(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Théophile Gautier. » pp. 295-308
/ 1950
(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Théophile Gautier. » pp. 295-308

M. Théophile Gautier29.

I

Je viens le dernier pour parler du Capitaine Fracasse 30. Tout le monde l’a loué hyperboliquement, d’une seule voix, excepté pourtant un critique que j’honore pour la fermeté de son esprit et pour son indépendance (M. Alphonse Duchesne, du Figaro), car le monde est si comiquement fait, que c’est presque une hardiesse, à cette heure, de se livrer au mouvement d’une critique vive et franche sur un livre de M. Théophile Gautier. En effet, ils sont comme cela trois ou quatre en France, à peu près, qui y sont regardés sérieusement comme impeccables, et sur lesquels le pays le moins disposé de sa nature au respect, le pays qui fait le plus de révolutions et gamine le plus contre ses gouvernements, n’entend pas que l’on dise un seul mot qui ne soit l’expression d’un hommage…

Depuis longtemps M. Gautier est un de ces Inattaquables officiels. Il jouit parmi les lettres d’une espèce de canonicat de popularité douce, car il ne s’y mêle rien de politique ni d’orageux, comme dans la popularité de Mme George Sand ou de M. Victor Hugo. Pour ma part, je ne crois pas l’avoir beaucoup troublée, cette popularité tranquille. J’ai toujours rendu pleine justice à M. Théophile Gautier. Quand il publia ses dernières poésies, — Émaux et Camées, — je consacrai, dans ce livre des Hommes et des Œuvres 31, une longue étude à ce talent savant et laborieux. Et cependant, si aujourd’hui, à propos d’un livre qu’il m’est impossible d’admirer, je veux prendre exactement la mesure de ce talent, et si j’ose introduire mes petites réserves sur des procédés d’exécution dont je connais la profondeur et la portée, dussé-je m’adresser aux esprits les plus connaisseurs, ayant au fond la conviction que la critique que je me permets est fondée ! je n’en entendrai pas moins partir de toutes parts le cri du désarmement : pourquoi dire du mal de ce pauvre Gautier, qui est si bienveillant ? Et au nom de la bienveillance, qualité très-charmante mais nullement littéraire, je verrai s’élever contre moi une inviolabilité sur laquelle je ne comptais pas ! Telle est la force du préjugé et encore plus des relations, chez un peuple qui croit peut-être toujours au mot de Lafayette : « L’insurrection est le plus saint des devoirs », mais qui ne l’admet pas en littérature. Eh bien ! franchement, je dis que pareille chose passe la permission. Je dis que, si on se permet de telles fins de non-recevoir dans l’examen des œuvres littéraires, nous n’avons plus le droit de rire du vers de Boileau :

Attaquer Chapelain ! Mais c’est un si bon homme !

et qu’il est plus que temps, pour l’honneur de tous, d’en finir avec ce capitonnage dérisoire du même mot qu’on répète contre la Critique, surtout quand il s’agit d’un homme qui ne demande pas quartier, lui, et qui a bien assez de talent pour entendre une fois la vérité, — ce qui le changera !

Or, la vérité, — du moins pour moi, — c’est que ce livre, si longtemps attendu et présentement si exalté du Capitaine Fracasse, n’augmentera pas de beaucoup la renommée de M. Théophile Gautier. Annoncé il y a trente ans et pendant les années qui suivirent, commencé, abandonné, repris, le Capitaine Fracasse ne semble avoir été achevé par son auteur que pour n’en pas avoir le démenti, comme dit l’expression populaire. L’amour-propre de l’homme a voulu tenir un engagement de jeunesse, et de toutes les conditions qui puissent être faites à l’inspiration, je n’en connais pas de plus triste. L’inspiration est quelque chose de si intense qu’elle n’interrompt guère son travail. Elle peut mettre du temps à le faire et à le compléter, — Balzac mit huit ans à écrire son Médecin de campagne, — mais elle reste, couvant son œuvre comme une mère. Elle ne s’en déprend point et elle ne l’abandonne pas. Il est vrai que, pour tout autre que M. Théophile Gautier, cette interruption prolongée d’un livre qu’on a commencé équivaudrait à une mort sur pied de ce livre, mais M. Gautier n’est pas un de ces hommes qui procèdent par inspiration et qui ont l’ardente maternité de leurs œuvres. Ce n’a jamais été un esprit de vigoureuse et rapide spontanéité. C’est un écrivain d’application et d’agencement, de creusement et de volonté, lequel a la religion de Buffon : que le génie n’est qu’une patience… En raison même de ses facultés et de ses théories qui font suite à ses facultés, je crois bien que M. Théophile Gautier est peut-être le seul des écrivains actuels qui pouvait jouer sans déchet à ce jeu interrompu du Capitaine Fracasse, et l’achever aujourd’hui à peu près comme il aurait pu l’achever il y a trente ans. En effet, il a pu le reprendre pendant cette période comme un ouvrier reprend son ouvrage matériel, et, pour l’achever, il n’a pas eu plus besoin de verve qu’il n’en faut à une femme pour continuer un ancien tricot ou quelque vieux morceau de tapisserie… Et d’autant que Le Capitaine Fracasse n’est que cela !

