saine et facétieuse jovialité, appuyée sur la connaissance du réel, alliée à une louable tenue littéraire, et qui révèle un parfait équilibre mental, exempt d’aigreur morose, de pruderie mesquine et d’affadissante sensiblerie. Il réunit le comique et la gaieté, qui ne sont pas forcément accouplés et qu’on a séparés assez souvent dans les temps modernes. Il fait rire, il déborde d’hilarante allégresse, et il est cordial, bienveillant, sans acrimonie contre le genre humain ni contre la destinée. Il a très heureusement choisi ses sujets : des histoires de troupiers ou de bohèmes, c’est-à-dire de grands enfants inoffensifs, dont les plus étranges aventures sont purement joyeuses, ne font de mal à personne et ne laissent aucune arrière-pensée. Qui ne s’est esclaffé de bon cœur au récit de l’odyssée du brigadier La Guillaumette et du cavalier Croquebol ? (Le Train de 8 heures 47.) Lorsque M. Courteline se fâche, c’est contre les bizarreries des lois et des règlements administratifs : judicieuses colères, qui ont toutes les approbations d’un public français et ne troublent le sommeil ni des fonctionnaires, ni des magistrats, ni des législateurs. Lorsqu’il dénonce la perfidie féminine (Boubouroche), il y montre un instinct quasi inconscient et à proprement parler dépourvu de perversité, et comme il a horreur de voir souffrir, il fonde sur l’infinie jocrisserie le la victime des conclusions sereines. Plus bêtes que méchants, conformément à la locution vulgaire, et point trop malheureux par conséquent, grâce aux providentielles œillères que leur pose une réjouissante sottise, tels apparaissent les hommes, en général, à M. Georges Courteline, qui peut donc s’esbaudir sans scrupules à leurs dépens et même trouver la vie assez supportable.

Pans ces derniers temps, il a évolué vers une bouffonnerie plus intense peut-être, mais moins reposante (il y a du drame dans Messieurs les Ronds-de-Cuir), et aussi vers une facture plus étudiée. Il contait jadis d’une plume excellente, alerte, sans prétention. Maintenant il recherche davantage le trait imprévu, le relief, le pittoresque, parfois la virtuosité. Mais il a toujours le mouvement, l’allure prime-sautière : à travers ses expériences d’écriture artiste, il demeure homme de théâtre.

Les Linottes 62 appartiennent pour le style, assez truculent, à la plus récente manière de M. Georges Courteline, mais le ton en est constamment plaisant et léger. Point de farce déchaînant des paroxysmes d’hilarité, mais point d’épisodes sombres ou violents. Le milieu rappelle le Courteline des Femmes d’amis, de Ah ! jeunesse, des Facéties de Jean de la Butte, le Courteline montmartrois et chat-noiresque, qui semblait un second Murger ou un moderne Paul de Kock avec plus de couleur et de mordant. Ce nouveau roman, c’est une série de scènes de la vie de bohème. Les personnages sont des « linottes », c’est-à-dire des êtres inconsistants, à cervelle capricieuse et changeante, incapables d’esprit de suite et de sentiments profonds. Ils sont pleins de fantaisie, ce qui les rend divertissants, et leur étourderie ingénue interdit de les prendre au sérieux, de condamner sévèrement leurs écarts de conduite. On ne peut qu’en rire, ou en sourire.

Robert Cozal est un poète de vingt-cinq ans, qui, ayant des goûts champêtres, habite sur le versant nord de la Butte Montmartre une maisonnette nichée dans les fleurs et la verdure. C’est un gentil garçon, affectueux et câlin, mais incurablement volage et hors d’état de résister à la moindre tentation. Il adore en toute sincérité Marthe Hamiet, qui est charmante et qui a le prestige de la femme mariée : il en est même jaloux. Mais il ne manque pas une occasion de la tromper, notamment, tous les lundis matins, avec l’apprentie blanchisseuse qui vient lui apporter son linge. C’est plus fort que lui, et puis il n’arrive pas à se persuader que cela puisse avoir quelque importance. Il éprouve un grand chagrin, avec un peu d’étonnement, lorsque Marthe, l’ayant surpris en flagrant délit, lui tient rigueur. Il serait désespéré de l’avoir perdue. Il lui écrit une lettre pathétique ; il entre dans un café pour la recopier ; ce café, par hasard, est une brasserie de femmes, et le soir même il accompagne une des pensionnaires de l’établissement. Oh ! il a des remords. Mais cinq minutes après s’être vigoureusement flétri, il recommence. Car son imagination ne se fixe pas longtemps sur le même objet, et il a, pour tout dire, une âme de fille. Au bout de quelques semaines, Marthe, qui l’aime toujours, revient et pardonne. Il est enivré de reconnaissance et pénétré de son indignité. Car il était le contraire d’un méchant, l’antipode d’un cœur sec, l’inverse d’un ingrat.

« Au comparé, par réflexion, de tant de noblesse chez elle et de tant de vilenie chez lui, il eut, de son âme, cette opinion qu’ont de leur cervelle les pochards au lendemain d’une cuite mémorable : un petit tas de boue nauséabond. Un dégoût lui vint aux lèvres. L’idée de retourner à de nouvelles trahisons le bouleversa comme une insulte », etc. Il se livre à cette belle méditation morale en reconduisant une petite actrice, et bien entendu, il ne la quitte que le lendemain matin. Il ne renonce pas à ses serments de fidélité : il en ajourne seulement la réalisation.

Ce Robert Cozal confectionne une opérette en collaboration avec un musicien nommé Stephen Hour, qui est un prodigieux original. Sa petite amie, Hélène, l’étoile en herbe avec qui Cozal trompe Marthe Hamiet, l’appelle « le phénomène », et il a tous les droits à cette qualification. Il vit, à Montmartre aussi, dans un extraordinaire taudis, dont M. Courteline donne une description horrifique. Stephen Hour a eu jadis le prix de Rome, mais son esprit contrariant et son infatuation inouïe en font un raté. Pour affirmer sa personnalité artistique, il traite le drame lyrique en opéra bouffe et l’opérette en oratorio. Pianiste au folâtre cabaret de la « Pie Borgne », il y joue des sonates et des marches funèbres. Et il est convaincu d’avoir sacrifié sa carrière à cette petite Hélène, qui se moque de lui copieusement, mais qu’on ne peut en blâmer tout à fait.

Un troisième excentrique, c’est le mari de Marthe, Frédéric Hamiet, sorte de héros balzacien tombé dans le burlesque. Frédéric est l’homme à idées, qui ne cesse de combiner les entreprises les plus absurdes et de brasser en rêve des millions chimériques. Tantôt il invente un nouveau système de publicité, tantôt il veut créer un café où l’on ne boirait pas, ou un journal qui publierait en feuilleton le Dictionnaire Larousse. Il abandonne d’ailleurs un plan pour un autre, ou pour plusieurs autres, avec une merveilleuse facilité. Il fonde un théâtre, dont la particularité essentielle consistera à n’ouvrir qu’à dix heures afin de laisser aux spectateurs le temps de dîner tranquilles. Il y monte l’opérette de Cozal et Stephen Hour. Les répétitions sont orageuses. Frédéric, avec une assurance magnifique et une incompétence totale, tripatouille la pièce, met en scène au rebours des plus élémentaires règles de l’art, tranche dogmatiquement de tout, étale son autorité, proclame sa certitude du triomphe, foudroie les sceptiques et les mécontents. Puis le soir de la répétition générale, avant même que le four, d’ailleurs inévitable, se soit dessiné, il déclare que le théâtre de dix heures ne l’intéresse pas du tout, et il s’embarque dans un nouveau projet infailliblement destiné à lui assurer l’opulence.

Tels sont les principaux fantoches dont M. Georges Courteline a tracé les piquantes silhouettes, et qu’il a probablement rencontrés dans la vie. Sous l’exagération de la caricature, on devine le fonds d’observation vraie. Ce sont bien là des types de Paris et de Montmartre, poussés à la charge, sans doute, mais non point fabriqués de toutes pièces. De là vient qu’en lisant M. Courteline, malgré l’hyperbole et l’outrance verbale, on se sent toujours en sécurité on ne perd jamais pied. Et l’on ne s’ennuie pas…

M. Henry Bidou, romancier

Notre confrère M. Henry Bidou vient de publier son premier roman63. C’est un début exceptionnellement brillant. Beaucoup de tout jeunes gens débutent de trop bonne heure dans un genre qui suppose l’expérience de la vie et une grande souplesse de style. Il n’apparaît point que le journalisme, auquel M. Henry Bidou s’adonne depuis d’assez longues années déjà, ait gâté ses dons ni que sa vaste culture ait alourdi son talent. Animé d’une curiosité insatiable, M. Henry Bidou n’est pas seulement, si l’on peut dire, lettré jusqu’à la garde : il connaît à merveille la peinture et la musique, et ni la métaphysique ni la science positive ne lui sont étrangères. Il cite Hegel et Plotin (ce dernier en latin, on ne sait trop pourquoi, car il l’a certainement lu dans le texte grec, et tant qu’à faire que d’en donner une traduction, mieux eût valu pour la majorité des lecteurs que ce fût une traduction française). Mais il cite aussi Mozart et Wagner, Rossetti et Villiers de l’Isle-Adam, Joachim de Flore et Shelley, Maeterlinck et Albert-Aurier, Burne Jones et Maurice Denis. Et il fait allusion aux théories des psychiatres, au « moi polygonal » du professeur Grasset. C’est un homme universel.

Tout son livre est imprégné, saturé de littérature et d’esthétisme. Il y a des gens que cela irrite et qui crient à l’artificiel. Cependant beaucoup de nos contemporains, et des plus distingués, sont ainsi faits et vivent d’une intense vie intellectuelle, dont les événements saillants sont une lecture, un voyage, la visite d’un musée ou l’audition d’une symphonie. Et peut-être, comme la Marie de l’Évangile, ont-ils choisi la meilleure part. En tout cas, ils existent. Un romancier a le droit de les décrire. Qui donc, étant sorti du collège il y a vingt ans, ne retrouvera avec délices les souvenirs de sa jeunesse littéraire dans ces jolies et équitables pages sur le mouvement symboliste.

Toute beauté faisait partie du Symbolisme. On vivait entre Yseult et Béatrice. On respirait un air sublime et délicieux. Toutes les entraves semblaient brisées, et les jeunes ailes de l’esprit battaient dans l’immuable azur… Qu’était le réel ? Voile changeant de Maïa, tissu brillant des phénomènes, rideau qui masque l’infini. Chacun voulait le soulever et respirer l’air sacré… René aimait le platonisme des humanistes, reflet de la beauté grecque sur l’élégance florentine, et qui forme avec elle un mélange ravissant. Il aimait tout ce qui dans la vie est plus beau ou plus lointain que la vie : les jeunes âmes couleur de perle dans le Paradis de Dante — et l’amour qui fait défaillir le poète de la Vita Nuova — et la chaîne d’anges qui va parmi les fleurs jusqu’aux portes éternelles — et la grâce triste de la Vénus naissante. Il aimait les confins des choses et leur rencontre opposée : la joie douloureuse, les anges au travail, les fées, les iris noirs et l’accord de neuvième. Ô prince conduit par un cygne, et vous, gracieux captif Ariel, et vous, triste demoiselle du Paradis, accoudée aux balustrades d’or, et vous, Électre, et vous, blanche Antigone, qu’il vit cette année même au Théâtre-Français, ô jeunesse divine, vous avez ravi son cœur d’enchantements qu’il ne retrouvera plus !

