(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — III. (Suite et fin.) » pp. 128-145
/ 1873
(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — III. (Suite et fin.) » pp. 128-145

III. (Suite et fin.)

Je n’insisterais pas à ce degré sur Carrel, si ce n’avait pas été l’homme le plus remarquable de l’opposition antidynastique dans la presse sous Louis-Philippe, l’adversaire le plus élevé et le plus redoutable, et celui qu’on dut regretter le plus de s’être aliéné ; si, à travers ses violences mêmes, il n’y avait pas en lui un fonds d’esprit juste et de bon sens sévère ; si, dans l’expression et dans le style enfin, il ne se trouvait pas être un écrivain de vieille roche et de la meilleure qualité. Un enseignement moral, d’ailleurs, sortira de tout ceci et va se déduire de lui-même par le développement naturel de l’homme.

Voilà donc Carrel qui, en reprenant la plume après la révolution de 1830, s’est dit qu’il ne voulait pas faire d’opposition systématique ; qu’il ne voulait que conseiller, appuyer de ses idées un pouvoir ami ; qu’il n’y avait plus, en quelque sorte, que des questions d’intérieur et de ménage à éclaircir entre la royauté consentie et ceux qui en avaient procuré l’avènement ; et, malgré tout, il est bientôt amené par le cours même des choses, par le train du jeu, par l’action et la passion qu’il y met, à devenir hostile, amer, et en peu de temps irréconciliable.

Au commencement de 1831, dans les mois qui précédèrent le ministère de Casimir Périer, la monarchie de Louis-Philippe, à peine naissante, semblait déjà sur le point de mourir, et elle s’en allait véritablement toute seule d’inertie et de langueur. Le ministère de M. Laffitte avait pris au sérieux toutes les théories de l’opposition des quinze ans, et, en les transportant dans le gouvernement, il le rendait impossible. Qu’on n’impute point à Carrel d’avoir été dans de telles idées, dans de pareilles illusions sur ce que c’est que l’homme et la société. Parlant de la dévastation de Saint-Germain-l’Auxerrois, du sac de l’Archevêché, signalant la faiblesse de conduite et de langage des organes de la force publique, il en déplorait l’abaissement :

Pour calmer l’émeute, disait-il, on s’humilie devant elle… Une république fondée sur les lois, la république du Consulat, par exemple, ne s’accommoderait pas du désordre, et l’étrange monarchie conçue par les centres de la Chambre, la monarchie attendant des lois et n’osant en faire, s’arrange de ces déplorables scènes. (16 février 1831.)

— La république du Consulat ! Carrel donnait là l’idéal de sa forme préférée de gouvernement : mais il restait par trop dans son rôle de journaliste, quand il accusait uniquement de ces désordres populaires le manque d’institutions Les institutions, en ces heures de trouble et de crise, ne valent que ce que vaut l’homme qui les tient en main ; il n’y a de république du Consulat que quand il y a un consul, un chef. Carrel le savait bien ; tout en saluant d’une expression de regret et de compassion le ministère Laffitte au moment de sa retraite, il disait, en le qualifiant d’un mot : « M. Laffitte a fait l’essai non pas d’un système, mais de l’absence de tout système, mais du gouvernement par abandon. » Comment se fait-il donc qu’au moment où ce système à la dérive cessait, où un homme ferme et impérieux, Casimir Périer, se saisissait du pouvoir et allait par son énergie créer à la monarchie de Louis-Philippe le ressort sur lequel elle a vécu depuis, comment se fait-il que Carrel ait poussé un cri de colère, et l’ait dénoncé à l’instant comme le Polignac de la branche cadette, et qui allait consommer l’attentat contre les opinions véritablement nationales ?

Carrel était persuadé (et en cela il se trompa, il crut trop à ce qu’il désirait) qu’une guerre générale était alors inévitable, et que, puisqu’elle l’était, il en fallait saisir l’occasion pour se relever des traités de 1815. Dès lors, en voyant arriver un ministère qui disait : « J’éviterai la guerre au-dehors, et pour cela je rétablirai avant tout, l’ordre au-dedans », il frémit avec sincérité, il poussa le cri d’alarme en toute franchise :

Malheur, s’écriait-il (16 mars), malheur à qui coupe les jarrets de son coursier pour n’être pas emporté par lui ! Le hardi cavalier sait qu’il a besoin des jambes de l’animal fougueux qui le porte ; mais il fait jouer à propos le mors et l’éperon. C’est par cette figure qu’un grand homme d’État anglais a donné l’idée la plus frappante de ce que doit être le gouvernement chez une nation forte, une nation qui a de grandes facultés et de grandes passions : car il n’y a point de grandes facultés sans grandes passions ; et malheur aux nations qui ne sont point passionnées ! elles ne sont faites que pour l’esclavage.