Car ce n’est pas même un tableau. Le Capitaine Fracasse, sachez-le bien, n’est qu’un morceau de tapisserie faite d’après les tableaux, plus ou moins oubliés ou empoussiérés maintenant, de ces maîtres qu’on appelle Scarron, Mme de Lafayette, Segrais, Scudéry, Cyrano de Bergerac, et, pour mieux dire, tous les romanciers du commencement du dix-septième  siècle, que M. Théophile Gautier a imités dans ce roman sans vie et sans passion réelle, — monument d’archaïsme, dont l’idée ne pouvait venir qu’à un littérateur de décadence, très-habile, si l’on veut, et très-rompu aux choses du langage, mais dépourvu entièrement d’invention puissante et de toute originalité !

II

Et il ne pouvait pas en être autrement, du reste. Excepté en poésie, où il sent et pense pour son propre compte, M. Théophile Gautier, l’ornemaniste avant tout, le descriptif qui a tout décrit et qui semble trouver que le détail matériel n’est jamais assez montré, assez accusé dans les choses, très-capable, comme il l’a quelquefois prouvé, d’écrire un conte fantastique, parce que dans ce genre-là on se permet tout, M. Théophile Gautier n’est pas doué des dons énormes du romancier ou du poëte dramatique. Il n’a ni la conception profonde et variée des caractères, ni l’intuition des situations, ni la puissance de la passion et de la vie. Même dans cette fameuse et coupable Mademoiselle de Maupin, ce sujet flétrissant, que l’auteur n’a peut-être abordé dans sa jeunesse que par amour de la difficulté vaincue, l’indécence, froide et maniérée sous le relief et le luxe des mots, manque de la vraie chaleur de la vie, et le danger d’un pareil livre vient bien moins de ce qu’on le lit que de ce qu’on le prend pour le lire. C’est la disposition des âmes qui l’ouvrent bien plus que la création de l’écrivain qui en fait l’immoralité et la contagion…

Or, s’il en était ainsi pour M. Gautier dans un sujet comme Mademoiselle de Maupin, je demande ce qu’il devait en être dans un sujet de roman d’une réalité plus saine, et où il ne s’agirait que de sentiments naturels ? Pas de doute que M. Gautier n’y fût juste ce qu’il a été dans son roman d’aujourd’hui du Capitaine Fracasse, c’est-à-dire un faiseur d’images inanimées, quoiqu’elles parlent et se remuent, et qui passent devant nous sans nous intéresser ni nous plaire, à travers un style que ses amis peuvent appeler un tour de force ou de souplesse, mais que je hais comme un parti pris. M. Théophile Gautier, à qui ces sortes de travestissements sont faciles (rappelez-vous la préface de Mademoiselle de Maupin), a voulu, non pour la première fois, mettre en masque ce qu’il a de mieux, ce qui fait sa personnalité littéraire, c’est-à-dire son style, et il a déplorablement réussi. Écrivant un roman dont l’action se passe au dix-septième siècle, il a mimé la langue du dix-septième siècle, qui ne vaut pas d’ailleurs celle du seizième, qu’il avait si bien reproduite dans sa préface de Mademoiselle de Maupin ; — c’est comme si Walter Scott, en écrivant Kenilworth, avait parlé la langue du temps d’Elisabeth ! Je ne vois pas ce que Kenilworth y aurait gagné ! — et il a eu un style qui, en définitive, n’a pas été plus à lui que ses personnages, décalqués, tous, de quelque souvenir.

