(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paul Féval » pp. 107-174
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paul Féval » pp. 107-174

Paul Féval

I

M. Paul Féval [I-IV].

J’ai souvent cité un mot magnifique de madame de Staël, et je l’ai répété parce que, selon moi, c’est le mot suprême de la Critique : « Quand on me conduirait à la mort, — disait-elle, — pendant le trajet, je crois que je jugerais mon bourreau. » Un auteur ennuyeux, n’est-ce pas un bourreau que la Critique juge ? C’est facile, cela… facile comme une vengeance. On lui rend le mal qu’il vous a fait. Mais s’il n’est pas ennuyeux, au contraire ; s’il a du talent… fourvoyé, mais, après tout, du talent ; s’il intéresse, ou seulement s’il amuse, — ce qui est le petit intérêt après le grand ; si enfin il prend l’âme ou l’esprit par un côté quelconque : c’est plus difficile de le juger. Mais c’est ce qui me tente. Je profiterai de l’occasion. Qui sait ? C’est peut-être la seule fois de ma vie que j’aurai plus de mérite que madame de Staël !

S’il amuse… Et, de fait, voilà le mot qui arme et qui désarme ! Voilà le mot terrible et doux qui va planer sur cette critique que je vais risquer de Paul Féval et de ses œuvres. Il amuse dans le sens que l’imagination qui n’est pas très exigeante, que l’imagination bonne fille donne à ce mot-là. Il amuse. Il est amusant. C’est un amuseur. Qu’il prenne garde ! Ce mot léger peut devenir cruel. Oui ! Féval a cette fleur de l’amusement qui n’est pas toujours, que dis-je ? qui n’est presque jamais l’intérêt profond, passionné, à impression ineffaçable, que donnent les livres forts et grands ; mais il a cette fleur de l’amusement qu’on respire, — et qu’on jette aussi (rarement pour la reprendre) après l’avoir respirée.

Avec le nombre, très considérable déjà, de ses ouvrages, Féval est même tout un buisson de cette fleur-là. C’est un amuseur. C’est à une question d’amusement, c’est à un résultat de temps tué plus ou moins agréablement pour ses lecteurs, qu’aboutit toute la force — très réelle — employée à produire cette immense quantité de romans qui se succèdent depuis vingt ans14 sous forme de feuilleton dans les journaux. Vous le savez, depuis vingt ans et plus, on n’y voit que Féval et ses œuvres. Il y a l’ubiquité d’un Dieu. Seulement, est-ce à une gloire de journal, c’est-à-dire de journée ; est-ce à cette fonction littéraire de conteur pour le plaisir de l’imagination du plus grand nombre, qui est toujours une imagination vulgaire ; est-ce au rôle de Perrault pour les grandes personnes que Féval, fait pour mieux que cela, a consacré définitivement ses facultés et sa vie ?… Demande que la Critique a bien le droit de lui adresser avec sympathie, mais derrière laquelle s’élève une autre question, bien plus générale et bien plus haute que la personnalité littéraire, quelle qu’elle soit, de Féval.

C’est la question qui bride tout à l’heure : c’est la question du roman feuilleton. C’est la question de ce genre de roman qui menace de devenir le moule du roman au xixe  siècle, et dont, à ce moment, je le veux bien, Féval est l’expression la plus féconde et la plus brillante. Paul Féval n’est pas, en effet, un romancier pur et simple, dans la généralité et la profondeur de ce mot. Il n’est pas un romancier comme Richardson, par exemple, quoique Richardson ait été le premier ou l’un des premiers feuilletonistes de l’Angleterre, et que Clarisse ait été publiée par chapitres dans un journal, ni plus ni moins que Le Fils du diable ou Le Capitaine fantôme. Il ne l’est pas non plus comme Chateaubriand. Jamais il n’eût écrit pour un journal René ou Le Dernier des Abencérages, dont certainement, d’ailleurs, aucun journal n’aurait voulu. Il n’eût pas écrit davantage Les Parents pauvres de Balzac (cette gloire !), lesquels faillirent bien d’être interrompus dans le journal qui s’était oublié au point de les accepter, et tant il ennuya messieurs les abonnés, ce chef-d’œuvre ! Paul Féval n’aurait pas eu de ces désagréments et de ces revers. Ce n’est point de ces diverses manières qu’il entend le roman et qu’il est romancier. Il l’est autrement. Il faut bien le dire, il a diminué la notion du roman, de cette chose complexe et toute-puissante, égale au drame par l’action et par la passion, mais supérieure par la description et par l’analyse ; car le romancier crée son décor et descend, pour l’éclairer, dans la conscience de ses personnages, ce que le poète dramatique ne fait pas et ne peut pas faire.

Le croirait-on si on le voyait ! Au lieu d’aborder hardiment cette œuvre immense du roman, qui comprend l’étude de l’homme et de la société, invariablement unis l’un à l’autre, Paul Féval l’a dédoublée et détriplée, et de cette époque dernière des temps prosaïques et civilisés il a dégagé une spécialité de roman dans lequel l’intérêt des faits qui se succèdent l’emporte sur l’intérêt des idées et des sentiments. Il a enfin écrit le roman d’aventures, — à proprement parler le roman de feuilleton, quoique le feuilleton puisse en publier d’autres, mais avec moins de chances de succès que celui-là, en raison même de son infériorité. Singulière contradiction ! Doué des qualités que je caractériserai tout à l’heure et qui ne manquent ni d’élévation ni de force, il s’est particulièrement, presque exclusivement, consacré à ce genre de roman, qui représente dans l’art le matérialisme et la démocratie, et qui ferait le tour du monde, comme le drapeau de la Révolution, si la Critique, qui ne veut pas que les grandes notions littéraires périssent, ne lui barrait pas le chemin !

II

Cette espèce de roman, du reste, ce n’est pas Féval qui l’a inventée. Il existait bien avant lui et avant le xixe  siècle. Le roman d’aventures est dans les conceptions de l’esprit humain comme le roman complet, le roman d’observation supérieure ; car il y a dans l’esprit humain des choses petites à côté des choses grandes, et même il y en a beaucoup plus… Si je ne reconnaissais à Paul Féval une valeur native, si je ne retrouvais pas dans ses livres les rayons brisés d’un talent de romancier très au-dessus de son emploi, je croirais qu’il a cédé à son instinct en écrivant le roman d’aventures et qu’il est exactement de niveau avec son inspiration ; mais il est impossible de conclure ainsi quand on a lu Paul Féval. Il le sait mieux que moi, sans doute, mais, moi, je parierais avec assurance que c’est un événement extérieur d’une forte action sur sa pensée qui a poussé dès l’origine son esprit vers la forme de roman qu’il a adoptée, et faussé ainsi sa vraie vocation. Peut-être est-ce le succès d’un livre dont il fut témoin à l’âge où le succès déprave ; peut-être encore quelque préjugé traditionnel comme il en reste parfois debout dans les esprits les plus puissants ?

Féval débuta, si vous vous le rappelez, par Les Mystères de Londres. Il était très jeune alors. Il avait peut-être écrit d’autres livres, mais la date de nos débuts, quand nous n’avons pas écrit quelque œuvre incontestable de génie dans l’obscurité, est toujours dans le premier bruit que nous faisons. Les Mystères de Londres furent comme un écho des fameux Mystères de Paris. C’était le temps du tonitruant succès de ce grand roman d’aventures à travers un monde que jusque-là la littérature n’avait pas osé aborder. Ce succès, comme on n’en a pas revu depuis pour des livres bien supérieurs, dut être un de ces faits décisifs dont l’influence reste sur l’imagination d’un jeune homme qui débutait, comme tout jeune homme débute, par l’imitation, mais qui, dans son imitation cependant, en donnant la patte comme Eugène Sue, laissa percer à plus d’une place une griffe d’originalité.

Je n’ai pas à peser ici sur ce premier livre de Féval, pour lequel la Critique du temps fut sans grandeur. Elle répéta avec platitude que les anglais trouvaient que Féval ne savait ni la grammaire de leur langue ni la grammaire de leurs mœurs, comme si, dans leur insularisme susceptible et hautain, et tout aussi intellectuel que politique, les anglais, enragés de nationalité blessée et justes comme des bœufs qui saignent, ne dénigreront pas toujours l’étranger qui voudra les peindre ou s’avisera de les juger. Je serai plus juste, moi ! Si, véritablement, quand il écrivit ses Mystères de Londres, le jeune auteur ne connaissait pas l’Angleterre, il était plus étonnant d’intuition que s’il l’avait patiemment et laborieusement étudiée ; et, à présent qu’il s’agit pour nous moins de ce livre que de la force individuelle du romancier qui l’a écrit, nous devons dire que ce roman en révélait une prodigieuse, et qui même ne nous a pas tenu tout ce qu’elle nous avait promis. Pour nous, donc, le succès d’Eugène Sue dans ses Mystères de Paris, qui produisirent Les Mystères de Londres, paraît être la circonstance qui précipita l’esprit de Paul Féval du haut de sa vocation réelle vers un genre de composition qu’il aurait dédaigné s’il avait été plus mûr et plus mâle ; et peut-être aussi faut-il y ajouter une vieille et tenace admiration d’école pour un autre célèbre roman d’aventures qu’on s’étonne qu’il ait conservée, mais dont il nous a donné tout récemment la preuve en intitulant un de ses derniers ouvrages : Madame Gil Blas.

III

En effet, de tous les romans d’aventures, celui-là qui s’appelle Gil Blas passe, à tort ou à raison, pour un parangon sans égal. Gil Blas est respecté non seulement comme le chef-d’œuvre du roman et le génie du roman au xviiie  siècle, mais comme un chef-d’œuvre de l’esprit humain, et une telle opinion ne m’étonne pas, venant, comme elle vient, du xviiie  siècle… Pour mon compte, cela ne m’étonne nullement que le siècle qui admira cette brillante canaille de Casanova, d’Aventuros Casanova, comme l’appelait le prince de Ligne, ait trouvé Gil Blas une œuvre charmante et sublime. Un siècle sédentaire comme le xviiie  siècle, qui vivait dans des salons ou dans des cafés, dut naturellement raffoler de Gil Blas, de ce gentilhomme de grande route, l’idéal impossible d’un bonhomme parfaitement cul-de-jatte en fait d’aventures, qui passa sa vie en habit gorge de pigeon à jouer au domino au café Procope, entre sa tabatière et sa bavaroise, dans la plus grasse et la plus bourgeoise des tranquillités ! Trop philosophe et trop libertin pour avoir le génie de la passion, cette source inépuisable du roman de grande nature humaine, le xviiie  siècle, le siècle de l’abstraction littéraire comme de l’abstraction philosophique, qui n’eut ni la couleur locale ni aucune autre couleur, — qui ne peignit jamais rien en littérature, car Rousseau, dans ses Promenades, n’est qu’un lavis, et Buffon, dans ses plus belles pages, qu’un dessin grandiose, — ce siècle, qui ne comprenait pas qu’on pût être Persan, dut trouver, le fin connaisseur qu’il était en mœurs étrangères ! le roman de Gil Blas une œuvre diablement espagnole, sur le simple vu de quelques résilles et de quelques guitares, et surtout de quelques sandales d’inquisiteur laissées à la porte de la chambre des femmes pour empêcher ces polissons de maris d’entrer.

Certes ! je ne comparerai pas Beaumarchais-Figaro, ce bâtard de Rabelais, avec papa Le Sage, car du moins Beaumarchais avait dans le bec et dans l’esprit une vibrante paire de castagnettes, plus mordante que celles de toutes les mauricaudes de l’Espagne, et dont il se servit pour faire danser son dernier pas à toute une société, dans cette danse macabre, drôle et terrible, qui précéda la Révolution française. Mais on ne sait pas, on a trop oublié avec quel pauvre vestiaire et quelles loques Le Sage et Beaumarchais, en ceci égaux tous les deux, habillèrent une Espagne de leur invention, laquelle, mystification inénarrable ! a fini par escamoter l’autre Espagne, qui était la vraie. Je le sais, moi, et je ne m’en étonne pas. Mais qu’en plein xixe  siècle, quand les passions et leur étude, et leurs beautés, et leurs laideurs, et jusqu’à leurs folies, ont pris dans la préoccupation générale la place qu’elles doivent occuper ; quand la littérature est devenue presque un art plastique, sans cesser d’être pour cela le grand art spirituel ; quand nous avons eu des creuseurs d’âme, des analyseurs de fibre humaine, des chirurgiens de cœur et de société ; enfin, qu’après Chateaubriand, Stendhal, Mérimée et Balzac, — Balzac, le Christophe Colomb du roman, qui a découvert de nouveaux mondes, — la vieille mystification continue et que la réputation de Gil Blas soit encore et toujours à l’état d’indéracinable préjugé classique, voilà ce qui doit étonner !

