(1900) Poètes d’aujourd’hui et poésie de demain (Mercure de France) pp. 321-350
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(1900) Poètes d’aujourd’hui et poésie de demain (Mercure de France) pp. 321-350

Poètes d’aujourd’hui et Poésie de demain1

Il est difficile de dire comme je m’y suis engagé par le titre même de cette Conférence ce que sont les Poètes d’aujourd’hui et ce que pourra être la Poésie de demain, sans y joindre quelques mots sur ce que furent les Poètes et la Poésie d’hier.

Ce n’est pas une heure qu’il faudrait pour traiter convenablement chacun de ces points, mais beaucoup plus. Aussi aurais-je lieu de me sentir quelque peu inquiet de l’entreprise où je me hasarde, si je ne me trouvais rassuré par la liberté de parler davantage en poète qu’en critique.

Le critique ou, plus abstraitement, la Critique, a, en effet, des façons qui lui sont propres. Elle a ses méthodes et ses moyens particuliers. Elle a son outillage intellectuel, si l’on peut dire. Elle soupèse et mesure. Je n’en ai ni la balance, ni le compas. Il n’y aura donc, en tout ce qui va suivre, que des opinions.

Je ne prétends pas manier, un par un, les cubes colorés qui forment ce qu’on pourrait appeler la Mosaïque littéraire de notre temps. J’aime mieux chercher à vous présenter le dessin qu’elle signifie que d’en défaire et d’en refaire avec vous le damier multicolore. Restons donc à la distance suffisante où les figures sont visibles sans qu’on aperçoive les fragments inégaux qui les composent.

La Poésie, qui est éternelle, fait parfois semblant de mourir. Rassurez-vous. Elle ne meurt point ; elle dort et ce sont des sommeils de Belle-au-Bois-dormant d’où elle renaît, chaque fois plus vivante. Il y a dans l’histoire de la littérature française plusieurs de ces réveils. L’un d’eux, au xvie  siècle, s’est appelé la Renaissance ; un autre, au commencement du xixe  siècle, se nomma le Romantisme. La Muse, qui s’était endormie, le cothurne au talon et la perruque au front, le corps serré des bandelettes d’un classicisme étroit, se réveilla, au beau soleil de 1830, en pleine nature, les pieds nus, la chair rafraîchie, le teint vif, turbulente, rêveuse et passionnée. Debout en pleine vie, elle se drapa de couleurs éclatantes. Elle eut le geste ample et brusque. Hugo la mena partout avec lui. Elle parcourut avec lui le monde des formes et des images. Lamartine l’abrita dans ses demeures vaporeuses. Musset la fit asseoir à sa table sous la tonnelle et le pampre. Gautier la para de camées et d’émaux. Vigny la conduisit aux hautes solitudes et la voulut retenir dans sa Maison du Berger, mais elle s’échappa, courut les chemins, fit de mauvaises rencontres.

C’est ainsi que, vagabonde et errante, la rencontrèrent les Parnassiens de 1864. Ils voulurent réformer la belle abandonnée et l’enrichir de leurs dons. Ils la vêtirent de beaux habits régulièrement taillés et solidement cousus. Leconte de Lisle lui offrit le miroir antique et la para de bagues barbares ; Baudelaire la parfuma d’essences précieuses. Théodore de Banville lui mit aux mains un bouquet de fleurs joyeuses. Tous lui construisirent un beau palais aux salles choisies. Elle s’accoutuma à ces soins ingénieux et à ces aises nouvelles et, la tête appuyée sur un oreiller de strophes moelleuses, elle finit par s’endormir d’un profond et nouveau sommeil.

On nous a habitués à considérer l’École Parnassienne — disons plus familièrement le Parnasse — de même que nous dirons tout à l’heure le Symbolisme au lieu de l’École Symboliste — comme une réaction contre le Romantisme ou du moins contre ses excès, c’est-à-dire contre les mauvais poètes qui n’en continuaient que les défauts. Cette réaction, pour être vraie, fut, je crois, davantage dans la forme que dans l’esprit. Ce fut surtout contre une manière lâchée, négligente et incorrecte de faire les vers que réagit sagement et utilement le Parnasse. Il montra un très louable souci du métier poétique. En cela il eut raison. Sa seule erreur fut de croire qu’une perfection technique pût être autrement que momentanée et son tort fut de vouloir imposer définitivement à la Poésie un doigter suprême sur l’Instrument éternel. Mais passons. Hors cela, la réaction parnassienne me paraît plus prétendue qu’authentique et je serais plutôt porté à considérer le Parnasse comme un aboutissement logique du Romantisme.

Le Parnassisme fut bien plutôt l’arrivée, dans le Romantisme, encore vivace ou déjà finissant, de poètes nouveaux et de tempéraments neufs. Le Romantisme, pour ainsi dire, fit escale au Parnasse. C’est toujours le même vaisseau qui continue sa route, avec, à son bord, de nouveaux matelots. Ce sont les mêmes voiles. La manœuvre seule a changé.

Les Parnassiens ; au fond, étaient parfaitement conscients de leur rôle de continuateurs. Voyez leur admiration obéissante pour Victor Hugo. Hugo, de son côté, se rendit un compte si exact que tout cela, en principe, sortait de lui, qu’il n’hésitait pas à s’approprier tout ce qui lui parut à sa convenance chez ces disciples même indirects. C’est ainsi que Leconte de Lisle est pour quelque chose dans la Légende des Siècles et que les trouvailles funambulesques de Théodore de Banville ne furent pas sans influence sur les Chansons des Rues et des Bois. Mais ceci n’est qu’une preuve inverse.

Tout le Parnasse fut bien vraiment dans le Romantisme. Les vers philosophico-scientifiques, qui ne sont pas ce qu’il y a de mieux en M. Sully Prudhomme, lui viennent de Hugo qui communiqua à M. Coppée ce lyrisme bourgeois, sentimental et populaire, qui fait du poète des Humbles un humble poète. Mais montons plus haut. Le cher et admirable Léon Dierx est un poète Lamartinien, Leconte de Lisle s’apparente à Alfred de Vigny. C’est aussi du métal romantique que le merveilleux, souple et subtil Baudelaire signe de son fleuron original et distinctif ; c’est du métal romantique encore que le sonore, savant et harmonieux José Maria de Heredia poinçonne de sa marque ineffaçable et magistrale. C’est Baudelaire qui a ciselé, si l’on peut dire, la coupe suprême où but la Muse et c’est José Maria de Heredia qui a fixé au fond la large médaille d’or pur qui l’orne et la parachevé d’une effigie de Beauté.