En d’autres termes, de toutes les façons, M. Théophile Gautier a manqué la vie ! Il n’a été que le copiste d’œuvres passées dont il a cherché à reproduire le ton et la couleur, à très-grand’peine, et il s’est trouvé avoir fait un livre tout en réminiscences et sans personnalité virtuelle ! M. Gautier revient à chaque pas, dans son roman du Capitaine Fracasse, sur l’impression si connue que causent les vieilles tapisseries que le vent remue, que la lune éclaire et que l’ombre noie, dans les salles vides des châteaux déserts. Eh bien ! son livre d’aujourd’hui nous donne des impressions du même genre. Seulement ces impressions ne se traduisent pas de la même manière. Pour les personnages du roman, ce peut être le froid de la terreur ; pour le lecteur, ce n’est que le froid de l’ennui.

Ainsi, comme je l’ai dit déjà, l’absence d’une originalité vivante et le manque absolu de forte invention, voilà les deux décourageantes sensations que vous donne, dès ses premières pages, ce roman du Capitaine Fracasse, et qu’il vous continue par la suite ! Effet ordinaire du contraste ! Savez-vous à quoi je pensais en lisant ce livre qui a la prétention d’être un livre écrit dans l’esprit et pensé dans la langue d’un temps qui n’est plus ?… Je pensais, devant la défaite, tout naturellement à la victoire. Je pensais aux Contes drôlatiques de Balzac. Balzac aussi, comme M. Théophile Gautier, eut un jour la fantaisie d’art de faire un livre du passé dans le style du passé, et, dans le passé, il prit, pour se couler tout vivant dans son génie, le plus difficile génie auquel l’imitation pût atteindre.

Balzac eut l’incroyable puissance de se planter sur les épaules la tête de Rabelais, et même d’un Rabelais supérieur à Rabelais de toute la force de l’idéalité et du pathétique, que l’auteur du Pantagruel n’avait pas ! Or bien, si vous voulez savoir, — car la vie ne se discute point, — combien il est aisé de reconnaître la présence ou l’absence de la vie, dans un livre où magnifiquement elle abonde et dans un livre où elle n’est pas, comparez seulement l’œuvre de Balzac à l’œuvre de M. Théophile Gautier !

Comparez seulement les vivants, si violemment vivants et vrais, des Contes drôlatiques, aux pâles et exsangues momies habillées du Capitaine Fracasse, lesquelles font l’amour du même air, du même ton, avec la même phrase qu’elles se plaisantent ou qu’elles se battent, le long de ce fatigant roman, sans que l’auteur lui-même se départe un moment de l’emphase suspecte de son récit, dans laquelle le plaisant et le sérieux se confondent au point qu’on ne sait plus si l’auteur est réellement un romancier sincère, qui croit à ses héros et qui les aime, ou un humouriste en pointe d’ironie, qui se moque également de ses personnages et de son lecteur !

III

Car voilà encore une troisième sensation désagréable que vous cause l’œuvre hybride et indécise de M. Théophile Gautier ! Quelle est la signification de son livre ? Quel est le sens esthétique ou moral, mais quelconque, de ce livre sans caractère tranché, fait de miettes et de petits souvenirs rapprochés, qui ne sait être nettement ni un roman d’idée, comme Don Quichotte, ni un roman de cœur, comme La Princesse de Clèves, ni un roman de nature humaine ou de mœurs, comme Gil Blas, ni même un roman d’aventure, comme le Roman comique de Scarron, car avec les comédiens qui emplissent le roman du Capitaine Fracasse, M. Gautier a touché à Scarron. Seulement, c’est un Scarron sérieux et solennel, qui n’aurait jamais trouvé Ragotin ! Quoique tous les genres de composition romanesque ne soient pas égaux, même devant le génie, et qu’il y ait une hiérarchie dans les œuvres aussi bien que dans les esprits, j’admets cependant que tous les genres de roman ont un intérêt assez grand pour saisir vivement la pensée et faire prendre l’essor au talent ; mais franchement, je ne vois pas très-distinctement à quel genre de composition romanesque peut appartenir Le Capitaine Fracasse de M. Théophile Gautier.

