(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Feuillet de Gonches »
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(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Feuillet de Gonches »

Feuillet de Gonches29

I

La date de ce livre est de circonstance ; le livre, non. Publié au commencement de l’année, — pour le jour de l’an, comme on dit, — chamarré d’illustrations sur toutes les coutures, il donnera certainement dans les beaux yeux humides pour lesquels il a été fait… Il aura son succès comme les bonbons et les polichinelles, et il pourra chanter, car un tel livre chante :

Que Pantin serait content,
S’il avait l’heur de vous plaire !
Que Pantin serait content,
S’il vous plaisait… en contant !

Et ce ne sera pas une chanson ! Mais ce ne sera pas tout son succès non plus, à ce livre qui joue aux étrennes. Le jour éphémère qui nous l’apporte ne nous l’emportera pas.

Il doit rester. Car, au fond, c’est un livre. C’est un livre très réfléchi sous prétexte d’enfantillages, très littéraire, de très scélérate naïveté, qui peut être lu en tous temps et goûté de ces autres enfants qui n’ont pas les yeux si beaux et qui sont des hommes. Le vieil enfant qui l’a écrit en est lui-même un, de ces hommes, et même je crois qu’il en est trois. Comptons : C’est un praticien… le croiriez-vous ? de diplomatie et d’histoire. C’est un écrivain, comme s’il n’était pas un savant. Et un savant, comme s’il n’était pas un écrivain. Enfin, c’est un connaisseur en toutes choses, d’une vaste expérience, d’un sens aiguisé, et qui s’approprie avec un rare talent d’assimilation tous les langages. — Nous nous trompions. Cela fait plus de trois.

L’auteur, qui a la bonne grâce de son titre et qui n’a pas plus de honte de l’épithète que du substantif, l’auteur, qui a signé, résolument et aimablement, sa dédicace, nous autorise donc à le nommer. C’est Feuillet de Conches, l’introducteur des ambassadeurs. Lui qui, à la cour, présente les autres, nous nous permettrons de le présenter au public. Nous le présentons, — mais nous ne l’introduisons pas.

Il s’est introduit dès longtemps dans le public, et même dans sa faveur. Mais aujourd’hui c’est un autre homme que celui que le public connaît. Notre introducteur des ambassadeurs s’introduit lui-même en grand-père. Pour le moment, c’est sa fantaisie littéraire d’être un vieux grand-père et un vieux conteur. De cette plume rompue au style des affaires, de cette plume à la Vergennes, fine et limpide, Feuillet de Conches écrit un livre de féerie. Feuillet de Conches, le chef du protocole au ministère des affaires étrangères, un homme très grave et très officiel, donne cette petite leçon aux puritains de la gravité et de l’étiquette de se permettre un livre émerveillant de merveilleux, comme dirait Rabelais, pour l’instant aussi son père et son compère, un livre vermillonné et émerillonné comme pas un des livres les plus colorés de ce temps.

Maintenant, étonnez-vous si vous voulez ! Feuillet est un de ces esprits qui peuvent faire toujours, et avec la plus grande aisance, ce qu’on attend le moins et ce qui doit surprendre le plus.

Ceux qui lisent n’ont pas oublié cet intéressant fragment de critique d’art et de biographie sur Léopold Robert, publié au moment où l’on croyait le plus Feuillet enfoncé, englouti dans le protocole, dans ce terrible bonnet fourré du protocole qui doit entrer jusqu’au nez d’un homme quand il se le met sur la tète, et qui doit calfeutrer sa cervelle contre tout ce qui n’est pas cette majestueuse procédure. Il n’en était rien, cependant ! Feuillet sortit de là biographe animé, charmant de renseignement et même de mélancolie. C’est qu’il appartient, en effet, à cette race d’esprits qui ne s’enfoncent dans quoi que ce soit et restent à fleur d’eau de tout, — ce qui ne veut pas dire qu’ils ne savent pas y plonger.