À dire vrai, et pris en leur ensemble, ce furent d’honnêtes et probes artistes que ces Parnassiens. Ils eurent dans l’esprit de la sagesse, de la fermeté et de l’ordre. Au Romantisme d’inspiration, ils firent succéder un Romantisme de raison. Ils raffermirent, ordonnèrent et assagirent. Ils acceptèrent des données et des moyens poétiques antérieurs et y ajoutèrent peu, se contentant d’en user avec discernement, propriété et science. Grâce à eux, par eux et en eux, le Romantisme évita le déclin des écoles vieillies et énervées. Ce furent de bons fils, car le Parnasse fut plus filial que paternel. Il n’engendre pas, il est la fin de quelque chose, mais il est quelque chose.

On le vit bien de 1875 à 1885, à une période fâcheuse pour la poésie. En 1875, l’œuvre Parnassienne est achevée. Leconte de Lisle vieilli ne publie plus guère. Sully Prudhomme s’égare. François Coppée se vulgarise. M. Armand Silvestre répète inlassablement la même chanson sonore et vide. M. Catulle Mendès seul se multiplie. Il est l’Hermès du Parnasse. Il a les talonnières et le pétase. Il va, vient, avec verve, adresse et talent. Il est actif et avisé. José Maria de Heredia, lentement et paresseusement, cisèle les sonnets des Trophées qui ne paraîtront que plus tard. Il semble que, par instinct, il attende. Il eut raison ; son livre n’eût pas trouvé, en 1880, par exemple, un public approprié.

Il y eut, en effet, durant dix années, un sommeil de la Poésie. Rarement on se désintéressa davantage de l’art des vers que pendant ce laps. Ne vous en étonnez point, c’est l’époque où triompha bruyamment et momentanément le Naturalisme.

Entendons, si vous le voulez bien, le Naturalisme comme une forme du Réalisme littéraire et nous verrons qu’il date de loin. En soi, c’est une tendance qui a sa place dans une littérature bien ordonnée. L’observation y fait un contrepoids heureux à l’imagination, mais l’utilité du réalisme est soumis à la condition qu’il sache se subordonner. Il est complémentaire et son tort, à l’époque dont je parle, fut d’avoir voulu être exclusif.

Oui, vraiment, l’École des Romanciers naturalistes de 1875 manqua de réserve. Elle prétendit étendre son pouvoir à l’Art tout entier et remplacer la Poésie même. Elle nia que, hors l’observation directe de la nature et des mœurs, il y eût rien de valable. Elle prétendit imposer à l’écrivain la servitude de l’observation et réduire le droit d’imaginer à l’imitation textuelle de la vie.

Les romanciers naturalistes, à ce premier tort, en joignirent un autre. Le désir de faire ressemblant les préoccupa davantage que le souci de faire vrai. Ils substituèrent le calque au dessin et le moulage à la sculpture et furent plus, peut-être, des artisans que des artistes.

Si, en art, le succès est une justification, l’extraordinaire vogue des Zola, des Daudet, des Maupassant n’aura rien à redouter de l’avenir. Je ne sais quel sera le jugement des temps futurs sur ces puissants et brillants écrivains, mais je croirais volontiers que, mis à part leur incontestable talent, ils représenteront un jour un célèbre exemple d’une des plus graves et des plus éclatantes erreurs esthétiques de notre Littérature, au moins dans le principe de sa doctrine.

Pendant dix années, on peut dire que le Naturalisme eut le champ libre. La poésie, à l’écart, le laissa passer.

Toujours, et de tout temps, les jeunes gens qui se préparent au noble service des Muses font la veillée d’armes et se cherchent des parrains. Ils tournent leur pensée vers leurs aînés pour trouver en eux un conseil et un exemple. Il n’y a rien de servile dans ce désir très filial qui lie par l’admiration les poètes de tout à l’heure aux poètes d’hier. Mais les jeunes gens sont prompts et exigeants et leur désir d’admiration, s’il est déçu, se change vite en rancune. Or il arriva que l’Art Parnassien, en 1885, ne répondait plus guère aux aspirations secrètes de la jeunesse littéraire d’alors, de celle qui résistait d’instinct au naturalisme et était impatiente d’y opposer quelque chose de nouveau. De là, peut-être, une certaine injustice juvénile qui lui fit répudier trop catégoriquement l’École précédente. Le réel mérite des poètes parnassiens lui fut moins visible que leurs défauts. Notre critique fut âpre et outrancière, mais elle ne fut point exclusive. Elle eut des admirations dans le Parnasse même. Je ne parle pas de Baudelaire, si aimé pour son étrange génie plein de prévisions mystérieuses, mais Léon Dierx, mais José Maria de Heredia. L’accueil exceptionnel fait aux Trophées le marque surabondamment. Les Trophées furent entre les Symbolistes et les Parnassiens ce que furent à peu près les Bucoliques d’André Chénier entre les Classiques et les Romantiques, le lien entre deux poésies.

Outre Baudelaire, Dierx et Heredia, trois hommes existaient dont t’œuvre, isolée dans la Littérature contemporaine, proposait un principe de nouveauté. C’étaient Villiers de l’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine.

Villiers de l’Isle-Adam était un mélange surprenant des qualités les plus contraires. Peu d’esprits plus singulièrement doubles que le sien. Le lyrisme et l’ironie se mêlaient en lui. Son action fut considérable, destructive et féconde à la fois. Personne ne railla plus amèrement les prétentions et les crédulités positives de notre époque. C’était dans son souverain pouvoir de créer un monde imaginaire que Villiers prenait le droit de mépriser le monde réel. Bien plus, son idéalisme intransigeant niait la réalité même. Pour Villiers, l’homme se choisit lui-même son illusion, et le monde n’est que la forme extérieure et visible de ses idées. Dans son beau drame poétique d’Axël, Axël est grand jusqu’au jour où il consent une minute à ce qu’existe une réalité en dehors de celles qu’il se crée à lui-même. Tribulat Bonhomet est stupide parce que, comme disait Flaubert, « il croit, comme une brute, à la réalité des choses ».