Et d’autant plus pour Féval qu’il a dû sentir en lui bien des fois bouillonner l’esprit de son siècle ! Tout voué qu’il soit au roman d’aventures (qu’il me pardonne ! j’allais presque dire prostitué), il a parfois touché avec une main moderne, et qui n’est pas la gourde main de ce chiragre de Le Sage, à la passion, au sentiment, à l’idée, à toutes ces choses qu’on ne peut pas plus rejeter entièrement du roman que de l’âme humaine. L’auteur des Mystères de Londres, des Amours de Paris, du Fils du diable, du Bossu, des Fanfarons du Roi, et de tant d’autres ouvrages, est, dans l’ordre du roman, ce que les mélodramaturges sont dans l’ordre du drame, et ils ont beau tresser et tordre, dans les implications et les complications de leur œuvre, les événements, les incidents, les péripéties, les surprises, les mélodramaturges du roman comme ceux du drame n’en sont pas moins obligés, dans une mesure quelconque, à la passion, sous peine de n’être plus que des joueurs d’échecs ou de casse-têtes chinois littéraires. Paul Féval n’a jamais décliné cette loi. Fils de ce romantisme qui, en passant, a laissé partout une lave incandescente de vie qu’on n’éteindra plus, Féval ne procède jamais à la manière incolore de ce pauvre diable de Le Sage, à peu près poétique comme son nom, mais il n’en trouble pas moins la hiérarchie des choses, dans son système de roman, en mettant en premier l’intérêt des événements, qui devrait être le second, et en second l’intérêt des sentiments, qui est certainement le premier…

Et ne croyez pas qu’il n’en ait point l’intelligence ! J’ai dit que je signalerais les qualités de Féval. L’une de ses meilleures est celle-là. Dans l’espèce de roman dont il est victime, dans ce roman à tiroirs et à double fond dans lequel il renferme des facultés assez vives pour faire sauter tout cela (le feront-elles un jour ?) et pour arriver à la simplicité du plan, au rythme aisé du récit, à la concision savante, à la mesure, à l’ordre lucide, à ce fini dans l’art que Platon appelait, avec une justesse si exquise, une rondeur, Féval montre souvent de la passion vraie, de l’observation acérée, de l’invention de bon aloi. Mais toutes ces facultés ne sont pas la faculté première ; car nous avons tous, si nous sommes organisés avec puissance et harmonie, une faculté première, une maîtresse faculté. Shakespeare, l’indifférent sublime, eut l’impartialité, cette impartialité dont l’homme ne peut dire si elle est infernale ou divine. Walter Scott avait la bonhomie. Et Balzac l’amour passionné de tout ce qui était et vivait et pouvait être saisi par la pensée !

Paul Féval, à qui je voudrais montrer ses qualités et ses défauts à la lumière de ces grands noms, a, lui, l’ironie, l’ironie qui lui a fait rechercher souvent les sujets où l’auteur se moque de lui-même. Dans Aimée, où il essaya de faire autre chose que de l’aventure ; dans Le Drame de la jeunesse, plus réussi, et où il révéla ce qu’il pourrait être s’il voulait énergiquement remonter vers les hautes et profondes régions du roman. — Dans Le Drame de la jeunesse, où il reprit l’idée d’Aimée (l’influence des livres et du théâtre sur la pensée et la moralité modernes, l’altération du naturel par les réminiscences littéraires, la pose, la comédie éternelle jouée entre nous et Dieu, et qui nous empêche d’avoir l’originalité même de nos vices et de nos douleurs), il poussa au comble du suraigu cette ironie15 qui est le caractère de son esprit et le symptôme de sa force, et qui pourrait faire de Paul Féval, s’il la développait dans des sujets de cœur, un romancier d’un comique amer de la plus poignante originalité.

IV

Telles sont les qualités de Paul Féval. J’ai essayé d’indiquer ce qu’il est, en réservant ce qu’il pouvait être… En mon âme et conscience, je le crois, dénaturé, un romancier qui pourrait être grand, mais un romancier qui s’est compromis dans un genre non pas faux (entendez-moi bien !), mais inférieur et très indigne d’un grand artiste qui se sent. Si Féval doutait encore de la vérité de tout ce que nous lui avons dit sur cette espèce de roman auquel nous désirerions l’arracher, nous la lui prouverions par lui-même.

Sa réputation, cette réputation qui n’est pas seulement la popularité du feuilleton, est-elle en proportion avec ses efforts et ses travaux ? Il se plaint, je le sais, et il a droit de se plaindre, du mutisme de la Critique à son égard, lui qui depuis vingt-cinq ans fait jet continu de production. La Critique s’est détournée de lui et de ses œuvres, cette même Critique qui s’arrête, s’assied et examine longtemps un simple volume, s’il s’appelle, par exemple, Madame Bovary. Et comment ne se détournerait-elle pas ?… Il est dans le destin des romans d’aventures d’être vite oubliés. Tout roman d’aventures est un labyrinthe. Il a l’intérêt d’un labyrinthe, lequel n’existe plus une fois que l’on en est sorti. Jusqu’à l’impression du chemin qu’on a fait et des endroits par où l’on a passé s’efface.

Quoi que Féval ait produit, ce n’est pas le nombre des livres, mais leur qualité, qui rapporte à son auteur l’estime ou la gloire. Les messieurs Josse du xixe  siècle, les flatteurs de l’époque actuelle, parce qu’ils en sont, peuvent s’ébahir de cette facilité ou de cette impétuosité de production qui la distingue, mais, avant le xixe  siècle, qui se serait préoccupé de cela ? Boileau se moquait de Scudéry comme d’une monstruosité gaie. D’ailleurs, — voici qui est singulier, si l’on veut, mais certain, — Scudéry ne serait plus monstrueux aujourd’hui, tant la faculté de production est devenue vulgaire ! Elle est en haut, elle est en bas, elle est partout. Elle est dans l’air du temps. Et elle ne prouve rien. Les travaux de Balzac épouvantent. Madame Sand est une mère Gigogne littéraire. Madame Dash a plus de cent volumes. Et la force de cinquante chevaux d’Alexandre Dumas a été matée par celle de l’incroyable petit bidet de Ponson du Terrail.

L’époque est prolifique. Elle pond, et même trop. Ce n’est pas la force de production qui lui manque ; c’est la force de la gestation. Il y a de petites femmes, toutes faibles, qui n’en finissent pas d’avoir des enfants et qui peupleraient plusieurs hôpitaux. Mais, en littérature, la gestation est volontaire, et si malheureusement il en était de même pour la gestation de l’enfant par la mère, depuis longtemps le monde ne serait plus !

Il faut donc, pour conclure, autre chose que cette production qu’a Féval comme tout le monde et qui n’est plus un mérite, pour que la Critique vienne à lui en attendant la gloire. En soi, cette production ne sauve rien de ce qui doit périr, et elle perd souvent ce qui, sans son enragement, aurait pu vivre. En histoire, elle a perdu Capefigue, qui avait de l’historien dans le ventre ; qui a toujours le ventre, mais qui n’a plus d’historien. En roman, elle n’a pas sauvé Alexandre Dumas, l’auteur pourtant de Monte-Cristo et des Trois Mousquetaires, le chef-d’œuvre des romans d’aventures, si cher aux blanchisseuses de ce temps ! Féval, qui a pris la succession d’Alexandre Dumas et qui aurait été, s’il l’eût voulu, assez riche de sa fortune personnelle, Féval pourrait se garder des dangers de la production trop facile en portant et en creusant longtemps ses idées, et surtout ! surtout ! en renonçant à un genre de composition qui abaisse la portée de son talent.

Pour un homme de l’organisation supérieure de Féval, à la double nature aristocratique et artiste, pour cet homme d’esprit qui échappe à tout par le don précieux de l’ironie et n’est dupe de rien, pas même peut-être de ses propres inventions, ne voilà-t-il pas une belle position et une belle gloire que d’être le Dennery du roman et de trôner comme roi d’un genre dans lequel Ponson du Terrail est évidemment le dauphin ! Je sais bien qu’il y a le mot de César sur la première place dans une bicoque, meilleure que la seconde à Rome, mais je ne suis pas convaincu.

L’ambition littéraire ne pense pas comme l’ambition politique. Elle est plus fière que l’ambition même de César.

V

Le Chevalier de Kéramour [V-IX].

Le temps n’est pas très éloigné où l’on appelait Balzac le plus fécond des romanciers… Depuis qu’il est mort, ce grand homme, il n’a été, certes ! détrôné de son génie par personne, mais, nous venons de le dire, sa fécondité n’inspirerait plus le même étonnement.

Alexandre Dumas, Paul Féval, ces deux travailleurs à bride abattue, n’ont peut-être pas, quand on y regarde de près, une fécondité égale à celle de Balzac, car chaque volume de La Comédie humaine est bourré d’un texte formidable, mais ils ont montré cependant à leur tour une fécondité qui a diminué quelque peu le phénomène de celle de Balzac. Eux aussi sont de grands Féconds ! Paul Féval, qui appartient moins d’origine et de nature intellectuelle à Balzac qu’à Alexandre Dumas, je l’ai dit déjà, a déjà publié, chez Dentu seulement, quarante romans, sans compter ceux qu’il a publiés ailleurs, et, toujours infatigable, il vient d’y ajouter le quarante et unième, Le Chevalier de Kéramour 16, qui ne lui rapportera certainement que ce quarante et unième fauteuil idéal qu’occupèrent avant lui Dumas et Balzac.

Et d’ailleurs ce ne serait point par le petit dernier de cette puissante famille de livres qu’il y pourrait entrer. Et savez-vous pourquoi ? C’est un livre gai. C’est l’élancement et la mousse de la gaîté française, que ce livre. Oui ! c’est l’accent enlevant de cette vieille jeune chose dont Paul Féval a retrouvé dans son âme un rayon immortel. Or, un livre qui est tout cela est ce qui doit faire le plus horreur à ces quarante Empaillés dans leur immortalité, à ces hauts Figés dans l’ennui, et qui le représentent dans sa solennité et dans la leur, cet ennui qui vous faisait jeter à la porte de toutes les maisons autrefois et par lequel on fait maintenant son chemin en France. Bien ne peut être plus antipathique et plus désagréable qu’un livre gai, une fusée d’esprit avec des mots comme des étoiles, à ces hommes qui ne rient plus, s’ils ont jamais ri, et qui se félicitent de ne pas rire même en se regardant et en se faisant leurs bouffonnes politesses dont ils ne pensent pas un mot ; à ces gris-gris, marmottes perfectionnées, qui dorment, elles, pendant plus de six mois ! Mais un livre gai de pétillement inattendu, qui leur fait tant de mal, à eux, nous fait du bien, à nous, nous donne une sensation nouvelle et charmante, par ce temps d’un ennui qui n’est pas seulement à l’Académie, mais qui est partout, et contre lequel nous nous révoltons, dans lequel nous nous abhorrons et ne voulons pas nous confire ! Je ne dirai donc jamais assez le plaisir que ce livre m’a fait, la jouissance très piquante qu’il vient de me donner. Je me suis, en le lisant, retrouvé vivant et français, et français de l’ancien régime ! Je me suis dit que tout n’était peut-être pas perdu en France, puisqu’il y avait encore des filons de cette gaîté-là. Le rieur de ce livre, qui rit, n’est pas l’affreux Homme qui rit de l’académicien Victor Hugo, ce monstre (c’est de L’Homme qui rit que je veux parler), mais c’est un rieur de cette nation qui avait, en riant, le plus de grâce, et qui faisait faire le tour du monde à son rire, — ce qui valait mieux que le drapeau de Mirabeau !