Enviable enthousiasme, que ne refroidit point l’esprit critique et qui aperçoit Sophocle à travers la plus pauvre adaptation ! Il n’y eut rien que de noble dans ce symbolisme éperdument idéaliste et lyrique dont nous fûmes enivrés vers 1890. Et il en faudra toujours parler à tout le moins avec un tendre respect. On est un peu surpris de l’évolution du héros de M. Henry Bidou vers la science. C’est très intéressant, la science, mais c’est autre chose. Pour un littérateur, c’est une abdication. Dans la science, la personnalité s’efface devant l’objet ; dans l’art, elle s’affirme et devient créatrice. Mais quelque place que tiennent ces questions dans le livre de M. Henry Bidou, elles ne le remplissent certes pas tout entier. C’est un roman psychologique. Le jeune René Auberive est amoureux de madame de Sainte-Heureuse, une femme de trente ans, qui est un peu sa cousine. Il lui plaît ; elle a un furieux faible pour lui ; mais elle ne lui cède point. Pourquoi ? Vertu ou coquetterie ? Elle est mariée ; elle a des habitudes, des traditions d’honnêteté. Mais aussi la lutte la divertit : elle se pique au jeu. Et puis René, très jeune, est un peu maladroit. Avec une extrême finesse d’analyse, M. Henry Bidou suit toutes les péripéties de ce duel et démêle les sentiments successifs des deux adversaires. C’est d’abord René qui est le plus épris : il se lasse peu à peu, tout en se rallumant à chaque lueur d’espoir. Et Marie de Sainte-Heureuse, d’abord distante, est progressivement conquise jusqu’à sentir, au moment où cet amour lui échappe, qu’elle ne peut plus s’en passer. De sorte qu’ils en étaient presque arrivés à se détester au moment où ils commencèrent de s’appartenir : « Ils s’aimèrent, ne s’aimant plus. » Ironique conclusion d’un récit singulièrement attachant, où l’observation est pénétrante et subtile, le style élégant, nerveux et coloré ; bref, un des meilleurs romans de l’année. Le fertile et ingénieux polygraphe qu’était jusqu’ici M. Henry Bidou a enfin trouvé sa vraie voie : c’est un romancier.

Jean Schlumberger64

M. Jean Schlumberger n’est plus tout à fait un débutant, puisqu’il a publié deux volumes de poésies et un premier roman, intitulé le Mur de verre, avant celui-ci. C’est un jeune écrivain d’un talent déjà vigoureux, d’un esprit original et chercheur. Son défaut, très sympathique chez un jeune homme, et qui résulte d’une louable haine de la banalité, consiste à se fier avec trop de complaisance à ce prestige de l’obscur, dont Montaigne, Nietzsche, M. Maurice Barrès et M. Émile Faguet ont finement parlé. Mais il est de ces auteurs difficiles que M. Émile Faguet, dans son Art de lire, excepte de ses spirituelles railleries et tient pour dignes de quelque effort d’attention. Traitant un sujet de grand intérêt, mais qui pourrait prêter à de lourdes dérisions, M. Jean Schlumberger n’aura pas été fâché de rebuter les lecteurs frivoles. Peu s’en est fallu que l’Inquiète paternité ne fût un maître livre. C’est du moins un ouvrage qui doit être reçu avec des égards, comme un hôte de marque. Au surplus, n’exagérons point. Ce roman a besoin d’une seconde lecture, comme un opéra vraiment nouveau d’une seconde audition : dès que l’on prend la peine de le relire, tout devient clair. Et l’on s’aperçoit alors que rien n’y est réellement hermétique. Si l’on a risqué la première fois de perdre le fil, c’est que l’auteur a voulu avant tout être bref, élaguer tout remplissage, suggérer les choses, plutôt que les énoncer ex professo, afin que nous eussions le plaisir de la découverte progressive et que l’idée se dégageât pour nous, peu à peu, d’incidents dont la simple notation ne nous a pas tout de suite révélé le sens. Ce procédé de composition rappelle celui d’Ibsen, chez qui Sarcey disait que c’était la pièce qui expliquait l’exposition et non l’exposition qui expliquait la pièce. L’inconvénient, c’est que souvent, faute d’être averti, l’on n’a point pris garde à certains détails, négligeables en apparence, et qu’on ne s’en souvient plus au moment où ils déterminent la suite du drame. Convenons que M. Schlumberger n’a pas toujours toute la dextérité qu’exige cette séduisante et périlleuse méthode : il abuse des raccourcis ; sa narration, d’une sécheresse très distinguée, est tout de même trop dense ; si l’on peut dire, cela manque de longueurs. Erreurs vénielles, qui ne diminuent sensiblement que le succès d’un ouvrage, et non son mérite intrinsèque.

Après trois ans de voyage aux colonies, un marin, Cyrille, rentre en France et aborde à son port d’attache, qui paraît être Marseille ; l’auteur ne le nomme pas. Par crainte du réalisme vulgaire, les romanciers d’aujourd’hui laissent volontiers les noms de lieu dans le vague. Nous sommes provenus qu’on va nous offrir un roman psychologique et peut-être symbolique ; enfin non pas un roman de mœurs, de description ou d’aventures, mais un roman d’idées. Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Sur le bateau, Cyrille converse avec un vieux compagnon qui l’accuse d’être un père dénaturé. Nous verrons que Cyrille a la passion de la paternité, mais qu’il ne la conçoit pas à la manière de tout le monde ; et cette conception particulière, d’une grande portée, fournira la substance du roman. Au début, on est légèrement désorienté par les propos subversifs de Cyrille. Il déclare qu’il aime les enfants, mais il avoue qu’il n’aime pas le sien. Pourquoi ? Nous le saurons tout à l’heure. Débarquant huit jours avant la date fixée, il profite de ce que sa femme Claire et son fils Remy ne l’attendent pas encore pour rôder dans la ville avec son camarade et aller regarder anxieusement les élèves qui sortent du lycée. Il redoute de voir en son fils un vaurien sale et vicieux, tel qu’il fut lui-même autrefois. Il constate avec une joie extrême que Remy est un gentil et fin garçonnet : il l’embrasse avec délices, il essaye tout de suite de le faire causer, de gagner son affection. Le caractère de Cyrille commence à se dessiner. « La voix du sang paraît muette en toi », lui avait dit son compagnon, esbrouffé par ses confidences. Entendons-nous ! Cyrille est père profondément ; mais il l’est avec angoisse. Il adorera un fils doué de bonnes Qualités. Il n’aura pas une faiblesse aveugle pour ce fils par la seule raison des liens naturels. Cyrille est affranchi de l’instinct. Il se moque de la voix du sang, et nous allons connaître ses graves motifs personnels de défiance et d’inquiétude. Les premiers chapitres auraient été moins saisissants peut-être, mais moins irritants aussi et plus aisément intelligibles à coup sûr, si l’auteur nous avait exposé sans retard les causes légitimes du trouble de Cyrille devant l’enfant. C’est qu’ils appartiennent à une famille déshonorée. Le grand-père fut faussaire, escroc et banqueroutier ; l’oncle Simon fut également un triste sire. Lui-même, Cyrille, ne résista à ses mauvais instincts que par un violent effort de volonté et grâce à l’action qu’avait sur lui un ami très cher, Germain, aujourd’hui disparu. Il a certes à craindre qu’avec une telle hérédité Remy ne tourne mal, et c’est en vertu non d’une aberration, mais d’un jugement sain, qu’il guette chez l’enfant les symptômes de ces tares ataviques. Précisément parce qu’il a l’âme tendre et bonne, Cyrille est au supplice, comme un Hamlet qui tremblerait de voir revivre dans son propre fils les crimes de sa mère. Il faut bien se pénétrer de cette douleur de Cyrille et de l’animadversion qu’il en déduit logiquement contre cette paternité selon la nature qui n’est pas le fait d’un individu libre et seul responsable, mais à laquelle toute une famille impose sa collaboration empoisonnée. Alors, on comprendra, on excusera, si vous voulez, au lieu de s’en scandaliser sans plus, l’extraordinaire revirement psychologique qui résultera chez Cyrille du coup de théâtre dont, en d’autres conjonctures et avec d’autres antécédents, il aurait pu être foudroyé.

Cyrille apprend que Claire l’a trompé et que Remy n’est pas en réalité son fils, mais celui de son grand ami Germain. Va-t-il maudire l’infidèle et le perfide ami, chasser de sa maison l’intrus ? Que non pas ! Et bien au contraire ! Il était plus père qu’époux ou qu’amant : il ne ressentira pas vivement la trahison de Claire. Celle de Germain ne le bouleversera pas non plus : l’événement s’est accompli presque malgré Germain, ou du moins sans sa préméditation, à cause de l’excessive confiance de Cyrille qui laissait constamment sa femme et son ami en tête-à-tête. Ce Germain est l’homme qu’il a toujours admiré le plus au monde, un honnête homme, un homme remarquable. Non seulement Cyrille ne s’afflige pas, mais voici le sentiment qui emporte tout : maintenant, lorsqu’il songe à l’enfant, c’est une libération. L’affreux cauchemar est dissipé : exorcisés, le spectre de l’oncle et celui du grand-père ! Plus heureux que Mme Alving, Cyrille n’est plus affolé par la menace des revenants ! Et pensez-vous qu’il aime moins le petit Remy ? Il ne l’aime que davantage, ayant pris l’habitude de l’aimer, ayant un impérieux besoin d’amour paternel, et pouvant désormais en goûter les joies dans une entière sécurité. La parenté selon le sang n’était pour lui qu’une torture : on lui a retiré l’arme de la plaie. Il renaît à l’espoir et au bonheur.