Il est revenu plus d’une fois, dans des pages dignes d’un vrai politique et d’un historien, sur ce que c’est que l’heure de l’entraînement dans une nation, et sur le parti qu’on en peut tirer pour de grandes choses :

Il y a de profonds politiques, dit-il avec raillerie (26 septembre 1831), qui ne croient pas qu’on puisse faire autre chose que du désordre par l’entraînement, et qui prétendent que c’est la ressource de l’incapacité… Il y a aussi, dans l’opposition, des hommes qui ont lu l’histoire, et qui se sont persuadé qu’en politique comme en guerre, ce qui distingue le génie de la capacité vulgaire, c’est de saisir l’entraînement et de s’en servir. Mirabeau, Pitt et Bonaparte, pour ne pas aller chercher loin les autorités, n’ont jamais eu d’autre secret que celui-là. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le monde est partagé par la querelle de l’esprit hardi et de l’esprit traînard. Le premier est propre aux grandes choses, et le second aux petites affaires. Ils ont chacun leur moment ; car une nation ne peut pas toujours faire de grandes choses : il lui faut se reposer de temps en temps et reprendre haleine sous la main des spirituels diseurs de riens. Mais, le lendemain d’une révolution, il lui faut des hommes, parce qu’une révolution entraîne toujours après elle une grande besogne. Qu’eût fait l’Angleterre en 1688, sans son Guillaume III ?

On ne prêche pas l’entraînement, on ne le prêche pas plus que la force : il est ou n’est pas…

Il reconnaissait, à la date où il écrivait ces lignes, que l’heure était déjà passée, et il en souffrait. Au fond, ces sortes de querelles, qu’agitait un opposant comme Carrel, sont insolubles. La politique qu’il conseillait ne saurait se séparer de l’homme même qui l’eût fait prévaloir et qui l’eût dirigée. Cet homme ayant manqué à l’heure opportune, le cours des événements et des opinions s’était dirigé autrement et au hasard ; au point où le prit Casimir Périer, il fit la seule chose forte et hardie qui était possible alors : il mit un bras de fer dans la roue du char lancé à l’aventure, et l’arrêta. L’histoire lui a rendu toute justice aujourd’hui.

Carrel lui-même, si injuste avec lui dans le détail, lui niant perpétuellement ce qui allait se réaliser le lendemain, lui contestant l’énergie honorable qu’il montra en Belgique et à Ancône, et ces actes efficaces qui donnèrent alors au gouvernement de Juillet une attitude ; Carrel, si cruel une fois et si impitoyable pour lui, puisque, parlant du ministre déjà mourant, il disait (7 avril 1832) : « Espérons qu’il vivra assez pour rendre ses comptes à la France » ; Carrel fut plus juste le jour de la mort de Périer, et il écrivit ces lignes (17 mai), où il lui rend témoignage pour la qualité que lui-même prisait le plus :

M. Périer n’était pas fait pour l’opposition prise dans l’acception populaire du mot. Ses instincts, d’autres diront peut-être son génie, le conduisaient à sympathiser plutôt avec les idées d’ordre, de stabilité, de gouvernement, qu’avec les principes de liberté, de réforme, de progrès. Aussi le pouvoir, qui l’a dépopularisé, l’a en même temps grandi. Comme la plus belle des facultés humaines est la volonté, il a pu montrer dans le gouvernement, et à un assez haut degré, une espèce de volonté qui, dans l’opposition, ne semblait que de l’esprit de harcèlement. M. Périer avait du goût pour le pouvoir. Si sa volonté eût été aussi éclairée que tenace, c’eût été un chef de gouvernement assez remarquable ; mais il péchait par le jugement. La violence du tempérament étouffait en lui les considérations de la prudence…

Et il rentre ici dans ses injustices d’opposant ; mais on a pu sentir dans ces lignes un hommage qui est d’autant plus significatif qu’il est comme arraché.