Cette doctrine hautaine contrastait avec la servitude matérielle, à laquelle l’art naturaliste obligeait ses partisans. Elle revendiquait le droit à la fiction. Vous savez celles que nous a laissées Villiers. Elles sont la contrepartie des fables ironiques et dédaigneuses où il résumait, pour qu’on en rit, tout ce qui cherche à détourner l’homme de l’Illusion supérieure de son Rêve.

Si Villiers de l’Isle-Adam fut, comme l’a qualifié pittoresquement M. Remy de Gourmont, « l’exorciste du Réel et le portier de l’Idéal », Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine furent, pour les jeunes gens de 1885, les initiateurs d’un art nouveau.

L’influence de Paul Verlaine fut, des deux, la première sentie. Verlaine apportait, pour ainsi dire, en ses mains ouvertes, un bouquet de fleurs nouvelles, odorantes et délicieuses. Mallarmé, plus secret, apportait, en ses mains fermées, des graines obscures et fécondes. Verlaine enseignait à poser les doigts sur la flûte d’une façon ingénieuse et inattendue. Mallarmé indiquait moins un doigter nouveau au buis sonore qu’à y souffler une haleine mystérieuse.

Verlaine fut l’illustration de ce principe nécessaire que tout poète doit se faire à lui-même sa poésie, en toute indépendance et toute sincérité. Sa poésie à lui, Verlaine, fut toute personnelle et individuelle. Il imagine peu. Nulle fiction. Être vrai. Être lui-même. Se dire tout entier. Il y a plusieurs Verlaines en Verlaine. Son individualisme eut des individus successifs ; mais, pessimiste ou saturnien, mystique ou populaire, ce qu’avant tout on admire en lui c’est le don verlainien, et le don verlainien fut délicieux. Il est fait de justesse, de simplicité, de grâce, de force naïve. Verlaine donna au vers français des nuances et des inflexions qu’il a gardées depuis. Sa modulation particulière est éparse à tous les échos.

Si l’influence de Paul Verlaine fut formelle et persuasive, celle de Stéphane Mallarmé fut rationnelle et foncière.

Le commun accord est loin de s’être fait, sur la valeur et le mérite absolus des poèmes de Mallarmé. Les objections sont trop courantes pour que j’y insiste. La plupart tombent d’elles-mêmes après une étude attentive de ces admirables et difficiles chefs-d’œuvre. Mais ce qui fut plus important encore en Mallarmé que son œuvre particulière, c’est son esthétique générale. Personne, qui l’ait étudiée, ne niera que Mallarmé n’ait été un esprit de haute et suprême culture et qu’il n’ait mis au jour d’importantes vérités poétiques.

Ajoutons même que les principes sur lesquels il fonda son œuvre personnelle agirent en dehors de cette œuvre même et reçurent des applications fort différentes. Si l’influence directe de Mallarmé fut limitée, son influence indirecte fut très étendue. Il exerça une efficace action occulte, et c’est à lui que revient d’avoir posé plusieurs des principes sur qui repose toute la poésie d’aujourd’hui.

Vers 1884, Verlaine et Mallarmé étaient à peu près inconnus. Tous deux, l’un en 1895, l’autre en 1898, sont morts célèbres.

Que s’était-il donc passé ? Leur œuvre, en 1884, était déjà, sinon achevée, du moins construite en ses parties principales. L’Après-Midi d’un Faune et les Fragments de l’Hérodiade étaient écrits. On avait pu lire, de Verlaine, les Fêtes galantes, les Romances sans paroles, et Sagesse.

Ce ne fut donc pas à cet effort personnel qui force la gloire que Verlaine et Mallarmé durent de passer brusquement d’une obscurité relative à une célébrité universelle et à la situation de chefs d’école qu’ils occupèrent l’un et l’autre. Non. Une génération nouvelle venait de naître aux lettres, qui reconnaissait en ces deux poètes les devanciers de ses principaux désirs d’art. Ce fut un mouvement imprévu et spontané qui les entoura d’une admiration ardente. La jeunesse d’alors se groupa autour d’eux.

Du coup, la poésie qui dormait se réveilla. Elle vint parmi ses nouveaux servants. Cette fois, ils ne la vêtirent point des éclatantes parures parnassiennes. Comme à la Tanit salammboenne, ils lui offrirent le Zaïmph. Ce fut dans son voile nombreux, nuancé et transparent qu’elle s’enveloppa, et c’est à travers cette transparence mobile qu’il fallut deviner les traits énigmatiques de sa mystérieuse beauté.

La tentative fut mal accueillie. J’entends encore les injures, les rires, les quolibets, dont on salua ceux qu’on appelait les Décadents.

Qu’est-ce exactement que Décadents ?

Il y a deux sens au mot décadent, et le premier seul me semble plausible. Définissons-le. Une Littérature de Décadence est une Littérature qui a pour principe et pour usage le pastiche et l’imitation. C’est alors une littérature en Décadence qu’il faudrait dire plus justement, une Littérature qui reproduit servilement des modèles supérieurs dont elle ne présente plus que l’état dégénéré. Il y a maint exemple partiel de l’appauvrissement successif d’un genre qui en vient au fétichisme des règles établies, ressasse des formules invariables. À ce compte le véritable Décadent serait le faiseur de tragédies de 1810 ou le fabricateur de poèmes didactiques de la même époque. Saluons le Décadent dans les Brifaut et les Baour-Lormian. Saluons par conséquent un Décadent aussi dans Chateaubriand, auteur de la triste tragédie de Moïse, où il se montre le rival lamentable des La Harpe et des Marmontel et l’élève de Voltaire ou de Crébillon. Chateaubriand est donc un Décadent, puisqu’il est un imitateur et un pasticheur.

Si le Moïse de Chateaubriand est une œuvre de Décadent, ses Mémoires d’outre-tombe sont une œuvre de Décadence, au second sens du mot. N’ont-ils point, ces admirables Mémoires d’outre-tombe, par rapport avec le Chateaubriand classique des Martyrs, le caractère dont Théophile Gautier, dans sa belle étude sur Baudelaire, définit le style de décadence ?