VI

Cette joyeuse nation n’est plus. Qui fera l’histoire de son rire ?… Qui fera l’histoire des transformations de sa gaîté ?

Que son rire avait de charmes !
J’en pleurais épanoui.
Le rire est évanoui,
Il n’est resté que des larmes !

Hélas ! oui ! les larmes sont venues, et ce n’a plus été à force de rire. Mais qui donc les a fait verser ? Un jour, un de ces larmoyeurs, le plus brillant de tous, qui écrivait ce jour-là avec une plume prise à l’aigle noir de Bossuet « qu’on put s’étonner de la quantité de larmes que contenait l’œil des femmes des rois », n’écrivait ainsi que parce que la Révolution, cette horrible Sérieuse, était venue ! Quoi qu’il fit et qu’il se crût le génie du christianisme, Chateaubriand ne fut jamais assez chrétien pour être gai. Il ne connaissait pas, pour se les appliquer, les paroles de celui qui a dit : « Mon poids est doux et mon joug est léger », aux craintifs et aux mélancoliques de son temps. Il ne rit ni ne sourit jamais. Il fut triste, au fond, comme un protestant, ce catholique qui avait fait ses études dans Rousseau, et qui, quand il ne l’aima plus, n’en garda pas moins toutes les mélancolies sur sa pensée… Chateaubriand, de race de chevaliers français qui teignaient de leur sang les armes de France (sa devise), n’avait point la gaîté de la vieille et gaie France, la gaîté du roi saint Loys et du sénéchal Joinville, qui étaient des hommes gais, quoique héros et saints ! Quand la Philosophie déchristianisa la vieille France, elle la rendit sérieuse et pédante ; pédante ! le comble du sérieux, sa grimace accomplie. Puis la Révolution acheva ce chef-d’œuvre. Après le sang coulèrent les larmes. Ce fut le temps de René et d’Obermann. On commença par le vague et on finit par le triste. Les Méditations de Lamartine conduisirent aux Poésies de Joseph Delorme. À l’exception de quelques pages savoureuses et fortes de Balzac, le grand pantagruéliste, le plus étoffé des enfants de ce géant qu’on appelle Rabelais, et des adorables chansons de Désaugiers, — car Béranger est triste à porter en terre le diable auquel il ne croit pas, — tout fut empesté de mélancolie.

Mais après le scepticisme et la religiosité qui nous avaient encrassés de leurs vapeurs et de leurs humeurs peccantes, tout devint pire, comme dit l’Homère errant d’André Chénier (un triste encore), et le matérialisme finit par nous arracher du cœur tout sentiment bête, — comme il disait, — pour n’y laisser que des sensations positives, et il fit le vide, — le vide de la désespérance, — et le vide engendra l’ennui, et nous eûmes la littérature des Vidés, des Ennuyés et des Ennuyeux !

La voilà, toute cette pauvre histoire. Et voilà où nous en sommes pour l’heure. À la littérature, qui n’est même plus triste, à la littérature du vide et de l’ennui ! Naturellement, des hommes qui n’ont rien dans le ventre ne mettent rien dans ce qu’ils écrivent. Ils prennent seulement les mots et les tordent comme du fer, et avec l’effort qu’on met à tordre du fer, mais leur fer reste creux. Ils sont ingénieux quelquefois, ils font de jolies papillotes : mais il n’y a pas de cheveux dedans. Ah ! la littérature française peut bien chanter que sa gaîté s’en est allée, ou encore, cette littérature impassible : « Plus d’amour, partant plus de joie ! », de ce vieux joyeux au rire divin. Même les Ballades joyeuses de Banville, le lyrique éclatant, ne sont pas joyeuses, et il n’en a fait que trente-six ! Enfin, la comédie elle-même, dont le métier est d’être gaie, mais qui ne sait plus son métier, fait des dénouements avec des coups de pistolet et incruste, dans des dialogues sans chaleur et sans verve, des mots cherchés et travaillés pendant trois mois… Aussi, lorsque l’on en est là, il faut bien convenir que c’est un événement heureux que l’arrivée d’un livre gai, d’un éclat de frais et bon rire, d’une manière frisque, pétulante et légère, qui fait l’effet d’un flacon de sels anglais au cerveau, et, dans le néant littéraire où tout tombe, nous ragaillardit et nous ravigote l’esprit et le cœur !

VII

Tel est ce roman de Paul Féval. Au fond, ce n’est qu’un roman d’aventures, enté sur une idée superstitieuse que la haute raison des temps modernes a pu fouler de son pied superbe, mais n’a pas arrachée encore de l’esprit humain, qui impertinemment lui résiste. Le chevalier de Kéramour nomme le livre, qui a un sous-titre : La Bague de chanvre. L’auteur a reculé devant le titre, qui n’aurait pas dû faire peur à sa hardiesse, et qui aurait dû être : La Bague de corde de pendu. Le chevalier de Kéramour, un Breton du temps de Louis XV, ruiné de mère en fille par la plus singulière des combinaisons, s’en va chercher fortune loin de son pays, et, après des complications diverses et des péripéties de toute espèce, il finit par épouser sa petite femme d’enfance, — sa cousine Vivette, — avec laquelle il est heureux et à qui il fait deux enfants, garçon et fille : le souhait du Roi ! Jamais Conte — voire de fées ! — ne fut d’une construction plus simple, dans sa donnée et dans ses éléments ; jamais bulle de savon ne fut mieux, d’un souffle, tirée d’un plus humble fuseau ; mais ce souffle est d’une délicieuse pureté, et jamais détails, d’une si simple donnée, ne furent plus inattendus et plus charmants. Mis rondement à la porte, avec neuf livres dans sa poche, par son oncle, monsieur Polduc Le Bihan, sur lequel je reviendrai, le chevalier de Kéramour, qui n’a que sa beauté et sa bravoure, — un vrai chevalier des Contes de fées, — trouve sur la route devers Paris un pauvre diable de pendu dans une forêt, et il a l’idée de faire une bague avec quelques fils de sa corde, entrelacés aux cheveux de sa cousine Vivette ; et c’est alors que commence de se dérouler le ruban bariolé de ses aventures, qui vont, jusqu’à la fin du livre, de surprises en surprises, comme on les entend et comme on les pratique au théâtre, où l’on marche d’ordinaire, comme sur un tapis, sur toutes les invraisemblances et toutes les impossibilités.

Un tel livre, tout en détails, ne se raconte point, mais ce sont les détails qui font la fortune des livres, et les détails de celui-ci sont ravissants. Malheureusement, le roman du Chevalier de Kéramour est rompu par la moitié, et tient dans l’atmosphère de deux mondes, — de la Bretagne et de Paris. Le Paris de la fin du règne de Louis XV y est peint d’une couleur très vive. Paris, la cour, les personnages de cette fin du xviiie  siècle, qu’on a peints tant de fois, ont été rechampis par Paul Féval une centième fois de plus avec un pinceau infatigablement spirituel, audacieux et léger comme cette époque où les jolies manières avaient remplacé les bonnes mœurs. Seulement, quoique très enlevée, cette seconde partie du roman est assurément inférieure à la première, qui se passe en Bretagne. L’auteur, qui est Breton et qui a déjà bretonné dans tant de livres, n’a jamais mieux bretonné que dans celui-ci. Il faut bien le rappeler, quoique tout le monde et lui-même le sachent, le vrai talent de Paul Féval, sa profondeur, son essence, son originalité, la saveur embaumante de son talent, lui viennent de cette terre de Bretagne dont il est le fils. Aussi, dans son roman, voit-on avec chagrin son Kéramour quitter sa terre natale et entrer à Paris avec son valet Joson Menou, un bâton, pour la force, du temps de Bertrand du Guesclin, parce que là ils vont évidemment perdre tous deux de leur provincialité. Le roman diminue d’intérêt parce qu’il diminue d’accent. L’auteur, comme Antée, a toute sa force sur le sein de sa mère, mais quand il n’y est plus, c’est un Antée en l’air dans les mains d’Hercule ; et Hercule, ici, cet Hercule que tous les romanciers connaissent, c’est la difficulté !

VIII

Eh bien, cette difficulté, souvent plus forte que le talent des plus forts, n’existe plus pour Féval une fois qu’il est en Bretagne ! Il est là chez lui, comme Walter Scott en Écosse. Il n’a point certainement la céleste bonhomie de Walter Scott, qui était un grand bonhomme épique, non dans Ivanhoé, comme on l’a cru quand on ne connaissait pas le Moyen Âge et où il ne nous a donné qu’un templier de keepsake à l’usage des bégueules anglaises, mais en Écosse, et en Écosse la plus Écosse, — celle de 1745. Paul Féval n’a point l’épique de Walter Scott, qui est épique jusque dans sa gaîté ; mais il a, dans la sienne, des soudainetés, des jaillissements, des étincelles, du vif argent et du phosphore que n’a point le vieux Walter Scott, dont le comique est profond et rassis. Le rire de Paul Féval, ce bon rire exilé maintenant de la littérature française et que je retrouve à tant de places dans Le Chevalier de Kéramour, y éclate comme un écho purifié des immenses éclaffements de notre père et mère Rabelais (comme le nommait Chateaubriand, ce qui, pour un Triste, n’était pas trop mal !). Le rire de Walter Scott n’a pas cet éclat et cet étincellement d’émail de dents blanches qu’a le rire de Paul Féval, ce rieur ! C’est plutôt, chez Walter Scott, un sourire qu’un rire, — un large rire silencieux. Paul Féval a moins de naturel que Scott et plus de caricature ; mais la caricature, c’est du naturel dans l’outrance : c’est donc encore du naturel. Paul Féval ne nous donnerait pas des figures comme celles du juge de paix Foxley, de Pierre Peables le plaideur, et du capitaine de Jenny-la-Sauteuse (dans Redgauntlet), cette variété de trois ivrognes de génie. Mais il nous donne, dans son Chevalier de Kéramour, monsieur Polduc Le Bihan, le fort buveur de cidre, qui a inventé tout un ordre de jurons pour jurer tout son saoul sans offenser Dieu, et qui proteste, l’épée nue à la main, à la fin de chaque repas, en l’absence perpétuelle d’un chapelain qu’il ne peut appointer et qu’il dit en vacances, contre l’usurpation de la duchesse Anne de Bretagne, laquelle lui a volé sa couronne ducale ; et cette tête de monsieur Polduc Le Bihan est excellente, et d’une verve qu’aurait assurément goûtée avec délices le grand peintre en originaux et le grand connaisseur écossais.

Ainsi, comme Walter Scott, — et ce n’est pas un médiocre honneur pour Féval que d’être comparé à Walter Scott, n’importe dans quelle proportion, — ainsi, comme Walter Scott, Paul Féval est avant tout un provincial, ce mot relevé à cent pieds de hauteur à présent, et voilà son mérite le plus grand, comme ce sera sa meilleure gloire, que d’être un provincial ! Quand il est parisien dans ses œuvres, car il vit à Paris depuis des années et il a été trop magnétisé par cette drôlesse de Paris pour qu’avec son esprit gai et narquois, et si bon enfant dans la narquoiserie, il ne soit pas devenu parisien jusqu’aux ongles, et il l’est ; seulement alors, quand il l’est, il n’est plus que cela (un parisien) dans la littérature française, et nous en avons tant de parisiens !!! tandis que breton il est vraiment lui-même, et souvent exquis, et un solitaire comme le diamant ; car je ne sache que lui qui sache comme lui la Bretagne. Plus nous irons, d’ailleurs, plus ce cancer de Paris qui ronge tout de la personnalité de la France ira s’agrandissant, plus ceux-là qui se tiendront sains et à l’écart dans l’autochtonie de leur province garderont dans leur talent de personnalité et de caractère. À Paris, tout se polit et s’efface par le frottement de tous contre tous ; c’est la fusion et la détrempe universelles. Mais, s’il y a en France, dans cette nation sociable comme une catin, quelque chose qui ressemble encore à la virginité d’esprit qu’on appelle l’originalité, c’est en province, et c’est là seul qu’il faut chercher cette escarboucle des littératures. Or, Paul Féval a le bonheur d’appartenir à la province qu’a le moins touchée cette influence de Paris, qui finira par égratigner et mettre en poussière jusqu’aux granits de ses dolmens ! Si j’avais donc un conseil à lui donner, ce serait de se cantonner et de se calfeutrer dans sa Bretagne, dans l’esprit, les souvenirs et les coutumes du pays qu’il connaît si bien, de s’y ramasser et de s’y condenser tout à fait au lieu de s’éparpiller à tous les souffles de la rose des vents de Paris, et peut-être finirait-il sa vie par ce chef-d’œuvre absolu qui fixe enfin la gloire d’un homme et qui lui a toujours manqué.