Pendant toute la durée de ce ministère Périer, Carrel développa son opposition dans des articles d’une chaude véhémence et d’une logique aguerrie, qui constituent tout un art savant de bataille et où il ne fut pas toujours vaincu. On doit citer d’un bout à l’autre sa vigoureuse et légitime discussion contre l’hérédité de la pairie et sur l’impossibilité de créer une aristocratie nobiliaire en France. Il l’emporta ici sur le ministère même, qui fut contraint d’accéder à cette pairie sans hérédité et de la proposer telle, tout en désirant et regrettant le contraire. Carrel triomphait de cette inconséquence et de cette contradiction d’un si impérieux adversaire qui, vaincu sur un point de cette importance, ne se retirait pas. Il l’en raillait, il l’on poussait à outrance ; on peut voir, entre autres morceaux à demi oratoires, une prise à partie poignante qui est un modèle de ce genre d’éloquence insultante et d’invective raisonneuse : « Si j’avais cru, il y a un an, etc. » (30 mars 1831.)

Si l’on voulait un jour donner idée du talent polémique de Carrel sur une échelle étendue, il faudrait réunir les cinq ou six grands articles qu’il a écrits dans cette discussion mémorable sur la pairie : c’est ce que j’appelle sa bataille rangée, la seule qu’il ait gagnée. Dans les autres questions qu’il engagea plus tard et hors du cercle constitutionnel, il fit plutôt la guerre en chef de partisans ou de guérillas dans les montagnes.

Dans ces parties où le talent de Carrel se développe et se déploie, il garde le même caractère que j’ai déjà indiqué. Le fond est d’un raisonnement serré, exact, enchaîné, et qui ne donne point prise ; c’est un maître dialecticien. En cela, s’il est permis de comparer les discussions politiques aux controverses théologiques, je dirais que Carrel était de l’école ancienne d’Arnauld et de Nicole, de celle de Pascal les jours où Pascal ne se dessine pas trop. Nous avons eu, à côté de Carrel et de son temps, de très habiles et très distingués journalistes politiques ; nous en avons, nous en avions hier encore, parmi les plus jeunes, de très originaux et de très saillants. Carrel n’avait rien de ces saillies à la moderne et un peu hasardées : sa forme est sévère ; elle est véritablement classique. Ce qu’on sent peut-être encore le mieux en le lisant, sous les violences de la passion ou les exigences du métier, c’est un bon et solide esprit. Nous connaissons tous l’excellent style et l’excellent esprit de notre ami M. de Sacy des Débats : eh bien, le style de Carrel, quant au fond, diffère peu de celui de M. de Sacy, et ce n’est guère que cette même langue, plus animée de passion, plus trempée d’amertume et plus acérée. En un mot, dans cette rude guerre qu’il soutint durant près de six années, les soldats de Carrel sont vigoureux, fermes, adroits, infatigables, ils ne sont pas brillants ; ils n’ont pas de casque au soleil. Son expression luit rarement, et ne rit jamais. Il a une propriété de termes exacte et forte, et qui enfonce ; mais il reste rarement, quand on l’a lu, des traits marquants, isolés et comme des fragments de javelot, dans la mémoire.

Le rayon poétique lui a toujours manqué. Il avait parfois, ai-je dit, l’attitude d’Ajax : mais son casque était sans aigrette, et on n’y voyait pas, comme à celui de Manfred, l’aigle déployée aux ailes d’argent.

Chateaubriand le savait bien. Il admirait beaucoup Carrel ; ils étaient unis tous deux mieux que par la haine qu’ils portaient à la même dynastie ; ce qu’il y avait de valeureux et de chevaleresque en tous deux était un attrait, un lien. Mais on peut croire que Chateaubriand eût moins loué Carrel écrivain, si celui-ci eût eu dans le talent quelque chose de cet éclat particulier qui, de loin, signalait aux yeux l’épée de Roland dès qu’elle apparaissait dans la mêlée.

