LXIXe entretien.
Tacite (2e partie)
I
Continuons :
Othon part avec l’armée et avec une partie de l’aristocratie de Rome et des pouvoirs constitués, pour aller au-devant de Vitellius, aux confins de l’Italie, vers les Gaules.
« C’est la première fois que Rome se déplace ainsi, dit Tacite : car, depuis le divin Auguste, le peuple romain avait combattu au loin pour l’ambition ou la gloire d’un seul homme ; sous Tibère et sous Caligula, on n’avait eu à gémir que des calamités de la paix ; la révolte de Scribonianus contre Claude avait été découverte et étouffée au même instant ; c’étaient des murmures et des paroles qui avaient expulsé Néron, plutôt que les armes. Aujourd’hui des légions et des flottes, et, ce qu’on avait vu plus rarement encore, les prétoriens et les soldats, gardiens de la ville, marchaient au combat. »
II
Selon l’admirable économie de ses récits, ordonnés comme des poèmes, Tacite profite de la lenteur d’Othon dans sa marche vers les Gaules pour reporter les regards de son lecteur vers une autre région de l’empire où se noue un autre drame militaire pour un troisième dénouement déjà prévu. Il revient à Vespasien, à Mucien, à leurs sept légions réparties en Judée et en Syrie.
Ces légions apprennent que celles de Rome et de Germanie vont s’entrechoquer pour décider à qui des deux armées reviendra le bénéfice de donner un maître à l’empire ; elles s’indignent qu’on en dispose ainsi sans leur aveu ; elles méditent de s’en saisir pour un de leurs généraux, pendant qu’on le dispute pour d’autres.
Vespasien, et Mucien son collègue, résolurent d’attendre que les deux partis de Vitellius et d’Othon, affaiblis par leur lutte, laissassent l’ambition plus libre et le succès plus certain à des armées et à des noms encore entiers.
Ici Tacite reprend le récit de la guerre civile, après avoir ainsi montré en Orient le germe d’un autre règne.
III
Othon, suivi des corps d’élite, d’éclaireurs, des cohortes et des vétérans du prétoire, nerf des armées impériales, et des nombreuses légions de marine, s’avance jusqu’au pied des Alpes, au-devant du lieutenant de Vitellius, Cécina.
« La marche d’Othon, dit Tacite, n’était ni ralentie ni amollie par le luxe ; mais Othon, revêtu d’une cuirasse de fer, à pied, marchant devant les aigles, souillé de poussière, les cheveux en désordre, contrastait par son apparence avec son ancienne réputation de mollesse.
« Cécina, de son côté, comme s’il avait laissé sur l’autre revers des Alpes la licence et la férocité de son caractère, s’avançait en Italie avec une armée irréprochable dans sa discipline. Les colonies et les municipalités romaines qu’il traversait en entrant en Italie lui reprochaient seulement son orgueil. Vêtu, en effet, d’une saie gauloise de diverses couleurs et de braies, vêtement étranger, il osait donner audience ainsi à des citoyens en toges.
« On ne pouvait tolérer non plus que sa femme Salonina, quoique innocemment, le suivît montée sur un cheval magnifique, enharnaché de pourpre. Telle est la nature humaine, que l’on considère d’un regard malveillant la récente fortune d’autrui. On n’exige de personne autant de modestie que de ceux qui étaient naguère nos égaux. Cependant Valens fait sa jonction avec Cécina. »
IV
Un conseil de guerre, tenu en présence d’Othon, où l’on délibère sur la bataille à donner ou à ajourner, fournit à l’historien l’occasion d’une magnifique énumération des forces de l’empire. Othon se décide à laisser livrer la bataille par ses lieutenants, et à se tenir lui-même à l’écart en réserve, comme la dernière majesté du peuple romain.
Il se retire à quelque distance avec sa garde. De ce moment sa cause est perdue. Ses troupes, en effet, perdent une première bataille. Ce qui lui reste de légions chancelle dans sa fidélité.
Les négociations s’établissent entre les deux camps ; on se demande pour qui et pourquoi on va verser tant de sang romain par des mains romaines. Cependant les généraux d’Othon le conjurent de tenter encore la fortune. Ici l’ambitieux usurpateur du trône change tout à coup de rôle, d’esprit, de langage, par une de ces révolutions d’esprit qui déconcertent souvent l’histoire. Othon devient le plus résigné des philosophes et le plus désintéressé des citoyens. Ses paroles, admirablement reproduites par Tacite, sont dignes de Sénèque, son ancien maître :
V
« Exposer à la mort tant de courage et tant de fidélité, dit-il à ses troupes qui lui demandent encore le combat, est un sacrifice bien au-dessus du prix de ma propre vie. Plus vous me montrez de chances de succès, s’il me convenait de vivre, plus beau et plus méritoire, à moi, me sera-t-il de mourir !
« Nous nous sommes souvent éprouvés, la fortune et moi. Ne comptez pas le temps que j’aurais à régner : il est d’autant plus difficile de jouir avec modération de la puissance souveraine, que cette puissance doit avoir moins de durée pour nous.
« La guerre civile n’est venue que de Vitellius, et, si nous avons combattu par les armes pour l’empire, le crime en est à lui seul. C’est à moi du moins qu’on devra ce bienfait, de n’avoir combattu qu’une fois : c’est par là que la postérité estimera Othon.
« Que Vitellius retrouve à Rome son frère, son épouse, ses enfants : quant à moi, je n’ai besoin ni d’être consolé, ni d’être vengé. D’autres auront possédé l’empire plus longtemps, aucun ne l’aura résigné avec plus de stoïcisme.
« Est-ce que je souffrirai que, pour ma cause, tant de belle jeunesse romaine, tant de braves armées, égorgées de nouveau les unes par les autres, soient enlevées à la république ? Que votre affection me suive au tombeau, comme si vous aviez en effet combattu et péri pour moi ; mais survivez-moi, et ne retardons pas plus longtemps, moi, votre salut, vous, mon sacrifice.
« Parler plus longuement à nos derniers moments serait un signe de lâcheté. La meilleure preuve que je puisse vous donner de la liberté réfléchie de ma résolution, c’est que je ne me plains de personne ; car maudire les Dieux ou accuser les hommes, c’est le signe d’un homme qui répugne à mourir et qui voudrait vivre encore. »
Quelle grandeur de civisme, même dans ses vices, étale ce peuple romain ! Othon était un criminel, mais il était Romain ; il parle comme Socrate, il meurt comme un martyr.
VI
Après cette magnifique et courte allocution, à laquelle la brève et mâle concision de la langue latine prête un accent d’inflexibilité et de supériorité d’âme qu’aucune éloquence ne surpasse, Tacite raconte les derniers soucis d’Othon pour ceux qui devaient lui survivre.
VII
« Il employait, pour les résoudre à vivre, l’autorité sur les jeunes gens, les supplications avec les vieillards ; serein de visage, intrépide d’accent, se refusant les larmes intempestives.