IX

Son Chevalier de Kéramour est comme une senteur anticipée de ce chef-d’œuvre qui est encore à venir. C’est Paris, la cour, Richelieu, Sartine, toutes les vieilles choses connues, qui ont fait échec au chef-d’œuvre possible ; et c’est surtout Paris, ce monstre de Paris ! Les habitudes du feuilleton, qui sont une dépravation de Paris, ont atteint jusqu’au style de Féval, dans son roman de Kéramour. C’est le style haché par trop menu de l’homme qui lire à la ligne (joli style de Paris !).C’est ce style à l’Alexandre Dumas, qui menait quatre feuilletons de front dans quatre journaux différents ; ce style rompu… mais non claudicant, sautillant plutôt, avec des vivacités d’écureuil, qui fut mis à la mode par Dumas père dans la littérature, et dans la politique par Émile de Girardin, et que je voudrais voir remplacé chez Féval, dans sa maturité, par un style plus ample, à attaches fortes, avec des articulations léonines… Ah ! que Paul Féval ne craigne pas d’étoffer sa manière ! Il lui restera bien toujours assez de mouvement, d’esprit, d’agilité, de souplesse, de gaîté étincelante, de qualités jadis françaises, et il vient de le prouver dans ce dernier roman du Chevalier de Kéramour. De toutes les facultés qui forment son talent très complexe, la première et la plus caractéristique, c’est l’observation et le sentiment de la comédie, et nous en avons été frappé il y a longtemps. Dans un des meilleurs livres qu’il ait produits (Aimée), cette observation se montra ironique et presque cruelle. Mais dans ce Chevalier de Kéramour, joli comme le nom de son héros, il a désarmé sa gaîté et elle n’est plus que charmante. Malgré les défauts de ce nouveau roman d’aventures, on est tellement saisi par cette gaîté, comme on n’en voit plus dans les livres de cette heure du siècle, qu’elle fait disparaître tout le reste dans son enchantement !

Voilà ce que l’auteur du Chevalier Des Touches avait à dire à l’auteur du Chevalier de Kéramour !

X

Les Étapes d’une conversion [X-XIV].

« Ceci n’est pas un conte », écrivait un jour Diderot tout en flammes, l’inventeur Diderot, battu par un sujet qu’il n’avait pas inventé, et c’était son meilleur roman. « Ceci n’est pas un conte non plus ! » peut dire Paul Féval de ces Étapes d’une conversion 17, qui seront peut-être aussi son meilleur roman ; car il n’est pas fini, ce livre… Nous ne sommes qu’au point de départ de ces Étapes.

Paul Féval, qui joue depuis plus de trente ans avec les haltères du feuilleton, a gardé les habitudes que ce diable de feuilleton nous donne. Comme Balzac lui-même, Paul Féval s’est courbé sous cette tyrannie littéraire d’un temps qui ne reconnaît plus en tout que Sa Majesté la Foule, et où tout le monde écrit pour elle. Sans contredit, il faut être fort pour se courber là-dessous sans se rompre ! Mais on garde le pli pour sa peine de s’être courbé, et on continue de procéder comme on a procédé toute sa vie. On publie, en le scindant, un livre qui devait être fini dans la pensée de l’auteur quand il a commencé de l’écrire, et par là on embarrasse mortellement la Critique, qui, pour juger une œuvre, doit l’étreindre toute dans la profondeur de son unité et la précision accomplie de son contour. Voilà ce qui fait hésiter à parler de ce livre, impatientant pour la Critique qui ne peut pas se scinder comme le livre et se mettre en petits paquets. Mais une raison qui n’est pas littéraire a tout emporté de mes velléités de silence, une raison qui vaut mieux que toutes les littératures, et cette raison, c’est que : « Ceci n’est pas un conte ! » C’est qu’ici — dans ces Étapes d’une conversion — il y a une vérité qui palpite plus fort que le talent n’a jamais palpité, et qu’enfin, pour ceux qui comprennent la beauté et la grandeur de la vie, il y a mieux même que le génie d’un homme dans un homme, — il y a son cœur !

Les Rois, quand on avait des Rois, faisaient mettre le leur dans des boîtes d’or et les envoyaient aux Églises auxquelles ils avaient le plus de foi et qu’ils avaient le plus aimées. Paul Féval, qui, par le talent et le succès, a eu sa manière d’être Roi, Paul Féval, dont la conversion a fait éclat en ces derniers temps, a mis son cœur ici, — et je vous jure que c’est une boîte d’or, digne d’être offerte à Dieu, sur son autel !

XI

Il s’est converti, en effet, non pas à l’idée, mais à la pratique chrétienne. L’idée, il l’avait. Il pensait comme nous. Il croyait comme nous. Il avait l’immutable christianisme du Breton, dont rien n’avait pu entamer la solidité pure : ni la vie de Paris, ni le scepticisme de Paris, ni la dispersion de tous les sentiments dans ce funeste Paris, qui tient de la roue pour nous moudre le cœur et du vent pour nous l’éparpiller. Il avait cela, et il était assez chrétien comme cela, au regard des superficiels, qui le trouvaient charmant et léger et gai d’esprit comme pas un d’entre eux ; car il avait le charme, la légèreté et la gaîté de l’esprit qui n’empêcheraient pas d’être un saint si on avait envie de l’être, et qui s’ajoutent même à la sainteté pour la faire plus séduisante, quand on l’a. Seule, la pratique lui manquait. Presque rien ! Mais ce presque rien, c’est là tout. C’est la dentelle qui est le mur d’airain, transparent mais impénétrable. Un jour, le mur d’airain fondit et laissa passer l’homme de foi jusqu’à l’homme d’action.

Comme son incomparable homonyme, Paul Féval n’a pas été frappé de la foudre solaire sur le chemin de Damas. Le chemin de Damas ne se trouve guères sur les boulevards de Paris ! Il n’a point entendu la voix puissamment tendre qui dit l’irrésistible : Pourquoi donc me persécutes-tu ? car il n’avait jamais persécuté Celui-là qu’il aurait dû suivre, et que pour son malheur et son péché il ne suivait pas. Mais Dieu, qui a, quand il le veut, tous les moyens de nous atteindre, Dieu, qui donne à sa Grâce divine toutes les formes humaines qu’il lui plaît, donna pour Féval à sa Grâce le visage d’un ami et d’un homme fait par l’esprit pour tout renverser comme la foudre, et qui se contenta de lui planter et de lui enfoncer doucement dans le cœur, pendant des années dont je ne sais pas le nombre, les racines de cette conversion que voilà maintenant fleurie et épanouie sur sa tombe !

Cet ami, Paul Féval l’appelle tout simplement Jean dans son livre, mais, en réalité, il s’appelait d’un nom qui deux jours fut célèbre. Il s’appelait Raymond Brucker.

XII

Je l’ai connu, et j’en ai déjà parlé ailleurs18 Raymond Brucker, qui fut la Grâce pour Paul Féval, et pour tant d’âmes qui ne l’ont pas dit comme Féval, fut l’inspiration pour une foule d’esprits qui ne l’ont pas dit davantage. Dans ce monde constipé de cœur et bourrelé de vanité discrète, n’attendez pas que le moindre quinquet littéraire allumé par Brucker reconnaisse lui devoir l’étincelle tombée sur sa mèche ! Mais je nommerais, s’il le fallait, tous les hommes issus de la brillante éclosion de 1830 à 1848, et je montrerais qu’il n’en est peut-être pas quatre qui n’aient porté sur leur front le souffle enflammé de Brucker, de cet homme qui eut les deux souffles : qui eut d’abord l’influence naturelle du talent, et, plus tard, l’influence surnaturelle de la foi… Aucun parmi nous ne lui a ressemblé. Ceux qui l’ont connu, et qu’il savait fasciner par l’extraordinaire d’une éloquence à laquelle rien ne ressemblait, l’admirèrent souvent comme un homme fait de toutes pièces, et de prodigieuses pièces. On trouvait en lui du Thomas d’Aquin et du Shakespeare, du Diderot et de l’O’Connell. Mais la puissance réelle de l’homme dans lequel on trouvait des morceaux de tels hommes, n’était pas là. Elle était ailleurs. Selon moi, Raymond Brucker fut, de nature, ce que je me permettrai d’appeler un homme-cause (chose rare !), qui donnait à tous les esprits la chiquenaude de Dieu pour les faire mouvoir et vibrer. Là était sa vocation, son génie, son destin dans la vie. Quand il n’était plus cause, il n’était plus rien. Il s’écroulait. Avant d’être devenu chrétien, il a fait des livres, comme nous tous ; il en a fait des las, témoignant de facultés et de connaissances encyclopédiques qui s’emmêlaient et s’enchevelaient, mais pour n’aboutir qu’à des œuvres puissamment manquées. Les livres, ces édifices difficiles et lents à construire, impatientaient ses mains rapides et brûlantes et ne furent jamais, sous les siennes, que d’éblouissantes imperfections. On ne bâtit point avec de la flamme. La sienne allumait les esprits. Quand c’était fait, son œuvre était faite… Né pestiféré dans un siècle pestiféré, et malade de toutes les maladies de son temps, représentées par tous les systèmes, il guérit de toutes par le miracle de cette Grâce, qui opéra en lui par des voies secrètes ; car il ne fut le Féval de personne. Nul homme ne devait être pour lui ce qu’il fut pour les autres hommes, et Dieu seul dut agir sur lui comme, lui, il agissait sur eux. Telle fut, vue par en haut, et dégagée, comme un arbre en pleine forêt abattue, de toutes les facultés qui jetaient leur épaisseur sur elle, la supériorité absolue de Raymond Brucker, de ce porte-flamme, qui, comme la flamme ne laisse rien après elle, n’a rien laissé après lui, et, tout entier, s’est évaporé. Il n’a laissé ni œuvre devant les hommes, ni gloire faite par eux, les ingrats ! et sans la tendre admiration de Paul Féval, et peut-être sa reconnaissance d’âme sauvée, Brucker courait probablement la chance d’être aujourd’hui tout à fait oublié. Mais, romancier jusqu’à sa dernière heure, Paul Féval, qui fut son ami, a voulu tailler un roman de plus dans l’étoffe de cette personnalité qui prête à tout, tant elle est vaste et contrastée ! et c’est ainsi que l’homme qui a le plus fécondé les têtes de son temps, comme Socrate accouchait celles du sien, l’inspirateur de tant d’esprits pendant sa vie, va, après sa mort, par une singulière opiniâtreté de la destinée, en inspirer encore un.