« Le style de décadence, dit Théophile Gautier, n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent, à leurs soleils obliques, les civilisations qui vieillissent. Style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant de rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants. Ce style de décadence est le dernier mot du Verbe, sommé de tout exprimer et poussé à l’extrême outrance. Ce n’est pas chose aisée, d’ailleurs, ajoute Théophile Gautier, que ce style méprisé des pédants, car il exprime des idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu’on n’a pas entendus encore. »

Mettons à part, dans l’ample et belle définition de Gautier, quelques points plus particuliers et gardons-en les termes généraux tels que recherches des nuances, recul des bornes de la langue, expression d’idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu’on n’a pas entendus encore, tous ces soins s’appliquent parfaitement bien à toutes les époques de littérature actives et belles c’est justement cela que firent les Renaissants du xvie  siècle et les Romantiques de 1830, Ronsard, comme Hugo. C’est cette poursuite des nuances qui fait Racine, comme elle fait Baudelaire. C’est ce désir de nouveauté qui anime les poètes les plus divers. Sans cette recherche du « non entendu encore », il n’y a plus que pastiche et imitation. Une Littérature dépourvue de ce désir du nouveau serait forcément stérile. De siècle en siècle, d’âge en âge, d’école en école, on a cherché, comme dit Gautier, à reculer les bornes de la langue, à exprimer l’inexprimable, à émettre des idées neuves et à trouver des formes nouvelles. C’est l’état naturel et successif de toute Littérature ; il fut commun aux poètes d’autrefois comme aux poètes d’aujourd’hui, de même que ce sera le souci des poètes de demain.

Tout ce que je veux bien admettre, et qui pût mériter aux jeunes poètes d’il y a quinze ans le nom de Décadents, comme l’entend Gautier, fut qu’ils portèrent à cette recherche du nouveau une hardiesse et une audace trop hardie et trop audacieuse, un goût d’extrême raffinement. Oui, je veux même reconnaître en eux, tout de suite, l’excès de cette tendance intéressante en elle-même, qui, plus d’une fois, par manque d’expérience, par maladresse, par bravade, les conduisit souvent à la bizarrerie, à l’obscurité, au jargon. Ni Jules Laforgue, ni Jean Moréas, ni Gustave Kahn, ni Édouard Dujardin, ni Vielé-Griffin, ni moi-même n’échappâmes à ce reproche. Affaire de jeunesse à laquelle se joignait une idée peut-être erronée et abusive des droits de la poésie. Son isolement au milieu de l’inattention contemporaine lui permettait, nous semblait-il, toute liberté. N’était-elle pas désormais un art d’initiés, un art ésotérique, comme on disait alors, et elle avait raison de s’en attribuer les privilèges.

Je crois en cela qu’on n’avait pas tort et que la seule erreur était d’appliquer trop strictement le si juste principe sur lequel doit s’appuyer l’art dans une époque démocratique et égalitaire comme la nôtre.

Tels furent donc un certain byzantinisme et un excès de subtilité, les principaux défauts des Poètes qu’on appelait Décadents, défauts plus apparents que réels et plus passagers que durables et que rachetait amplement, un ardent désir de nouveauté, l’espoir d’étendre le domaine de la poésie et de cultiver à l’ombre de la Tour d’Ivoire des fleurs singulières, rares et parfumées.

Ce ne fut naturellement pas ce qu’il y avait de sérieux dans les premières tentatives décadentes qui attira l’attention publique. Elle alla de suite aux singularités parasites pour s’en exclamer et s’en indigner. Un petit livre de parodies amusantes, intitulé les Déliquescences, et signé du pseudonyme d’Adoré Floupette, passa de mains en mains et fit le tour de la Presse. Certains travers étaient raillés là un peu injustement mais drôlement. On rit.

Si amusantes que soient les parodies voulues, elles le sont moins que les involontaires. La plus volumineuse est celle que donna plus tard M. le comte de Montesquiou-Fezensac. J’attire votre attention sur ces recueils appelés les Chauves-souris et le Chef des odeurs suaves parce que, quoique publiés postérieurement, ils représentent assez bien l’état d’esprit des raffinés de 1885.

Les affectations et les manies d’alors se trouvent très exactement représentées dans ces poèmes. L’auteur les a prises au sérieux et, pour en avoir inventé quelques-unes, les a adoptées toutes. Il en a dressé le répertoire. Quinze ans après, il y travaille encore avec une persévérance admirable dans l’artifice démodé et l’obstination stérile. Si les Poètes de l’École Décadente en étaient restés à ces premières excentricités du début, ils ne tiendraient guère en littérature qu’une place de curiosité. Mais il fut loin d’en être ainsi. Ce qui persévéra d’eux-mêmes, à travers une première poussée, fut la sève vivace qui les animait, le désir de créer du neuf, de trouver des moyens nouveaux d’expression et des nuances nouvelles de sentiment, non pas de créer une mode en poésie, mode curieuse et subtile, mais de la ramener à son devoir éternel ; c’est pourquoi l’École Décadente prit peu à peu une importance qu’on peut vraiment qualifier de considérable. À l’effort initial des poètes qui, les premiers, tentèrent la fortune d’une poésie nouvelle se joignirent bientôt d’autres efforts. Le groupe primitif se fortifia vite. Ce ne fut plus une tentative isolée d’esprits mécontents du passé, ce fut la réunion, pour l’œuvre commune, des talents les plus divers.

Je ne peux pas vous faire ici, année par année et jour par jour, l’histoire de ce mouvement littéraire. L’ensemble et le résultat seuls importent. D’ailleurs, vous savez aussi bien que moi qu’il se forma dans l’art, et même dans les arts, entre 1885 et 1800, un état d’esprit connu sous le nom de Symbolisme, de l’appellation qui succéda à celle des Décadents.

Avec le Symbolisme, quelque chose était né qui était plus qu’une vaine agitation et dont la critique commençait à s’occuper sérieusement. M. Ferdinand Brunetière fut l’un des premiers à interroger l’horizon. Des noms apparaissaient, des œuvres avaient paru. Les nouveaux venus avaient un public, des journaux, des revues.

Ce fut l’époque de ce qu’on appela les Petites Revues. Elles firent œuvre utile et active. Elles circulaient partout sous leurs couvertures jaunes, rouges, blanches, vertes ou bleues. Elles proclamaient des opinions et répandaient des idées. Elles duraient peu généralement, mais leur action était plus durable qu’elles. Les plus connues furent la Revue indépendante d’Édouard Dujardin, la Vogue de Gustave Kahn, les Entretiens politiques et littéraires de Francis Vielé-Griffin. Quelques-unes ont survécu, existent encore, prospères même, la Revue Blanche par exemple ou le Mercure de France.