« Il faisait fournir des barques et des canots à ceux qui voulaient fuir ; il anéantissait les lettres et les notes qui auraient pu servir de témoignage du zèle qu’on avait montré pour lui, des injures qu’on avait proférées contre Vitellius ; il distribuait des gratifications avec mesure, et nullement comme un homme qui n’a rien à ménager après lui ; ensuite il s’appliqua à consoler le fils de son frère, Salvius Coccéianus, enfant en bas âge, qui tremblait et qui pleurait, louant sa tendresse, gourmandant son effroi, l’assurant que le vainqueur ne serait pas assez barbare pour refuser la grâce de ce neveu, à lui, qui avait conservé à Rome toute la famille de Vitellius, et qui allait, par la promptitude de sa propre mort, mériter la clémence de ce rival : car ce n’était point, ajoutait-il, dans une extrémité désespérée, mais à la tête d’une armée demandant à combattre, qu’il épargnait volontairement à la république une calamité nouvelle ; qu’il avait assez de renommée pour lui-même, assez d’illustration pour ses descendants ; que le premier, après les Jules, les Claude, les Servius, il avait porté l’empire dans une nouvelle famille ; que son neveu devait donc accepter la vie avec une noble assurance, sans oublier jamais qu’Othon fut son oncle, et cependant sans trop s’en souvenir. »
VIII
« Après ces soins donnés aux autres, il prit quelques moments de repos.
« Déjà son esprit ne s’occupait plus que des suprêmes pensées, quand un tumulte soudain vint lui rappeler la consternation et l’anarchie des soldats ; ils menaçaient de mort ceux qui voulaient partir.
« Othon, après avoir sévèrement gourmandé et réprimé les séditieux, revint recevoir les adieux de ses amis et s’assurer qu’ils pussent se retirer avec sécurité. À la chute du jour, il but de l’eau glacée pour apaiser sa soif ; ensuite il se fit apporter deux glaives, et, après les avoir examinés tous les deux, il en plaça un sous sa tête. Après s’être assuré du départ de ses amis, il passa une nuit tranquille, et l’on dit même sans insomnie...
« À la première heure du jour, il se laissa tomber sur le glaive. Aux gémissements du mourant, ses esclaves, ses affranchis et Plotius, préfet du prétoire, entrèrent : il était mort d’un seul coup. »
IX
« On hâta ses funérailles ; il l’avait recommandé avec instance, de peur que sa tête coupée ne devînt le jouet des vainqueurs.
« Les cohortes prétoriennes portèrent son corps avec des éloges et des larmes, baisant à l’envi sa blessure et ses mains. Quelques-uns des soldats se tuèrent sur son bûcher ; ce ne fut ni par crainte, ni par remords, mais par une certaine émulation d’honneur et d’attachement à leur empereur.
« Ce genre de mort fut imité ensuite par d’autres soldats de ses troupes à Bédriac, à Plaisance, et dans d’autres camps.
« On lui éleva un tombeau modeste, pour qu’il fût durable. »
Quelle vertu, non, jamais assez contemplée par l’histoire !
X
Rome et le sénat préviennent par leurs versatilités les vœux de Vitellius. Il est salué empereur ; on relève, pour lui complaire, les statues de Néron. La Syrie et la Judée le reconnaissent.
« Cependant, dit Tacite, il tressaillait au nom de Vespasien, qui était déjà dans les vagues rumeurs du peuple. Rassuré un moment sur les dispositions de ce général, ajoute Tacite, Vitellius et son armée, se croyant sans compétiteur, se vautraient à Rome dans tous les excès de cruauté, de pillage et de débauche dont ils avaient rapporté l’habitude de leur long séjour chez les barbares. »
XI
Pendant ces désordres, Vespasien, mûri par l’âge et par sa sollicitude pour ses deux fils, délibère avec lui-même s’il cédera au vœu de ses légions, qui le provoquent à l’ambition du pouvoir suprême.
« Quel jour, se disait-il, que celui où il livrerait au hasard le fruit de ses combats, ses soixante-deux ans, et deux fils encore si jeunes !
« Il y a un repentir et un retour aux pensées qui ne sortent pas de la sphère de la vie privée, et on peut y livrer impunément plus ou moins de soi-même à la fortune ; mais pour ceux qui tendent à l’empire, il n’y a point de milieu entre le faîte et l’abîme ! »
XII
Quelle langue et quelle pénétration dans le cœur des choses et des hommes !
Montrez-moi un historien de cette trempe dans les auteurs modernes, fût-ce Bossuet !
XIII
Mucien, que Vespasien pouvait rencontrer comme rival en Syrie, puisqu’il y commandait plus de légions que lui, le convie lui-même à tout oser. Mucien veut bien consentir au second rang, pourvu que le premier soit occupé par un chef moins ignoble que Vitellius.
Le discours qu’il adresse à Vespasien pour le décider à briguer l’empire, est un cours de politique à l’usage des ambitieux, aussi habile en séductions du pouvoir que le discours d’Othon est magnanime de désintéressement et de philosophie.
Tacite lit dans les conseils des ambitieux comme dans l’âme des sages rassasiés du monde.
XIV
« Je me place, dans ma pensée, au-dessus de Vitellius, dit Mucien à son collègue, mais je te place au-dessus de moi.
« Il serait peu sensé, à moi, de ne pas céder l’empire à celui dont j’adopterais le fils pour successeur (Titus), si je régnais moi-même ; d’ailleurs notre sécurité même te commande d’accepter. Notre vie, en effet, court maintenant moins de risque dans la guerre ouverte que dans la paix, car ceux qui délibèrent sur la rébellion sont déjà rebelles ! »
Vespasien, encore indécis, est proclamé malgré lui par les légions de Judée, de Syrie, d’Égypte ; celles des bords de l’Adriatique, de l’Espagne, de la basse Italie suivent successivement l’exemple des légions d’Orient.
Vitellius n’était pas encore à Rome, que déjà l’empire lui échappait de tous côtés.
XV
Son armée, de cent vingt mille hommes, à moitié Germains et Gaulois, était appesantie par une multitude de sénateurs, de populace, de bouffons, de comédiens, d’histrions, de gladiateurs, de conducteurs de chars, familiers habituels de Vitellius ; son entrée à Rome rappelait les triomphes de Bacchus.
Quatre mois d’orgies déshonorent et usent son règne ; ses troupes s’amollissent dans la licence et dans les insubordinations d’une capitale.
La proclamation de Vespasien, longtemps cachée à l’Italie, y éclate enfin.
Cécina, à qui Vitellius doit l’empire, sort de Rome avec une armée pour aller combattre Mucien et Vespasien en Dalmatie ; mais Cécina, tout en embrassant Vitellius avant son départ, médite ou rêve déjà sa défection.
Les séditions travaillent l’armée ; la flotte abandonne la cause de Vitellius. Cécina insurge lui-même son camp pour Vespasien.
Bientôt le remords saisit ses soldats ; ils enchaînent leur corrupteur et rétablissent les images de Vitellius. Enveloppés dans Crémone par les légions des lieutenants de Vespasien, les soldats de Vitellius capitulent, brisent les fers de Cécina, et conjurent ce traître de les protéger maintenant contre la vengeance de l’armée ennemie.
XVI
L’Italie entière se décompose ; l’armée de Vespasien s’avance jusqu’à Narni, à trois journées de Rome sans rencontrer d’autres ennemis qu’une populace recrutée à la hâte par Vitellius. Cette multitude se disperse au premier choc. Les généraux de Vespasien font offrir des conditions favorables à Vitellius, s’il veut abdiquer l’empire qui s’écroule ; il penche vers ce parti.