Mais une autre catastrophe se prépare. Claire et la vieille tante Lucrèce ont surveillé Cyrille : elles savent qu’il sait tout. Un savoureux et sinistre malentendu va éclater. La tante Lucrèce vient plaider les circonstances atténuantes, demander la pitié pour Claire et pour le petit. La femme coupable, atterrée, s’est retirée chez une amie en attendant son arrêt. La tante trouve Cyrille parfaitement calme, qui lui répond de ramener Claire tout de suite, de lui dire de ne pas se tourmenter, que la vie continue et que tout va bien. La vieille fille est d’abord abasourdie : « Tu mens. Tu crânes. Tu fais l’homme supérieur qui n’a pas de chagrin. — Je n’en ai pas ! Finiras-tu par comprendre ? Je suis content de ce qui est arrivé !… » La vieille fille étouffe d’indignation et balbutie des injures. La même scène reprend avec Claire. Elle s’accuse, s’humilie, se traîne aux pieds de Cyrille. Il lui réplique qu’il n’a nulle rancune, qu’elle donne trop d’importance à cette histoire, qu’il ne faut pas faire d’embarras, qu’il ne lui en veut pas du tout. Cette femme, qui implorait son pardon et qu’une inflexible colère n’eût point révoltée, se montre infiniment blessée de cette indulgence. C’est qu’en somme il ne lui pardonne pas ; il ne lui dit pas, comme un héros de Dumas fils : « Relève-toi, créature de Dieu ! » Il est tranquille et indifférent. Les larmes de Claire ne l’émeuvent pas : elles l’ennuient. Il n’absout pas la faute par une victoire sur lui-même et un grand élan de clémence. Il n’en souffre même pas ! Cette faute, qui a coûté à Claire tant de remords, qui a tenu une si grande place dans sa vie, elle est pour lui comme inexistante. « Moi qui tremblais d’être chassée ! s’écrie-t-elle… C’était moins dur. » Pas d’importance ! C’est l’offense suprême. Qu’on leur accorde de l’importance, telle est l’ambition dominante des pauvres humains. Les plus cruels châtiments, les expiations temporelles ou éternelles, les macérations de la pénitence, l’enfer même, tout leur paraît préférable au néant. Cyrille n’est pas ici un psychologue clairvoyant : il méconnaît chez sa femme cette forme du vouloir-vivre. « Je comprends, dit-elle, l’indignation de la tante Lucrèce, et au lieu de revenir, j’aurais dû la croire. » C’est elle maintenant qui veut s’éloigner et emmener Remy. L’outrage fait à sa foi dans la valeur morale de sa personnalité la conduit, elle qui tout à l’heure s’effondrait de repentir, à rejeter sur Cyrille l’accusation d’immoralité. C’est elle qui ne le trouve plus digne d’elle et qui a soif de vengeance. C’est lui qui prend figure d’être abject et méprisable. « C’est tout de même singulier, dit-il à la tante Lucrèce. Je n’ai fait de mal ni à Claire ni à Remy… » Elle répond : « Mon pauvre enfant, tu veux toujours n’en faire qu’à ta tête… » Et le malheureux, au cœur plein de tendresse, partira pour l’exil et la solitude.

Il y a, dans cette péripétie décisive, un humour aigu et vraiment ibsénien. M. Jean Schlumberger a mis admirablement en lumière l’absolue impossibilité de braver la morale commune, même dans une louable intention, même pour le bien. Antagonisme insoutenable, dans laquelle l’innocent qui se singularise passera pour criminel et sera écrasé ! Les hommes aiment mieux pâtir selon les règles admises que de guérir en les niant. Et La Rochefoucauld avait déjà dit : « C’est une grande folie que de vouloir être sage tout seul. » Cyrille a pour lui une logique abstraite ; il a contre lui la vérité humaine. Ces pages d’ironie philosophique font grand honneur au jeune écrivain : on ne pourrait lui reprocher, ici encore, qu’un excès de concision. On est tenté d’analyser sa pensée avec plus de développement qu’il n’en a mis lui-même à l’indiquer.

La seconde partie du roman, sans se maintenir tout à fait à cette hauteur, reste fort intéressante ; et elle est moins ardue. Dix années ont passé, Cyrille habite la Syrie ; il n’a revu Claire et Remy que pendant deux jours, à l’occasion de la mort de tante Lucrèce ; il a subvenu à l’entretien de Claire, qui se consacre à des œuvres pieuses, et à l’éducation de Remy, qui a été mis au courant du mystère de sa naissance. On lui a enseigné que sa mère n’avait pas eu de chance. Tante Lucrèce lui disait : « Elle a détesté toute sa vie le souvenir de l’homme qui lui a fait commettre une faute, et après quinze ans de remords elle n’a trouvé chez son mari qu’indifférence et que moqueries. » Il est donc persuadé que son père légal est un homme dépourvu de tout sens moral. Sa mère lui a inculqué les maximes d’une vie mesquinement bourgeoise. Il a, lui aussi, commis un écart de conduite : il a emprunté clandestinement quelques centaines de francs à la caisse de la maison où il était employé, pour satisfaire les fantaisies d’une fille. Cyrille pense que s’il eût été là, il eût bien su empêcher cette sottise. Congédié par son patron, Remy a été confié au P. Stéphane, qui lui donnera un emploi dans une maison de son ordre, en Orient ou aux colonies. Respectueux de l’autorité paternelle, le religieux a exigé que Remy se rendit à Jaffa, où réside Cyrille, pour solliciter son consentement. Cyrille mène une existence désolée : il fréquente le cabaret et habite avec découragement un taudis, où il a accroché aux murs les portraits de Remy, de Claire et de Germain. Il ne s’attendait plus à revoir jamais Remy. Il se ranime et entreprend une lutte désespérée pour reconquérir le jeune homme qu’il n’a jamais cessé de chérir comme un fils. Il rencontre une certaine approbation de ses théories chez le P. Stéphane :

Vous êtes père légalement, lui déclare le missionnaire. Vous l’êtes selon les Sacrements. Qui sommes-nous pour ratiociner là où l’Église elle-même [d’accord avec la loi civile] s’interdit toute enquête ? Vous êtes-vous conduit autrement qu’en père ? Un seul des conjoints n’a pas le pouvoir de mettre à néant la famille. N’y a-t-il donc dans la vie que des questions de chair ? — J’ai toujours réclamé cette paternité-là, dit Cyrille, sur un ton où ne perçait plus de bravade. J’ai passé pour un fou…

Ils vont ensemble en pèlerinage à Jérusalem, où se conserve la mémoire auguste d’un père purement nourricier. Cyrille combat pied à pied. Il s’insurge contre l’étroite et plate carrière que l’on réserve à Remy. Il veut pour lui la vie large et intense : c’eût été aussi l’avis de Germain. Peu à peu se dévoile pour Remy la vraie physionomie de ce Cyrille, dont l’intelligence intrépide et le cœur généreux ont été travestis à ses yeux et noircis par une couche de préjugés opaques. Malgré sa timidité, sa gaucherie, Cyrille finit par se faire connaître et par triompher. Remy reste avec lui.

Dans un épilogue tragique, nous voyons Remy rentrer en France avec Cyrille : une blessure accidentelle, d’aspect inoffensif, s’est envenimée ; la gangrène apparaît ; l’amputation d’un bras est nécessaire. Claire soigne son enfant, accepte l’opération. Cyrille s’emporte :

Tu as permis cela !… Ils ont commencé !… Lui, manchot !… Un garçon comme lui !… Il vaudrait encore mieux le mettre en bière avec ses deux bras !… Le mutiler ! Pour qu’il ne puisse plus se passer de toi… pour qu’il faille le nourrir à la cuiller !… Tu as trouvé ça… pour le garder !

Tout est inutile d’ailleurs, et l’intervention chirurgicale trop tardive ne sauve pas Remy. Après sa mort, Cyrille et Claire, accablés de chagrin, se retrouvent dans leur petite maison.

Je n’en peux plus, gémit Claire… Je suis seule ! je suis seule !… Je ne peux pas expier davantage. Puisque je ne te prends plus rien, ne me hais plus ! — Jamais tu n’as été haïe. — Si ! Si !… C’est lui qui nous séparait ! — C’est lui qui nous liait l’un à l’autre… — Laisse-moi rester près de toi ! — Fais ce que tu voudras !… maintenant, tout m’est égal…

Cette fin est-elle un symbole ? M. Jean Schlumberger conclut-il à la nécessité de l’accord entre le père et la mère pour assurer l’avenir de la race ? C’est probable, et certes il a pleinement raison en principe. Mais il avait voulu, semble-t-il, présenter un cas très particulier et faire entrevoir comme possible une sorte de paternité en esprit, qui évoque à la fois le mythe de Zeus et de Pallas et le précédent historique des Césars romains se choisissant un successeur par l’adoption. Renan fait un très vif éloge de ce régime et n’hésite pas à blâmer Marc-Aurèle d’y avoir renoncé en faveur de son fils Commode, qui fut un empereur détestable. Après avoir aspiré à secouer le joug de la chair, M. Jean Schlumberger considère finalement ce rêve d’émancipation comme chimérique.

Cyrille ne systématisait même pas assez lorsqu’il se plaignait qu’un enfant ne fût pas seulement le fils de son père, mais de toute une famille. Au fond, chaque enfant subit l’influence non seulement de ses ascendants immédiats, mais de l’humanité tout entière. La solidarité de l’espèce nous enserre de toutes parts et nous façonne souverainement, nous et nos fils. Nous sommes bien loin de pouvoir créer une Minerve tout armée par la force autonome de notre cerveau. À le bien prendre, il n’y a de paternité que collective. C’est pourquoi Cyrille pouvait aimer Remy, bien que celui-ci fût le fils de Germain ; mais cette filiation présentait d’autres inconvénients et la différence n’était pas aussi tranchée qu’il se l’imaginait. Les utopies platoniciennes sur la communauté des femmes et l’éducation des enfants par l’État correspondent à une certaine réalité physique. L’élément premier du sentiment paternel, c’est la tendresse et la sollicitude pour les jeunes moissons humaines qui se lèvent, une invincible répugnance pour l’hypothèse que la vie pût ne pas continuer après nous. Il est d’ailleurs infiniment préférable, en général, que ce sentiment se concrétise dans les conditions normales au foyer domestique. En définitive, M. Schlumberger ne s’inscrit pas en faux contre l’expérience éternelle : il se borne à montrer qu’elle peut comporter des exceptions et qu’il ne faut pas condamner a priori tout ce qui s’écarte de la tradition usuelle ; surtout il nous a donné un très attrayant prétexte à méditer un peu sur les lois qui gouvernent et enchaînent la série des générations.

Blasco Ibañez65

Parce que M. Blasco Ibañez partage avec M. Gabriel d’Annunzio l’heureuse fortune d’être traduit en français par M. Hérelle, ce n’est pas un motif suffisant pour écraser le très distingué romancier espagnol sous une injuste comparaison avec le grand écrivain italien. D’ailleurs ils ne se ressemblent pas du tout. M. Gabriel d’Annunzio est un poète, un artiste, d’une culture universelle et d’un lyrisme magnifique, l’héritier direct des maîtres de la Renaissance. M. Blasco Ibañez est un réaliste, un moderniste, qui se rattache plus modestement à l’école de Zola, de Daudet et de Maupassant. S’il avait une parenté avec quelques Italiens, ce serait avec ces véristes dont le plus connu est M. Giovanni Verga, auteur du drame de Cavalleria rusticana, mis en musique par M. Pietro Mascagni. Lorsqu’une troupe sicilienne vint jouer à Paris — sans musique — le répertoire des véristes, l’excellent Édouard Rod découvrit chez ces dramaturges une analogie avec Eschyle. Il se montrait ainsi bon disciple de Brunetière, qui est l’inventeur de ce genre d’assimilations. Entre autres choses, Brunetière et Édouard Rod oubliaient simplement la poésie, qui est l’élément premier de toute tragédie digne de ce nom. La substantielle et pénétrante étude de Nietzsche sur l’Origine de la Tragédie aura très heureusement contribué à combattre ce préjugé funeste.