Feuillet y plonge très bien, au contraire, comme nous allons le voir tout à l’heure, piquant les plus belles têtes dans la couleur, l’or et la lumière, écrivant, ce diplomate, comme un peintre, un peintre qui peindrait un vitrail ! Seulement, par la variété des aptitudes, l’étendue des connaissances et le flottant des goûts, il échappe à la profondeur toujours un peu étroite de la spécialité. Il a cette flexibilité qu’on pourrait appeler encyclopédique, qui se ploie trop aisément à tous les sujets pour s’attacher opiniâtrément à un seul dans lequel il se montrerait incomparable et maître. Littérairement, il représente, dans l’état actuel de sa pensée et de ses ouvrages, cette espèce d’hommes du monde charmants — et même brillants — qui ne sont pourtant que les seconds pour les femmes. Mais il a en lui tant de ressources qu’il n’est pas dit qu un jour il ne passera pas premier. L’étude et le temps ont leur devenir. La littérature (heureusement) n’est pas comme les femmes, ces Pouvoirs aimables et reconnaissants, qui n’avancent pas, mais destituent — à l’ancienneté !

II

C’est ce brillant second degré, qui est le niveau du talent de Feuillet dans les sujets qu’il traite, que nous trouvons encore dans ce livre inattendu, et que nous aurions voulu plus individuel. Avant tout, ce que nous cherchons dans un livre, et surtout dans un livre qui a l’honneur de s’appeler « Contes », c’est la grande, la prime-sautière originalité. Feuillet n’est que le rapsode de poèmes qu’il n’a pas faits, et l’on peut dire de lui le contraire de ce qu’il a si bien dit de Charles Perrault, auquel il a consacré une notice de la plus élégante simplicité.

« Il avait — dit excellemment Feuillet — du pittoresque dans l’imagination et dans la pensée ; il ne lui en resta pas pour l’exécution. » En d’autres termes, il eut l’invention, et non l’expression, tandis que lui, Feuillet, a une expression prodigieuse, mais n’a pas cette invention qu’avait Perrault. Il ne l’a point et n’y prétend pas, puisque ces contes sont en partie traduits, en partie remaniés. Mais s’il avait eu l’invention, il en eût fait d’autres, à coup sûr, ou du moins il eût plus puissamment fécondé ceux-ci dans son ardente retouche. On eût senti l’esprit qui crée là où l’on ne sent que le talent qui traduit ou imite, quoique imiter et traduire n’impliquent pas nécessairement qu’on ne puisse très bien inventer.

Un homme que Feuillet connaît extrêmement et même qu’il connaît trop, car à le trop connaître et à trop l’aimer, cet enchanteur, on perd de sa propre originalité comme Feuillet a perdu de la sienne, La Fontaine, est souvent un traducteur de l’Antiquité ou de l’Italie, un repétrisseur de fables connues et de contes vulgaires. Mais qui oserait dire que les traductions de La Fontaine, cet Homère naïf d’une civilisation qui ne l’était pas, cette seule imagination capricieuse de toute une littérature tracée au cordeau comme les allées de Le Nôtre, ne soient pas de l’invention au premier chef, de la création bel et bien, dans tout son pur et intime jet de source ?… Eh bien, c’est ce jet de source qui manque à Feuillet ! Il traduit et change parfois heureusement son texte ; il sait l’orner et le réchauffer avec un art incontestable ; mais il n’a pas le don de métamorphose qui abolit Phèdre ou Boccace, par exemple, au sein même de l’imitation qu’il en fait, et ne laisse plus voir que La Fontaine.

« Il faut égorger son monde quand on le vole », a dit quelqu’un en parlant des imitateurs. Mais c’est un très honnête homme que Feuillet. Il n’égorge point, il ne vole pas, et même il ne trompe pas, quoiqu’il soit diplomate. Derrière lui on voit toujours le texte de son conte, et on le verrait encore quand il n’aurait pas, comme il l’a, la conscience de nous l’indiquer.

Il nous l’a indiqué, en effet. Dans cette dédicace qui sert de préface à son livre, Feuillet nous a fait l’histoire de ces récits qu’il reprend en sous-œuvre aujourd’hui. Ce sont, la plupart, d’anciennes traditions populaires, mais qui ont été déjà travaillées avant le travail auquel il les a soumises de nouveau. Ramassé sur bien des sillons, ce grain du ciel a été déjà moulu plus d’une fois… Deux fins meuniers bien connus en Allemagne, les frères Jacques et Guillaume Grimm, ont beaucoup trituré et passé par les cribles cette excellente farine des traditions populaires avec laquelle Feuillet fait ses gâteaux pour les enfants. Il a lu les Contes d’enfants et de la maison, les Forêts tudesques et les Légendes allemandes, et avec cette nature d’esprit qui le distingue et qui lui fait rencontrer parfois les unissons les plus heureux, il s’en est admirablement inspiré.