Et si celui-là continue son livre comme il l’a commencé, il fera un délicieux roman, et probablement le plus délicieux qui soit jamais sorti de sa plume. Brucker aura donc porté bonheur autant au talent de Paul Féval qu’à son âme. C’est Brucker, en effet, qui est le roman même ; il n’en est pas seulement un personnage, il en est le centre, le cadre et le sujet. Ce roman (qui n’est pas un conte) serait-il son histoire ? Seul, l’auteur pourrait répondre à cette question, et révéler le mystère d’une composition qui, comme toute composition, a son mystère, et où deux histoires vraies peuvent s’entrelacer et se fondre, comme dans beaucoup de romans et de poèmes, pour n’en faire qu’une, sans que l’on sache bien où l’une de ces histoires finit et où l’autre commence. Quoi qu’il en soit, et d’ailleurs cela importe peu ! la conversion racontée ici est un fait réel, soit de la vie de Brucker, qui s’est converti à un certain moment d’une vie longtemps profane, ou de la vie de Paul Féval, certainement moins profane, et qui vient aussi de se convertir. Dans tous les cas, ce qui reste acquis au débat, c’est que cette conversion n’est pas inventée, et qu’on le sent à la manière émue et pénétrante dont elle est racontée. Brucker ou Paul Féval, il y a ici le plus touchant, le plus attendrissant, le plus exquis des convertis et des conteurs. Dans la forme du roman, et sous le masque de verre de ce nom de « Jean », qui ne trompe personne, c’est Raymond Brucker qui raconte en son propre nom ; et il y est d’une vérité frappante d’accent et de physionomie, animés l’un et l’autre par des détails charmants, et qui, évidemment, ne peuvent appartenir qu’à cette nature de Raymond Brucker, presque ininventable d’originalité. J’ai parlé plus haut de lui, et je n’ai montré que le Brucker intellectuel et la note la plus élevée et la plus grave de sa prodigieuse intellectualité. Mais, dans le livre de Féval, Brucker est intégral et embrassé par tous les côtés de son esprit et de sa vie. C’est Brucker, tombé des athénées du monde dans les cryptes des églises chrétiennes. C’est Brucker, le prédicateur, avec ses impétuosités de converti, ses beaux mépris du monde, ses brusqueries tendres, sa bonhomie sublime ou plaisante, sa poignante sensibilité, sa mordante gaîté qui caressait encore lorsqu’elle mordait, son faste d’humilité, car parfois, Diogène chrétien, il affectait l’orgueil de l’humilité contre l’orgueil philosophique, et son inattendu dans le paradoxe qui terrassait l’idée connue et commune et vous rasait si près de terre un sot ! et cette éloquence à l’O’Connell, où le grandiose et le trivial se battaient comme la pluie et le vent dans Shakespeare, — cette éloquence, entendue et ressouvenue, dont l’auteur des Étapes d’une conversion a pu être l’écho, et, plus intime que l’écho : la harpe éolienne ! Le vent passe dans les cordes de la harpe éolienne et s’imprègne de leur harmonie. Paul Féval passe à travers Brucker et devient Brucker en y passant. On se dit : « Le voilà ! c’est bien lui ! » Paul Féval est un thaumaturge. Les Russes ont une adorable coutume. Le jour de Pâques, ils s’embrassent quand ils se rencontrent et se disent joyeusement : Le Christ est ressuscité ! Moi qui ai longtemps aimé Brucker, j’ai dit aussi avec une joie attendrie, après avoir lu Les Étapes d’une conversion : « Raymond Brucker est ressuscité ! » et j’aurais bien demandé à Paul Féval la permission de l’embrasser pour m’avoir fait ce bonheur-là.

XIII

En effet, peindre ainsi, c’est ressusciter. Écoutez le peintre :

« Mais c’est lui surtout, — nous dit-il, — créature brillante et incomplète, poème auquel il manquait des feuillets, c’est Jean lui-même qui vit en moi avec tout ce que Dieu lui avait donné, défaillances et vigueur, lumières et ombres. Quand je détourne mes regards du présent pour les reporter en arrière, je vois, comme si elle était là devant moi, cette tête tourmentée, mais si calme ! de l’esclave de la foi qui s’émerveillait d’avoir douté ; cette figure du libre penseur prisonnier de Dieu ; ce masque imprévu, si absolument divers, frivole et profond, travaillé par la fièvre du savoir, mais tout pénétré de sérénités naïves, qui m’a fait si souvent, si souvent, penser et pleurer…

« Il est là, le vieil homme que j’aimais, — véritablement homme, pétri d’humilité et de dédains, de charité et de cruautés ; amalgame de douceur, d’amertumes, d’obéissance, de murmures, d’imprudence et de sagesse, et bon, loyal et généreux ! Le voilà, avec ses traits hardis, bizarrement fouillés, sa joue longue, creuse et blême, hachée de rides dont chacune trahit un sarcasme guéri, une colère apaisée, une plainte réduite au silence. Va-t-il parler, lui qui était l’éloquence même ? Sa bouche s’ouvre dans le sourire de ceux qui ont béni la douleur ardemment. Son grand front pense et prie. Son regard, qui semble éteint, couve sa puissance comme un foyer, endormi sous la cendre, disperse en gerbes, dès qu’on le remue, le soudain réveil de ses éclairs…

« Il avait été très beau. Madeleine disait cela. Moi, je ne le connus que longtemps après sa jeunesse passée… Parfois, sa haute taille abandonnée se redressait tout à coup comme celle d’un soldat qui oublie sa blessure, et parfois aussi, du fond de lui, une corrosive odeur d’orgueil s’exhalait, malgré l’humiliation volontaire et sévère de sa vie. Rien ne restait de la fortune si cavalièrement conquise à la pointe de sa plume, et sa plume, qui avait été d’or, ne valait pas même à présent l’outil du plus vulgaire ouvrier, puisqu’il avait peur d’elle au point de la condamner à l’immobilité. »

— Peur d’elle ! c’est le seul mot que j’aurais voulu changer à ce portrait superbe. Peur d’elle ? Brucker ? Il en avait le mépris !

Et quelques lignes plus bas : « Il apportait dans l’expiation la fougue et la force de sa nature. Comme il avait vécu d’orgueil, il était avide de rabaissement et ambitieux de décadence. Pour lui, en fait de chute, rien n’était assez profond. Comment dire ? L’orgueil se glisse partout, jusque dans la sainte passion d’expier l’orgueil. »

Que vous savez bien dire, au contraire, et que j’aime cette manière de peindre ! Je ne crois pas que l’on puisse faire plus simplement, plus profondément et plus magnifiquement vivant. Et ce n’est là que quelques traits que je détache de ce portrait, qui est moins un portrait que la vie, la voix, le geste et l’âme d’un homme, gravés ineffaçablement sur la toile palpitante et vivante du cœur d’un autre homme. Si je n’étais pas saisi par la puissance de cette image réapparue devant moi, par l’aspect troublant de ce revenant que j’aime à voir revenir sous la plume évocatrice de Féval, je vous aurais fait remarquer toutes les beautés de cette peinture, dont chaque coup de pinceau est une pensée, dans un temps où ceux qui passent pour des peintres n’ont que de la couleur physique à mettre par-dessus leur néant, comme des maçons mettent du mortier dans des trous.

XIV

Du reste, c’est presque une conversion aussi que cette manière de peindre. La Grâce, quand son rayon tombe dans un homme, va jusqu’à l’écrivain. Paul Féval, en ses Étapes d’une conversion, nous a révélé, par des qualités neuves, une manière pensive, intime, recueillie et profonde, que je ne lui connaissais pas, du moins au même degré où je la lui vois maintenant. Ce n’est plus ici l’homme de ces grandes fresques qu’il a peintes toute sa vie, avec ce pinceau infatigable et ailé qui allait quelquefois trop vite et qui semblait capable défaire quatre-vingts lieues à l’heure, comme les ailes du martin-pêcheur. L’auteur à fond de train et ventre-à-terre des romans les plus lus et les plus aimés de ce siècle, qui a la fringale des romans, s’est rassis dans ce petit volume. Il a mis sa tête dans sa main, comme la Mélancolie d’Albert Dürer. En ce livre d’un christianisme qui ne l’est pas, comme tant de livres, de superficie, il ne travaille plus pour les appétits de ce gros boa de public qu’il a pu rassasier, mais sans le faire jamais dormir. Il y a travaillé pour les délicats, pour les esprits choisis, pour les âmes religieuses, pour le petit nombre des Élus, aussi petit, ce nombre-là, en littérature que dans le ciel ! Autrefois et naguère même, il versait son talent à flots dans toutes ces têtes qui sont le plus souvent des cruches ; et, fébrile de verve, pour le répandre plus vite et plus abondamment, il aurait volontiers cassé le goulot de la bouteille. Maintenant, c’est de l’extrait de talent qu’il va nous donner dans de petits livres qui rappelleront ces fines aiguilles de cristal dans lesquelles on enferme l’essence des roses… Les Étapes d’une conversion auront trois volumes comme celui-ci, et seront publiés en trois fois. Mais je n’avais pas à examiner littérairement ce premier volume, dans lequel la personnalité de Brucker tient toute la place et où il n’y a pas d’étapes encore.

Ce n’en est pas une, puisqu’on n’a pas marché, que le récit, qui commence le roman à venir et finit le volume actuel, de cette mort d’un père pénétrant des premières impressions chrétiennes l’âme d’un enfant qui les retrouvera un jour dans son âme et qui redeviendra chrétien. Les sentiments que ce pathétique récit remue dans les âmes, on les saura, en le lisant, mais il n’y a que les connaisseurs littéraires qui apprécieront le tour de force dans le chef-d’œuvre de ce récit. Dans quels livres, et chez quels romanciers, n’a-t-on pas vu des morts chrétiennes ? Elles sont si belles qu’elles tentent même ceux qui ne croient pas. Elles sont une espèce de sublime facile, à la portée de tous les talents. Mais dans quel roman a-t-on abordé, avec une pareille précision, tout ce qui constitue la mort chrétienne dans les plus petits détails des cérémonies dernières de l’Église, et sans oublier une seule de ses maternelles attentions pour le Fidèle qui meurt dans son sein ! L’artiste, doublé nouvellement du chrétien dans Paul Féval, a élevé le tout à un idéal de beauté qui prouve que le talent est déjà chez lui transfiguré par la Foi.

Il y a bien encore çà et là, à quelques touches (dans la Madeleine, la gouvernante de Jean, par exemple), du Paul Féval d’autrefois, de cet esprit charmant que j’ai tant loué dans Le Chevalier de Kéramour ; mais la Grâce l’a pris et a trempé le rieur aux sources de ces larmes qui rendent si heureux ceux qui les répandent que, dit-on, à cette marque on reconnaît les Saints. Le chrétien que voici en deviendra-t-il un ?… Je le souhaiterais pour lui, son talent dût-il en périr. Seulement, je suis bien sûr qu’il n’en périrait pas ! Je ne suis pas de ceux qui lui diraient, comme un critique chrétien le lui disait l’autre jour (drôle de christianisme !) : qu’il ne fallait pas trop se convertir, pour rester plus utile. L’utilitarisme, en religion, est aussi bas qu’en autre chose… Il n’y a de beau et même d’utile, puisqu’on aime ce mot et cette idée-là, mais d’utile dans le sens infini, que ce qui est beau, toujours plus beau, que ce qui se rapproche le plus de la Beauté Éternelle ! Goethe, — qui, malgré ses airs d’Olympien, fut quelquefois grotesque, s’est plaint toute sa vie de la longueur du nez des chandelles qui éclairaient (mal) les veillées de son génie ; — Goethe, mourant comme il avait vécu, criait, en mourant : « Toujours plus de lumière ! toujours plus de lumière ! » Nous disons, nous, à Féval, comme à tous les chrétiens : « Toujours plus de christianisme ! toujours plus de christianisme ! » parce que c’est plus de lumière. Mais ce n’est pas (heureusement !) la lumière de Goethe.

XV

Jésuites ! [XV-XVIII].