Toutes témoignaient d’une réelle vitalité littéraire. Elles sont précieuses pour l’étude de la vie artistique de cette époque. Elles donnent un tableau exact des préférences et des préoccupations intellectuelles de cette génération de poètes et d’écrivains. C’est là qu’on trouvera, avec ses origines et ses désirs, la doctrine esthétique qu’ils cherchèrent à réaliser dans leurs œuvres.

Il importerait maintenant de dire quelle fut cette doctrine. Le nom de Symbolistes dont on désigna ces poètes n’est point suffisamment explicatif de leurs tendances littéraires, il n’en indique que l’un des points. L’emploi du symbole, comme moyen d’expression poétique, fut certes une des caractéristiques apparentes de l’art nouveau, mais j’aimerais mieux vous parler d’autres préoccupations qu’il eut, peut-être plus générales et à coup sûr non moins foncières.

M. Remy de Gourmont les résume ainsi dans la Préface de son Livre des Masques :

« Que veut dire symbolisme ? se demande M. de Gourmont. Si l’on s’en tient au sens étroit et étymologique, presque rien si l’on passe outre, cela peut vouloir dire individualisme en littérature, liberté de l’art, abandon des formules enseignées, tendances vers ce qui est nouveau, étrange, bizarre même ; cela peut vouloir dire aussi idéalisme, dédain de l’anecdote sociale, antinaturalisme. Tout cela n’a que peu de rapport avec les syllabes du mot, car il ne faut pas laisser insinuer que le symbolisme n’est que la transformation du vieil allégorisme ou de l’art de personnifier une idée dans un être humain, dans un paysage ou dans un récit. Un tel art est tout entier, et une littérature délivrée de ce souci serait inqualifiable.

» La littérature, en effet, n’est pas autre chose que la symbolisation de l’idée. D’où est donc venue l’illusion que la symbolisation de l’idée était une nouveauté ? Voici. Nous eûmes en ces dernières années un essai très sérieux de littérature basée sur le mépris de l’idée et sur le dédain du symbole ce fut contre cette prétention que se dressa la réaction idéaliste. C’est ainsi qu’on crut affirmer des vérités nouvelles et même surprenantes en professant la volonté de réintégrer l’idée dans la littérature. »

Il me semble que M. de Gourmont met excellemment les choses au point. C’est bien ce désir de liberté et cette préoccupation d’idéalisme qui caractérisent l’art littéraire moderne. M. de Gourmont signale aussi comme préoccupations complémentaires le goût du bizarre et l’antinaturalisme. Rien de plus vrai, si l’on ajoute que ces deux tendances furent l’une, momentanée, l’autre circonstancielle. Ce qui survécut à leur faveur passagère fut bien l’individualisme et l’idéalisme. C’est bien ce double instinct qui trouva son exemple dans Verlaine et dans Mallarmé. Verlaine fut en effet le plus individuel des poètes, comme Mallarmé en fut le plus idéaliste.

J’emprunte à l’écrivain déjà cité la définition du sens et de la portée de cet Idéalisme « Une vérité nouvelle est entrée récemment, dans la littérature, nous dit-il, et dans l’art, et c’est une vérité toute métaphysique et vraiment neuve puisqu’elle n’avait pas encore servi dans l’ordre esthétique. Cette vérité, c’est le principe de l’idéalité du monde. Par rapport à l’homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi, n’existe que selon l’idée qu’il s’en fait. Autrement dit, le monde est ma représentation. Je ne vois pas ce qui est ; ce qui est, c’est ce que je vois. »

Je crois bien que cet idéalisme est la clef métaphysique de la plupart des esprits de la génération qui composèrent l’École Symboliste. C’est cet idéalisme que nous trouvons au fond de l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam comme de celle de Mallarmé. M. Maurice Barrès en dérive aussi bien que M. Paul Adam. C’est cette idéalité du monde et cette réalité de l’idée qu’exprime sous une forme figurative le beau poème de Mélusine, de M. Jean Moréas. C’est ce que veut dire l’Après-midi d’un Faune de Stéphane Mallarmé sous son admirable fable bucolique ; c’est ce que signifient les Palais Nomades de M. Gustave Kahn, les vers de M. Stuart Merrill, comme ceux de M. Francis Vielé-Griffin ; c’est ce que j’ai essayé de dire moi-même maintes fois ; c’est ce que dit toute cette poésie qui a chanté lyriquement et symboliquement les transpositions infinies du moi, dans les formes de la nature et de la vie, les images de la légende et les figures des mythes, de M. Maurice Maeterlinck à M. Émile Verhaeren, de M. Rodenbach à M. Samain, tous ceux enfin qui ont cherché dans le spectacle du monde les symboles d’eux-mêmes et de tout l’homme qui est en chacun d’eux.

Toute poésie a un double intérêt. Elle est intéressante par ce qu’elle exprime ; elle est intéressante par la façon dont elle s’exprime. Je crois donc qu’il ne serait pas inutile de nous arrêter un instant sur les moyens d’expression que se sont créés les poètes d’aujourd’hui.

Pendant très longtemps, le moyen fondamental et commun fut, il faut le dire, la description. La poésie française, au fond, fut descriptive. Elle le fut très largement et très diversement, comme il y a mille manières de l’être. On peut être en effet descriptif d’idées, de sentiments, de paysages. Un récit est une description d’événements ; une élégie une description de pensées ; une ode est une description lyrique. Il y a des descriptions objectives. Évoquer même est encore décrire sans que décrire soit toujours évoquer. On en était là. Le procédé semblait immuable.

Or, en examinant bien, nous verrons qu’il s’est introduit récemment en poésie, à côté de ce procédé traditionnel et qui paraissait inévitable, un artifice nouveau. Au lieu de décrire, on a voulu suggérer. Petit fait, gros de conséquences et de portée considérable. Cet emploi de la suggestion rythmique et métaphorique est une trouvaille littéraire des plus curieuses. La découverte en revient aux poètes d’aujourd’hui et je ne suis pas sûr que ce ne soit pas la particularité qui leur vaudra le mieux la mémoire de l’avenir. Voyons donc plus exactement ce qu’il en fut au juste de ce nouveau pouvoir suggestif et incantatoire dont s’est enrichie la poésie moderne.