Il n’y a donc rien d’eschylien dans les premiers romans de M. Blasco Ibañez, Terres maudites et Fleur de mai. Mais ce sont des récits rustiques ou populaires, des drames d’amour ou de haine, où le pathétique sanglant se mêle à la couleur locale, selon l’esthétique du vérisme : en somme, des faits-divers fortement présentés. Il n’y faut chercher ni psychologie savante, ni signification philosophique, ni beauté formelle, mais un vif intérêt de curiosité et une émotion assez poignante, encore qu’un peu courte. C’est le procédé réaliste, appliqué à des crises furieuses, tandis que les romanciers français de la fin du dix-neuvième siècle l’adaptaient de préférence à des tableaux de mœurs dépouillés d’incidents et autant que possible conformes à la banalité de la vie quotidienne, où il n’arrive jamais rien. Il faut accorder à nos compatriotes que leurs thèmes favoris s’accommodaient mieux de cette méthode littéraire, et qu’au contraire les passions violentes comportent un mode d’expression plus puissant et plus élevé. Mettez l’Orestie en prose courante, vous aurez une sorte d’extrait de la Gazette des tribunaux. M. Blasco Ibañez n’imite point les raffinements de style de ses devanciers français : il ne goncourise aucunement, et il fait bien, car avec les sujets qu’il traite, ce serait une affectation insupportable. Il écrit dans une manière assez sobre et assez large, qui n’est pas précisément critiquable en soi : mais il faut bien constater que cet art reste un peu élémentaire, un peu facile, sans beaucoup d’originalité ni de profondeur.

Terres maudites, c’est l’histoire d’une lâche persécution dirigée par une collectivité paysanne contre une famille innocente. Le livre n’est pas fort adroitement composé, puisque le romancier semble au début demander nos sympathies pour des gens qui par la suite se rendront odieux. Dans la huerta de Valence, c’est-à-dire dans la plaine qui avoisine cette cité, un domaine demeure abandonné et en friche depuis dix ans. Le propriétaire était un avare et un usurier qui a impitoyablement pressuré et expulsé un honnête fermier, dont les ascendants cultivaient cette ferme depuis plusieurs générations. Est-ce que la terre ne devrait pas appartenir à ceux dont le travail la fertilise depuis tant d’années, plutôt qu’à un vieux ladre inutile et sans entrailles ? On aperçoit dans ce prologue une indication nette de socialisme agraire. M. Blasco Ibañez ne va pas jusqu’à solliciter notre approbation pour le pauvre fermier que l’affolement conduit à tuer d’un coup de faucille l’implacable vautour, mais il plaide au moins les circonstances atténuantes : et il nous apitoie sur le sort des filles du malheureux que la rapacité d’un bourgeois jette au ruisseau. Nous sommes tentés d’applaudir aux représailles des autres paysans de la huerta, qui pour venger leur frère décident que la terre d’où il fut vilainement chassé sera frappée d’interdit. Par la crainte ou la persuasion, ils ont découragé pendant dix ans toutes les tentatives. Mais voici que survient un brave homme, marié, chargé d’enfants, qui pour nourrir sa smala s’installe sur ce sol jadis fécond, signe un bail et s’attelle vaillamment à la besogne. À partir de ce moment, la conduite des villageois devient révoltante. Ils font une guerre d’apaches à cette famille de travailleurs. On blesse, on tue leurs animaux domestiques. On insulte la fille aînée, et trente pécores se réunissent pour la rouer de coups. Les jeunes garçons sont constamment rossés par leurs camarades de l’école : le plus petit est méchamment précipité dans une mare et succombe aux suites de ce traitement. Au cabaret, un ivrogne injurie et soufflette le père, qui se défend de son mieux. Un soir, il essuie deux coups de feu dans un guet-apens : il riposte, atteint d’une balle son agresseur, qui meurt le lendemain. Il était en légitime défense : néanmoins on prend parti contre lui. On incendie nuitamment sa maison, ses écuries et ses étables. Il est ruiné, désespéré, contraint de quitter le pays. C’est abominable. Et pourquoi cet acharnement ? Ce n’est même point par une solidarité sentimentale avec l’ancien fermier, mais parce que la malédiction jetée sur cette ferme terrorisait tous les propriétaires de la région et les rendait plus conciliants. L’intrus venait au contraire les ranimer, réveiller en eux l’énergie de résister aux menaces et aux chantages. M. Blasco Ibañez, presque socialiste dans les premiers chapitres, montre ensuite en ces paysans des brutes égoïstes et meurtrières. Cela commence comme du Tolstoï et finit comme du Zola.

Fleur de mai conte la terrible aventure de deux frères dont l’un est l’amant de la femme de l’autre. Le coupable est lui-même marié. Les deux femmes, toutes deux marchandes de poisson, s’outragent et se battent : on songe encore à Zola. Le Pelléas de M. Blasco Ibañez est un fâcheux garnement, trop joli garçon, fainéant, exploiteur de femmes. Le Golaud est bon, naïf, et sa juste colère doit vaincre son instinct naturel de douceur. Il décide enfin de mourir et d’entraîner du même coup le criminel dans la mort. Mais il y entraîne aussi son prétendu fils, qui est en réalité le fils de son frère, et de pauvres gens complètement étrangers à cette sinistre querelle. Patron d’une barque de pêche, il ordonne de prendre la mer alors qu’une formidable tempête s’annonce à l’horizon : il périt, comme il l’avait prévu, avec, son frère, l’enfant et tout l’équipage. C’est fort saisissant et affreusement inhumain. Nous avons compati à la souffrance de cet époux victime d’une si exécrable trahison : nos sympathies ne peuvent le suivre jusqu’au bout. Il y a une certaine grandeur dans son acte de désespoir, mais aussi une cynique férocité d’anarchiste ou de sauvage. Et M. Blasco Ibañez nous semble bien frénétiquement misanthrope. Cependant ce récit est un des plus attachants qu’il ait encore donnés : avant d’en venir à ce dénouement d’horreur, il a rempli le livre de scènes prises sur le vif, de fraîches descriptions et pour ainsi dire d’une bonne odeur marine. On dirait presque du Maupassant.

Arènes sanglantes, c’est la biographie complète d’un torero en renom, de son pénible apprentissage, de sa période glorieuse, de sa décadence et de sa mort tragique. Le mélange de pittoresque, d’ironie et d’attendrissement rappellerait plutôt Alphonse Daudet. Les figures de la mère et de la femme, angoissées et martyrisées, sont vraiment touchantes. Et tout cela est très vrai, très vivant. Mais on retrouve chez M. Ibañez cette documentation un peu puérile qui rapproche le roman réaliste du reportage : il a collectionné les anecdotes authentiques, découpées dans les journaux ou les ouvrages spéciaux, et il cite ses références en note. La vérité d’un roman doit se dégager du texte même et s’imposer par le talent de l’auteur sans qu’il ait à produire des sources et des témoignages comme pour une enquête historique ou judiciaire. Nous cherchons ici une création personnelle et non des renseignements objectifs comme dans un manuel ou une encyclopédie. D’autre part on ne sait trop quelle est en définitive l’opinion de M. Blasco Ibañez sur les courses de taureaux. Il expose impartialement les arguments pour et contre. Il ne conclut pas nettement.

Dans l’ombre de la cathédrale révèle surtout en M. Blasco Ibañez un sociologue et un réformateur politique. Il s’agit de la cathédrale de Tolède, qu’il ne décrit pas mal : mais nous avons mieux. Il n’a ni l’envolée de Victor Hugo, ni la patiente insistance, la fantaisie paradoxale, le fougueux bariolage et les empâtements crus de Huysmans. Il ne considère sa cathédrale ni en poète inspiré, ni en esthète minutieusement initié. Il est sensible à sa beauté et à sa splendeur, mais elle est surtout pour lui le symbole éclatant d’un passé qu’il condamne. Et il a des théories un peu hâtives. Dès la page 2, il évoque d’autres cathédrales fameuses, bien dégagées, et attribue à l’influence des juifs et des Maures, ennemis des somptuosités, la situation de celle de Tolède, « étouffée entre les maisons qui se pressent et se bousculent alentour ». Il ne prend point garde que presque toutes nos cathédrales françaises ont été construites ainsi, qu’on ne les a dégagées qu’assez récemment, et que cette opération a été depuis fort critiquée. En général, lorsqu’il parle d’art, que ce soit d’architecture ou de musique, M. Blasco Ibañez manque volontiers d’exactitude ou de précision dans les détails. L’idée maîtresse de son roman est ingénieuse ; un anarchiste se réfugie chez son frère qui est bedeau et logé dans les dépendances de la cathédrale où la police ne viendra pas le chercher. Deux mondes différents et adverses se trouvent ainsi en contact. Un romancier catholique pourrait nous faire assister à la conversion de l’anarchiste. C’est celui-ci, dans le roman de M. Ibañez, qui exerce une action sur le petit peuple des sacristains et serviteurs d’église. Or M. Ibañez est au moins radical, presque révolutionnaire, grand partisan des idées modernes, du progrès, de la démocratie, de la libre pensée : il approuve les discours anticléricaux de son anarchiste. Mais il admet que l’influence en puisse être mauvaise. Trois de ces rats de sacristie déduisent de ces principes le droit au vol : c’est tout ce qu’ils y ont compris. Ils veulent s’emparer des joyaux de la Vierge du sanctuaire, et comme l’anarchiste prétend les en empêcher, ils le tuent. On pourrait longuement discuter les théories émises en abondance par cet orateur avant sa triste fin. L’une des principales consiste à déplorer que les Maures ne soient pas restés les maîtres de l’Espagne. Mais on sait que si la civilisation arabe a connu une période assez brillante (dont les éléments étaient d’ailleurs empruntés à la Grèce), l’islamisme entra, dès la fin du xiie  siècle, sous l’empire d’une orthodoxie étroite, dans une ère de décadence et de stérilité. Plus loin, M. Ibañez attribue au catholicisme la tristesse espagnole. Comment ce même catholicisme n’a-t-il déterminé les mêmes effets ni en France, ni en Italie ? Chaque nation y a mis sa marque et l’a pratiqué selon son esprit. Le césarisme germanique de Charles-Quint et de Philippe II a épuisé les forces de l’Espagne dans une politique trop ambitieuse : mais il n’y a pas créé le fanatisme, comme M. Blasco Ibañez l’en accuse. Introduire du fanatisme dans la vieille Espagne, c’était porter de l’eau à la rivière.