On fera un jour, nous l’espérons bien, un recueil des principaux morceaux de Carrel ; nous souhaitons qu’on le fasse sans préoccupation politique, admettant tout ce qui caractérise la pensée de l’homme à ses divers moments, et ne songeant qu’à éviter le trop d’uniformité. Il faudrait dégager çà et là, extraire brièvement de bonnes vues historiques ou des élans oratoires qui sont enterrés dans des questions mortes aujourd’hui. Tel article n’offrirait à l’extrait qu’un ou deux paragraphes au plus. Ce qu’il importerait le plus d’éviter dans ce volume qui s’intitulerait Armand Carrel, ce serait la monotonie. Tout ce qu’on appelle variétés littéraires était rare, en effet, chez lui ; il se permettait peu les distractions. Oh ! que Carrel n’a-t-il fait un plus grand nombre de ces articles comme celui qui lui échappa un jour à propos d’un Album de Charlet (5 février 1831), une jolie, piquante et savante analyse, résumée en quelques lignes ! Cela console le regard. On mettrait tout d’une suite dans ce volume les nombreux articles où il a parlé de Napoléon, son grand sujet favori et qui ne cessa de l’inspirer. On n’oublierait pas celui qu’il a écrit (4 octobre 1830) sur un premier refus de la Chambre de redemander les cendres de l’Empereur à Sainte-Hélène ; on terminerait par celui qu’il écrivait sur les opuscules de Napoléon, publiés par M. Marchand (12 mars 1836). Dans ce volume de Carrel, au premier rang, on n’aurait garde d’omettre une simple colonne qu’il a écrite sur Zumalacárregui, ce jeune et victorieux héros des provinces basques, enlevé au milieu de ses succès. De tous les articles de Carrel, c’est peut-être le plus brillant, celui où il se révèle le mieux dans cette portion de sa nature qui n’a point réussi. En peignant ce Vendéen d’au-delà des Pyrénées, ce capitaine improvisé, d’un grand caractère naturel, d’un ascendant irrésistible, et créateur de tous les éléments qui avaient concouru à lui faire une renommée, Carrel se surprend (chose singulière !) à dessiner comme un profil de lui-même, et à nous retracer avec amour l’idéal de l’homme auquel il aurait le mieux aimé ressembler. Si j’osais traduire cette impression dans une langue toute littéraire et pour des littérateurs, je dirais : Zumalacárregui, c’est son André Chénier :

Il est des temps, disait-il (28 juin 1835), où avec de médiocres facultés on peut devenir rapidement fameux ; nous sommes, au contraire, une de ces époques où tout conspire contre le développement des grands caractères, et où le travail des sociétés n’amène à la surface que des natures dégradées. C’est une double gloire que de se faire un grand nom à travers ces jours d’avilissement universel…

Les hommes rares, ce ne sont pas ceux qui, avec beaucoup de millions, beaucoup de gendarmes, beaucoup de corruption, etc. (on voit trop à qui il s’adresse dans son injustice et son amertume)… ; ce sont, continue-t-il, ceux qui, par un ascendant irrésistible, s’imposent à tout ce qui les entoure, et sont obéis et suivis en vertu de la seule action qu’exerce leur personne.

Zumalacárregui a été un de ces hommes séduisants ; il a commandé, et il a été reconnu ; il a eu pour lui l’acclamation populaire, et les supériorités du rang se sont éclipsées ; il n’a rencontré que des seconds et pas de rivaux, et il ne faut pas s’étonner s’il a inspiré de la sympathie même à ses adversaires. Quand un homme a mérite d’être envié à son parti par ceux qui le combattaient, il a touché à la véritable gloire, et sa mort est un deuil jusque dans les rangs où son nom portait la terreur.

Il y a dans ce portrait ce qui se rencontre rarement chez Carrel, un éclair lumineux qui tranche sur un fond de misanthropie, et le rayon de soleil.

Et quand on songe que Zumalacárregui était un chef carliste espagnol, on y voit par un exemple sensible à quel point, dans l’estime de Carrel, le caractère de l’homme passait avant les opinions mêmes et le drapeau.

Mais je m’aperçois que j’ai laissé le journaliste dans sa guerre ouverte contre le ministère Périer, et nous ne sommes, ce me semble, avec lui qu’à mi-chemin. En janvier 1832, Carrel commença à ne plus marchander les termes, et le mot de république fut lâché. Selon lui, le malentendu de 1830 est désormais consommé ; le divorce est manifeste aux yeux de tous, il est irréparable, et il faut songer à se pourvoir ailleurs. L’essai d’importation du gouvernement anglais en France est pour lui, à cette date, une expérience manquée, et il se tourne en idée vers la forme de république américaine : « Les États-Unis, dit-il, n’ont eu depuis cinquante ans que des pouvoirs responsables ; ils n’en ont pas eu de coupables. Le jeu des institutions a toujours élevé la capacité et la vertu au rang suprême. » (27 février 1832.)