XVII
« Les avis courageux, dit Tacite, n’avaient point d’accès dans son oreille ; son esprit s’écroulait sous les soucis et les angoisses. Il craignait qu’une lutte plus obstinée ne rendît le vainqueur plus inexorable. Il avait une mère affaissée par les années, qui toutefois, par une mort opportune, échappa, peu de jours avant, au spectacle de la catastrophe de sa maison, n’ayant gagné elle-même à la souveraineté de son fils que des chagrins et une estime générale. »
XVIII
« Le 15 des calendes de janvier, à la nouvelle de la défection des légions et des cohortes à Narni, Vitellius sort de son palais, vêtu de deuil et entouré de sa famille éplorée ; on portait près de lui, dans une petite litière, son fils en bas âge comme dans une pompe funèbre. Les paroles du peuple, à l’aspect de ce cortège, étaient décourageantes et intempestives ; les soldats restaient dans un silence menaçant.
« Nul cependant n’était assez insensible aux vicissitudes des choses humaines pour ne pas s’émouvoir à ce spectacle. Le souverain des Romains, si peu de temps auparavant, le maître de l’univers, abandonnant le siège de sa puissance, sortait de l’empire, à travers son peuple, au milieu de sa capitale.
« Jamais on n’avait rien contemplé, jamais rien entendu de comparable.
« Une conjuration soudaine avait assailli le dictateur Jules César ; des embûches cachées avaient fait trébucher Caligula ; les ténèbres de la nuit et une maison de campagne obscure avaient abrité la fuite de Néron ; Pison et Galba étaient tombés comme sur un champ de bataille ; Vitellius, au contraire dans une assemblée publique, au milieu de ses propres soldats, en présence même des femmes, parla en termes brefs et convenables à la tristesse présente de sa situation. »
XIX
« Il dit qu’il se retirait par sollicitude pour la paix publique et pour le salut de l’État. Il demanda qu’on lui conservât un souvenir, qu’on prît en pitié son père, sa femme et l’âge innocent de ses enfants. Puis, élevant son fils dans ses bras tendus vers la foule, et le recommandant tantôt à chacun en particulier, tantôt à tous, et interrompu par ses propres sanglots, il détache son épée de sa ceinture et la remet au consul présent, Cécilius Simplex, en témoignage du droit de vie et de mort qu’il abdiquait sur les citoyens.
« Le consul ayant refusé de la recevoir, et les spectateurs l’engageant à la déposer, avec les marques du pouvoir impérial, dans le temple de la Concorde, il se dirigea vers la maison de son frère. Mais une clameur plus obstinée s’oppose à ce qu’il aille demander asile à des pénates privés, et le rappelle forcément au palais. Tout autre chemin lui étant fermé, et n’ayant d’ouvert devant lui que la voie Sacrée, qui y mène, il rentre dans son palais. »
XX
Pendant la nuit, des rixes sanglantes s’élèvent entre les partisans de Vitellius et ceux de Vespasien. Vitellius, impuissant, ne peut ni prévenir, ni seconder ces mouvements désordonnés du peuple et des soldats.
Le matin, ses troupes attaquent, malgré lui, le sénateur Sabinus, chef du parti de Vespasien, barricadé dans le Capitole ; le Capitole est incendié avec les statues des dieux et des héros, changées par les combattants en armes défensives ou agressives.
Ici, l’histoire de Tacite prend tour à tour l’accent de l’élégie sacrée et celui de l’imprécation :
« Et quelle cause nous armait ? s’écrie l’historien, quelle était la compensation d’une si grande ruine ?
« Était-ce pour la patrie que nous combattions ? Le vieux roi de Rome, Tarquin, avait consacré ce temple pour obtenir la protection des Dieux dans la guerre contre les Sabins ; il en avait jeté les fondements, plutôt dans la vue de notre future grandeur, que dans les proportions encore si modiques du peuple romain ; ensuite Servius Tullius, avec le concours de nos alliés, et Tarquin le Superbe, avec les dépouilles de Suessa, avaient construit ses murailles ; mais la gloire d’élever ce chef-d’œuvre était réservée à la liberté. »
XXI
Les Vitelliens, vainqueurs au Capitole, égorgent les partisans de Vespasien, surpris dans le temple.
Ils combattent ensuite dans les faubourgs contre les légions de Narni qui cernent la ville.
L’assaut donné à Rome et le combat de rues des deux partis sont peints par Tacite en traits de plume qui découvrent l’abîme de corruption d’un peuple vieilli remué dans sa fange.
« Le peuple, dit-il, assistait en spectateur aux coups des combattants, et, comme dans les jeux du cirque, il les animait tour à tour de ses acclamations et de ses battements de mains.
« Si un des deux partis venait à plier, si les vaincus se cachaient dans les boutiques, ou se glissaient dans quelques maisons, la populace s’ameutait pour qu’on les jetât dehors et qu’on les égorgeât, afin de s’emparer de leurs dépouilles ; car, tandis que le soldat s’acharnait à tuer, le bas peuple s’acharnait au pillage. »
XXII
« Horrible et difforme était l’aspect de la ville : ici des meurtres et des blessures ; là des tavernes et des bains ; ici des ruisseaux de sang et des monceaux de cadavres ; là des courtisanes et des hommes prostitués comme elles ; tout ce qu’il y a de débauches dans la riche oisiveté de la paix, tout ce qu’il y a de forfaits dans la plus implacable victoire ; en sorte que vous eussiez cru voir la même ville se déchirer et se débaucher à la fois. »
XXIII
« Déjà, dans deux circonstances, sous Sylla et sous Cinna, des armées s’étaient combattues dans les murs de Rome ; il n’y avait pas eu alors moins d’acharnement, mais il y avait cette fois une plus inhumaine insouciance, tellement que les plaisirs mêmes n’y furent pas interrompus un seul instant. C’était comme un surcroît de volupté ajouté à des fêtes publiques : on exultait, on se délectait. Indifférents à la victoire ou à la défaite des partis, on semblait se réjouir des malheurs publics.
« Rome forcée, Vitellius, s’échappant par les derrières du palais, se fait transporter en litière au mont Aventin, à la maison de sa femme, et on le dépose dans une chambre retirée de la maison. »
XXIV
« Il espérait, en restant caché le reste du jour dans cette retraite, pouvoir se réfugier la nuit à Terracine, auprès des cohortes et de son frère. Mais bientôt, par cette mobilité de résolution, effet de la peur, qui fait que, parmi les choses qu’on redoute, celles qu’on a sous les yeux paraissent toujours plus redoutables, il revient furtivement dans son palais, qu’il trouve vide et désert, car tous ses serviteurs étaient dispersés ou s’évadaient pour éviter sa rencontre.
« La solitude et le silence du lieu le glacent d’effroi ; il entrouvre des portes, il recule épouvanté du vide des appartements ; fatigué d’errer misérablement ainsi, le tribun militaire, Julius Placidus, le traîne hors du sale réduit où il est découvert, ses deux mains liées derrière le dos, ses habits déchirés : spectacle ignoble !
« On le pousse hors du palais. Beaucoup l’insultaient, aucun ne versait une larme sur son sort : l’ignominie du dénoûment avait détruit toute compassion dans la foule. Un soldat germain, s’élançant vers lui, l’atteignit d’un coup de son épée, soit par colère, soit plutôt pour le dérober à tant de dérisions et d’outrages, soit en cherchant à frapper le tribun ; l’arme trancha l’oreille du tribun, et le soldat fut à l’instant massacré. »
XXV
« Vitellius, forcé de relever la tête, par la pointe des épées qu’on lui plaçait sous le menton, était contraint, tantôt de présenter son visage aux insultes, tantôt de regarder ses propres statues s’écroulant sous ses yeux, tantôt la tribune aux harangues et la place où l’on avait tué Galba.