Le dernier roman de M. Ibañez, la Horde, dont, la traduction française vient de paraître, n’aborde pas d’aussi vastes problèmes, mais appartient à la même veine sociologique. En somme, dans le précédent volume, M. Blasco Ibañez invitait ses compatriotes à se régénérer en secouant le joug de l’Église et en se vouant à la science. Dans celui-ci, suivant un rythme qui lui est habituel, il développe l’objection et montre certains inconvénients de cette science, naguère tenue pour souverainement bienfaisante. Le roman est agréable, varié, souvent spirituel ou émouvant. Il n’a pas l’âcreté ni l’éclat de Jules Vallès. Parfois il évoque M. Brieux. Isidro Maltrana, fils d’un ouvrier couvreur, a été protégé par une dame opulente et charitable, qui lui a fait faire ses études, mais est morte, alors qu’il suivait les cours de l’Université, sans l’avoir couché sur son testament. Il se trouve, à vingt ans, fort instruit, mais sans ressources. Il fréquente les cénacles littéraires, collabore vaguement à un journal socialiste et pense mourir de faim. Un sénateur de la droite, parent de sa défunte protectrice, charge Isidro de composer un gros volume, intitulé : le Vrai socialisme. Cet éminent parlementaire se charge de le signer. Cette besogne, suffisamment rétribuée, nourrit pour quelque temps Isidro et lui permet de se mettre en ménage avec la gentille Felicia, qui habite, au nord de Madrid, le faubourg des chiffonniers. Il y a là nombre de types très amusants, entre autres un vieux chiffonnier philosophe nommé Zarathustra : la profession de chiffonnier pousse éminemment à la philosophie.

Après quelques mois d’amour et de bonheur, Isidro ne trouve plus de travail. C’est la gêne, puis l’indigence noire. Felicia lutte courageusement. Elle gagne quelque menue monnaie en fabriquant des corsets. Les deux amants vont cacher leur misère dans un autre faubourg, celui des gitanes. Silhouettes de gitanes, traits de mœurs, vignettes amusantes. C’est un peu un roman à tiroirs. Les divers épisodes faubouriens sont reliés par cette thèse générale, un peu usagée, qu’autour des grandes et opulentes capitales grouille une horde de miséreux, lesquels pourraient bien un jour montrer les dents. Felicia, devenue enceinte, a un accès d’éclampsie puerpérale. Une vieille gitane la soigne. Mais Isidro est en pleine détresse : il n’a pas le sou et ne peut même avoir du feu dans la chambre où la malade agonise sur un grabat ; on est en plein hiver et Madrid est couvert de neige. L’hôpital s’impose. Felicia n’en sortira plus. Isidro a cherché dans l’alcool des diversions à son chagrin. Peu s’en faut qu’il ne descende très bas et ne sombre définitivement. Il reprend courage à cause de son fils, l’enfant de Felicia, qui est sauvé. Il se promet de réussir pour assurer l’avenir de ce petit. Il est socialiste, mais dans la société actuelle, en attendant, on doit acquérir l’argent et se faire une place parmi les privilégiés. Le roman nous laisse espérer qu’Isidro saura enfin se faire cette place. Comment ? Par quels moyens inconnus jusqu’ici ? On ne nous le dit pas, et cet optimisme semble un peu postiche. La pensée dominante du livre, et pour ainsi dire le leitmotiv, c’est le regret qu’exprime maintes fois Isidro d’avoir été tiré de sa classe et privé du métier manuel qui lui eût procuré sûrement sa subsistance. C’est aussi la pensée de Blanchette. Elle est réactionnaire, puisqu’elle prétend réserver l’instruction aux enfants des riches et rétablir des castes hermétiquement fermées. N’a-t-on pas abusé de ces histoires de prolétaires intellectuels ? Il y a des ratés ; c’est déplorable, mais ils ne sont pas les plus intéressants des hommes et on ne peut légiférer pour eux. Une vraie déperdition de force sociale, ce serait de ne pas fournir à des garçons intelligents et bien doués les moyens de remplir leur mérite.

L’esthétique d’Oscar Wilde66

C’est probablement comme esthéticien qu’Oscar Wilde a le plus de chances de garder une place dans l’histoire littéraire. Il a beaucoup écrit, bien qu’il n’eût pas encore atteint la quarantaine lorsqu’un trop fameux scandale, auquel il ne survécut que trois ans et à l’état d’ombre de lui-même, mit fin prématurément à sa carrière d’écrivain. L’ostracisme dont il avait été frappé pendant quelque temps en librairie n’a pas été maintenu. J’ai aperçu à la devanture d’un libraire de Munich ses œuvres complètes, en quinze ou seize volumes de luxe, coûtant cinq cents marks. Il y a aussi de nombreuses éditions un peu moins chères, en anglais, en français et en allemand. Salomé, dont le texte original est en français, a été traduite dans toutes les langues de l’Europe, et même en hébreu, si l’on en croit la copieuse bibliographie donnée dans l’édition parue à Londres chez Methuen and Cº. Tout cela est de valeur inégale et, malgré l’abondance de sa production, Wilde est toujours un peu resté un amateur. C’était, sans nul doute, un causeur éblouissant. Dans une curieuse plaquette publiée au Mercure de France, M. André Gide expose que « pareil aux philosophes de la Grèce, Wilde n’écrivait pas mais causait et vivait sa sagesse, la confiant imprudemment à la mémoire des hommes et comme l’inscrivant sur de l’eau. » Malheureusement il vécut aussi sa folie. Il disait, d’après M. André Gide : « J’ai mis tout mon génie dans ma vie : je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres. » Ces paroles sont antérieures au procès. Cette espèce d’amateurisme et de dandysme littéraire d’Oscar Wilde explique peut-être ses désordres une théorie indulgente de M. J.-Joseph Renaud, traducteur et préfacier des Intentions, M. André Gide a répondu très finement : « Que sert-il de prétendre que si Flaubert avait commis des crimes, Salammbô ne nous intéresserait pas moins ? Combien est-il plus intéressant et plus juste de comprendre que si Flaubert avait commis des crimes, ce n’est pas Salammbô qu’il eût écrit, mais autre chose ou rien du tout. » C’est terriblement absorbant, en effet, d’écrire une Salammbô, et si Wilde avait eu l’énergie professionnelle d’entreprendre une tâche aussi ardue, au lieu de se disperser en menues productions faciles, il eût été sauvé. Il était poète, mais son volume de Poèmes n’est qu’un gentil essai de jeunesse, composé peu après sa sortie de l’université d’Oxford, et où il exprime élégamment, en bon élève de Byron et de Shelley, de Keats et de Ruskin, un ardent amour de la Grèce et de l’Italie. Il avait les plus beaux dons de conteur pittoresque, ironique et symbolique : il n’a laissé en ce genre que des esquisses, dont plusieurs sont au surplus fort agréables.

Le Crime de Lord Arthur Savile, par exemple, s’inspire de cet esprit canaque et pince-sans-rire, de cet humour, si cher aux Anglais, dont Villiers de l’Isle-Adam, entre autres, a donné chez nous d’assez heureuses applications. Un chiromancien prédit à lord Arthur Savile qu’il commettra un assassinat. Le jeune gentleman est fiancé à une délicieuse jeune fille qu’il adore. Quel avenir pour sa Sybil que d’être plus tard la femme d’un assassin ! La seule solution satisfaisante ne consiste-t-elle point pour lui à perpétrer immédiatement le crime fatidique, à se mettre tout de suite en règle avec la chiromancie avant son mariage ? S’il échappe à la justice, il sera tranquille et pourra épouser sans crainte sa bien-aimée. Plus il y réfléchit, plus il se convainc que c’est son devoir strict d’assassiner quelqu’un sans retard ; car il ne peut trouver de prétextes pour prolonger indéfiniment ses fiançailles, et ses atermoiements donneraient bientôt de l’ombrage à sa future belle-mère. Pour un meurtre, il faut une victime. Sur qui porter son choix ? Il dresse une liste de ses parents et connaissances et, après mûre délibération, se décide en faveur d’une old lady qui est sa cousine éloignée et qui souffre de l’estomac. Il lui offre, dans une ravissante bonbonnière, une pilule d’aconitine qu’il présente comme un merveilleux remède homéopathique et dont la vieille dame promet d’essayer à sa prochaine crise. Lord Arthur part pour Venise, et au bout d’une quinzaine de jours il a la joie d’apprendre par les journaux que sa cousine est morte et que tout s’est bien passé : on ne soupçonne rien. Il s’empresse de débarquer en Angleterre et de fixer une date pour son mariage, avec la satisfaction du devoir accompli. Malédiction ! À l’inventaire, il retrouve dans la bonbonnière sa pilule intacte : la vieille lady était réellement morte de mort naturelle. Tout est à recommencer. Une tentative à la dynamite sur un autre membre de la famille, un vénérable clergyman, ne réussit pas mieux. Lord Arthur errait, une nuit, désespéré, lorsqu’il aperçut, penché sur la balustrade du London bridge, le chiromancien auquel il devait la révélation de la fatalité qui pesait sur lui : point de promeneurs, ni de policemen. Lord Arthur s’approche à pas de loup et jette prestement le prophète de malheur dans la Tamise. Après quoi, ayant ainsi libéré sa conscience, il se marie, est heureux et a même quelques enfants.

Les Essais de littérature et d’esthétique ne sont que de courts articles ou des lettres apologétiques aux journaux anglais. Ce n’est pas très important, mais c’est amusant. Comme polémiste, Wilde avait une prodigieuse insolence. Il avait, en outre, beaucoup d’esprit. À propos de son roman, le Portrait de Dorian Gray, il écrit au directeur du Scots Observer : « Votre reviewer, monsieur, donne à entendre que j’ai écrit ce roman afin qu’il fût lu par les membres les plus dépravés des classes criminelles et illettrées. Or, je ne suppose pas, monsieur, que les classes criminelles et illettrées lisent jamais autre chose que les journaux. » C’est une bien étrange aventure que celle de Dorian Gray. Elle fait un peu songer à la Peau de chagrin de Balzac. Dorian Gray est un jeune esthète, merveilleusement beau, qui a une peur atroce de perdre sa beauté. Or son portrait, un chef-d’œuvre, a été fait par son ami, le peintre Basil Hallward. Dorian s’écrie un jour, croyant plaisanter : « Je donnerais bien mon âme — les personnages de Wilde font assez bon marché de leur âme — pour que ce soit mon portrait qui vieillisse tandis que je resterais jeune. » Par un mystère que Wilde n’élucide pas, ce vœu fantastique s’accomplit, et même plus que Dorian Gray ne le souhaiterait. Ce n’est pas seulement l’âge, ce sont les vices, les tares, les crimes de Dorian Gray qui s’impriment sur la toile et rendent hideux ce visage peint, tandis que le visage réel de Gray conserve la fraîcheur de la jeunesse et de l’innocence. Le portrait devient donc pour lui un objet d’horreur. Après diverses péripéties, Dorian Gray, au comble de la rage, crève le portrait d’un coup de poignard et tombe lui-même inanimé, comme si sa vie vraie résidait dans ce tableau, qui était devant lui en quelque sorte la projection de sa conscience souillée. Malgré l’atmosphère de corruption et de décadentisme, qui évoque par instants l’À Rebours de Huysmans, le roman peut être regardé comme moral, si l’on y tient, puisque le héros de Wilde est puni de ses fautes. Or une des doctrines favorites de Wilde, c’est que l’art et la morale sont deux choses absolument distinctes et qui n’ont rien à démêler ensemble. Un M. Charles Whibley crut le vexer en insistant sur cette moralité de Dorian Gray. Avec quel suprême dédain Wilde réplique qu’il est extrêmement flatté de pareilles observations, attendu que si une œuvre d’art est riche et vivante, chaque lecteur l’interprète à sa manière et la comprend suivant ses moyens. L’artiste en aperçoit la beauté, le puritain y découvre un sujet de sermon et l’imbécile y trouve l’occasion de dire une sottise.

