(1874) Premiers lundis. Tome II « La Revue encyclopédique. Publiée par MM. H. Carnot et P. Leroux »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « La Revue encyclopédique. Publiée par MM. H. Carnot et P. Leroux »

La Revue encyclopédique.
Publiée par MM. H. Carnot et P. Leroux

Un des traits les plus caractéristiques de l’état social en France, depuis la chute de la Restauration, c’est assurément la quantité de systèmes généraux et de plans de réforme universelle qui apparaissent de toutes parts et qui promettent chacun leur remède aux souffrances évidentes de l’humanité. Il semble que la chute définitive de l’ancien édifice, qu’on s’obstinait à restaurer, ait, à l’instant, mis à nu les fondements encore mal dessinés de la société future que les novateurs construisaient dans l’ombre. Pris ainsi au dépourvu par l’événement, les novateurs se sont crus obligés de finir en toute hâte ce qu’ils avaient jusque-là essayé avec plus de lenteur ; et sur quelques fondements réels, sur quelques faits ingénieusement observés, ils ont vite échafaudé leur monde ; ils ont bâti en un clin d’œil, temple, atelier, cité de l’avenir. Si l’humanité n’a pas encore fait choix d’un abri, ce n’est certes pas faute d’être convoquée chaque matin en quelque nouvelle enceinte. Mais, toute souffrante qu’elle est incontestablement, tout exposée qu’on la voit aux fléaux de la nature et à l’incurie de ses guides, cette pauvre humanité ne paraît pas empressée de courir à l’un plutôt qu’à l’autre de ces paradis terrestres qu’on lui propose. Elle attend ; elle se sent mal et accepterait avec reconnaissance tout soulagement positif qu’on lui voudrait apporter. Mais, pour la convaincre, il ne faut pas trop lui promettre ; elle n’en est plus aux illusions de l’enfance ; et, sans prendre la peine d’examiner longuement, il lui suffit d’opposer aux magnifiques avances de ces bienfaiteurs cette réponse de simple bon sens, que qui prouve trop ne prouve rien.

La quantité de systèmes généraux et de théories sociales qui s’élèvent est pourtant un symptôme notable bien digne de grave réflexion. On en peut augurer que, sous le malaise actuel de la société, il se prépare un travail d’amélioration effective dont quelques éléments pénètrent plus ou moins dans ces ébauches, en partie chimériques, auxquelles nous assistons. Pour tout ce qui concerne l’industrie principalement, et l’association des travailleurs, nul doute qu’il n’y ait beaucoup à profiter des vues neuves, précises, jetées en avant par les économistes de ces divers systèmes, et opposées à l’art de grouper des chiffres, ainsi qu’aux autres jongleries de nos financiers. Mais dans leur recherche du positif, dans leur préoccupation exclusive d’un bien-être assurément fort désirable, les inventeurs et sectateurs des systèmes dont nous parlons se sont, dès l’abord, laissé emporter à un dédain peu motivé pour les droits politiques, les institutions et les garanties, objet de combat et de conquête depuis quarante ans : peu s’en faut qu’ils ne voient dans ces profitables luttes de simples querelles de mots. L’apostasie de nos gouvernants, l’impudente palinodie de certains hommes qui se retournent aujourd’hui contre les idées dont ils sont issus ; l’hésitation de la société à se reconnaître et à reprendre son train progressif au milieu du désappointement qui a suivi la dernière secousse ; toutes ces circonstances ont favorisé chez quelques esprits élevés, mais trop absolus, trop prompts, le dénigrement inconsidéré des principes et des garanties qui sont pourtant devenus plus que jamais l’indispensable condition de la société moderne. Or, sans ces garanties et ces libertés pour lesquelles il nous faut encore combattre tous les jours, l’organisation industrielle la mieux entendue ne saurait ni s’établir ni porter ses fruits. On retomberait vite dans l’exploitation de l’homme par l’homme, dans les mille abus criants et désastreux qui sont en tout temps possibles et même inévitables dès qu’on cesse de se prémunir : la dignité manquerait au grand nombre comme le bien-être.

Les directeurs de la Revue encyclopédique, MM. H. Carnot et Leroux, paraissent s’être rendu compte à peu près ainsi de la situation présente des doctrines, et c’est à la conciliation des systèmes nouveaux d’économie politique et d’organisation des travailleurs avec les libertés des citoyens et les inaliénables conquêtes de notre Révolution, que leur recueil estimable semble de plus en plus consacré. Liberté, égalité, association, telle est leur devise ; tel est le problème général qu’ils se proposent. Lancés fort avant par leurs antécédents au sein de l’association saint-simonienne, ils en ont retenu beaucoup de considérations historiques et économiques, mais en les dégageant du mysticisme dans lequel on les avait noyées. Le National a déjà signalé à l’attention du public les excellents travaux de M. Émile Péreire sur l’assiette de l’impôt et le budget. Aujourd’hui, M. Jean Reynaud, dans un premier article, qui a pour titre : De la nécessité d’une représentation spéciale pour les prolétaires, pose les bases de la politique adoptée par ses collaborateurs. Cette politique touche à la nôtre et à celle de la presse quotidienne par assez de points, et aussi elle en diffère assez sur quelques autres, pour que nous devions chercher à la faire connaître et à l’apprécier.