« Après cela, on le poussa vers les gémonies, où l’on avait exposé récemment le cadavre de Julius Sabinus. On n’entendit de lui qu’un seul mot, qui attestait encore un reste de fierté dans son âme, lorsqu’aux insultes du tribun militaire il répondit : — Et cependant j’ai été ton empereur ! — Il tombe enfin percé de coups, et la populace l’outrage après sa mort avec la même lâcheté qu’elle l’avait adoré vivant.
« Vitellius mort, la guerre avait plutôt cessé que la paix n’avait commencé dans Rome. »
XXVI
Ici une horrible peinture du massacre et des proscriptions soldatesques après la victoire des soldats de Vespasien.
Le sénat, dispersé pendant la bataille, rentre dans Rome et ne marchande pas son adhésion. Il décerne le consulat à Vespasien et à son fils Titus ; il donne, en les attendant, la préture et le pouvoir consulaire à Domitien, autre fils de Vespasien, présent à Rome à la révolution qui va couronner son père. « Ensuite, dit Tacite, on pensa aux Dieux ; on voulut bien convenir de réédifier le Capitole. »
XXVII
Ici, avec un art de composition qui fait contraster la plus pure vertu avec la plus infâme corruption du temps, et qui repose l’esprit lassé de tant de turpitudes, Tacite fait apparaître tout à coup dans le sénat un grand citoyen, un débris de l’antiquité dans l’infamie moderne, Helvidius Priscus ; il se complaît à retracer l’homme et le discours.
Ce portrait n’est pas seulement d’un grand peintre, il est d’un grand moraliste.
Le buste d’un homme de bien réhabilite tout un corps avili, et rend quelque généreuse émulation à toute une époque de décadence. C’est dans ce portrait surtout qu’il faut étudier les véritables opinions de Tacite : on se caractérise par ses amitiés ; on se juge par les jugements qu’on porte sur les autres.
Relisons :
XXVIII
« Helvidius Priscus était né à Terracine.
« Jeune, il avait appliqué son esprit supérieur aux plus hautes études, non, comme le plus grand nombre, pour parer une molle oisiveté d’une réputation éclatante, mais pour se dévouer à la république avec une âme affermie contre toutes les vicissitudes du sort.
« Il avait choisi pour maîtres de philosophie ces sages qui estiment que le seul bien est l’honnête, le seul mal le vice, et qui ne comptent la noblesse, la puissance, et tout ce qui est en dehors de l’âme, ni parmi les vrais biens, ni parmi les vrais maux.
« Choisi pour gendre par Thraséa, de toutes les vertus de son beau-père, il n’en rechercha aucune autant que l’amour de la liberté.
« Citoyen, sénateur, époux, gendre, ami, il était égal à tous les devoirs de la vie, dédaigneux des richesses, passionné pour la justice, inaccessible à la crainte.
« Quelques-uns lui reprochaient d’être trop avide de gloire, dernière faiblesse, en effet, dont les plus sages se dépouillent après toutes les autres.
« Exilé avec son beau-père, il était rentré à Rome sous Galba, pour y défendre Thraséa.
« La délibération du sénat sur le parti à prendre après la mort de Vitellius le rappelle à la tribune. Il voulait qu’au lieu de tirer au sort les députés qu’on enverrait à Vespasien pour lui décerner l’empire, on lui envoyât des députés choisis au mérite et aux opinions, parmi les hommes les plus vertueux du sénat, afin, disait-il, que ce choix indiquât à ce prince ceux qu’il devait estimer, ceux qu’il devait éloigner, car, ajoutait-il, il n’y a pas de meilleurs instruments d’un bon gouvernement que des hommes de bien. »
XXIX
Tacite, après une longue et splendide digression sur la guerre de Civilis en Germanie, revient à Rome.
« Le jour, dit-il, où Domitien entra au sénat, il parla en peu de mots de l’absence de son père et de son frère, et de sa propre jeunesse.
« Son extérieur était gracieux, et la rougeur de son visage semblait un symptôme de timidité modeste. »
XXX
Le sénat, rassuré par la présence d’un fils de Vespasien, se livre devant lui à un de ces éclats de représailles qui signalent la fin d’une proscription, le commencement d’une autre.
L’invective, dans Tacite, n’est pas moins vengeresse que son jugement n’est impartial dans le récit :
« Un misérable, nommé Régulus, frère de Messala, a brigué sous Néron le rôle de délateur ; il a perdu, par ses délations, d’illustres familles, il s’est engraissé de leurs dépouilles.
« Messala, innocent des crimes de son frère, implore pour le coupable la générosité du sénat.
« Montanus, orateur foudroyant, s’indigne et se lève. Il reproche à Régulus d’avoir donné, après le meurtre de Galba, de l’argent à l’assassin du vertueux Pison, et d’avoir demandé la tête coupée de Pison pour la déchirer de ses morsures.
« À cela du moins, lui dit Montanus avec ironie, tu ne fus point contraint par Néron ; ce n’étaient ni tes dignités ni ta vie que tu rachetais par ces férocités gratuites.
« On peut tolérer, en les méprisant, les excuses de ceux qui aiment mieux perdre les autres que de s’exposer eux-mêmes ; mais toi, l’exil de ton père, le partage de ses biens entre ses créanciers, ta jeunesse, encore inhabile aux fonctions publiques, assuraient ta sécurité. Néron, mort, n’avait rien à exiger de toi ; tu n’avais, toi-même, rien à craindre de lui.
« Ce fut la débauche du sang et l’appétit des dépouilles qui poussèrent ton génie, ignoré et inexpérimenté encore des justifications que tu cherches aujourd’hui, à t’assouvir de ce carnage illustre.
« Dans ces funérailles de la république, après avoir arraché les dépouilles consulaires, gratifié de sept millions de sesterces, resplendissant des insignes du sacerdoce, tu précipitais dans une même ruine des enfants innocents, des vieillards illustres, des femmes vénérées ; tu gourmandais la modération de Néron, parce qu’il se fatiguait, lui et ses délateurs, à poursuivre ses victimes de famille en famille, tandis qu’il pouvait, selon toi, anéantir d’un seul mot le sénat tout entier.
« Conservez précieusement, sénateurs, conservez un homme de conseil si expéditif, afin que chaque génération se forme à de tels exemples, et que, comme nos vieillards imitent Crispus, nos jeunes gens apprennent à imiter Régulus. Le crime trouve des imitateurs, même quand il succombe ; que sera-ce s’il est absous et florissant ?
« Et cet homme que nous n’osons pas poursuivre parce qu’il a été seulement questeur, voyons-le un jour préteur et consul !
« Pensez-vous donc que Néron ait été le dernier des tyrans ?
« Ils avaient cru ainsi, ceux qui survécurent à Tibère, à Caligula, et cependant il s’en est élevé un plus invraisemblable et plus atroce.
« Nous ne craignons pas Vespasien ; son âge, son caractère modéré, nous rassurent : mais les exemples durent plus longtemps que les caractères.
« Nous nous endormons, sénateurs, et déjà nous ne sommes plus ce sénat qui, après le supplice de Néron, poursuivait énergiquement, d’après les traditions de nos pères, les délateurs et les instruments de la tyrannie. Souvenez-vous qu’après la chute d’un méchant prince, le jour le plus heureux, c’est le premier. »
XXXI
Ici Tacite peint la tribune comme il peint le champ de bataille. On voit la mêlée des orateurs dans les assemblées, on entend les apostrophes et les insultes.