Un jour, étant brouillé avec Whistler, qui l’accusait de lui avoir emprunté certaines idées, il lui décoche cette épigramme, dans une lettre au directeur du Truth : « Les seules idées absolument originales que j’aie jamais entendu exprimer par Whistler avaient trait à sa supériorité comme peintre sur des peintres plus grands que lui. » C’était très injuste, bien entendu, mais Whistler avait apparemment commencé. Il y a dans le même volume des pages moins sommaires et moins agressives où Wilde précise sa pensée en discutant celle de Whistler, comme il l’avait fait précédemment en se séparant sur certains points de son maître Ruskin, dont l’enseignement à Oxford avait exercé sur lui une si profonde influence. Wilde professe la plus fervente admiration pour l’auteur des Pierres de Venise, mais il déplore que « la clef de voûte de son système esthétique soit toujours éthique ». Ruskin « jugerait d’un tableau par la somme de nobles idées morales qui y est exprimée ». Pour lui « la perfection dans l’exécution ne semble être que le symbole de l’orgueil ». Il n’est pas douteux que la prédilection de Ruskin pour le moyen âge et sa haine de la Renaissance lui aient été dictées par des raisons morales. Wilde lui oppose la doctrine de l’autonomie de l’art, ou, si l’on veut, de l’art pour l’art. Il demande avant tout à la poésie, selon le mot de Keats, la « vie sensible du vers », et à la peinture la qualité proprement picturale. Aussi, après avoir beaucoup soutenu les préraphaélites, Rossetti, Burne Jones et les autres, qui d’ailleurs ne sont pas si méprisables (il y avait d’eux de fort belles choses à la dernière exposition de Rome), il proclama que « l’ultime expression en peinture » n’est pas dans leurs « visions spirituelles », mais dans l’œuvre d’hommes tels que Whistler et Albert Moore.

En effet, pour ceux-ci, ce qui rend leur peinture exquise, c’est le maniement inventif et créateur de la ligne et de la couleur, c’est une certaine forme, un choix dans la beauté d’exécution qui, rejetant toute réminiscence littéraire, toute idée métaphysique, est en soi une satisfaction complète pour le sens esthétique, est, pour parler comme feraient les Grecs, sa propre fin, l’effet de leur œuvre étant semblable à celui que produit en nous la musique. Car la musique est fart dans lequel la forme et la matière ne sont qu’un, l’art où le sujet ne saurait être séparé de la méthode par laquelle il est exprimé, l’art qui réalise le plus complètement pour nous l’idéal artistique et qui est l’état vers lequel aspirent constamment tous les autres arts.

L’idée est claire. L’art, pour Wilde, n’a d’autre objet que la beauté ; chaque art a sa beauté propre ; aucun art ne doit se soucier d’éléments étrangers, philosophiques, moraux ou religieux. La musique symphonique est le type de l’art indépendant, qui tire tout de son fonds ; si elle fait un emprunt à la poésie ou à la peinture, selon le système de Berlioz et de Liszt, ce n’est tout au plus qu’un point de départ, une suggestion qui reste un peu vague. Elle n’est jamais totalement asservie à un sujet extérieur comme la peinture littéraire, historique ou anecdotique. Le sujet, voilà l’ennemi ! L’idéal serait de n’avoir point de sujet. Du moins n’est-ce pas lui, mais la façon de le traiter qui fait l’originalité de l’artiste. « Celui-là seul invente qui n’a pas d’imagination. »

Il y a beaucoup de vrai dans tout cela, et Wilde semblait à peu près d’accord avec Whistler. Mais celui-ci, dans une conférence, attaqua vivement les chefs du mouvement préraphaélite et esthétique, y compris Wilde, malgré ses concessions. Whistler estimait ridicules les efforts tentés pour combattre les laideurs du monde moderne et l’indifférence béotienne du public contemporain. Whistler citait le mot de Reynolds à un badaud qui s’étonnait qu’il peignît de si vilains tricornes : « J’y vois de la lumière et de l’ombre. » Whistler ajoutait : « L’art cherche et trouve le beau en tout temps, ainsi que le fit son grand-prêtre Rembrandt qui, en voyant la grandeur pittoresque du quartier des juifs à Amsterdam, ne se lamenta pas de ce que ses habitants n’étaient pas des Grecs. » Sans doute ; mais l’acropole d’Athènes était tout de même plus belle qu’un ghetto hollandais. Wilde ripostait spirituellement, et non sans justesse :

Si nous étions en état de porter partout notre chiaroscuro, comme nous portons nos parapluies, ce serait bien, mais la chose étant impossible, j’ai peine à croire que de jolies et charmantes personnes continueront à porter un style de toilette aussi laid qu’inutile, aussi insignifiant que monstrueux, même avec la chance qu’un maître tel que M. Whistler les spiritualise en une symphonie ou les raffine jusqu’à l’état de nuée.

Si l’on objecte que l’esthétisme appliqué à la vie courante, au costume, au mobilier, peut aboutir à un goût affecté, pire que le philistinisme naïf, il faut observer que Wilde, du moins, était beaucoup plus raisonnable qu’on ne le supposerait. Un contradicteur ayant affirmé qu’il considérait la question du costume au point de vue pratique et non au point de vue de la beauté, Wilde le réfute en montrant que la beauté est essentiellement organique, qu’elle ne consiste point en enjolivements arbitraires et adventices, mais quelle résulte naturellement d’une parfaite adaptation à l’objet proposé, tandis qu’une chose laide est simplement une chose mal faite et qui n’atteint pas son but. Wilde n’était pas insensible à la sobre pureté du goût classique : il n’était pas entièrement dépourvu de bon sens, quoiqu’il se fût souvent évertué pour accréditer sur lui cette opinion.

Quant à Whistler, il avait certainement poussé à l’excès l’idée de l’utilisation possible par l’artiste des matières les plus vulgaires et les plus ingrates. On eût dit qu’il souhaitait que le monde devînt fabuleusement affreux, afin de tenir la gageure d’en tirer tout de même par la seule magie de son pinceau des tableaux intéressants. Le monde n’a aucune raison de se prêter docilement à ces expériences. Le principe du mouvement ruskinien était juste en soi, si les réalisations en ont pu quelquefois prêter à la controverse.

Une autre exagération de Whistler eut le pouvoir d’exaspérer Wilde. Celui-ci admettait, nous l’avons vu, que chaque art a ses lois et son existence particulières. Sous ce prétexte, Whistler voulait qu’un peintre seul pût être juge en peinture. « Je dis, rétorquait Wilde, qu’un artiste est seul juge en fait d’art : cela fait une grande différence. Tant qu’un peintre est simplement un peintre, on ne doit pas lui permettre de parler d’autre chose que d’huile et de vernis et, hors ces sujets-là, on devrait l’obliger à se taire. » Au spécialisme étroit, il objectait l’unité foncière de l’art, considéré à une certaine hauteur, malgré l’autonomie de ses diverses provinces ; il proclamait la supériorité de compétence du poète, artiste suprême, et de l’homme pourvu d’une large culture intellectuelle, sur le simple technicien ignorant et borné.

Mais la plupart des théories rapidement indiquées dans ces mélanges sont plus développées dans les Intentions, suite de dialogues, qui restent le livre capital d’Oscar Wilde, celui où il a exposé avec le plus d’ampleur et de précision les points essentiels de son esthétique. C’est un volume d’un puissant intérêt et qui marque dans l’histoire des idées. D’après M. Élémir Bourges, les trois ouvrages les plus remarquables en ce genre qui aient paru au xixe  siècle sont : l’Introduction à l’esthétique de Jean-Paul Richter, le William Shakespeare de Victor Hugo, et les Intentions d’Oscar Wilde. Je n’entreprendrai pas à ce propos une étude de littérature comparée qui m’entraînerait trop loin. J’ai cité ce mot de l’admirable romancier de les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, pour montrer quelle place occupent ces idéologies de Wilde dans l’opinion de certains lettrés, et non des moindres.

L’esthétique n’est pas seulement, selon Wilde, une petite science accessoire, un divertissement accidentel, un chapitre épisodique de la philosophie générale. Elle constitue à ses yeux le sens et la substance même de toute vie valant la peine d’être vécue. L’idéal esthétique est pour lui ce que l’idéal mystique est pour le moine. Il y a quelque chose de religieux dans la doctrine de Wilde : il professe la religion du Beau. Sans doute, le Beau n’a pas d’ennemis avoués. Mais la majorité des hommes ne s’en inquiète guère, et la plupart de ses prétendus dévots ne lui attribuent, en fait, qu’un rôle subalterne. Ils le ravalent à n’être qu’un moyen d’expression ou de propagande, le truchement et le véhicule de conceptions réputées plus considérables. On le définit, par exemple, comme « la splendeur du vrai », ou bien on lui assigne une mission morale et sociale. D’après Wilde, le Beau est une fin en soi, et le principe premier duquel tout dérive. Ce n’est pas le Vrai qui est beau, car le vrai n’est que la connaissance de la réalité, laquelle est par elle-même insipide et insignifiante : mais c’est le Beau qui s’impose par droit divin et fixe la Vérité, du moins eu ce qui concerne toute vérité de quelque importance.