Quand on annonça, presque immédiatement après Les Étapes d’une conversion, un livre du nouveau converti Paul Féval, j’étais loin de m’attendre, je l’avoue, à celui-ci. On avait parlé d’un livre sur les Jésuites, et je croyais que le célèbre romancier, resté romancier quoique ardemment devenu chrétien dans sa vie comme dans sa pensée, allait nous donner un roman dont les Jésuites seraient le sujet et les héros. S’il y a, en effet, des hommes historiques qui, à force de génie et d’héroïsme, de science religieuse et de science mondaine, semblent allumer le roman dans l’histoire, ce sont les Jésuites, à coup sûr. Pourquoi donc pas un roman dans lequel ils auraient figuré ? Le grand romancier protestant, à Walter Scott, a bien écrit Les Puritains. Pourquoi un grand romancier catholique n’écrirait-il pas Les Jésuites 19 ? Pourquoi ne taillerait-il pas quelque superbe roman dans cette histoire immense : l’histoire des Jésuites, — trop vaste certainement pour être embrassée et tenir dans une seule composition, fût-elle épique ; car elle contient plusieurs épopées… D’ailleurs, il y avait une revanche à prendre. La haine voit plus clair pour faire le mal, que l’amour pour faire le bien. Les ennemis du catholicisme n’avaient pas manqué de voir le parti qu’ils pouvaient tirer, dans l’intérêt de leurs passions et de leurs idées, de ces hommes si romanesquement, si surnaturellement historiques, et dont la gloire trempait, par en bas, dans des calomnies qu’il s’agissait de faire monter toujours plus haut. Eugène Sue avait donné un fort coup de pompe à cette boue. Il avait inventé Rodin. Il fallait faire rentrer sous terre cette invention abjecte et scélérate. Il était temps d’opposer enfin le Jésuite vrai au Jésuite faux. Eugène Sue méritait un soufflet terrible, et quelle meilleure main, plus pure et plus inspirée, que celle de Paul Féval, un romancier comme lui, pour le lui donner ?…

Mais ce n’est pas un roman que le livre de Paul Féval. Catholique d’hier, animé d’un enthousiasme d’homme renouvelé, et qui ne s’en ira pas comme s’en vont de nos cœurs, les uns après les autres, tous nos pauvres enthousiasmes de la terre, Paul Féval a voulu affirmer son catholicisme plus expressément encore que par un roman, et à l’œuvre que j’attendais il a préféré une œuvre plus militante, — une œuvre qui ressemblât davantage à un acte, ainsi qu’il convient à un chrétien pour qui l’art, si grand qu’il soit, n’est plus maintenant le but principal de la vie. Pris au cœur comme le prophète aux cheveux par la main divine, Paul Féval, cet esprit fécond, à la composition rapide et dont la plume ressemble à une aile, ne pouvait tarder à nous faire un livre dans le sens des idées qui l’ont saisi avec tant de puissance, et le livre a paru comme l’éclair. Instantanéité merveilleuse de facultés ! Dans les hommes richement doués, il y a plusieurs hommes. Paul Féval a replié en lui le romancier et il a ouvert l’historien. Cet homme d’imagination romanesque s’est jeté dans la réalité historique avec un incroyable élan, et de toutes les histoires qu’il pouvait écrire il a choisi la plus troublée, la plus méconnue, la plus travestie, la plus insultée et la plus dangereuse au talent qui la touche, si le talent a la malheureuse ambition de cette sottise qu’on appelle la gloire… L’impopularité tente les esprits héroïques. Écrire l’histoire des Jésuites, c’est bondir au milieu du feu, et c’est jusqu’à cette histoire que Paul Féval, pour son début d’historien, a bondi… « Mon premier bond, — disait lord Byron, — est celui du tigre. Quand je le manque, je retourne en grondant à mon antre. » Paul Féval n’aura pas besoin de retourner au sien. Son premier bond, il ne l’a pas manqué.

C’est, du reste, tout ce qu’il a du tigre, Paul Féval : le bond, la souplesse, l’élasticité. Et il en a aussi la grâce ; car, avant tout, c’est un esprit d’une grâce victorieuse, — d’une grâce française, — de cette grâce qui était autrefois de race chez nous, et qui n’existe plus dans la dégénération actuelle. Le livre d’histoire qu’il nous a donné est un livre d’histoire, mais on peut dire : d’histoire armée. C’est tout à la fois une apologie et une polémique. C’est enfin un livre d’histoire comme on est obligé d’en faire aux époques de lutte, de contradiction et de déchirement. Il aurait pu assurément y mettre toutes les férocités d’un esprit dont il a assez, s’il le voulait, pour être féroce ; mais, en reprenant en sous-œuvre cette histoire que Crétineau-Joly écrivit un jour avec l’impitoyable âpreté d’une conviction révoltée, Paul Féval a aimé mieux n’y mettre que le charme de cet esprit fait pour emporter les cœurs qui le liront, avec des mains qui n’ont du tigre que la force et que le velours.

XVI

Crétineau-Joly, dont il faudra désormais toujours parler quand il s’agira des Jésuites, était, lui, le tigre tout à fait, depuis les griffes jusqu’aux dents ; et c’est pourtant de l’histoire de ce tigre que le doux et aimable Paul Féval s’est inspiré. Il ne pouvait guères s’inspirer d’une autre. Avant Crétineau-Joly, les Jésuites, à proprement parler, n’avaient pas d’histoire. Ils s’en souciaient bien ! On les calomniait avec rage ; on les accusait de tout ce dont on peut accuser des créatures humaines : ils laissaient dire. Dieu les voyait. Qu’y a-t-il de commun entre le ciel et l’histoire ?… Ils ne la dédaignaient pas ; ils l’oubliaient. Crétineau, qui n’était pas Jésuite, y pensa pour eux. Avec ce que je sais de ces indifférents sublimes aux choses du temps, qu’on croit si occupés de la terre, Crétineau dut prendre l’initiative d’une histoire complète de leur ordre et leur demander la permission de l’écrire. On ne connaît pas assez Crétineau-Joly. Si ce talent robuste, à une époque de talents fins, et qui n’a pas laissé de renommée en proportion avec la force samsonienne que ses œuvres affirment, s’était donné à la Libre Pensée comme il s’est donné au Catholicisme, quelle gloire ne lui auraient pas faite les tapageurs qui ont fait celles de Renan et de Proudhon ! Mais le catholicisme a cela de beau qu’il peut, sans ingratitude, se décharger sur Dieu du soin de payer les services qu’on lui rend : Dieu reconnaîtra les siens ! Crétineau avait la hardiesse de sa force. L’idée d’écrire l’histoire de la Compagnie de Jésus enflammait son esprit hardi, amoureux du danger, et, qu’on me permette l’expression ! à rebrousse-poil de son époque. Il aimait la Papauté et l’Église comme ou les aimait au Moyen Âge. C’était, littérairement, un capitaine d’aventure, puisqu’il n’y en a plus maintenant que dans les lettres, de ces capitaines-là ! et il trouva digne de lui de courir cette aventure suprême. Tant de bravoure, d’esprit et de dévouement, toucha les grands Honnis, les grands Calomniés du monde, qui lui donnèrent pour écrire leur histoire les renseignements qui manquaient à tout le monde, et qui lui livrèrent les papiers engloutis jusque-là aux bibliothèques du Vatican et du Gesu. Cela, joint au talent de l’homme, de l’espèce de Charles Martel du catholicisme qu’était Crétineau, fit un livre incomparable, qu’on ne recommencera pas et qu’on n’a pas besoin de recommencer. Quand il parut, l’effet en fut si grand qu’on s’en tut. Selon la lâcheté traditionnelle, les Muets de la Libre Pensée (de bavards, ils l’étaient devenus !) crurent l’étouffer en n’en parlant pas… Nul ne souffla pour y répondre, et depuis ce temps-là nul non plus n’a soufflé, et le livre de Crétineau est resté là, dans la littérature du temps, comme une pierre aux angles aiguisés et formidables, attendant vainement toujours la tête osée qui s’y cognera, — pour la briser.

Mais les têtes étaient prudentes, et elles n’y touchèrent pas. Les charretiers de la calomnie tournèrent, en mourant de peur, cette borne terrible qui aurait fait culbuter et éventré leurs affreux colis. L’Histoire des Jésuites ne fut guères lue que par ceux qui n’avaient pas besoin de la lire et d’être édifiés sur le compte de ceux qu’elle défend ou qu’elle innocente. D’ailleurs, même pour ces lecteurs-là, cette Histoire des Jésuites était une œuvre rude à aborder. Elle avait (sauf erreur) sept ou huit volumes. Or, en ce siècle pressé et ennuyé, il n’y a que l’imagination qui, dans un livre, puisse se permettre la longueur. On veut des romans qui n’en finissent pas, mais un livre de raison, de faits graves et de discussion, doit être court pour être lu. Le livre de Crétineau-Joly ne fut donc qu’une pyramide dans le désert. Isolement plein de grandeur, mais plein de tristesse ! Cela suffisait, sans nul doute, au mâle architecte qui l’avait bâtie, cette pyramide, mais au point de vue du service qu’il avait voulu rendre, évidemment cela ne suffisait pas.

XVII

Et voilà ce que Paul Féval a compris. Il connaît la vie et la vie moderne, lui qui souvent, dans ses romans, nous en a exprimé les passions, les ridicules et les vices. Il connaît la petitesse de l’esprit de son temps, qui n’est fait ni pour les grandes choses ni pour les choses complètes. Il sait l’inutilité des livres grands dans un temps petit. Il s’est souvenu que, même dans un siècle très grand, un livre intitulé les Petites Lettres, qui devinrent plus tard : les Provinciales, firent leur fortune, justement contre les Jésuites, et il a écrit pour eux aussi un petit livre. C’est celui-là qu’il n’appelle pas une histoire, mais Jésuites ! avec un point d’exclamation qui ressemble à un pennon déployé. Paul Féval s’est dit que le monument de Crétineau-Joly — car c’est un monument — n’était qu’un magnifique tombeau au pied duquel on passe, et qu’il fallait l’abaisser au niveau de ceux-là qui sont incapables d’en apprécier les proportions et la hauteur. Son livre : Jésuites ! semble sorti des flancs de la grande histoire de Crétineau, ou, pour mieux parler, c’est l’histoire de Crétineau, citée à beaucoup de pages, refaite, mais condensée, mais affinée, mais couronnée de la flamme légère d’une âme et d’un esprit charmants que n’avait pas ce violent brûle-tout de Crétineau. Où sa belle et savante Histoire des Jésuites ne peut pas entrer, parce qu’elle a des proportions trop larges pour l’étroitesse de nos esprits, le petit livre court de Paul Féval, intitulé si crânement Jésuites ! y pénétrera comme un projectile. C’est la balle d’argent du diable dans Robin des Bois mise au service de Dieu pour la première fois, et qui ne manquera pas son coup. Ce petit livre, gros comme rien et comme tout, atteindra plus sûrement que la vaste et inexorable histoire de Crétineau le but généreux que tous les deux se sont proposé : la réhabilitation historique de ces hommes, l’honneur de l’Église et du genre humain, qu’on traîne sur la claie depuis plus d’un siècle. Telle, selon moi, la supériorité pratique de cet écrit de Paul Féval, dans lequel il a montré une puissance qu’on aime et des facultés irrésistibles.

Faire aimer la puissance à ceux qui la subissent, chose rare, dans ce temps surtout où l’orgueil n’en veut plus, de puissance ! c’est le don de Paul Féval, — de ce talent fée. On ne se révolte pas contre la sienne, et comme il nous fait aimer la puissance, il nous fera peut-être aimer un jour la vérité. Mais, quand il n’y parviendrait pas, le livre que voici n’en serait pas moins un chef-d’œuvre. Je ne connais pas, en effet, de livre plus vrai, et où la vérité, qui n’est ordinairement que nue, soit plus séduisante. Paul Féval converti fait un apostolat inconnu aux Apôtres, — l’apostolat de la séduction, — et il le fait comme il faut le faire en France, où les Apôtres ne jouissent pas d’une excessive popularité… Je l’ai écrit plus haut : jamais, depuis Voltaire et Beaumarchais, on n’a été, de tournure d’esprit, plus français que lui. Voltaire n’a dit qu’un mot en faveur des Jésuites, — ce qui, par parenthèse, aurait dû apprendre à réfléchir à Béranger, — mais il aurait écrit pour eux à pleine plume qu’il n’aurait pas été, en les défendant, plus spirituel et plus gai que Paul Féval. Il n’aurait pas mieux raillé et ridiculisé leurs adversaires. Seulement, il n’aurait pas mouillé son rire de ces belles larmes d’admiration et d’attendrissement qui se mêlent au rire si gai pourtant de cet enchanteur de Paul Féval, dont l’enchantement est précisément le mélange, divin à force d’être humain, du rire et des larmes !