Pour notre compte, nous aimerions mieux, il est vrai, une origine moins connue et moins authentiquée. Nous ne sommes pas Schlegel. Il ne s’agit ici ni des traditions qui peuvent plus ou moins éclairer le berceau des peuples, ni des ressemblances de récit qui attestent les analogies intellectuelles du genre humain. Non ! il s’agit simplement pour nous des Contes d’un vieil enfant 30 à des enfants plus jeunes, et surtout d’impression profonde et sincère, et voilà pour quoi nous croyons que les contes en question auraient gagné à avoir une origine plus obscure et moins savante ; car, en fait de récits merveilleux et de légendes, tout ce qui nous vient par les livres nous vient diminuant. Au lieu donc de ces MM. Grimm les philologues, à travers les recueils de qui ces contes ont passé, nous eussions beaucoup mieux aimé, par exemple, quelque servante, comme cette servante de Perrault dont Feuillet nous a parlé dans son livre actuel, en supposant qu’elle ait existé, en supposant que, pour s’excuser d’avoir fait des contes d’enfants, cette petite chose, dans un siècle qui n’aimait que le grand et qui l’aimait jusqu’à l’hypocrisie, cette servante en faveur de qui Perrault, bêtement honteux, a donné la démission de son génie, n’ait été de sa part qu’une invention de plus.

Nous sommes, nous, de ceux-là qui croient que rien ne vaut, pour un conteur, le premier récit, le récit immédiat, cueilli n’importe où, mais en dehors des livres et de leurs abominables coquetteries, savantes ou littéraires. Nous tenons pour le morceau de gigot froid de Fielding, bravement mangé au cabaret avec des mendiants et des joueurs de violon aveugles, et pour tous les coucous écossais où Walter Scott frottait son vieux carrick jaune contre la houppelande des fermiers et la balle des colporteurs. Là surtout, dans de pareils milieux, est le conte, la vive racine du conte, qu’on l’écrive, du reste, pour les enfants ou pour les hommes. Mais quelqu’un d’aussi littéraire que Feuillet de Conches, quelqu’un qui passe sa vie en habit de soie dans le détail d’une fonction de cour qui demande un perpétuel sous les armes, ne pouvait pas aller chercher le conte où il est réellement le plus, et où de mâles observateurs comme Fielding, le juge de paix, et Walter Scott, le greffier, sont allés le chercher, au péril de leurs habitudes de gentlemen tirés à quatre épingles, de la délicatesse de leurs sensations, et parfois de leur dignité.

III

Ainsi, voilà le reproche à faire à ces Contes d’un vieil enfant, que les enfants sentiront peut-être, avec leur imagination vierge et le velouté sensible de leur ignorance, mais qui doivent être, en définitive, jugés par des hommes. Intéressants pour ces derniers, mais d’un intérêt qui n’a pas le poignant de la nouveauté, ce sont des créations de deuxième et de troisième main, ressemblant à tous ces contes dans le surnaturel et le merveilleux dont le monde féerique est la base, ce monde qui n’existe que pour les imaginations à leur aurore, que ce soient des enfants de peuples ou des marmots d’enfants. Seulement, tels qu’ils sont, il faut bien le dire, ils n’ont ni les développements, pleins de grandeur de ces Mille et une Nuits qui sont les épopées de l’enfance, ni le dramatique et le concentré de Perrault, — ce Shakespeare en raccourci s’il avait du style et les grâces riantes ou mélancoliques de cette fée des Contes de fées, la ravissante madame d’Aulnoy ! Excepté peut-être la Trempe miraculeuse, l’un des plus réussis du recueil, français d’origine, celui-là, et net de tout ce que le prince de Ligne appelait « l’allemanderie » , tous ces contes ont une physionomie commune. Ils se ressemblent entre eux.

La seule chose qui appartienne bien à Feuillet, c’est le sentiment, sinon très sincère, au moins très bien joué (en art c’est identique), qui circule à travers les combinaisons qu’il n’a pas faites ; c’est le style, qui anime et colore toutes ces combinaisons. Mais voyez l’unité de naturel Feuillet est le même dans sa force relative que dans sa faiblesse. Homme de style autant qu’il est peu inventeur, il se l’est composé, ce style, par je ne sais quelle alchimie secrète ; il n’a point le sui generis qu’ont les grands écrivains spontanés qui, vraiment, ont un style à eux. C’est du style d’ordre composite, fait de deux ou trois autres qui ont joué sur la pensée de l’écrivain, qui l’ont teinte et qui l’ont embrasée. Ainsi, vous y trouverez du La Fontaine dans des proportions extraordinaires. Hémistiches brisés, tronçons d’images, groupes d’expressions, la phrase de Feuillet, en ses contes, roule du La Fontaine à plein bord. On le retrouve partout, l’immortel enfant à barbe grise, dans ces Contes du vieil enfant.