Une des pensées maîtresses de Wilde, c’est l’affirmation de la supériorité de l’Art sur la Nature. Il tient la Nature en piètre estime et se rencontre donc, d’une part avec les pessimistes chrétiens qui la sacrifient au surnaturel, d’autre part avec Nietzsche, qui nous prescrit de surmonter le réel pour créer le surhumain. Wilde enseigne également une doctrine d’ascension et de création :

Il est heureux, dit-il, que la Nature soit si imparfaite, sans quoi nous n’aurions pas d’Art du tout. L’Art est notre noble protestation et notre vaillant effort pour remettre la Nature à sa place… Avec une Nature confortable, l’humanité n’aurait pas inventé l’architecture… Et puis la Nature est si insensible ! (Voyez Vigny.) Je sens, quand je me promène dans ce parc, que je ne lui importe pas plus que le bétail lui broute sur le talus, ou la pervenche qui fleurit dans le fossé. La Nature hait l’Intelligence, rien de plus évident. Penser est ce qu’il y a de plus malsain au monde, et on en meurt comme d’une autre maladie. Heureusement qu’en Angleterre la Pensée n’est pas contagieuse.

Ainsi Wilde mêle-t-il de plaisanteries caustiques ses dialogues platoniciens. Il a grand souci d’éviter le dogmatisme et la pédanterie. Il affecte une nonchalance de dilettante ou de dandy, un détachement élégant à l’égard des idées qui lui sont le plus chères. Il renanise volontiers. Ce n’est pas simplement une attitude. Dans le Portrait de Dorian Gray, à cette réflexion d’un interlocuteur : « Ce n’est pas tout à fait vrai ! », l’autre répond : « Rien n’est jamais tout à fait vrai. » Wilde est très pénétré, comme Renan, de l’incertitude et de la relativité universelles. Mais cela posé, et pour ainsi dire en fonction de cette réserve philosophique, il n’en soutient pas moins, toujours comme Renan, ses thèses favorites avec beaucoup d’insistance et de fermeté.

On remarquera que ces théories, tant critiquées, de Wilde et de Nietzsche, concordent avec les notions que nous possédons sur l’histoire de la planète et de l’espèce humaine. L’homme est parti de la condition la plus misérable, la plus voisine de l’animalité, pour s’élever par des conquêtes successives et un labeur constant. Il ne doit presque rien à la Nature : il doit presque tout à lui-même. Peu importe qu’une métaphysique un peu nébuleuse conçoive l’évolution comme on ne sait quelle force immanente et inconsciente, dont l’homme serait l’instrument en même temps que le bénéficiaire. On peut prétendre avec Spinoza que l’homme n’est pas un empire dans un empire et qu’il ne saurait s’opposera la Nature, puisqu’il en fait lui-même partie intégrante. Quoi que l’on pense de ces abstractions, elles ne sauraient avoir aucune influence sur une discussion d’ordre concret. Même si l’on admet l’unité substantielle de la Nature et de l’esprit, on a non seulement le droit, mais l’obligation de les distinguer dans le domaine expérimental, qui est seul ici en question. Déterminé ou non par des puissances transcendantes, l’homme, ou pour mieux dire, le grand homme est le seul agent effectif d’évolution et de progrès que nous montre l’expérience, et ses œuvres fécondes sont autant de victoires sur la matière.

Mais Wilde généralise moins et se borne au point de vue littéraire et artistique, qu’il proclame le seul décisif. On peut lui objecter que c’est sous l’aiguillon du besoin que l’homme a entamé la lutte d’où devait naître peu à peu la civilisation. Wilde reconnaît l’utilité pratique de la science ; mais c’est à peu près tout ce qu’il lui accorde. Pour lui, la civilisation véritable commence précisément où s’arrête l’utilitarisme ; elle ne réside que dans le développement de l’art, seule forme attrayante de culture désintéressée, les formes scientifiques et spéculatives lui paraissant glacées et décevantes. Schopenhauer déjà préférait l’art à la science. Wilde n’en demeure pas moins un intellectuel convaincu. Il se demande si l’on peut appeler une « manière de penser » celle qui consiste à nier la suprématie de l’intelligence. Il exalte la Renaissance, ère d’émancipation et d’individualisme sain, comme l’a noté Burckhardt. Il y a le mauvais individualisme qui fait prédominer l’égoïsme individuel des médiocres sur les hauts intérêts collectifs ; il y a le bon, qui n’est que la libre et pleine culture intellectuelle du — moi. Il a été inauguré, dans les temps modernes, par la Renaissance ; un Goethe l’a porté à sa perfection. Plus tard (De Profundis), Wilde a renié la Renaissance ; mais dans ses rares écrits postérieurs à sa condamnation, fort émouvants d’ailleurs, il n’est évidemment plus tout à fait lui-même.

La théorie absolument juste de la supériorité de l’Art sur la Nature fournit à Wilde une réfutation du réalisme, que l’on peut accepter comme définitive. Taine, de qui l’école réaliste ou naturaliste contemporaine se réclamait un peu à la légère, voyait dans le réalisme la plus basse et la plus rudimentaire manifestation de l’art. Wilde l’exclut purement et simplement. D’après lui, un artiste digne de ce nom ne copie jamais : il crée. Tout au plus se sert-il des éléments extérieurs comme de matériaux bruts ; mais il les transfigure par un sortilège, leur insuffle une âme, en tire un monde nouveau, une création à son image et à sa ressemblance. « Les seuls personnages réels sont ceux qui n’ont jamais existé », mais qui existent immortellement grâce à l’imagination des poètes. Le dix-neuvième siècle est une invention de Balzac, qui n’observait point, mais extrayait ses personnages tout formés de son génial cerveau. La mort de Lucien de Rubempré, dit Wilde, a été un des chagrins de ma vie. « Plus une création nous paraît objective et plus elle est au contraire subjective. Shakespeare pouvait avoir rencontré Rosencrantz et Guildenstern dans les rues de Londres et vu les domestiques des maisons rivales se narguer sur la place publique ; mais Hamlet vint de son âme et Roméo de sa passion. » Il en va de même en peinture.

Les seuls portraits auxquels on se fie sont ceux où il y a très peu du modèle et beaucoup de l’artiste. Les derniers dessins par Holbein d’hommes et de femmes de son temps nous paraissent étonnamment réels parce qu’il contraignit la vie à accepter ses conditions à lui, à se renfermer en ses limites, à reproduire son caractère et à paraître telle qu’il voulait qu’elle parût. C’est le style, et le style seul, qui nous fait croire en quelque chose. Beaucoup de nos portraitistes modernes sont condamnés à un oubli absolu. Car ils peignent ce que le public voit. Et le public ne voit jamais rien.

Bien loin que ce soit l’Art qui imite la Vie et la Nature, ce sont la Nature et la Vie qui imitent l’Art. Le premier venu aperçoit maintenant dans la nature, là où ses ancêtres n’auraient rien vu du tout, des Turner, des Corot ou des Daubigny, des Whistler ou des Monet. Comme les impressions visuelles n’existent que subjectivement, on peut dire que la nature subit l’empreinte des grands paysagistes et des grands écrivains pittoresques. Aussi ce sont les gens compliqués qui aiment la Nature, pour ce qu’ils lui apportent, tandis que les êtres simples, les paysans, n’ont pour elle qu’indifférence. Quant à la vie, la démonstration est trop facile. Il y a l’exemple de tous les Rastignac et de tous les Rubempré engendrés par Balzac, celui des suicides causés par Werther, celui des femmes à type préraphaélite et botticellesque suscitées en Angleterre et même en France par Dante-Gabriel Rossetti et Burne Jones, etc… Ce système a été adopté par M. Paul Bourget dans ses Essais de psychologie contemporaine, où il étudie non pas l’influence de la vie sur la littérature, mais celle de la littérature sur la vie. Wilde combat radicalement l’opinion de Mme de Staël et de Taine sur la littérature donnée pour l’expression de la société. Tout au contraire, tantôt c’est la société qui est l’expression de la littérature, et plus généralement de l’art, tantôt l’antagonisme entre les deux éléments est flagrant et même tragique. La plupart des grands artistes ont dû à leur originalité d’être longtemps incompris et d’en souffrir cruellement, avant d’entrer dans la période de gloire où ils sont universellement imités. L’incroyable vanité des peuples et du commun leur persuade que les Muses s’entretiennent d’eux, qu’ils collaborent à l’œuvre de l’artiste, que c’est leur histoire à eux qu’on raconte et leur esprit qui vient s’exprimer en une forme nouvelle. Ils se trompent. L’Art n’exprime jamais que lui-même. Il n’est jamais représentatif d’aucune époque. Les époques au contraire sont ses représentations. (Notons en passant que pour l’historien qui cherche dans l’art et dans la littérature des documents, cela revient au même. Mais le point de vue de Wilde, qui rappelle celui de Carlyle et celui de Gabriel Tarde, est certainement plus juste. La masse est inerte : c’est le génie qui est l’ouvrier du divin.)

Avec son goût du paradoxe, Wilde a donc intitulé son premier dialogue : la Décadence du mensonge. Il entend dénoncer ainsi la décadence artistique, puisque l’art, c’est le beau mensonge, mais le mensonge plus vrai que la vérité vulgaire. Remplacez ce mot provocant de mensonge par ceux de fiction ou de mythe, vous reconnaîtrez que Wilde a raison. Il n’y a rien de plus antiesthétique que le fait positif et tout sec. Comme le dit plaisamment Wilde, c’est toujours l’illisible qui arrive. Aussi n’y a-t-il rien de plus vain et de plus absurde que la manie, si fréquente chez les nouvelles écoles littéraires, de préconiser le retour à la Nature. Il y a des conventions surannées et des artifices hors d’usage. Il faut alors les abandonner, mais seulement pour leur en substituer d’autres. Le Beau est toujours artificiel : sa vérité est comme celle des archétypes platoniciens, dont ce qu’on appelle réalité n’est que le reflet.

Tout cela semble, en somme, très exact. J’ai souvent soutenu, quant à moi, qu’il ne fallait point parler du réalisme, mais du symbolisme des classiques. Il y a pourtant une difficulté. Les classiques ont bien cru imiter la nature. On se souvient des vers de La Fontaine :

Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

Inversement, l’esthétisme codifié par Wilde a donné naissance à d’innombrables horreurs stylisées ; malgré tout, le faux existe en art, et il est odieux. Mais Wilde serait le premier à en convenir, et il pourrait se contenter de répondre que ces mauvais ouvrages sont produits par des artistes sans talent. Cependant, en quoi consiste leur méprise ? En quoi consiste par contre la légitimité de l’axiome de La Fontaine ? Wilde n’a pas examiné ce problème, mais on entrevoit une explication. C’est que ce mot de « nature » est un peu vague et comporte des acceptions très différentes ; si bien que le reproche d’avoir ignoré, méconnu ou méprisé la nature est celui que les adversaires des classiques leur ont le plus souvent adressé. Dans le texte de La Fontaine et dans la poétique des classiques, il faut, je crois, comprendre la fidélité à la nature comme une soumission très cartésienne aux lois générales de l’esprit, qui régissent même les mathématiques et la musique, c’est-à-dire les pures constructions indépendantes de la réalité extérieure. Et dans cette mesure, Wilde n’y contredit point.