XVIII

Il l’a toujours eue, cette source d’un talent touchant, — qui touche deux fois : l’une pour nous faire rire, et l’autre pour nous faire pleurer. Ses romans attestent qu’elle est en lui abondante, profonde, inépuisable ; mais nulle part elle n’a mieux jailli, elle n’a mieux coulé que dans cette histoire qu’il nous fait des Jésuites, et à travers laquelle il introduit, d’une façon si piquante, sa sensible personnalité. Étrange et délicieuse nouveauté en histoire ! le rire se trouve, ici, à côté des larmes. Mais le rire y est désarmé par la charité du chrétien, et les larmes y ont la beauté pure des larmes chrétiennes. Crétineau-Joly, l’historien implacable, ne connaît ni ces larmes ni ce rire. Quoique chrétien jusqu’aux entrailles, il ne l’est pas assez pour rire ainsi et ainsi pleurer. Il fallait, pour cela, l’âme et l’esprit de Paul Féval ! Paul Féval, qui a trouvé le moyen, tout en écrivant son histoire, de faire un pamphlet contre les pamphlets, est, en gaîté comme en pathétique, un passé maître. Pascal, le triste Pascal, qui savait pleurer, mais qui avait de l’âcreté dans les larmes, voulut rire une fois en sa vie, et contre les Jésuites. Mais voici un homme qui n’est pas Pascal, et qui, pour les Jésuites, dame le pion au grand Pascal en fait de gaîté. J’ai parlé de Voltaire, mais lisez l’introduction étincelante de Jésuites ! Vous trouverez que l’auteur de cette introduction, d’une verve si étonnante, a aussi la gaîté qui vibrait en Beaumarchais avec de si vives résonnances, avec de si prestes éclairs ! Le Paul Féval de ce livre, c’est Voltaire et Beaumarchais christianisés dans un homme, pour prouver au monde qu’en esprit et en gaîté ceux qui ont Dieu au cœur valent bien ceux qui ont le diable au corps.

Nous avions besoin de cette preuve, nous autres chrétiens… Nous avions parmi nous de très hautes intelligences, — des génies même, comme de Maistre et Bonald, — des savants, des docteurs, des éloquents ; mais un homme d’esprit qui sût rire, tout en restant chrétien, il faut bien le dire, il n’y en avait pas. De Maistre, qui aimait Voltaire tout en lu maudissant, parce qu’il avait autant d’esprit que Voltaire, et que l’Esprit est toujours un Narcisse qui aime à se mirer et à se revoir dans l’esprit des autres ; de Maistre, qui était capable de rire, n’a ri que deux ou trois fois dans ses œuvres. Son génie absorba son esprit. Donoso Cortès est solennel ; d’ailleurs, il n’est pas français : il est espagnol. Il est du pays de l’emphase. Louis Veuillot a le coup de dent ; et quand on appuie tant la dent, on ne rit plus, et surtout on ne fait pas rire. Ainsi, d’esprit léger, fringant, français, avec la petite flamme bleue dans les cheveux, moqueur charmant à faire rire ceux dont il se moque, comme le fait Féval, avant lui, il n’y en avait pas. Il semblait que le génie catholique, qui est le génie latin, eût tué le génie français. Les gens de la Libre Pensée pouvaient nous railler et nous dire : « Vous avez pour vous la vérité ; vous pouvez vous passer du reste. » Eh bien, messieurs, nous ne nous en passerons pas ! Le livre de Jésuites ! nous révèle un écrivain catholique qui ne croit pas faire un péché mortel en étant spirituel comme les plus mondains d’entre vous, et qui même a raison de se croire un mérite quand il daube joyeusement les ennemis de Dieu et de ses serviteurs.

Et ceci restera acquis à la cause chrétienne et aux Jésuites, qui ne font qu’un avec elle… Quant à eux, profiteront-ils autrement du livre de Paul Féval ? Je l’ai dit et le répète : je crois ce livre, dans l’ordre pratique, d’une influence bien plus considérable que l’Histoire des Jésuites par Crétineau, mais nous sommes dans des temps si mauvais que le doute du bien est permis. À une certaine hauteur de société et d’instruction, tout le monde sourit à présent des exagérations contre les Jésuites et des calomnies, atroces ou imbéciles, auxquelles ceux qui les débitent ne croient même pas ; mais on les maintient nonobstant. C’est de bonne guerre contre l’Église de calomnier les Jésuites, que l’athée Frédéric II, ce connaisseur en grenadiers, respectait comme ses grenadiers. Le livre vivant, mouvementé, pétillant de feu par toutes ses facettes, de Paul Féval, ne laissera peut-être dans l’opinion que le sillage d’un livre brillant. Nous nous en affligerons pour eux, mais c’est la gloire des Jésuites que cela ne leur fera rien du tout. La plus lourde balourdise des temps modernes, si ce n’en est pas la plus odieuse coquinerie, c’est de donner à croire que les Jésuites sont des hommes politiques qui se préoccupent de bien autre chose que du salut des âmes et du leur. Des hommes politiques ! — ils le sont bien, mais pas comme l’entend le monde. Ils ont la politique de la prière. Ils sont des hommes politiques à l’autel. Ils croient bien plus à la force de Moïse qu’à la force d’Aaron. Moïse priait pendant qu’Aaron livrait la bataille. Les hommes bêtes qui ne comprennent que l’action, que la brutalité des faits physiques, ne comprennent qu’Aaron, et leurs Te Deum ne se chantent qu’après la victoire. Mais les Jésuites ne comprennent que Moïse, — et dans le monde il n’y a plus peut-être qu’eux !

XIX

Les Merveilles du Mont Saint-Michel [XIX-XXI].

Je ne serais pas un critique de fonction obligatoire, qu’à propos du livre de Féval sur le Mont Saint-Michel je serais un critique volontaire. Je le serais pour mon plaisir… Son sujet seul m’entre dans le cœur sans avoir besoin de la main puissante de l’écrivain qui l’y pousse… C’est, en effet, pour moi, le normand jusqu’aux ongles, une des plus belles histoires dont puisse être fier mon pays ! C’est, de toutes les histoires que la Normandie puisse raconter, la plus religieuse, la plus héroïque, la plus longue, en un mot, et, de toutes manières, la plus merveilleuse, — et c’est pourquoi l’auteur l’a nommée : Les Merveilles du Mont Saint-Michel 20. Il aurait pu l’appeler prosaïquement : Histoire du Mont Saint-Michel, mais il a mieux aimé l’intituler : Les Merveilles du Mont Saint-Michel, et il n’y a ni badauderie ni charlatanerie dans ce titre, que, dans une candeur insolente, il jette au nez d’une génération savante, simplificatrice et sceptique, qui ne croit à la merveille de rien ! Paul Féval, l’ancien romancier, — et le romancier est bien près d’être un poète, — Paul Féval, devenu chrétien, c’est-à-dire un poète de plus, doit croire à la merveille de tout. Ici, ce n’est ni le romancier ni le poète qui ont éveillé l’historien qui dormait dans le romancier : c’est le chrétien : « J’appartiens à saint Michel, — dit-il dans cette langue que sa foi lui a donnée. — Je suis né le jour de sa fête. Ma pieuse mère avait voué mon berceau au chef des milices célestes, au vainqueur immortel du mal… et je veux essayer d’écrire l’histoire de sa maison merveilleuse, où habite le dessein de Dieu. » Quand on parle ainsi dans une préface, on écrit l’histoire comme Dieu l’a faite, — sans la discuter ni la diminuer, et dans toute la beauté, tantôt claire et tantôt mystérieuse, de sa grandeur.

Et c’est là ce qu’a fait Paul Féval. Il n’a pas eu peur de ce que le monde moderne, ce petit cuistre pincé, appelle miséricordieusement des légendes, c’est-à-dire les excusables et très compréhensibles mensonges des siècles pieux (quel aimable mépris !), et, sans hésiter, il a pris l’histoire du Mont Saint-Michel dans sa source surnaturelle. Paul Féval n’est pas un chrétien comme il y en a tant, un chrétien d’à moitié. Il l’est complètement. Il a beau traîner à ses talons trente ans de romans, de drames, de boulevard et de feuilletons, qui devraient modifier sa démarche ou la retarder, il n’en va pas moins jusqu’au bout… Nous l’avons dit déjà de ces Étapes d’une conversion qui datèrent la sienne à lui-même : l’homme converti, pour être converti, ne cessa pas d’être ce qu’il était dans toutes ses facultés, et il resta ferme sur elles. Seulement, des servantes qu’elles étaient pour lui, il en fit les servantes du Dieu, qu’il n’avait jamais nié, mais qu’il avait oublié parfois. Il est des âmes frappées par la foudre du chemin de Damas et qui sont coupées en deux dans leur génie, comme le corps d’un soldat par un boulet de canon. Quand Werner, l’auteur d’Attila, de Luther, du Vingt-quatre Février, fut percé à Rome du rayon divin, le poète se tut en lui tout à coup. Il se fit Jésuite, n’écrivit plus et prêcha. Il ne fut pas frappé que dans son âme ; il le fut jusque dans son esprit. Paul Féval n’a été, lui, frappé que dans son âme. Malgré sa capucinade, comme ils disent, il n’est pas devenu capucin. Et les jaloux ennemis de son talent, qui auraient voulu le voir coupé et emporté en deux morceaux par le boulet de la conversion, ont été trompés dans l’espérance de leur ressentiment, et ils l’ont retrouvé, après cette conversion, spirituellement intégral, mais avec une force de plus, attestée par un livre d’histoire plus grave d’inspiration et de portée que tout ce qu’avait écrit précédemment le romancier.

Mais, humainement, l’ancien romancier, — qui n’est pas mort, Dieu merci ! et que la conversion n’a pas fait taire comme le poète Werner, dont elle silença le génie, — l’ancien romancier, toujours vivant et vivace, trouvait son compte encore dans cette histoire du Mont Saint-Michel, qui semble un roman, tant elle est belle, aux yeux vulgaires sans Dieu et sans Archange pour l’expliquer. Jugez donc ! Commencée en 709, — entre Clovis et Charlemagne, par la révélation de saint Aubert, évêque d’Avranches, auquel l’archange Michel ordonna de bâtir sur le roc escarpé, au péril de la mer, qui allait devenir tous les genres de périls, un monastère impossible, et qui, pour preuve de la réalité de son apparition, laissa l’empreinte de son doigt dans la tête du saint à une telle profondeur qu’on retrouve le trou dans l’ossature du crâne qui nous reste, — traversant tout le Moyen Âge, et ne finissant qu’en 1594, après les terribles guerres protestantes, cette histoire du Mont Saint-Michel, qui recommencera peut-être dans l’avenir, a laissé là, écrite entre le ciel et l’eau, comme une immense lettre cunéiforme de granit devant laquelle nos pattes de mouche humiliées paraîtraient bien petites, si un esprit venant de Dieu ne les animait et ne les grandissait, en les animant… Or, c’est cet esprit-là, allumé dans le romancier devenu chrétien, qui lui a fait écrire une histoire qui, sans cet esprit, n’aurait que l’intérêt d’un roman, quoique ce soit certainement le plus magnifique de ses romans.

XX

Et qui sait si ce sera autre chose ? Qui sait si cette mâle histoire sera plus qu’un roman religieux et historique pour ceux qui aimèrent et lurent longtemps Paul Féval, et qui regrettent le brillant et fécond romancier d’autrefois ?… Ils chercheront peut-être encore le romanesque dans cette histoire trop sublime pour ne pas en avoir, mais ils se plaindront que le romancier qui l’exprime l’ait mêlé à trop de faste de foi : car la foi de Paul Féval va jusqu’au faste… et pour moi ce faste devient une splendeur ! Même chrétiennement, en effet, l’auteur n’était pas tenu, après avoir constaté l’origine surnaturelle de son histoire, de creuser dans la source en remontant plus haut que cette source. Dans l’économie intime de son livre, dans l’exigence de la composition, il pouvait très bien partir de saint Aubert et descendre aux faits de l’histoire circonscrite du Mont. Mais une chose si simple n’aurait pas suffi à son avidité de se montrer chrétien et fastueusement chrétien, et il a écrit, d’après les livres sacrés, l’histoire théologique de saint Michel lui-même. Il a ouvert le ciel comme un pavillon au-dessus de la montagne qui portait à son sommet l’image de l’archange, et il en a fait tomber une lumière céleste pour mieux éclairer les faits prodigieux qu’il allait raconter. Ici l’historien touche à l’hagiographe et se fond avec lui. Paul Féval a fait absolument le contraire de ce que font les philosophes, qui essaient d’aller de l’homme à Dieu et qui se cassent le cou dans ce terrible passage. Il est allé de l’archange à l’homme. Il nous a donné une révélation plus vaste que celle de saint Aubert, en faisant précéder par l’histoire divine de l’Archange l’histoire du Mont qui lui a été consacré. Là, pour les esprits qui ne se soucient que du romanesque dans l’histoire, sera le roman, et le roman que justement ils n’y cherchaient pas. Aussi, diront-ils probablement avec une mélancolie à faire mourir de rire : « Nous aimions mieux Le Fils du diable ! » Mais nous ne le dirons pas, nous !