Mais pourquoi, dirons-nous à notre tour, pourquoi l’importation américaine réussirait-elle mieux en France que ne l’a fait l’importation anglaise ? Après expérience, nous savons là-dessus à quoi nous en tenir aujourd’hui. Et Carrel, si amoureux de la république consulaire, et qui ne prenait en bien des cas cette république américaine que comme une base nouvelle d’opérations et d’attaques, aurait pu se faire à lui-même la réponse ; car il y avait bien loin de l’esprit américain d’un Franklin, d’un Washington et d’un Jefferson, à ce genre d’inspiration qui lui faisait dire dans le même moment :

Loin de répudier les traditions politiques de l’Empire, nous nous faisons gloire d’être de l’école de Napoléon. L’école de Napoléon, c’est celle de la Convention, de Louis XIV, de Richelieu, de Henri IV. Nous voulons la France aussi grande, aussi redoutée que possible, parce que c’est le seul moyen qu’elle soit prospère et respectée… (8 mars 1832.)

Comment concilier ce vœu si français de Carrel, cet élan d’une démocratie qui n’est jamais mieux qu’en uniforme et sous le drapeau, avec la pensée de ces républicains d’Amérique, calculateurs et économes, qui croient que, tout gouvernement étant un mal, il faut rendre ce mal le moindre possible ? Il y a dans cet assemblage d’idées, sans que j’y insiste, une de ces contradictions essentielles, et que la passion seule a l’art de réunir et de se dissimuler.

Laissons donc le détail d’une polémique dans laquelle il devient de plus en plus difficile de distinguer ce qui n’est que machine de guerre d’avec ce qui est pensée ultérieure et but véritable ; et tenons-nous à constater quelques faits qui achèveront de nous donner idée de l’homme.

Durant ces années 1831-1832, Carrel s’était fait une belle existence, et la première dans la presse de l’opposition ; il jouissait à cet égard par le talent, par le succès dans l’opinion, par l’ascendant marqué qu’il prenait chaque jour, et par la contradiction même qui allait à sa nature amie de la lutte. Les procès qui avaient été suscités au journal et que lui avait attirés plus d’une audace provoquante, avaient tourné heureusement ; et devant le jury, Carrel, se possédant et se modérant au besoin, obtenait des acquittements qui embarrassaient fort ses adversaires. Il s’est peint lui-même au vrai dans une lettre familière de ce temps, et qu’il écrivait à un de ses plus anciens amis, M. Gauja, alors préfet de l’Ariège. Ce dernier, en lui envoyant une marque de souvenir, avait touché quelques mots de cette modération que Carrel avait montrée devant le jury, et avait semblé par là désirer qu’il l’observât encore ailleurs :

Ai-je tort, ai-je raison ? lui écrivait Carrel (17 avril 1832). Comme toute ma vie, j’obéis à mes passions et me livre du meilleur cœur du monde à tout ce qu’on en peut penser. Mais vous êtes certainement le seul préfet de France pour qui je ne sois pas un homme à pendre. C’est que vous connaissez le fond de l’homme mieux que personne. Nous avons vécu ensemble à cœur découvert. Il ne me serait pas plus facile de me faire à vous meilleur que je ne suis, qu’à un autre de vous persuader que je suis mauvais au-delà de ce qu’en effet je puis l’être. J’ai été sensible surtout à l’impression qu’a faite sur vous ma défense en cour d’assises. La modération, après tout, était ici chose de tact et de goût ; elle m’a bien servi ; et toutes fois que vous me verrez paraître en mon nom, ne craignez pas que j’exagère. Si j’étais député, je ne parlerais pas à la tribune comme j’écris dans un journal ; mais il faut écrire dans un journal autrement que lorsqu’on parle en public. Quand on fait de la politique dans un journal, c’est comme si l’on criait au milieu d’une foule ; l’individualité est absorbée, et les ménagements qui donnent un certain relief d’habileté à l’individu qui se présente et parle en son nom, éteindraient sa voix quand il parle au nom de tous et parmi tous. Je ne sais pas si j’exprime bien ce que je veux dire. En deux mots je désirais vous faire comprendre pourquoi Le National, qui est en très grande partie mon œuvre, n’a pas cette modération dans le ton et les formes, que vous avez louée dans ma défense.