Je crois qu’en étudiant l’histoire de ce que nous pourrions appeler les méthodes d’expressions poétiques, nous en arriverions assez aisément à conclure que la principale et la plus habituellement usitée fut à peu près celle-ci :

La poésie consistait donc à ce que le poète cherchât, par les moyens en son pouvoir, à imposer au lecteur son émotion et sa pensée. Pour cela, il usait de toutes les ressources du discours, tant oratoires qu’imaginées, en y ajoutant celles, particulières en son cas, du rythme et de la rime. C’est là le procédé habituel des grands classiques de la Renaissance et du xviie  siècle. C’est aussi celui des Romantiques et des Parnassiens. Un Lamartine n’en use pas autrement. Sa poésie est une impérieuse séduction. C’est ainsi qu’agit Hugo qui, puissant et despotique, force et subjugue. Le poète oblige à sympathiser avec lui. Il ordonne qu’on le subisse. La poésie est pour ainsi dire autoritaire. Le lecteur accepte du poète la poésie toute faite.

Or, c’est justement tout le contraire de cette obéissance que les poètes d’aujourd’hui prétendent demander à leur lecteur. Au lieu d’imposer sa pensée, le poète, pour ainsi dire, la propose, la présente, l’offre, non pas directement et d’une façon positive, mais figurée et voilée, de manière qu’il soit nécessaire de la reconnaître et de la pénétrer.

L’impression poétique ne naîtra donc pas chez le lecteur d’une sorte d’obligation mentale ; elle résultera bien plutôt désormais d’une sorte de connivence spirituelle. Le moyen d’entente ne sera donc plus d’une part l’autorité et de l’autre la soumission. Le poète cherchera moins à dire qu’à suggérer. Le lecteur aura moins à comprendre qu’à deviner. La poésie semble donc résigner son vieux pouvoir oratoire dont elle s’est servie si longtemps. Elle n’exige plus, elle suggère. Elle ne chante plus, elle incante. De vocale, si l’on peut dire, elle devient musicale.

Ce désir d’être plus suggestive que péremptoire est, je crois bien, l’invention capitale de la poésie d’aujourd’hui. C’est à cela qu’elle doit la plupart de ses qualités et de ses défauts. Cela explique ce qu’elle a acquis de vague, d’incertain et de mystérieux, de fluide et de nuancé. Il y a infiniment plus de moyens pour suggérer que pour dire. L’allusion est infinie, indirecte, furtive, c’est sous cette forme nouvelle qu’est apparue de nos jours la Poésie.

Beaucoup n’ont pas voulu reconnaître dans cette harmonieuse et sibylline apparition l’Antique Muse méconnue. Ils se demandaient où étaient les robes éclatantes qu’elle portait au temps des Romantiques, les colliers et les joyaux qu’avaient ciselés pour elle les bons artisans du Parnasse et, à la voir ainsi enveloppée de voiles mouvants et nombreux, ils pensaient n’avoir devant eux que son ombre vaine, oubliant qu’il suffisait d’écarter ces voiles pour retrouver derrière leurs plis le visage éternel de celle qui ne meurt pas.

Ce désir de suggestion se rapporte en Poésie à l’emploi d’un mode d’expression qui n’est pas unique dans l’art, mais dont elle renouvela l’usage : le Symbole.

Le Symbole est le couronnement d’une série d’opérations intellectuelles qui commencent au mot même, passent par l’image et la métamorphose comprennent l’emblème et l’allégorie. Il est la plus parfaite, et la plus complète figuration de l’Idée. C’est cette figuration expressive de l’Idée par le Symbole que les Poètes d’aujourd’hui tentèrent et réussirent plus d’une fois. Ce très haut et très difficile désir artistique est tout à leur honneur. Par là, ils se rattachent à ce qu’il y a de plus essentiel en poésie. La visée est ambitieuse peut-être, mais il n’est point interdit de chercher haut, et même, si parfois la corde de l’arc se rompt, il est des buts qu’il est déjà méritoire d’avoir envisagés, même en pensée.

Si le Symbole semble bien être la plus haute expression de la poésie, son emploi ne va pas sans certains inconvénients. En pratique tout symbolisme comporte une certaine obscurité inévitable. Un poème ainsi conçu, quelles que soient les précautions qu’on prenne pour le rendre accessible, n’est jamais d’un accès immédiatement facile. La raison en est qu’il porte son sens en lui, non pas d’une façon apparente, mais d’une manière secrète, de même que l’arbre porte en sa graine le fruit qui en naîtra. Un symbole est, en effet, une comparaison et une identité de l’abstrait au concret, comparaison dont l’un des termes reste sous-entendu. Il y a là un rapport qui n’est que suggéré et, dont il faut rétablir la liaison.

Le nombre des symboles est infini. Chaque idée a le sien ou plus exactement les siens. Ce n’est pas seulement dans la nature que les poètes ont cherché les symboles de leurs idées. Ils ont également puisé au vaste répertoire des Mythes et des Légendes.

Les Légendes et les Mythes ont été, de tout temps, en faveur chez les poètes, chez ceux d’autrefois comme chez ceux d’aujourd’hui. Le Mythe et la Légende n’offrent-ils pas des images transfigurées et grandies de l’Homme et de la Vie ? Ne constituent-ils pas une sorte de réalité idéale où 1 humanité aime à se représenter à ses propres yeux ?

L’utilisation de la Légende et du Mythe en poésie est constante. Sans remonter haut, comme il serait aisé de le faire, disons de suite que le Romantisme et le Parnasse y recoururent. Hugo, par exemple, et Leconte de Lisle, pour ne nommer qu’eux, s’en servirent. Mais tous deux, il importe de le remarquer, prennent et utilisent la Légende et le Mythe dans sa beauté plastique et sa réalité supérieure. Ils la racontent ou la décrivent. Ils se font les contemporains volontaires de ce passé fabuleux. Ce sont pour eux des anecdotes grandioses et séculaires. Les Dieux et les Héros demeurent pour eux des personnages du passé, à demi historiques, personnages d’une histoire sans doute merveilleuse qui est celle d’un monde plus beau, plus grand, plus pittoresque par l’éloignement et la distance où il est du nôtre.