La pensée de Feuillet s’est tissé un vêtement avec La Fontaine, comme Perrault a tissé une robe à Peau-d’Ane avec les rais d’argent de la lune et les rayons d’or du soleil. Feuillet a énormément bu à cette coupe enivrante de la langue de La Fontaine, qui a une bien plus grande puissance que ce lotus dont on disait qu’il faisait oublier la patrie, puisqu’elle nous fait oublier notre personnalité et nous fait revêtir la sienne.

Mais La Fontaine n’est pas le seul écrivain qui ait laissé ses influences sur Feuillet, sur cet étonnant caméléon intellectuel qui écrit des contes aujourd’hui et qui demain peut-être nous écrira quelque livre d’art ou d’histoire.

Nous avons parlé de Rabelais déjà, de Rabelais, l’aïeul de La Fontaine, et par qui toute langue se colore, mais il faut y ajouter le dernier venu de cette robuste famille rabelaisienne, l’auteur des Contes drolatiques, notre grand et moderne Balzac. Il n’y a, de fait, que Balzac, dans ces contes inouïs qui ne sont pas pour les enfants et qui ont tout, excepté l’innocence ; il n’y a que Balzac qui ait parlé depuis Rabelais cette langue phénoménale que Feuillet rappelle en plus d’un endroit de son livre par la propriété pittoresque de l’expression, l’opulence des vocables, le mouvement ému, les contours renflés, la grâce du tour, et particulièrement ce coloris qui étend sur toutes choses ses clartés rougissantes et qui nous fait nous demander, à nous, vieux critiques, accoutumés au feu de la phrase quand elle en a : « Mais dans quel baquet de pourpre s’est-il plongé, ce diplomate, pour en être ressorti avec cet éclat et cette vie qu’un artiste de profession lui envierait ? »

C’est, en effet, l’Éson du conte renouvelé que ce vieil enfant, comme il s’appelle, et ce n’en est pas un que nous vous faisons là ! Les sujets qu’il traite n’étaient pas neufs, et même la plupart, comme la Dame Holle, Jean et Margot, etc., étaient tombés dans le domaine commun littéraire. Eh bien, il les a rajeunis par le style, par le style qui sauve tout, le style magicien, mais pas seulement pour les enfants, et qui se promène, dans ces contes, comme une fée de plus ! Désormais les enfants qui liront cet Arioste du coin du feu et à leur usage garderont, dans cette imagination qui se souvient toujours des premiers baisers qu’on lui donne, la trace des deux lèvres paternelles qui s’y seront appuyées et y auront laissé leur phosphore.

Naïf scélérat, comme nous l’avons appelé, ce conteur de ruse aimable, Feuillet, en se servant avec tant d’habileté de la langue du xvie  siècle et en la fondant avec tant de goût avec celle du xixe n’a pas voulu seulement faire acte d’artiste, mais d’éducateur. Il n’a pas voulu que vivifier ces contes et divertir ces petites têtes pensives dont il caressait les cheveux. Il a voulu aussi les instruire, et il a jeté dans leurs mémoires, aussi grand ouvertes que leurs yeux, des tournures de langue oubliées, de charmantes choses tombées en désuétude, des mots divins que La Fontaine, qui n’était pas fier, ramassait, et qu’il faut rapprendre à l’enfance, si on ne veut pas qu’elle périsse, l’ancienne langue française, exténuée dans les maigreurs du xviiie  siècle. Nous avons donc eu dans ces Contes, au prix d’un plaisir, deux leçons : la leçon morale que doit aux enfants tout conteur, et qui est le pain de la confiture, disait Bernardin de Saint-Pierre, et la leçon de langue que le conteur ne devait pas et qu’il nous a donnée, sans avoir l’air d’y toucher, — la seule chose, cette finesse (j’aurai la brutalité de le dire en finissant), qui sente la diplomatie et qui nous rappelle à quel diplomate nous avions affaire, puisque, dans tout ce carnaval de contes d’enfant et de grand-père, il s’est si parfaitement et si délicieusement déguisé.