Ses amis, qui savent très-bien, eux, sans vouloir l’avouer, bien entendu, tout ce qui manque à M. Gautier, se sont faits modestes pour lui, et comme cet écrivain n’a peint ces entrailles d’où jaillissent le pathétique et la passion dans les œuvres, ils ont prétendu que le roman qu’il publie aujourd’hui n’avait jamais été, dans la pensée et le dessein mêmes de l’auteur, qu’un simple roman d’aventure. Ils ont fait plus : ils ont eu la prudence, dans les comptes rendus qu’ils ont consacrés au Capitaine Fracasse, de supprimer toute analyse de ce roman, bien sûrs qu’ils étaient d’y trouver des événements tout aussi insignifiants que les sentiments, les passions et les personnages. Il faut lire (ont-ils dit) dans le livre même de M. Gautier, pour avoir une juste idée de sa magie, les prodigieux événements de son roman d’aventure. Or, précisément c’est ce que j’ai fait, moi, avec toute la conscience dont je suis capable, et, en fait d’aventures et d’événements créés par une imagination souveraine, voici exactement ce que j’ai trouvé : Écoutez :

Le baron de Sigognac est le dernier descendant mâle de l’antique famille de ce nom, tombée du haut d’une splendeur historique dont les rayons remontaient aux croisades, dans une de ces ruines si profondes, qu’on peut les nommer une splendide pauvreté. Ce dernier des Sigognac vit, au fond des Landes, dans un vieux château délabré que l’auteur appelle le Château de la Misère, et qui par cela seul qu’il est une description physique faite avec cet acharnement de détails très-approprié au talent de M. Gautier, se trouve être le morceau capital et le meilleur de son roman. Il vit donc là comme un certain Edgar Ravenswood, que nous connaissons, vivait dans sa tour en Écosse, en compagnie d’un vieux domestique que M. Gautier appelle tout bêtement Pierre, et qui n’est qu’un Caleb aplati.

Un soir, une troupe de comédiens embourbée à quelques pas des quatre tourelles de Sigognac, vient frapper à l’huis de ce château délabré pour demander l’hospitalité à la faim et à la soif qui l’habitent. Heureusement qu’ils ont des provisions, ces comédiens, car ils ne souperaient pas chez le baron de Sigognac, qui vient de finir son dernier morceau de pain quand ils arrivent ; seulement, après avoir soupe de leurs propres victuailles, ils couchent sous ce toit presque croulé qu’ils préfèrent encore, contre les rigueurs du temps, à leur carriole ouverte aux vents et à la pluie. Étonnés et touchés de l’épouvantable et idéal dénûment de cet hôte mélancolique et digne qui leur fait un si bon visage du fond de sa détresse, ils l’engagent à se joindre à eux, qui tirent vers Paris, où il trouvera peut-être fortune, et le jeune noble y consent d’autant plus vite, qu’il se sent invinciblement attiré par une jeune comédienne de la troupe.

Tout d’abord donc, Sigognac ne pense point à se faire comédien, mais, une fois en route, son amour pour Isabelle augmentant et la troupe diminuant de l’acteur qui joue les Matamores, Sigognac s’engage à le remplacer sous le nom du capitaine Fracasse. Ici, j’ai cru, je l’avoue, un moment, que les aventures de ce soi-disant roman d’aventure allaient naître, mais je n’ai vu rien suivre de plus que ces événements assez vulgaires : quelques représentations de la troupe comique à Poitiers, l’amour furieux d’un certain duc de Vallombreuse, beau comme le jour, pour la jeune fille aimée de Sigognac avec une chasteté et un dévouement chevaleresques, le duel de Sigognac avec le duc qu’il blesse, — plus tard, l’enlèvement d’Isabelle par ce duc enragé et son contre-enlèvement par Sigognac, enfin la reconnaissance d’Isabelle par le père de ce duc de Vallombreuse à la simple vue d’une bague d’améthyste qu’il avait donnée à sa mère, et le mariage d’Isabelle et de Sigognac ! Ainsi, enlèvements, coups d’épée, pistolades, reconnaissance d’enfant perdu par le moyen d’une bague qui était la croix de ma mère au dix-septième siècle,