Montanus est approuvé par un applaudissement immense. L’intègre Helvidius Priscus veut profiter de ce mouvement d’indignation pour écraser aussi Marcellus, un délateur signalé par son nom dans l’invective de Montanus. Marcellus sent le sol s’enfoncer sous ses pas ; il s’évade avec Crispus du sénat, et, adressant à l’orateur qui l’en chasse un ironique adieu :
« Nous sortons, lui dit-il, Helvidius, et nous t’abandonnons ton sénat, à toi. Règnes-y, puisque tu oses y régner en présence de César ! »
XXXII
« Les deux complices, dit Tacite, également frappés, supportaient les opprobres avec une physionomie différente : Marcellus, la menace dans les yeux ; Crispus, un faux sourire sur les lèvres.
« Bientôt ils furent ramenés par leurs partisans. La lutte s’engagea entre les deux partis : d’un côté les hommes de bien, plus nombreux ; de l’autre les méchants, plus agressifs, quoique en petit nombre. Ils éclatèrent en invectives acharnées les uns contre les autres ; ce jour entier fut consumé en harangues et en discorde. »
XXXIII
Mais le sénat, après avoir voulu ressaisir la liberté, céda au premier obstacle. Mucien, le lieutenant de Vespasien, harangua les sénateurs d’un ton où l’autorité affectait la forme de la prière. Il sévit seulement contre quelques hommes abandonnés par tous les partis, à cause de l’énormité de leurs forfaits ; il épargna les délateurs.
On rendit l’impunité aux persécuteurs, on fit des funérailles publiques aux illustres victimes. Grands témoignages, conclut l’historien, de l’instabilité des choses humaines, qui mêle et confond les sommets et les précipices de la fortune !
XXXIV
Du sénat, Tacite transporte le récit dans les Gaules et en Judée.
Les mœurs des peuples qu’il décrit interrompent habilement le récit des tragédies romaines, et reposent l’âme pour la préparer à de nouvelles émotions.
Le siège de Jérusalem par Titus, fils de Vespasien, prend, sous la plume de l’historien, la solennité et pour ainsi dire le deuil des grandes funérailles. Les prodiges et les superstitions d’un peuple théocratique s’y mêlent au carnage, à la famine, à l’incendie. « Les portes du temple s’ouvrirent d’elles-mêmes, raconte Tacite, et on entendit une voix, plus forte que toute voix humaine, dire : Les Dieux s’en vont. »
XXXV
Ici, la page est déchirée, et le livre des histoires, interrompu par la mort de Rome, attend sous quelques monceaux de cendres qu’un heureux hasard rende la parole à la plus grande voix de l’antiquité………………………………………………………………………
XXXVI
Les Annales de Tacite sont de la même main, mais d’une main plus magistrale encore et plus ferme. On croit sentir plus de loisir dans le travail ; les temps aussi sont plus dramatiques ; le passage de la république à l’empire est plus récent, la tyrannie est plus neuve, les hypocrisies, les forfaits plus effrontés, les avilissements plus bas. L’homme est donné en spectacle, en scandale, en dérision à l’homme. L’historien se venge en racontant ; c’est Némésis qui écrit sous le manteau d’un philosophe.
Quant au peintre, il a les mêmes couleurs : de la bile et du sang.
On remonte avec l’auteur à Néron.
XXXVII
Quelle tragédie feinte de poète est comparable à ce quatorzième livre des Annales où Néron, en proie aux trois plus fortes passions de l’homme, l’amour, l’ambition de régner et la peur d’être prévenu dans le crime, se précipite, les yeux fermés, dans le parricide pour y trouver à la fois sa maîtresse, le trône et la vie ?
Il aimait Poppée, et il voulait à tout prix l’épouser, contre les vues d’Agrippine, sa mère. Burrhus et Sénèque, ses deux précepteurs, le faisaient rougir de sa subordination à cette mère, qui lui disputait la réalité du pouvoir impérial.
Il tremblait d’être déposé par les intrigues de cette femme, qui se repentait de l’avoir élevé par l’adoption de Claude.
Agrippine, tantôt gourmandant son fils, tantôt le corrompant, pour le dominer, par des complaisances qui faisaient suspecter jusqu’à l’inceste, s’agitait comme sous le pressentiment de sa perte.
XXXVIII
« Néron évitait depuis quelque temps, dit Tacite, de se trouver seul avec elle. Quand elle parlait de s’éloigner pour aller se retirer dans ses jardins de Tusculum ou dans ses champs d’Antium, il l’encourageait à chercher ces loisirs.
« À la fin, quelque éloignée qu’elle fût, harassé de son image, il résolut de s’en affranchir par le meurtre, indécis seulement sur le moyen : le fer, le poison ou quelque autre mort.
« Il inclina d’abord vers le poison ; mais, si on le donnait à la table de l’empereur, on ne pouvait éviter de réveiller le souvenir du genre de mort de Britannicus, et il paraissait difficile de corrompre les esclaves d’une femme à qui l’habitude de commettre le crime avait appris à se préserver de telles embûches. D’ailleurs elle-même, par l’usage du contrepoison, avait prémuni sa vie contre ce genre de mort. Quant au meurtre et au glaive, comment cacher la main, ou comment trouver un exécuteur assez dévoué pour ne pas faillir à l’ordre d’accomplir un forfait si éclatant ?
« L’affranchi Anicétus offrit son ingénieux ministère ; commandant de la flotte de Misène, précepteur de Néron enfant, il était odieux à Agrippine, et animé contre elle de la haine qu’elle lui portait.
« Il proposa donc à Néron de construire un navire dont une partie, s’entrouvrant tout à coup en pleine mer, engloutirait Agrippine sans soupçon de piège. Rien de si hasardeux que la mer, et, si Agrippine avait disparu dans un naufrage, qui serait jamais assez injuste pour imputer à un crime l’œuvre accomplie par les vents ou les flots ? L’empereur consacrerait à sa mère, après sa mort un temple, des autels, et toutes les autres ostentations de la piété d’un fils.
« L’invention plut ; elle était même servie par l’époque de l’année. Néron célébrait alors à Baïes les fêtes des vingt jours. »
XXXIX
« Il y attire sa mère, disant avec affectation qu’il fallait savoir supporter les mécontentements des auteurs de ses jours, et étouffer les griefs, afin d’ébruiter ainsi l’idée d’une réconciliation, et qu’Agrippine y crût avec cette crédulité facile aux choses qui les flatte, disposition naturelle aux femmes.
« Néron s’avance jusque sur la grève, à la rencontre de sa mère qui venait d’Antium, la prend par la main, la serre dans ses bras, et la conduit à Baules ; c’est le nom de la maison de délices qui s’élève entre le promontoire de Misène et le golfe de Baïes, formé par une inflexion de la mer.
« Le navire destiné à Agrippine, plus somptueusement décoré que tous les autres, se faisait remarquer au milieu de la flotte, comme si Néron avait voulu préparer cet honneur de plus à sa mère ; car elle avait l’habitude de se promener en trirème et de se servir, pour ses navigations, des rameurs de la flotte.