Je ne vous parle point politique, non que je craigne pour les lettres qui vous sont adressées les visites du Cabinet noir, mais c’est que nous nous connaissons trop pour que j’aie quelque chose à vous apprendre sur mes sentiments ou quelque curiosité à montrer sur les vôtres. Vous avez pris des engagements, et les suivez en homme d’honneur ; moi, je n’ai pas pris d’engagements et ne m’en fais aucun mérite. Les choses ont tourné comme cela, et j’use de ma liberté jusqu’au caprice. Le fait est, et c’est là seulement ce qui vous intéressera, que je ne m’en trouve pas mal. Le National est une bonne situation et me permet une vie aussi large que celle que j’aurais pu me procurer en acceptant une fonction publique. J’ai joué gros jeu. J’ai risqué de compromettre une propriété assez considérable et qui n’était pas seulement mienne. J’ai gagné la partie, et désormais mon indépendance est assurée. Ce n’est pas la faim qui me fait crier ; au contraire, j’aurais peut-être quelque avantage à me modérer, maintenant que Le National a un public qui veut bien voir et penser par lui.

Voilà l’homme au naturel, et qui se déclare à nous à l’heure la plus favorable de cette situation de journaliste, où il n’était dans sa vocation qu’à demi.

Cependant les difficultés allaient augmenter pour lui. Le gouvernement de Juillet, entré dans les voies de Casimir Périer, pouvait se ralentir de temps en temps, mais il ne devait plus reculer. Les conspirations de parti, les insurrections et les émeutes allaient provoquer des sévérités et des répressions dont Carrel, placé à l’avant-garde dans l’ordre de la presse, devait supporter le poids. Habile et prudent jusque dans ses colères, plus consommé qu’on ne le croirait dans l’art de se servir de la légalité et d’atteindre jusqu’à l’extrême limite sans l’outrepasser, il crut qu’il pourrait toujours gagner ses procès, et il se trompa. Pour couper court, je dirai qu’il y eut, selon moi, un moment décisif que Carrel manqua, et où il aurait dû comprendre que la partie, telle qu’il l’avait engagée et qu’il l’aurait voulu prolonger, était sans issue. Le 2 février 1833, il eut un duel avec M. Roux-Laborie au sujet de l’arrestation de la duchesse de Berry en Vendée et des malheureux propos de presse qui s’en étaient suivis ; les deux adversaires, après une conduite des plus honorables, furent blessés. À cette occasion. Carrel, qu’on crut durant quelques jours dangereusement atteint, fut l’objet de témoignages publics unanimes, et de la part même du parti légitimiste adversaire, et de la part de tout ce qu’on appelait le juste-milieu (y compris le Palais-Royal), sans parler des opposants de toutes les nuances. Témoin de cette affluence publique qui dura plusieurs jours et qui ne se ralentit que lorsqu’on sut le blessé hors de danger, il m’a toujours semblé que Carrel, au lendemain de sa guérison, avait un autre rôle à prendre que celui de la veille, un rôle dans lequel il aurait tenu compte de l’importance même que les honnêtes gens de tout bord attachaient à sa conservation. Je ne dis pas qu’il se fût rallié, je ne dis pas qu’il eût désarmé ; et je sais que, lorsqu’on écrit chaque jour et au jour le jour, les ménagements et les moyens termes sont presque impossibles à tenir. Pourtant, s’il y a eu pour lui une heure où il put prendre acte d’un fait public pour ôter à son opposition ce qu’elle avait de trop personnel et de trop direct, de trop semblable à un duel continu, et pour lui donner une base sur laquelle il pût durer, ce fut ce jour-là. J’ai dit qu’il manqua l’occasion ; il n’interpréta point en ce sens public une démonstration générale si honorable pour lui ; il craignit de paraître déclamatoire, en datant hautement de ce point de départ nouveau dans sa reprise de plume au journal. Il fit donc un petit voyage pour se distraire et achever de se guérir, puis il rentra dans la polémique comme devant.