Je m’étendrai moins sur un autre dialogue de Wilde, la Critique et l’Art, non certes qu’il me paraisse moins intéressant : il y fait le plus magnifique éloge de la critique, qu’il considère, elle aussi, comme un art créateur et souvent bien supérieur à tant de productions prétendument originales. On n’est pas fâché, tout de même, de voir un artiste réfuter si nettement des préjugés répandus parmi tant d’auteurs de vers de mirliton, de romans soporifiques, de mélodrames hilarants et de funèbres vaudevilles, qui se croient des inventeurs, alors qu’ils ne vivent que de démarquages et de clichés, et qui, dans leur crasse ignorance, ont l’illusion de planer à plusieurs centaines de coudées au-dessus d’un Sainte-Beuve, d’un Taine ou d’un Renan. Wilde avait dans son maître Ruskin un frappant exemple de l’immense influence que peut exercer un simple critique. Wilde a enregistré celle des préraphaélites comme un cas d’imitation de l’art par la vie. Mais la naissance même de cette école constitue un cas d’imitation de la critique par l’art, puisqu’elle est directement issue de Ruskin. Wilde expose très joliment qu’il ne faut pas dire que la critique d’art n’existait pas en Grèce, mais que les Grecs étaient une nation de critiques d’art. Il établit que l’esprit critique est un des dons les plus indispensables à l’artiste qui crée, mais que celui-ci épuise dans sa création toute sa provision d’esprit critique, de sorte qu’il est habituellement incapable de juger les œuvres de ses confrères et doit laisser ce soin aux critiques de profession. À l’encontre de ceux qui s’imaginent qu’il faut inventer un sujet et que les tragédies de Racine ne sont que des adaptations, il indique que les vrais artistes puisent leurs sujets dans les mythologies et les légendes, c’est-à-dire emploient des matériaux déjà préparés et travaillés, d’où il résulte que la différence s’atténue de plus en plus entre la production proprement dite et la critique, celle-ci prenant l’interprétation des ouvrages déjà existants pour motif ou prétexte d’une nouvelle œuvre, laquelle vaut, comme les autres, en tant que révélation d’une personnalité.

Combien d’aperçus ingénieux et judicieux encore dans ce petit volume, et sur les propos les plus divers ! Je mentionne, sans insister, que les fameux décorateurs russes suivent des préceptes de Wilde ; il fut probablement le premier à réclamer que les décors et les costumes fussent conçus par le même artiste ; mais il signalait par avance certains défauts que ses disciples n’ont pas toujours évités : partisan résolu des mises en scène éclatantes et somptueuses, il exigeait pourtant qu’elles fussent toujours subordonnées au poème qui restait pour lui le principal.

Certaines de ses idées ont pu lui être suggérées par quelques-uns de nos écrivains, entre autres par Flaubert, Baudelaire, Renan, Théophile Gautier ou Théodore de Banville. Il leur donne un aspect parfois paradoxal, toujours divertissant. Il veut absolument, comme Flaubert, ériger le sens esthétique en faculté de l’âme, distincte et autonome. Est-ce bien nécessaire ? La coopération de l’intelligence et de la sensibilité ne suffit-elle point à nous permettre de discerner et d’admirer le Beau ? Wilde, comme Flaubert et Gautier, se préoccupe beaucoup d’éliminer de sa définition de l’Art et du Beau toute moralité ou émotivité vulgaire. Bonne précaution contre plusieurs catégories de philistins ! Mais le Beau ne peut atteindre au rang suprême qui lui est décerné par Wilde que précisément parce qu’il contient une morale, une source d’émotions, une nourriture pour l’âme tout entière. À la prendre trop à la lettre, l’esthétique de Wilde risquerait d’aboutir à un mandarinat un peu étroit. Nombre de bons jeunes gens n’ont pas manqué de tomber dans ce travers. Il en est partiellement responsable, étant toujours un peu ironiste et mystificateur. À vrai dire, ces erreurs, il ne les commettait pas lui-même. À propos de la κάθαρσις d’Aristote, il enseigne que l’éducation artistique est une purification et une initiation. Bien qu’il ait raillé l’impératif catégorique dans le Crime de lord Arthur Savile, bien qu’il déclare en manière de bravade que l’art est toujours immoral, il affirmait implicitement une éthique67. C’est celle qu’à pratiquée Flaubert. Elle n’était pas dénuée d’austérité. Ce qui a perdu Wilde, ce n’est point ce qu’il y a de sérieux dans sa doctrine, qui conclut à la vie contemplative, c’est au contraire une violation de ces sages principes. Que n’a-t-il appliqué dans sa propre vie son dédain de l’action et des réalités !

Appendice. Le Prix Goncourt

On lit à la page 212 du volume de M. André Savignon, intitulé Filles de la pluie et couronné par l’académie Goncourt : « Il se lança dans une dissertation profonde sur les mécomptes du jugement en matière d’amour. Mais Lanark ne l’écoutait plus, car il n’aimait pas les idées générales. » Il semble que cette aversion soit partagée par l’académie Goncourt elle-même. On ne trouve pas trace d’idées générales dans le livre auquel elle vient de décerner son prix annuel de cinq mille francs. On n’accusera pas M. André Savignon d’être un « intellectuel », et c’est tant mieux pour son repos comme pour sa fortune, puisqu’il y a encore des gens qui considèrent cette épithète comme injurieuse. On ne discerne pas non plus dans cet heureux ouvrage les marques d’un grand effort vers un art profond ou raffiné. Félicitons-en M. André Savignon. Les « esthètes » et les « dilettantes » sont aussi mal vus que les « intellectuels ».

M. Romain Rolland enseigne que la pureté du style n’a aucune valeur, et il prêche d’exemple. Les nombreuses incorrections où se complaît M. André Savignon n’auront pas contribué médiocrement à son succès. M. Clément Vautel proclame qu’il se moque de M. Vielé-Griffin, de M. Francis Jammes, de M. Paul Fort, et qu’à tous les jeux poétiques il préférera toujours un bon fait-divers. C’est en effet une suite de fait-divers qui forme le recueil de « Scènes de la vie ouessantine », publié par M. André Savignon. Brunetière signalait, il y a une trentaine d’années, l’invasion du reportage dans le roman. Le réalisme et le naturalisme en apportaient alors le prétexte. L’esthétique, ou plutôt l’absence d’esthétique qui se révèle chez M. André Savignon résulte logiquement des doctrines professées par l’« École de la Vie ». S’il n’y a rien d’intéressant que la Vie, si la Vie seule est une fin en soi et suffit à tout, il est bien inutile d’en donner une interprétation un peu personnelle. La pensée et l’imagination abdiquent devant la transcription sèche et rapide d’un carnet de notes.

Il y avait, dans celui de M. André Savignon, les éléments de quelques belles pages ; mais il ne les a pas écrites ; il s’en est bien gardé ; il n’a pas voulu s’interposer entre le lecteur et la précieuse Vie. Une mère, par jalousie, frappe sa fille d’un coup de couteau ; une autre, dans un îlot désert, voit mourir du choléra son mari et ses six enfants, sans pouvoir leur porter secours ; deux rivaux également bien accueillis et découvrant la double tromperie de leur belle s’unissent pour la tuer, car c’était une chose monstrueuse et sans nom, dans ce pays où les hommes sont si rares, que de voir une femme tenter d’en accaparer deux ; voilà de terribles drames, qui auraient pu être émouvants et singuliers. M. André Savignon les expédie en quelques lignes ; on dirait de nouvelles de la dernière heure. L’évocation des mœurs faciles, mais ingénues et patriarcales, de cette île d’Ouessant, où règne ce vieux proverbe : « Si tu vois un homme, dépêche-toi de le prendre ; il n‘y en aura pas un pour chacune » ; la révolte de certaines de ces femmes contre les gars qui les délaissent pour aller courir les mers lointaines, par égoïste prédilection pour leur métier de matelots ; la démoralisation et l’asservissement de beaucoup de ces « filles de la pluie » par les vices qu’apportent les soldais de l’armée coloniale ; cette riche matière, dont M. André Savignon aurait dû composer un tableau, ne lui a fourni, selon son système, qu’une série d’indications brèves et dispersées. Il avait, en somme, un sujet assez curieux : il ne l’a pas traité. Son livre, malgré un début assez terne, n’est pas ennuyeux ; mais ce n’est guère que du document, du récit de voyage, l’œuvre d’une sorte d’explorateur qui ne se piquerait pas beaucoup de littérature, plutôt que celle d’un véritable écrivain.

Au fond, les académies se ressemblent toutes. Elles ont une incurable prévention contre les talents trop vigoureux et trop hardis. Elles aiment à primer des essais honorables, mais qui, sans leurs suffrages, auraient eu bien des chances de passer inaperçus. Rien de plus flatteur sans doute que de découvrir un jeune, à la condition que la découverte soit considérable, et qu’un excès d’originalité ait exposé ce lauréat à rester méconnu. Mais à quoi bon tirer de la pénombre de petites productions vaguement agréables qui y étaient parfaitement à leur place ? Accorder le prix Goncourt à l’idéologue éloquent et passionné qu’est M. Julien Benda, cela aurait eu un sens. On aurait compris encore que ce Conseil des Dix couronnât M. Charles Vildrac, délicat poète en prose, ou M. Michel Yell, l’auteur de cet impressionnant Cauët, plus conforme peut-être aux théories goncouristes et qui fait songer à du Huysmans plus frénétique et plus puissant. L’académie Goncourt a choisi M. André Savignon, pour les mêmes raisons qui ont poussé l’Académie française à palmer M. André Lafon et à maltraiter M. Charles Péguy. Alors, si elle obéit aux mêmes préjugés que l’autre, à quoi sert cette académie qui n’est pas au coin du quai ?

Et puis, quels étranges hasards déterminent les décisions de ces assemblées délibérantes ! M. Julien Benda obtient, après plusieurs tours de scrutin, le même nombre de voix que M. André Savignon. C’est pourtant M. André Savignon qui gagne le prix, parce que la voix de M. Léon Hennique est prépondérante, paraît-il. La prépondérance de M. Léon Hennique ne résulte point assurément de la supériorité de ses écrits ni de l’éclat de sa renommée. Mais il est président. Le vote du président, en cas de partage égal, compte double et fait pencher la balance. De tels expédients électoraux exerceront une influence sur la carrière de deux hommes de lettres ! Et dans cette même séance, où il vient de décider de l’attribution du prix, M. Léon Hennique est remplacé à la présidence par M. Gustave Geffroy, qui était, à ce qu’on assure, partisan de M. Julien Benda. L’académie Goncourt aurait donc élu un autre lauréat, si elle avait renouvelé son bureau quelques jours plus tôt ! « De la contingence des jugements académiques » : voilà un thème avantageux pour un humoriste, disciple de M. Boutroux. Admirons ce parlementarisme littéraire, et surtout abstenons-nous dorénavant d’attacher une importance à ces concours, dont les surprises confirment trop souvent l’opinion de M. Eugène Montfort, qui n’hésite pas à les taxer d’immoralité.