Suivant M. Reynaud, on a eu tort de tant décrier les formes représentatives ; elles sont précieuses à conserver : c’est un cadre où toutes les idées avancées de réforme peuvent s’introduire ; il ne s’agit que de faire concorder ce cadre dans ses divisions et compartiments avec l’état vrai de la société. Or, selon M. Reynaud, par suite de notre dernière révolution, l’élément aristocratique et nobiliaire ayant disparu, les autres éléments qui restent se trouvent élevés chacun d’un degré, et sont, pour ainsi dire, montés d’un cran. Les bourgeois ont pris la place de l’ancienne aristocratie, et, dans le jeu de la machine représentative, doivent en remplir la fonction. Cela étant, les prolétaires, c’est-à-dire les non-propriétaires, la classe des ouvriers des villes et des paysans des campagnes, arrivent de droit à saisir le rôle laissé vacant par l’avancement de la bourgeoisie. De là deux Chambres, l’une représentant l’intérêt bourgeois, l’autre l’intérêt largement populaire. C’est, suivant M. Reynaud, la lutte de ces deux intérêts, désormais en présence, qui va occuper la période où nous entrons ; c’est cette lutte sourde et inégale qu’on retrouve, depuis deux ans, au fond de toutes les questions politiques. « Il était évident, dit M. Reynaud, qu’un gouvernement issu de la classe bourgeoise ne devait, au dedans et au dehors, représenter d’autre intérêt que celui de cette classe. C’est ce que, depuis juillet, malgré la clameur universelle, il a exécuté avec une sévère et imperturbable logique ; c’est ce qui a fait sacrifier la République à la quasi-Restauration ; c’est ce qui a fait sacrifier l’honneur du nom français, le sang de la Pologne, la liberté de l’Espagne et de l’Italie, à l’exigence et au despotisme des rois ; c’est ce qui a fait sacrifier toute amélioration du sort de la classe ouvrière à l’étroit égoïsme de la classe bourgeoise, sacrifier aux menues fantaisies d’un fils de roi la somme destinée à l’éducation des fils de cent mille prolétaires ; c’est ce qui a maintenu l’impôt sur les boissons et sur le sel, et rejeté les blés étrangers par-delà nos frontières ; c’est ce qui a ouvert nos provinces aux insolentes violences des carlistes, troublé nos villes aux éclats de la voix des prolétaires se frayant une issue sur les places publiques, souillé nos régiments du sang des citoyens, et répandu de toutes parts sur le sol ces étincelles qui allument la guerre civile au sein des nations. Et si l’on vient citer le don de la liste civile et la proposition des céréales pour prétendre que le gouvernement n’a pas toujours strictement agi dans l’intérêt de la classe dont il était issu, je dirai que, dans les douze millions donnés à Louis-Philippe, je vois le bourgeois courtisan essayant de faire briller avec de l’or son trône quasi-royal, et dans l’importation des blés le bourgeois prévoyant craignant d’éveiller la colère du peuple et les émeutes de la famine. »

La vue de M. Reynaud est assurément ingénieuse, pleine de justesse et de portée ; mais c’est dans les conséquences auxquelles il arrive qu’il nous paraît sortir des faits réels et des améliorations praticables. Si, par ces deux Chambres, organes de deux intérêts divers, il entendait seulement : 1° une Chambre représentant plus particulièrement la propriété, l’âge, les grands services rendus au pays, l’illustration acquise, tout ce qui fait qu’on se rattache plus ou moins directement à la conservation ; 2° une Chambre active, énergique, renouvelée souvent, retrempée dans le peuple, sans aucun cens d’éligibilité, résultant de l’adjonction des capacités et d’un cens électoral très bas, que chaque progrès nouveau, apporté dans l’instruction et la moralité des masses, permettrait de baisser encore ; si M. Reynaud l’entend de la sorte, son vœu ne diffère pas notablement du nôtre ni de celui de nos confrères qui réclament, comme nous, les institutions dites républicaines. Mais il est évident, quoiqu’il ne se soit pas expliqué fort longuement jusqu’ici sur ce dernier point, qu’il entend parler d’une théorie en partie neuve et d’une vue qui aurait échappé jusqu’ici aux divers organes de la presse quotidienne. En un mot, bourgeois en masse d’un côté, Corps électoral uniquement composé des prolétaires de l’autre, ce serait ainsi que nous entreverrions sa classification nouvelle du Corps politique. Une mise en présence aussi tranchée de deux intérêts différents, de deux portions de la société aussi inégales, de ceux qui ont et de ceux qui n’ont pas, ne nous paraît avoir aucun inconvénient dans une analyse philosophique, et peut même être commode pour manier, pour dégager certaines vérités sociales et les exprimer plus en saillie ; mais il n’en serait pas ainsi, suivant nous, dans la pratique. Nous ne concevons le système de M. Reynaud possible qu’avec des tempéraments et des gradations qui le ramèneraient à ne plus être qu’une variété du nôtre, de celui qui nous semble, après tout, atteindre à la même solution par voie indirecte, mesurée et sûre.