… Surtout l’anneau royal me semble bien trouvé !

amant tigre changé subitement en mouton, avec la prestesse d’un changement à vue théâtral, mariage final des amants restés vertueux, telles sont les étonnantes découvertes de M. Théophile Gautier dans son fameux Capitaine Fracasse, lesquelles étaient faites, avant ce surprenant Capitaine, dans toutes les comédies sans exception de l’ancien théâtre espagnol, italien et français ; dans toutes les Nouvelles des vieux romanciers du commencement du dix-septième siècle, et que seul un romantisme impuissant, qui travaille en vieux, quand il croit faire du neuf, peut nous donner, après trente ans de romantisme plus heureux, pour de colossales inventions ! Ici donc, — il faut bien l’avouer, — le roman d’aventure dont on décorait M. Théophile Gautier s’en va rejoindre le roman d’idée, le roman de cœur, le roman de nature humaine et de mœurs, dont M. Théophile Gautier est radicalement incapable. Sur cette simple esquisse, Le Capitaine Fracasse est fracassé et même fricassé, et, s’il a mis trente ans à naître, il ne mettra certainement pas trente ans à mourir !

IV

Je désire ajouter un mot cependant. M. Théophile Gautier, à qui je refuse absolument aujourd’hui les qualités du romancier, — quel que soit le genre de roman qu’il conçoive ou qu’il réalise, — n’en est pas moins un des écrivains les plus caractérisés de ce temps, et, dans le sens le plus élevé du mot, un poëte. Or, c’est parce que je le tiens pour l’un et pour l’auteur qu’il me déplaît de lui voir perdre ses facultés dans des œuvres pour lesquelles évidemment il n’est pas fait.

Pendant le temps, le trop long temps qu’il a mis à nous écrire, dans un style qui sent à la fois son Pierre Gringoire et son Trissotin, cette chronique bravache, galante et coquebine du Capitaine Fracasse, il pouvait nous donner un recueil de vers comme La Comédie de la Mort, ou un voyage comme les voyages d’Espagne ou d’Italie. Il ne l’a pas fait, et c’est là ce qu’il faut regretter ! En règle stricte, on ne doit jamais abdiquer sa personnalité en littérature, et j’en reconnais à M. Gautier une double, très-accentuée.

Poëte, je ne le placerai point parmi les plus grands. Il est aux plus grands ce que le diamant taillé est à la rose, ce bijou de Dieu, que personne ne taille : mais écrivain, il est peut-être celui de tous qui, par un miracle de précision dans les mots, ait le plus fait ressembler l’art d’écrire avec une plume à l’art de peindre avec un pinceau. Eh bien, cette double personnalité de poëte et d’écrivain en M. Gautier, je ne la reconnais point dans le livre du Capitaine Fracasse. Au contraire, M. Gautier a mis sa coquetterie à l’y effacer !

Je n’y ai pas reconnu le poëte dans le rabâcheur des mêmes images et des mêmes comparaisons qu’on y trouve. Je n’y ai pas reconnu non plus l’écrivain au vaste dictionnaire dans le recureur d’une vingtaine de mots tombés en désuétude, entre lesquels il roule la langue de tout le monde, et c’est surtout cette disparition totale de l’écrivain et du poëte, dont l’union donne M. Théophile Gautier, sous le pédantisme maigre et boursouflé du grammairien et de l’archéologue, qui ont reproduit sur des types connus et glacés ce monde fantômastique du Capitaine Fracasse ; c’est cette complète disparition qui me fait repousser ce Capitaine Fracasse, que j’ai appelé une tapisserie, — une pâle et gothique tapisserie des galeries défuntes, faite avec de vieilles laines passées, et que l’avenir, — et un avenir prochain — rejettera et roulera dans le garde-meuble des curiosités inutiles !