Les Poètes récents ont considéré autrement les Mythes et les Légendes. Ils en cherchèrent la signification permanente et le sens idéal ; où les uns virent des contes et des fables, les autres virent des symboles. Un Mythe est sur la grève du temps, comme une de ces coquilles où l’on entend le bruit de la mer humaine. Un mythe est la conque sonore d’une idée.

Cette faveur de la Légende et du Mythe fut donc une conséquence naturelle de la préoccupation d’exprimer symboliquement des idées qui a valu aux poètes d’aujourd’hui le nom sous lequel on les désigna. Cette caractéristique s’ajoute aux tendances idéalistes que j’ai déjà signalées et qui sont un des traits marquants de l’école actuelle.

Il semble que ce mot d’École soit en contradiction avec ce goût d’individualisme que j’ai relevé aussi chez nos poètes. En effet, qui dit école dit communauté de but et de moyens. À ce compte, le seul groupe de poètes français qui eût jamais mérité ce nom serait la Pléïade ronsardienne du xvie  siècle. Là il y eut véritablement entente étroite et ressemblance véritable. Tout Remy Belleau ou tout Baïf pourrait être dans Ronsard. Au contraire les poètes d’aujourd’hui sont singulièrement dissemblables les uns des autres. Il faut remonter à des principes généraux très profonds pour déterminer à leur effort personnel un point de départ commun. Quoi de plus différent que Mallarmé et Verlaine ? Il y a, entre Jules Laforgue et Jean Moréas, une distance singulière. M. Kahn et M. Merrill sont aussi loin l’un de l’autre que l’est M. Vielé-Griffin de M. Émile Verhaeren. Rarement, l’art fut plus nettement individuel que chez ces poètes ; non seulement ils détestèrent l’imitation réciproque qui déconsidère, mais même l’imitation d’un modèle anonyme qui désindividualise. Bons ou mauvais, ils ne doivent qu’à eux-mêmes d’être tels. Ils répugnèrent à l’observance des formules esthétiques établies et eurent un vif et fort sentiment de l’indépendance absolue du Poète et de la Poésie. C’est cet esprit d’indépendance et de liberté qu’ils portèrent dans une question qui, sous une apparence technique, touche à la Poésie même, puisque, en Poésie comme en tout art, les moyens d’expression sont la condition même de ce qu’on exprime.

Je ne peux pas étudier ici, comme il le faudrait, les origines et les transformations du vers français. Prenons-le donc tel que les Romantiques le léguèrent aux Parnassiens qui prirent une noble peine à l’affermir et à le régler, pensaient-ils, définitivement. Par eux l’art du vers est codifié pour rester immuable. Il y a une Règle.

Or il arriva, il y a une quinzaine d’années, que quelques écrivains, prévenus instinctivement, s’aperçurent que certaines de ces règles du vers, si impérieusement établies, reposaient peut-être plus sur l’usage que sur une nécessité véritable ils résolurent de s’en affranchir. De là, tout un travail de refonte critique qui porta sur la versification établie et contribua tout d’abord à la rendre plus souple, plus harmonieuse, plus variée. La place obligatoire des césures fut modifiée. Le fétichisme de la rime riche fut remplacé par un culte plus rationnel. L’assonance tint lieu de la rime, comme l’écho peut tenir lieu du timbre qu’il répète diminué. Le hiatus rapprocha les uns des autres des mots sans rapport entre eux depuis longtemps. Des contraintes cessèrent.

Le Vers, tel qu’il existe en français, a ceci d’assez particulier qu’on peut dire qu’il préexiste, en quelque sorte, à la pensée qu’il doit exprimer. Il est un moule qu’elle vient remplir. Il en résulte pour la pensée une obligation virtuelle à laquelle elle se doit assujettir. Peu à peu l’opinion se forma, parmi les jeunes écrivains d’il y a quinze ans, qu’on pourrait peut-être bien se délivrer de cette servitude, que le vers, après tout, n’est qu’une conséquence et qu’un résultat, qu’il doit naître à mesure, se subordonner et se proportionner à ce qu’il veut dire ou suggérer, qu’il n’est rien en lui-même et ne doit être que ce qu’on le fait. Pour tout dire : que le Vers n’est qu’un fragment du rythme, et que c’est au rythme seul qu’il doit obéir.

Le Vers, en ces nouvelles conditions et en ce nouvel état, prit le nom de Vers libre ou de Vers polymorphe, c’est-à-dire qui a toutes les formes, selon que la pensée les nécessite.

Sur la pratique du Vers Libre, je ne puis que vous renvoyer aux ouvrages spéciaux qui en traitent et aux œuvres des poètes qui l’ont employé. Grâce à eux il a acquis une indéniable existence littéraire. Loin de détruire l’ancienne coutume, il n’a fait qu’y adjoindre des ressources imprévues. Lisez M. Vielé-Griffin, M. Verhaeren, vous verrez ce qu’il leur a fourni de fort et de délicat. Mais, sans aller plus loin, je tenais à signalera à votre attention cette réforme prosodique, non seulement pour son importance littéraire, mais parce qu’elle est une marque curieuse de l’état d’esprit contemporain et que c’est bien un trait d’individualisme que d’avoir voulu créer une métrique pour ainsi dire individuelle.

Tout en parlant poésie, me voici insensiblement arrivé aux poètes, mais c’était déjà parler d’eux que de parler de la façon dont ils ont compris la Poésie. Il faudrait maintenant vous montrer ce que chacun en a réalisé dans son œuvre. Mais, ce serait en revenir à prendre un rôle pour lequel je ne suis pas fait et dont je me défendais au début même de cette conférence. J’avais soin de me présenter à vous non point comme un critique, mais comme un poète. C’est pourquoi justement je sais le tort que l’on a fait à des poèmes en cherchant à en donner une idée critique, c’est-à-dire explicative. Les commentateurs sont les plus mortels ennemis de la Poésie. Un poème est un ensemble d’images, de rythme, d’harmonie qui existe par lui-même et qui cesse d’exister si on le décompose et si on en disserte. Je ne saurais m’empêcher tout au moins de vous nommer les poètes qui, autour de Paul Verlaine et de Stéphane Mallarmé, nous ont donné durant quinze ans une belle et riche période de Poésie individuelle et idéaliste.