Pour exprimer l’idée qu’il se faisait de son rôle dans la presse, et la ligne originale de conduite qu’il aurait voulu se tracer à ce moment, je citerai encore un fragment d’une de ses lettres adressées à l’un de ses collaborateurs d’alors, qui avait parlé de lui dans la Revue des deux mondes (15 février 1833) :

Je vous sais, disait-il, un gré infini d’avoir deviné et si bien exprimé ma double prétention d’être un homme politique en dehors de la hiérarchie, malgré la hiérarchie, et un journaliste de quelque influence sans être homme de lettres, ni savant, ni historien breveté, ni quoi que ce soit qui tienne à quelque chose. Vous avez fait de moi une espèce de partisan politique et littéraire, faisant la guerre en conscience pour le compte de ses opinions qui se trouvent celles du grand nombre, sans prendre ni recevoir de mot d’ordre d’aucune autorité organisée ; ennemi du pouvoir, sans engagement avec l’opposition légale, ni même avec les affiliations populaires. Ce rôle est, en effet, celui que j’ai tâché de me faire, et je ne le croyais pas encore assez nettement dessiné pour qu’un autre que moi pût me l’attribuer. Je vous remercie sans façon aucune de m’avoir pris comme je m’efforce d’être… (Lettre du 25 février 1833.)

Dans l’état des partis, ce rôle personnel et d’isolement armé n’était pas longtemps possible. Carrel, en effet, n’avait pas seulement à combattre le gouvernement qui était en face de lui, il avait à côté et en arrière à tenir tête aux ardents et aux brouillons dont il disait : « Leurs qualités ne servent que dans les cas tout à fait extraordinaires ; … leurs inconvénients sont de tous les jours. » Complètement étranger (est-il besoin de le dire ?) à tous les genres d’attentats, étranger même aux insurrections, ne les apprenant guère qu’en même temps que le public, il se trouvait traité comme complice, impliqué dans les suites ; et, en témoignant chaque fois son indignation de ce qu’il appelait un outrage, il ne faisait rien pour se mettre hors de cause dans l’avenir. Le lendemain de chaque défaite du parti, il se croyait obligé, par point d’honneur, de venir ramasser les blessés et de couvrir la retraite des violents. Mais lui, tant qu’il le pouvait, il était pour la politique de discussion, pour la politique civilisée ; il tendait à y revenir dès qu’il y avait jour, et, dans une lettre écrite dans l’intimité à l’un de ses collaborateurs et correspondants qui était alors en Angleterre, il disait en 1835 :

Je vous fais mon compliment bien sincère sur vos dernières lettres, elles sont beaucoup plus remarquables que celles que vous écriviez il y a bientôt deux ans. On voit que vous avez depuis lors beaucoup écrit et beaucoup étudié. Ce que vous nous envoyez est moins révolutionnaire et bien plus politique. Vous êtes dans la route que suivront, je l’espère, tous les bons esprits. Le temps de la politique brutale est passé, avec les défaites de la force brutale qui nous a plus ou moins poussés en 1831 et 1832, et à laquelle nous avons payé tribut par esprit de chevalerie. Je sens plus que personne que, depuis le licenciement de la force brutale, notre politique n’a plus l’importance qu’elle avait lorsqu’elle n’exprimait que l’emportement, les passions et l’audace du parti ; nous dépendons encore du procès d’avril ; quand il sera terminé, nous aurons un système de guerre tout nouveau à suivre…

Mais l’attentat de Fieschi éclatait quelques mois après ; les lois de Septembre s’ensuivaient, et la nouvelle ligne de politique projetée par Carrel s’ajournait indéfiniment.

L’esprit de chevalerie, n’oubliez jamais ce mot-là en jugeant l’homme, ça été le principe de son erreur. Il disait, en riant, du spirituel M. Fiévée, ce vieux royaliste et clichien, devenu son collaborateur républicain, et un collaborateur des plus actifs et des plus fervents : « Il a un avantage sur nous, il n’a jamais peur d’être plat. » Lui, Carrel, il péchait par l’excès contraire, il avait toujours peur de ne pas être assez brave, assez valeureux, assez fidèle à des engagements même qu’il n’avait pas pris. La dernière fois que je le vis, c’était en 1834 : après avoir touché quelques-uns des inconvénients croissants de sa situation, avoir exprimé son regret de ne pouvoir revenir aux grandes études d’histoire, il ajouta ces seuls mots : « Vous êtes bien heureux, vous ! vous n’êtes pas engagé. »