« En ce moment, on l’avait invitée à un long festin afin que la nuit ajoutât encore son ombre au secret du crime. »
XL
« On croit généralement qu’il y avait eu un révélateur, ou qu’Agrippine, avertie du péril, mais hésitant à y croire, s’était rendue à Baïes en litière. Mais là, les tendres caresses de son fils, qui l’avait reçue avec tant d’empressement et qui l’avait fait asseoir au-dessus de lui-même dans la salle du festin, avaient dissipé de son cœur toute inquiétude : car, par d’intarissables discours, tantôt empreints d’une familiarité puérile, tantôt mêlés de ces retours de gravité qui semblent associer les choses sérieuses aux badinages, Néron prolongea le festin.
« À son départ, il la reconduisit jusqu’au rivage, couvrant des plus tendres baisers les yeux et le sein d’Agrippine, soit pour achever la dissimulation, soit que le dernier aspect de sa mère, qui allait périr, attendrît son âme toute féroce qu’elle était.
« Les Dieux, comme pour mieux illuminer et convaincre le forfait, lui prêtèrent une nuit resplendissante d’étoiles, et assoupie par le calme complet de la mer. »
XLI
« Le navire, sur lequel Agrippine n’avait auprès d’elle que deux personnes de sa familiarité, n’était pas encore bien éloigné de la rive : l’une des deux, Crépérius Gallus, se tenait debout à côté du gouvernail ; l’autre, Acéronia, accoudée sur les pieds du lit de repos de sa maîtresse, à demi couchée, l’entretenait avec congratulation du retour de son fils et de sa tendresse qu’elle lui rendait tout entière, lorsqu’à un signal donné, le plafond de la chambre s’écroula tout à coup sous le poids du plomb dont il était alourdi.
« Crépérius, étouffé, expira sur l’heure ; Agrippine et Acéronia survécurent, protégées par les colonnes du lit, assez solides pour porter le poids de l’écroulement.
« Le navire néanmoins ne s’abîmait pas encore, au milieu du trouble de ceux qui le montaient, et parce que le plus grand nombre d’entre eux, ignorant le crime, s’efforçaient de l’empêcher de sombrer.
« On ordonna alors aux rameurs de se porter tous du même côté pour le faire submerger sous leur poids ; mais ils ne se prêtèrent pas tous assez promptement à cet ordre soudain, et une partie d’entre eux, faisant contrepoids, ralentit l’inclinaison et la submersion du navire.
« Cependant Acéronia, assez mal inspirée pour crier qu’elle est Agrippine et qu’on sauve la mère de l’empereur, est écrasée à coups de crocs et de fers de rames et de tous les agrès qui tombent sous la main des meurtriers. Agrippine, muette, et par ce silence même méconnue, ne reçoit qu’une blessure à l’épaule, et, nageant vers la côte au-devant de petites barques qui la recueillirent, est conduite dans le lac Lucrin, d’où elle se fait reporter à sa maison de campagne. »
XLII
« Là, repassant dans son esprit les lettres astucieuses qui l’ont attirée, les honneurs que lui a prodigués l’empereur, la proximité du rivage, la submersion sans cause du navire, qui n’a été ni incliné par aucun vent, ni jeté sur aucun écueil, mais qui s’est écroulé par le pont comme par une machination préparée à terre ; remarquant de plus le meurtre d’Acéronia et s’apercevant de sa propre blessure, elle conclut que le seul moyen pour elle d’échapper à l’embûche est de paraître ne l’avoir pas soupçonnée.
« Elle envoie son affranchi Agérinus annoncer à son fils que, par la protection des Dieux et par l’heureuse fortune de l’empereur, elle vient d’échapper à un grave accident, et le conjurer en même temps, malgré l’émotion que va lui causer le péril de sa mère, de vouloir bien différer sa visite, ayant elle-même, pour le moment, besoin d’un repos absolu. Puis, avec une sécurité affectée, elle applique un appareil sur sa blessure et des fomentations sur son corps.
« Elle ordonne de chercher le testament d’Acéronia et de faire l’inventaire de ses biens, cela seulement sans dissimulation. »
XLIII
« Cependant, à Néron, qui attendait avec anxiété les messagers chargés de lui annoncer l’exécution de la trame, on apprend qu’Agrippine, atteinte seulement d’une légère blessure, est sauvée, mais avec assez d’indices sinistres pour qu’elle ne pût douter de l’intention et de l’auteur du complot.
« À cette nouvelle, anéanti par la peur, il croit déjà la voir accourir prompte à la vengeance, soit en armant ses esclaves, soit en enflammant l’indignation de l’armée, soit en étalant devant le sénat et le peuple son naufrage, sa blessure, ses amis immolés. Quel refuge lui reste-t-il contre elle dans cette extrémité, à moins que Burrhus et Sénèque n’avisent et ne lui prêtent le concours de leur expérience ? »
Remarquez qu’à côté de tous les tyrans il y a un sophiste. Combien y en a-t-il à côté du tyran des tyrans, la multitude ! Lisez la terreur : elle dure dix-neuf mois.
« Sénèque et Burrhus avaient été mandés par Néron à la première nouvelle, instruits ou non avant, on l’ignore (quel mot sinistre !). Les deux sophistes restèrent longtemps muets tous les deux, soit de peur de déconseiller vainement une chose résolue, soit qu’ils fussent convaincus que les choses en étaient descendues à cette extrémité que, si Agrippine n’était pas prévenue dans sa vengeance, il ne restait à Néron qu’à périr. »
XLIV
« Enfin Sénèque, toujours plus soudain dans ses avis, regarde Burrhus et lui demande si l’on peut commander le meurtre aux soldats.
« Burrhus lui répond que les prétoriens sont trop attachés à toute la famille des Césars, et surtout à la mémoire de Germanicus, pour oser se porter à aucun attentat contre sa fille ; que c’était à Anicétus d’accomplir ce qu’il avait promis.
« Celui-ci, sans hésitation et sans délai, assume et réclame la responsabilité du crime. À ces paroles, Néron s’écrie que de ce jour seulement on lui donne véritablement l’empire, et qu’il doit ce présent à un affranchi ! Qu’Anicétus aille donc, qu’il se hâte, et qu’il conduise avec lui les plus résolus à accomplir ses ordres !
« Anicétus, informé, en sortant, de l’arrivée d’Agérinus envoyé par Agrippine au palais, conçoit à l’instant le plan d’un nouveau drame.
« Pendant qu’Agérinus s’acquitte du message dont Agrippine l’a chargé, Anicétus fait glisser un glaive à ses pieds, puis, comme s’il l’eût surpris sur le fait d’un assassinat, il ordonne qu’on le charge de chaînes, afin de pouvoir répandre qu’Agrippine avait tramé le meurtre de l’empereur, et que, de honte de voir son crime découvert, elle s’est elle-même donné la mort. »
XLV
« Cependant, au bruit du péril auquel venait d’échapper Agrippine, comme si son naufrage n’eût été qu’un hasard, chacun était accouru vers le rivage. Les uns gravissaient le sommet des môles, les autres s’élançaient dans des esquifs, ceux-là s’avançaient dans la mer aussi loin que la hauteur des vagues le permettait, ceux-ci étendaient leurs mains comme pour recueillir les naufragés ; tout le rivage retentissait de lamentations, de vœux adressés au ciel, des clameurs de ceux qui demandaient diverses choses et des réponses à ceux qui répondaient confusément à ces cris.
« Une multitude immense était accourue avec des lumières, et, quand on sut qu’Agrippine était sauvée, cette foule s’agitait et se groupait pour se féliciter mutuellement, quand l’aspect d’une troupe d’hommes armés, marchant dans une attitude menaçante, la dispersa de tous côtés. »
XLVI
« Anicétus, ayant investi la maison de campagne de sentinelles, et brisé la porte, arrête tous les esclaves qui s’offrent à lui jusqu’à ce qu’il touche à la chambre à coucher d’Agrippine.