Ce fut, il faut le dire, en dépit d’erreurs partielles, une très belle et très féconde période poétique que celle où Jean Moréas rythmait les vers savoureux et sonores des Cantilènes et du Pèlerin Passionné, tandis que Jules Laforgue chantait ses mélancoliques Complaintes et nous proposait l’Imitation de N.-Dame la Lune. M. Gustave Kahn à ses Palais Nomades ajoutait ses Chansons d’amant et répondait aux improvisations brillantes de M. Retté. MM. Quillard, Mikhaël et Hérold chantaient les Héros et les Dieux. M. Laurent Tailhade coloriait ses vers somptueux de ses Vitraux. M. Albert Samain promenait sa mélancolie au Jardin de l’Infante. Maurice Maeterlinck construisait ses drames mystérieux et tragiques où meurt Maleine, où aiment Mélisande et Pelléas.

L’étonnant métaphoriste Saint-Pol-Roux, en son Épilogue des saisons humaines, rivalisait avec Paul Claudel dans Tête d’or et dans la Ville. M. Stuart Merrill, sonore et éclatant, martelait les strophes de ses Fastes, pendant que Georges Rodenbach brodait silencieusement les vers subtils de son Règne du silence. Ce n’est point une époque méprisable que celle où M. Émile Verhaeren écrivait ses poèmes fougueux et magnifiques et évoquait dans une langue frémissante les Campagnes hallucinées, ou les Apparus dans mes Chemins ou tel autre des nombreux recueils où s’affirmait sa maîtrise, tandis que M. Vielé-Griffin prouvait la sienne en ajoutant des nuances et des tons à son talent discret et pathétique et nous contait la Chevauchée d’Yeldis ou les épisodes symboliques d’Ancaeus ou de Phocas le Jardinier. Je pourrais allonger cette liste presque indéfiniment. Des prosateurs qui sont des poètes s’y joindraient d’eux-mêmes où M. Paul Adam retrouverait M. Remy de Gourmont. M. Marcel Schwob s’y trouverait auprès de M. Pierre Louÿs. Y ajouterais-je Paul Fort ou André Gide que je n’aurais pas encore fini de nommer tous ceux à qui la Poésie récente doit sa continuelle vitalité, car le Symbolisme fut, durant ces quinze années, la seule tentative d’art intéressante et originale. C’est en vain que quelques arrière-romantiques et que quelques sous-parnassiens attardés essayèrent de prolonger des formules mortes. Les Jean Rameau et les Maurice Bouchor ne comptent pas plus dans l’art d’un temps que les Viennet et les Ponsard dans l’art d’un autre.

Ne vous méprenez pas, et ne pensez pas que je veuille dire que tout soit parfait dans le Symbolisme. J’en connais les défauts et je les reconnais. Je sais qu’il n’a pas réalisé tout ce qu’il promettait ou du moins tout ce qu’il se promettait ; mais il n’en est pas moins vrai que son action et son œuvre furent incontestables et je voudrais comme preuve dernière que les symbolistes furent tout de même des poètes, que c’est à l’un d’eux qu’on s’est adressé pour vous parler ici de poésie.

J’aurais voulu le faire plus clairement et plus explicitement, mais je serais heureux d’avoir réussi à vous montrer sur le mur de l’histoire littéraire la treille poétique d’aujourd’hui. Je n’ai pu vous en indiquer toutes les ramifications et vous en dessiner complètement l’espalier, et j’ai, pour ainsi dire, seulement soupesé la grappe sans tenter d’en compter les grains.

D’ailleurs, il serait, je crois prématuré d’essayer une étude complète du Symbolisme. Il faudrait, pour le juger entièrement dans ses principes et dans ses résultats, attendre que les poètes qui y contribuèrent aient achevé l’œuvre entreprise. La plupart sont encore juste à l’âge d’ajouter à ce qu’ils ont fait jusqu’à présent les productions magistrales et peut-être décisives de leur maturité. Les meilleurs en sont même exactement à cet instant de la vie où l’homme est maître de ses plus amples forces intellectuelles, et s’ils sont les poètes d’aujourd’hui, ils sont encore les poètes de demain.

Pour dire vrai, ce n’est pas à eux seuls qu’appartient l’avenir et que la Poésie devra ses prochaines destinées. Une nouvelle génération, qui vient, rêve à son tour un art à sa convenance et à l’empreinte de son esprit. Son travail est commencé ; de nouvelles tendances se manifestent ; des réputations s’esquissent qui grandiront à leur tour. Que sera demain cette littérature de tout à l’heure ? Il est difficile de le dire. Tout ce qu’on peut affirmer c’est qu’une belle activité apparaît parmi les jeunes gens. On fait beaucoup de vers en France à l’heure actuelle. Le meilleur moyen de savoir ce que veulent les poètes de demain est encore de savoir ce qu’ils reprochent à la Poésie qui est déjà pour eux la Poésie d’hier. Or, le reproche général que l’on fait au symbolisme et qui les résume tous en un mot : c’est d’avoir négligé la Vie. Nous avons rêvé ; ils veulent vivre et dire ce qu’ils ont vécu, directement simplement, intimement, lyriquement. Ils ne veulent pas chanter l’homme en ses symboles, ils veulent l’exprimer en ses pensées, en ses sensations, en ses sentiments. C’est le vœu des meilleurs d’entre les nouveaux venus, des Fernand Gregh, des Charles Guérin ou des Francis Jammes. C’est donc vers la Vie qu’ils ramèneront la Muse, non plus pour qu’elle la rêve, mais pour qu’elle la vive. Au lieu de présenter à ses oreilles les conques sonores où l’on entend le murmure d’une mer idéale, ils l’assoieront au bord des flots mêmes pour qu’elle en écoute la rumeur et qu’elle y mêle sa voix.

Elle les suivra demain comme elle est venue hier s’abriter au palais de songes que d’autres lui avaient construit. La Poésie d’ailleurs n’a ni hier, ni demain, ni aujourd’hui. Elle est partout la même. Ce qu’elle veut c’est se voir belle, et peu lui importe, pourvu qu’elle y mire sa beauté, la source naturelle des bois ou le miroir par lequel un artifice subtil lui montre son visage divin dans la limpidité cristalline d’une eau fictive et imaginaire.

HENRI DE RÉGNIER.