(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourgogne, par M. Michelet. (suite et fin.) »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourgogne, par M. Michelet. (suite et fin.) »

Louis XIV et le duc de Bourgogne, par M. Michelet
(suite et fin.)

Je ne quitterai pourtant pas ce volume de M. Michelet sans dire encore quelque chose de sa manière, car elle s’attache à vous, bon gré mal gré, et ne vous lâche plus. Il y a longtemps que cette manière a commencé ; c’est une illusion de croire, avec quelques-uns, que le Michelet historien d’aujourd’hui ne vaut pas le Michelet d’autrefois. J’ai dit en quoi ils diffèrent ; — par une certaine allure un peu plus pressée, un peu plus heurtée : voilà tout. Mais d’ailleurs, au fond, ils sont bien le même. Ceux qui opposent si complaisamment l’un à l’autre aiment surtout, dans celui qu’ils regrettent, le souvenir déjà de leur propre jeunesse.

De très bonne heure, et dès qu’il fut en plénitude de son idée et de son inspiration d’écrivain, M. Michelet (il nous l’a dit) a voulu faire de l’histoire, non une narration comme Augustin Thierry, non une analyse comme M. Guizot, mais une résurrection ; il a voulu y apporter la vie, l’étincelle directe, l’amour ; tentative hardie, bien scabreuse, car enfin l’historien n’est pas un dieu ni un thaumaturge pour ressusciter par sa vertu les morts. On n’arrive d’ordinaire à produire ce sentiment de la réalité dans l’esprit des lecteurs qu’avec un art infini et des lenteurs, des préparations extrêmes, par des analyses rapprochées, des témoignages rapportés, des narrations sincères, lucides, fidèles. Autrement, en y allant d’un premier et d’un seul coup de baguette, si le mort n’obéit pas et ne se dresse pas à votre voix, si le nom par lequel on prétendait l’évoquer n’est pas le plus juste et le plus frappant, l’opération est manquée ; on voulait être un Christ, on n’est qu’un Simon le magicien ou un Apollonius de Tyane ; on frise le Cagliostro. Admirons M. Michelet, dans cette voie qui est presque celle des miracles, d’avoir si souvent rencontré si bien, d’avoir échoué si peu ! Il a eu, il a encore de certaines pages évocatrices et divinatrices du passé.

Sur Louis XIV, en ce même volume, il a pourtant fort mal deviné, à mon sens ; il s’est montré souverainement injuste. Le moment, je l’avoue, n’est pas beau ; ces années de 1690 à 1715 ne sont pas des plus triomphantes pour le glorieux monarque. Mais pourquoi prétendre que ce moment est celui qui le montre le plus à nu dans sa nature ? pourquoi dire d’un portrait de la vieillesse commençante de Louis XIV, d’un médaillon retrouvé à Versailles par notre consciencieux et respectueux antiquaire, M. Eudore Soulié, « qu’il porte la trace des basses sensualités du temps » ; que « ces joues, ces lippes épaissies n’expriment que trop bien un pesant amour de la chair ?… » et ce qui suit. Pourquoi prononcer ces mots encore plus inconcevables : « Le porc domine ; bien plus, le porc sauvage ! » Je n’en reviens pas. Quelle interprétation outrée pour un simple portrait en cire21 ! Je sais bien que nous avons vu également M. Ampère épiloguer et raisonner à perte de vue sur les visages de bustes (souvent très douteux) d’empereurs romains. Mais a-t-on bien le droit vraiment de tirer de pareilles conséquences de l’inspection des lignes d’un visage, fût-on le physiognomoniste par excellence, fût-on Lavater en personne ? Ces sciences conjecturales, ces sciences à demi occultes sont-elles donc devenues comme la seconde vue de l’histoire ?

En revanche, le duc de Bourgogne a trouvé auprès de l’historien au cœur populaire la grâce qu’il pouvait espérer. Si M. Michelet, ailleurs, a durement parlé de Louis XVI, on peut dire qu’il lui a fait réparation ici en la personne du duc de Bourgogne, cette ébauche et cette épreuve anticipée du même caractère, et une épreuve bien plus soignée, bien plus fine de traits assurément.

Mais M. Michelet, selon moi, n’apprécie qu’à demi l’aimable précepteur et ne sent pas très bien tout Fénelon : il est plus choqué du théologien (et je le suis aussi) qu’il n’est attiré par l’homme de goût attique. C’est qu’il n’est pas, lui, un homme d’antiquité ; il nous l’a raconté quelque part en des pages touchantes et poignantes : enfant, il s’est formé rudement, presque tout seul, sans loisir et sans maître ; il a peiné de bonne heure. Comme un homme du Moyen-Age ou un moderne dans toute la force du terme, il a dû creuser longtemps pour trouver l’eau de son puits, il a dû conquérir sa propre originalité. Son talent s’est fait de pièces et de morceaux ; il s’est fondu au feu de forge d’une volonté ardente : il en garde encore aujourd’hui les marques, un air de tourment et de convulsion. Ce fils de ses œuvres n’a jamais goûté, dans son enfance, les douceurs d’une éducation facile et ornée des grâces. Je ne l’en estime que plus ; mais cela est ainsi. Rien d’étonnant donc que Fénelon, par son côté antique et de simplicité ingénue, lui ait échappé, et qu’il ait surtout vu en lui la part subtile et malsaine, l’action efféminée du directeur.

Si M. Michelet a eu d’admirables pages dans ses autres livres, dans celui du Peuple, dans celui du Prêtre, dans son Histoire de la Révolution (au tome premier, par exemple, la terreur des campagnes), s’il a eu des pages qu’une fois lues on retient à jamais, il en a de charmantes dans ce volume même. Les portraits de Villars et de Vendôme sont fort vivants et des plus gais, sans trop de charge. Le duc d’Orléans, le Régent, cette riche et vigoureuse contre-partie du duc de Bourgogne, cette revanche effrénée du pur génie et de la nature, est bien vu, indulgemment senti, largement crayonné. Seulement il se mêle à tout cela, et de plus en plus, ce me semble, trop de préoccupation des rapports sexuels, trop d’allusions à la bagatelle, comme on dit. On ne sait vraiment comment concilier ces folâtreries d’imagination avec tant de généreux accents, avec des cris de cœur si profonds et si sérieusement sympathiques. Serait-ce que ceux à qui la vraie jeunesse a manqué en sa saison sont plus sujets que d’autres à ces après-coup et à ces revenez-y de jeunesse ? Il y a chez M. Michelet comme une folle vigne qui grimpe à tout instant. Vous qui connaissez à fond l’art et même la caricature antique, avez-vous donc jamais vu un tel groupe : un Faune rieur qui regarde par-dessus l’épaule et jusque dans le sein de Clio ?