Mais on sent combien il est profitable pour l’accélération des esprits que de telles questions de philosophie politique se traitent dans un recueil accrédité, avec développement, avec science, amour du bien, et un talent d’expression qui y répand lumière et chaleur.

Sur les autres sujets d’investigation et de noble inquiétude où s’est aventurée la pensée ardente de ce siècle, la Revue encyclopédique conserve cette ligne avancée, ce poste honorable d’avant-garde philosophique, qu’il est toujours bon d’avoir essayé de tenir, même lorsque par endroits on serait contraint de se replier. La Religion et l’Art, ces deux points élevés, ces deux sommets que quelques-uns croient apercevoir devant nous à l’horizon, et qu’ils tâchent de démontrer aux autres, lesquels prétendent n’y rien voir ; ces deux pics merveilleux, qui ne sont pour certains regards sévères qu’une fantaisie dans les nuages, apparaissent aux directeurs de la Revue comme les deux phares de l’avenir ; ils essaient souvent de s’en approcher et d’en gravir les premières hauteurs. Nous signalerons, comme le morceau le plus brillant qui nous présente leurs conjectures à ce sujet, celui de M. Leroux, sur l’influence philosophique des études orientales ; ce sont des pages, sinon vraies de tout point, du moins d’une verve hardie et d’un remarquable éclat littéraire.

La Revue encyclopédique n’a pas simplement pour objet d’être un magazine bien fait, bien meublé de morceaux divers et suffisamment assortis, comme l’est, par exemple, la Revue des Deux Mondes, la meilleure publication de ce genre ; mais c’est un recueil systématique, fidèle à son titre, ayant une sorte d’unité et une direction de doctrine dans tous les sens. En politique, l’avènement du prolétariat ; en religion, l’hostilité contre le christianisme, contre le spiritualisme pur, et l’appel à un panthéisme encore confus ; en art, le symbolisme le plus vaste : tels nous apparaissent les principes généraux, flottants sans doute, mais pourtant saisissables, inscrits sur les bannières de cette école. Nous n’avons rien ici à objecter à ces doctrines inégalement évidentes pour nous, sinon cette inégalité même et les rapports peu nécessaires, à ce qu’il semble, qu’elles ont réciproquement entre elles : on s’en aperçoit à l’espèce de fatigue qu’éprouvent par moments les écrivains à les préciser et à les lier. Aussi, tout en félicitant les écrivains de la Revue de leur noble effort pour replanter un véritable arbre encyclopédique au milieu de notre sol poudreux et tant de fois balayé, nous les louons de ne pas négliger les morceaux de science et de littérature positive qui s’adressent à tous les bons esprits, et qui sont, d’ici à un assez long temps encore, les seuls produits toujours possibles et d’une culture qui ne trompe jamais. Nous les engageons à donner de plus en plus à ce côté de leur recueil une attention qui tournera elle-même au profit des idées générales dont ils sont les promoteurs. Avec la capacité philosophique éminente qui distingue les écrivains de cette école, s’ils savent tempérer leur ardeur à généraliser, ne pas forcer les conséquences encore lointaines de principes seulement entrevus, ne pas les étendre dès l’abord à tout ; s’ils continuent d’exercer cette faculté de comprendre, cette chaleur sympathique de leur esprit, sur les sujets nombreux susceptibles de solutions partielles et incontestables, nul doute qu’ils ne fondent un honorable centre où bien des esprits se rallieront et où l’élite du public s’habituera de plus en plus. La philosophie du XIXe siècle se cherche elle-même ; voilà déjà trois ou quatre fois en quinze ans qu’elle croit s’être trouvée et qu’elle va criant par les rues à la découverte avec la joie d’Archimède. Ces fréquentes mystifications ont dû rendre circonspects et le public qui s’est fatigué, et la philosophie qui se cherche encore. Cette philosophie pourtant, nous le croyons, n’est pas destinée à une éternelle poursuite sans résultat ; et nous croyons aussi que, ces résultats se produisant, les rédacteurs de la Revue encyclopédique sont faits pour y apporter beaucoup.

Un excellent bulletin bibliographique, très complet, très nourri de longues analyses et de jugements consciencieux, remplit la moitié de chaque cahier de la Revue et formerait seul une lecture essentielle, indépendamment des articles plus généraux qui précèdent.