« Un petit nombre de serviteurs étaient restés aux abords de l’appartement ; tous les autres s’étaient dispersés sous la terreur des soldats qui forçaient les portes.
« Une faible lampe et une seule esclave veillaient dans sa chambre. »
XLVII
« Agrippine s’alarmait de plus en plus de ce que personne, pas même son messager Agérinus, ne venait de la part de son fils. L’aspect tout à coup change autour d’elle ; sa solitude, troublée par des tumultes soudains, semblait lui annoncer les derniers malheurs ; enfin, sa dernière esclave s’enfuyant : — Et toi aussi, tu m’abandonnes ? lui dit-elle. En disant ces mots, elle aperçoit Anicétus, suivi du commandant de trirème Herculéius et du centurion de marine Oloaritus. — Si tu viens pour me voir, lui dit-elle, retourne et dis à mon fils que je suis rétablie ; si c’est pour accomplir un forfait.… Mais non ! jamais je ne le croirai de mon fils ; non, il n’a pas commandé le parricide ! »
XLVIII
« Les exécuteurs entourent son lit ; le commandant de la trirème la frappe le premier à la tête d’un coup de massue. Le centurion, tirant son épée pour l’achever, elle découvre elle-même ses flancs, et, les présentant au glaive : Frappe au ventre, crie-t-elle au meurtrier, et, percée de nombreuses blessures, elle expire. »
XLIX
« Ces circonstances sont avérées. Que Néron ensuite ait contemplé sa mère morte, et qu’il ait loué les formes de son corps, il y en a qui l’affirment, il y en a qui le nient.
« Agrippine fut brûlée la même nuit sur un lit de festin, sans autre apprêt que pour les plus vulgaires funérailles, et, pendant toute la durée du règne de Néron, on n’éleva pas le moindre monticule de terre, et on n’entoura pas même d’un mur le lieu où les cendres de sa mère étaient répandues. »
« Depuis, par la piété de ses serviteurs, ce lieu fut recouvert d’un petit tombeau, au bord du chemin qui mène à Misène, non loin de cette maison de campagne du dictateur César, qui voit d’en haut les golfes à ses pieds. »
L
« Un affranchi d’Agrippine, Mnester, se perça de son épée sur son bûcher allumé : on ne sait pas si ce fut par tendresse pour elle ou par terreur d’une funeste fin.
« Agrippine avait, longtemps avant l’événement, prévu et méprisé son genre de mort, car, ayant interrogé les devins de Chaldée sur son fils Néron, alors enfant, les Chaldéens lui avaient répondu qu’il pourrait régner, mais qu’il tuerait sa mère : — Soit, dit-elle, qu’il me tue, pourvu qu’il règne ! »
LI
« Mais, à peine le crime était-il accompli, que Néron en comprit la grandeur.
« Tout le reste de la nuit, tantôt plongé dans le silence, tantôt se levant en sursaut d’effroi, et sentant défaillir sa raison, il tremblait de voir reparaître la lumière comme devant éclairer son supplice.
« Les centurions et les tribuns militaires, à l’instigation de Burrhus, furent les premiers qui relevèrent ses esprits par leurs adulations, le prenant par la main et le félicitant d’avoir échappé à un péril si éminent et prévenu le crime de sa mère. Ensuite ses courtisans coururent aux temples, et, l’exemple une fois donné, les villes voisines de la Campanie attestèrent à l’envi leur joie par des adresses à l’empereur, et par des victimes immolées en actions de grâces aux Dieux.
« Quant à lui, par une dissimulation contraire, triste et comme affligé de son propre salut, il affectait de verser des larmes sur la mort de sa mère ; mais, comme la physionomie des lieux ne change pas à volonté comme la physionomie des hommes, que l’aspect pénible de cette mer et de ce rivage importunait ses regards, et qu’on entendait de plus, disait-on, sous les collines de Baïes le son d’une trompette et des gémissements de deuil autour du tombeau de sa mère, il se réfugia à Naples, et il adressa de là des lettres au sénat. »
LII
« Ces lettres disaient qu’Agérinus, affranchi et confident intime d’Agrippine, avait été surpris le fer à la main pour l’assassiner ; qu’Agrippine s’était fait justice à elle-même en se punissant de la même mort qu’elle avait tramée contre lui. Il ajoutait, à cette accusation, des crimes rappelés depuis contre sa mémoire : qu’elle avait brigué l’association à l’empire, qu’elle aspirait à faire prêter le serment des prétoriens à une femme, et de faire subir au sénat et au peuple romain cette humiliation ; que, déçue dans ses complots, aigrie contre le sénat, l’armée, le peuple, elle avait dissuadé son fils de faire les gratifications et les largesses publiques, et ourdi des trames pour perdre les Romains les plus illustres.
« Combien n’avait-il pas fallu d’efforts à son fils pour l’empêcher de pénétrer dans le conseil, et de venir répondre elle-même aux ambassadeurs des nations étrangères.
« Sa mort a été une providence du peuple romain, ajoutait Néron, car il l’attribuait toujours à un naufrage. Mais que ce naufrage eût été fortuit, quel homme eût été assez crédule pour le croire ? Ou qu’à peine échappée à un tel naufrage, une femme eût envoyé un seul affranchi, avec un seul glaive à la main, pour combattre les armées et les flottes du maître du monde ?
« Aussi l’opinion publique cherchait-elle le coupable, non pas tout déjà dans Néron, dont l’atrocité surpassait d’avance toute indignation et toute plainte, mais dans Sénèque, rédacteur d’un message qui n’était que l’aveu d’un tel forfait.
« Cependant, par une monstrueuse émulation des sénateurs, on vota des prières publiques dans tous les sanctuaires, des jeux annuels, des fêtes à Minerve, en commémoration du jour où le prétendu complot d’Agrippine avait été prévenu, et le jour de la naissance d’Agrippine fut mis au nombre des jours néfastes. »
LIII
« Pætus Thraséa, qui avait l’habitude de flétrir les bassesses ordinaires de son silence, ou de les laisser passer avec un bref et dédaigneux consentement, sortit alors du sénat, se vouant ainsi lui-même au dernier péril, sans donner aux autres le courage de la liberté. »…
LIV
Quelle condition du beau dans l’histoire manque dans ce récit de Tacite ?
Est-ce la peinture ?
Voyez la description si sobre du lieu de la scène, du crépuscule sur les collines de Misène, de cette nuit splendide où les astres brillent, où les flots dorment pour fournir aux hommes et aux Dieux des témoins plus irrécusables contre Néron.
LV
Est-ce de la poésie ?
Voyez le tableau de cette femme couchée sur le lit de repos de sa galère, avec sa confidente accoudée sur ses pieds, qui l’entretient de son bonheur, au moment où les assassins soldés par son fils font écrouler la mort sur sa tête, et chavirer la barque triomphale pour l’engloutir.
Voyez, pendant qu’Agrippine blessée nage vers la côte, le tumulte de toute cette multitude qui sort de toutes les maisons avec des torches, qui s’appelle, qui se répond en cris inintelligibles, qui tend les mains, qui s’avance jusque dans les flots pour recueillir la nageuse dans les ténèbres.
LVI
Est-ce de la passion ?
Voyez le délire de l’amour de Néron pour Poppée, et ces soupçons d’inceste jetés dans l’ombre pour préparer l’esprit du lecteur à tous les genres de forfaits.