Nous, nous sommes chrétien à la manière de Féval. Ce que nous aimons dans son histoire, c’est le surnaturel. C’est là ce qui, pour nous, en fait la vérité, l’originalité, la beauté, la hardiesse. Nous, nous préférons cette histoire sacrée et savante, brillante de renseignements profonds, clairs, épuisés, et après lesquels il n’y en a plus (l’auteur a tout lu, dit-il fièrement) ; nous préférons cette histoire, brûlante de foi chrétienne, qui brave le martyre du ridicule infligé par les sots en attendant l’autre martyre qui viendra peut-être en ces délicieux jours, à tous les romans du romancier célèbre, dont quelques-uns pourtant sont d’un maître. Oui ! même littérairement, nous la préférons. La littérature n’est pour nous ni une affaire de poids ni une affaire de surface. À part la saveur catholique de cette histoire, à part le parfum qui l’embaume de la senteur de la vérité, et qui, pour nous, est bien au-dessus des sensations de la beauté et de la perfection littéraires, Les Merveilles du Mont Saint-Michel, à ne les prendre que par le côté positif, terrestre, humain, simplement historique, sont ce qu’on appelle un livre fort, dans ce siècle matérialiste et lâche où le plus grand éloge que l’on puisse faire de quelque chose ou de quelqu’un, c’est la force ! Assurément, la critique impie pourra bien ricaner du catholicisme de l’auteur, mais elle ne touchera pas à l’essence de son livre ; elle ne mordra pas sur ce marbre ; elle évitera de s’y cogner. Si les ennemis du surnaturel ne sentent pas, en lisant cette histoire, le vent de l’aile de l’Archange qui y passe, ils y sentiront du moins le vent d’une plume assez formidable pour qu’on la prenne pour cette aile. Passionné comme un homme qui a une croyance, Paul Féval a, dans une opinion opposée, une vie de talent comparable à celle de Michelet et qui le distinguera des froids historiens de ce temps, qu’on pourrait appeler les Croquemorts de l’Histoire. — Morts debout, qui écrivent sur d’autres morts couchés dans la tombe !

XXI

Cependant, malgré cette position d’historien qu’il vient de prendre et qu’il pourrait garder, je crois bien que l’auteur des Merveilles du Mont Saint-Michel reviendra au roman, la vocation de toute sa vie, ardemment et continuellement obéie, par conséquent devenue maintenant presque une destinée… Seulement, en revenant au roman, il lui donnera un caractère nouveau qui l’élèvera bien au-dessus de tous ceux qu’il ait jamais écrits. Des esprits étroits parmi les catholiques, car il n’est pas nécessaire de dire qu’il y en a, le blâmeront peut-être de cette persistance à rester un romancier, c’est-à-dire ce que Dieu l’a fait. Mais si la conversion, en foudroyant l’homme, n’a pas tué l’artiste du même coup, l’artiste résistera certainement aux conseils de ceux qui ne se soucient ni du talent ni du génie, parce qu’ils n’ont, eux, ni génie ni talent. Un journal catholique, qu’il n’est pas besoin de nommer pour que tout le monde le reconnaisse, saluant, justement à propos de ces Merveilles du Mont Saint-Michel, la bienvenue du grand romancier dans l’histoire, par la plume sans autorité d’un de ces rédacteurs impersonnels qui ne sont pas plus que des soldats dans le rang et qui n’en sortent jamais, faisait, sous des formes impertinemment protectrices, une petite leçon rogue au nouveau converti, tout en le félicitant d’un livre qui — celui-là ! — ne devait servir qu’au bien des âmes ; car le bien des âmes est la grande affaire de ceux qui n’ont jamais fait le bien des esprits ! Paul Féval, qui s’appelle lui-même « un candidat à l’humilité », dut être content, ce jour-là, de la bonne occasion qu’on lui offrait de s’exercer à cette vertu, mais nous espérons bien qu’il ne la poussera pas au point de sacrifier à un puritanisme sot, que l’Église catholique renverrait aux protestants, ce qui a fait l’honneur et la gloire de sa vie. Et une bonne raison pour le penser, c’est la grande entreprise dont on a parlé, et qui consisterait pour lui à remanier catholiquement tous les romans qu’il a écrits avant d’être le chrétien qu’il est maintenant, mais qu’il était pourtant déjà alors qu’il les écrivait, ce breton qui a toujours ressemblé à l’hermine de l’écusson de son pays ! Inutile et impossible entreprise, du reste, indigne, selon moi, d’un artiste de race, — car les grands artistes, les inspirés, ne reviennent jamais sur leurs œuvres ; c’est un signe de médiocrité : ils brisent la statue ; ils ne la retouchent pas ! — mais entreprise qui montrerait pourtant que l’artiste, en Paul Féval, même converti, se sent encore, qu’il tient à la gloire de son passé, et qu’il n’est pas prêt à donner la démission qu’on lui demande de sa fonction de romancier.

Quant à l’histoire qu’il vient d’écrire, cette heureuse infidélité aux habitudes de toute sa vie et à l’emploi de ses facultés qui lui a si bien réussi, nous avons dit notre opinion sur le talent inattendu qu’il révèle, et que le livre Jésuites ! (historique aussi sous sa forme militante et enflammée) aurait pu d’ailleurs faire pressentir ; mais il n’y a vraiment que ceux qui liront ces Merveilles du Mont Saint-Michel, lesquelles forment une merveille de livre, qui la trouveront justifiée.

On n’a jamais concentré plus de faits dans moins de pages, et réduit un vaste sujet à tenir dans le creux d’une main d’homme assez empoignante pour l’y faire tenir. Sept cents ans d’histoire passent au pied ou pivotent autour de ce monastère et de cette forteresse tout ensemble, et ces sept cents ans sont racontés avec un détail d’érudition qui étonne encore plus que l’éloquence du récit. Par Dieu ! l’éloquence ne nous étonne pas dans Féval, mais que lui, le romancier, le gai et pathétique conteur, l’improvisateur, le coureur, le Basque du feuilleton, soit devenu tout à coup antiquaire, architecte, chroniqueur, et surtout hagiographe, qui est une manière d’historien spécial dans l’histoire générale, voilà ce qui a droit d’étonner. Les rieurs s’attendaient à un capucin, et c’est un bénédictin qu’ils trouvent ! Les chapitres du livre, qui ressemblent à des fermoirs d’or s’ouvrant et se refermant sur le récit, donnent une idée de ce qu’il y a ici d’intéressant et de grandiose. C’est d’abord l’apparition et la fondation du monastère, puis les moines, puis les sièges anglais, puis les sièges protestants, et enfin les dernières pages, et la fin des merveilles… Ces merveilles ne sont pas seulement les beautés architecturales de ce monument sans égal dont Féval fait l’histoire, tantôt avec le charme naïf d’un chroniqueur des plus vieux temps, tantôt à la manière d’un historien pénétrant, qui — comme Bossuet lui-même — interprète tout au point de vue prédestiné et divin. Si grandes qu’elles soient, ces merveilles, dans lesquelles la main de Dieu évidemment soutint la main des hommes pour les accomplir à travers tant de difficultés, tant d’obstacles, tant de malheurs, il en est, pour moi, de plus grandes, et ce sont les guerres séculaires qui vinrent, comme une succession de tempêtes, battre les murs de ce monastère consacré, et se heurter vainement contre l’autel élevé au porte-épée de Dieu, dressé du sein des flots comme un bloc aimanté pour attirer, des quatre points de l’horizon, les pèlerinages des rois et des peuples, — et pour attirer aussi les armées et les batailles auxquelles il a toujours résisté.

Et voilà certainement le plus merveilleux de l’histoire que Paul Féval a écrite. Cette histoire, je le sais, il l’a mêlée à bien des choses qui, peut-être, ont nui à la composition et à l’art de son livre. Il l’a mêlée même à des choses modernes, que, polémiste autant qu’historien (le polémiste de Jésuites !), il n’a pas pu approcher de sa plume sans que cette plume de soufre prît feu. Mais telle que la voilà, cette histoire, avec son échevèlement dramatique « l’orateur et ces trouées dans le monde moderne, — ce monde moderne qui marche à toute minute sur le cœur chrétien de Féval et le fait crier ! — elle est vraiment aussi superbe que les choses superbes qu’elle raconte, et les choses qu’elle raconte, ce n’est plus les gestes de Dieu par les Francs, c’est les gestes des Francs par Dieu même. Il n’y a, en effet, que Dieu ici. On n’y aperçoit que les deux mains de Dieu et les deux mains de son archange. Une circonstance inouïe dans ces Merveilles du Mont Saint-Michel, c’est que les prêtres du Dieu qui y apparaît tant n’y sont que des néants de prêtres, et l’historien le voit, et il le dit, malgré ses tempes brûlantes et l’illusion qui pour lui devait sortir du sacerdoce. J’avais peur qu’il n’en convînt pas… Dans le nombre des abbés qui gouvernèrent le monastère du Mont Saint-Michel pendant des siècles, il n’y eut guères que des hommes médiocres d’esprit ou de vertu. Aucun n’eut l’étoffe d’un grand homme. Un seul fut irréprochable : Jean de la Porte, mais il y eut parmi eux un traître, et ce fut Jolivet, l’homme des anglais. Tous, en somme, valaient beaucoup moins que les moines qui les avaient élus. Singularité triste, mais qui n’étonne plus quand on y pense. Les mauvais domestiques font faire la besogne à leurs maîtres, et on voit mieux la main de Dieu quand la main de l’homme ne la cache pas… Le Mont Saint-Michel a périclité longtemps par ses abbés, ruiné par la sordidité des uns, abandonné par l’ambition et la dissipation des autres, qui vivaient à la cour et préféraient la mitre de soie de l’évêque à la mitre en laine de l’abbé. Puis vint la peste des commendataires ! Si le monastère n’a pas péri de ce mal intérieur qui lui dévorait les entrailles, c’est grâce à la piété de ses moines et au courage de ses commandants militaires, parmi lesquels il se rencontra un abbé, un abbé-capitaine, Geoffroy de Servon, ami de Duguesclin, qui, au plus noir de la guerre de Cent ans, fit de sa crosse une lance et fut exactement un héros.

Mais il fut le seul. Toute la gloire et le salut du Mont et de son monastère appartiennent surtout à Dieu et à son archange, et c’est ce que Paul Féval a voulu surtout prouver. Ici, il n’y a pas qu’un monastère bâti à coups de miracles et une fois pour toutes, il y a Dieu et son archange, qui n’étend pas son épée et son bouclier seulement sur le pic où s’élève son autel et les quelques pieds de sable qui l’entourent ! De ce pic de deux cents coudées, il les étend démesurément sur toute la France, pendant les houles sanglantes du Moyen Âge et les affres de cette guerre de Cent Ans qui en dura cent vingt-cinq, alors que la France tout entière se croyait perdue. Je vais dire une chose bien frappante. Dans l’histoire de Féval, saint Michel est aussi visible que fut en France la personne physique de Jeanne d’Arc. La critique moderne n’en conviendra pas. La critique moderne, qui sourit de l’histoire universelle et providentielle de Bossuet, aura pour l’auteur des Merveilles du Mont Saint-Michel le même sourire. Mais il n’a pas craint ce sourire-là. Ce qu’il faut admirer, c’est son courage et la beauté de son livre. Ce courage a donné à son talent une immense palpitation et une force qu’on ne lui contestera pas, dût-on contester tout le reste. C’était difficile de faire accepter, même littérairement, l’immanence de saint Michel pendant sept siècles d’histoire. C’était difficile ! Mais il n’a pas hésité. Il a pris le taureau par les cornes, et les cornes du taureau lui sont restées dans les mains.