LVII
Est-ce le drame ?
Voyez l’assassin qui sourit pour donner confiance à sa victime, qui s’avance à sa rencontre, qui l’embrasse sur les yeux et sur le sein.
Voyez cette mère qui s’inquiète et qui se rassure, qui sort heureuse du long festin de réconciliation, et qui monte avec une amie tranquillement sur la barque pour jouir du spectacle de sa dernière nuit.
Voyez renaître son anxiété involontaire à la réflexion des étranges circonstances de ce naufrage en plein calme des vents et des flots.
Voyez son silence prudent quand les matelots l’appellent.
Voyez son étonnement quand aucun message ne revient du palais après la nouvelle de son danger et de son salut.
Voyez son isolement dans cette chambre, éclairée d’une seule lampe avec une seule esclave.
Voyez au même instant, dans le palais voisin, la criminelle angoisse du fils qui tremble d’avoir encouru le châtiment sans avoir même le bénéfice du crime.
Voyez le départ muet d’Anicétus avec sa bande d’assassins.
Voyez la foule qui s’écarte, le glaive du centurion levé sur le lit ; écoutez le dernier mot, le seul mot, le mot qui éclate et qui résume :
Ventrem feri !
Frappe au ventre ; ce ventre criminel est justement puni, puisqu’il a enfanté Néron !
LVIII
Enfin, voyez ces funérailles précipitées, ce lit de festin changé en bûcher funèbre ; cette pincée de cendre, qui fut tout à l’heure Agrippine, laissée sur la place, au vent et à la pluie, sans que la terreur des assassins y jette seulement un peu de terre.
LIX
Est-ce la politique ?
Voyez le conseil convoqué à la hâte dans l’appartement de l’empereur pour aviser à l’extrémité du péril, au moment où le fils se croit menacé par la mère.
Voyez ces deux prétendus hommes d’État consommés, Burrhus et Sénèque, n’ayant peut-être pas conseillé le premier crime, mais croyant trouver dans l’urgence du danger public la nécessité du second.
Voyez cette honte de deux hommes soi-disant vertueux, contraints de délibérer sur la nécessité d’un parricide.
Voyez leur long silence.
Voyez le plus habile des deux, Sénèque, sommant son collègue de parler le premier.
Voyez ce collègue, rejetant le fardeau sur Sénèque, et éludant la réponse par un renseignement sur l’esprit des troupes trop attachées à la race de Germanicus.
LX
Voyez enfin l’impatience de l’affranchi qui se propose résolument pour l’exécution et pour le prix du meurtre, et la reconnaissance de Néron, tiré par ce hardi scélérat d’embarras et d’angoisses, et qui s’écrie : « Je ne règne que d’aujourd’hui, et c’est à Anicétus que je dois l’empire. »
LXI
Est-ce la vertu enfin, la moralité, la flétrissure, qui manquent dans ce récit de Tacite ?
Voyez la première nuit du coupable après le crime, sa terreur de la lumière qui va renaître, son horreur pour les lieux, scène de son forfait, pour cette physionomie de la terre et de la mer qui ne change pas comme le visage des hommes, et qui le force à se sauver à Naples.
LXII
Voyez enfin l’embarras de l’explication qu’il charge Sénèque de donner par lettre au sénat, puis la bassesse des prétoriens qui le félicitent les premiers, toujours prêts à prostituer l’épée, pourvu que l’épée règne ; puis la vilité des sénateurs, qui feignent de croire à l’impossible pour avoir le prétexte de congratuler ; puis, dans un coin, la figure muette ou indignée du seul honnête homme, de Thraséa, qui sort du sénat, sachant bien à quoi il s’expose, et n’espérant rien de l’exemple pour la liberté, mais faisant seul rougir Néron, Burrhus, Sénèque, et toute l’armée, et tout le sénat, et tout le peuple, parce qu’il représente à lui tout seul plus que l’empire, l’armée, le sénat, le peuple, c’est-à-dire la conscience, la vertu, la postérité.
LXIII
S’il y avait par siècle un Tacite, l’histoire suffirait pour faire la leçon, l’exemple, la justice au genre humain. Mais il n’y en a qu’un depuis qu’on écrit les annales des peuples, et, en considérant la prodigieuse rencontre de facultés diverses que la nature et la société doivent faire concorder dans un même homme pour faire un Tacite, il n’est pas probable qu’il y en ait deux.
Contentons-nous donc d’un seul : il tient lieu de mille, et replaçons son livre à sa place, à côté d’Homère ; car ces deux hommes sont les deux plus grands poètes du monde écoulé : Homère, le poète de l’imagination ; Tacite, le poète de la vérité.
P.-S.
Ces deux Entretiens sont un peu courts, parce que quelques-uns de ceux qui les précèdent sont un peu trop longs pour le volume de 1861. Je vais finir l’année 1861 par une Revue.
J’y travaille.
Deux hommes remarquables sont morts avant le temps dans ces derniers mois.
Je commencerai l’année 1862 par trois Entretiens critiqués, et même injuriés par anticipation dans le journal la Presse ; ils sont intitulés : Critique de l’histoire des Girondins, par l’auteur des Girondins, à vingt-cinq ans de distance.
On verra que je n’apostasie rien que l’erreur dans laquelle je suis une ou deux fois tombé, et quelques expressions mal sonnantes ou mal interprétées par mes nombreux lecteurs ; que j’ai mûri mes idées sur les conditions naturelles du pouvoir ; que j’ai profité de l’expérience et des temps, mais que je suis après ce que j’étais avant, l’homme qui se corrige des moyens sans se détourner du but : la liberté par l’honnêteté, le gouvernement spiritualiste.
Les hommes qui m’invectivent d’avance au nom du progrès, ne croient pas sans doute que la terreur soit progressive, et que l’immoralité des moyens et la violence de la vérité qu’ils préconisent aujourd’hui au profit de leur cause, soient plus vertueux dans les mains du jacobinisme que dans celles de l’inquisition ! Ce sont les inquisiteurs de l’indépendance politique ; ils veulent mettre l’uniforme des carbonari à la libre pensée.
Ils ne méritent pas la liberté, ceux qui ne respectent pas la conscience. — Deux poids et deux mesures, est-ce la justice ? — Les Camille Desmoulins sont de tous les temps ; ils allument le bûcher, et ils sont consumés par la flamme quand le vent change.
Pardonnons-leur et ne les imitons pas ; laissons-leur ainsi le temps de se repentir. Nul n’a le droit d’être libre s’il n’a pas été tolérant.
Nous ne disons pas cela pour le Siècle, journal dont nous différons sur la confédération de l’Italie, préférable, selon nous, à l’unité forcée, chimérique et précaire, de la péninsule. Un de ses rédacteurs nous accuse de palinodie pour cette opinion ; qu’il nous lise : nous n’avons jamais pensé, écrit, agi au sujet de l’Italie que dans le sens d’une confédération unifiée par une diète nationale des États unis italiens, reconnue et garantie par toute l’Europe.
Y a-t-il palinodie de professer après, ce que l’on professait avant ? Le mot est malheureux ; mais le spirituel rédacteur ne nous condamne pas à mort, et cette erreur de fait de sa part n’enlève rien de l’estime et de la reconnaissance que nous portons à la rédaction d’un journal libéral partout ailleurs qu’en Italie, pierre d’attente de la liberté, et qui mérite que la liberté l’attende à son tour.