Il dut souffrir beaucoup dans les trois dernières années de sa vie. Il ne partageait point les idées des diverses fractions socialistes du parti républicain :

Lisez dans le supplément du National d’aujourd’hui, écrivait-il à un collaborateur (25 février 1833), le discours prononcé par un membre de la Société des Amis du peuple (M. Desjardins sur l’impôt progressif). Je ne sais où nous mèneraient de telles idées si nous ne nous livrions nous-mêmes, pendant qu’il en est temps, à la recherche de vérités un peu plus praticables. Il faut donc que nous nous entendions pour préparer cet avenir dont la responsabilité pèse déjà sur nous.

Mais bientôt il se voyait obligé de compter avec ces idées qu’il appréciait si sévèrement. Une brochure de lui publiée en 1833 (Extrait du dossier d’un prévenu, etc.) nous le montre, dans un travail pénible et embarrassé, essayant de maintenir une sorte d’union et de transaction entre les violents et les modérés du parti, de couvrir les dissidences profondes de doctrines, et, à cet effet, on le voit épuiser un art infini autour de cet odieux Robespierre, que les fanatiques mettaient toujours en avant. Il est amené, à son corps défendant, à discuter les derniers discours de celui qu’il appelait en d’autre temps le chef sinistre de la Montagne : il y met toutes ses précautions et ses ressources d’analyse ; il cherche pour un moment à ôter à Robespierre sa férocité, pour ne lui laisser que la philanthropie : opération d’alchimie qui, certes, peut aussi s’appeler le grand œuvre.

En étudiant la vie de Carrel dans ses dernières années, une réflexion ressort à tout instant : pour un prétendu esclavage qu’on veut éviter, combien l’on s’impose d’autres esclavages !

L’un des défenseurs des Accusés d’avril, il eut à exercer dans le cours de ce procès toutes ses facultés énergiques et réfléchies pour mettre un peu de discipline dans cette cohue d’avocats improvisés, pour parer aux incartades des imprudents, pour se faire respecter de tous, pour leur enseigner les moindres échappatoires de légalité. Mais que de talent et de qualités perdues dans des corridors obscurs !

Je ne dirai rien de sa déplorable fin, et de sa mort, à la suite d’un duel, le 24 juillet 1836. Il n’avait que trente-six ans. À ceux qui l’avaient connu dans l’intimité, et autrement que par son rôle public, il a laissé le souvenir d’un homme parfaitement bon, facile même dans l’ordinaire de la vie, ayant des négligences et des insouciances de soldat ou d’artiste, et parfois des accès de gaieté d’enfant. Son habitude, pourtant, était plutôt triste et pensive. Il était sobre, et il n’aimait de la vie large que ce qu’il faut pour donner à l’homme tout son ressort et toute son activité. Il était capable d’inspirer et de ressentir les plus délicats et les plus fidèles attachements.

En relisant attentivement sa longue polémique comme je viens de le faire, il m’a semblé quelquefois que Carrel ne faisait que se tromper de seize ou de dix-sept ans, que cette chute qu’il prévoyait et qu’il présageait dès 1831 à la dynastie de Juillet, n’avait fait que retarder, et que sa politique, reprise par d’autres, et cheminant imperceptiblement sous cette prospérité apparente de l’adversaire, avait triomphé après coup, et avait eu raison en définitive. Mais non : voyons les choses à leur jour et à leur heure, et telles qu’elles se passèrent en réalité : représentons-nous les hommes tels que nous les connaissons. Si Carrel avait assisté aux événements de février 1848, il y aurait eu pour lui, on peut l’assurer, encore plus à souffrir qu’à s’enorgueillir dans le triomphe.

Disons-le donc en concluant, et sans craindre d’offenser ses mânes, il a fait fausse route à un certain moment ; il s’est trompé, non pas tant en manquant le succès, ce qui peut arriver à tout homme noble et sensé, mais en s’obstinant dans une voie sans issue et dans une cause pleine de pièges et de ténèbres. L’habileté d’un Sertorius, comme dirait le cardinal de Retz, y eût échoué. Carrel a pu paraître un moment ce Sertorius de la presse ; il l’a été jusqu’en 1833, par son habileté de tactique, son audace calculée et ses ruses ; mais bientôt l’obstination s’est montrée trop à nu, et malgré ses habiletés d’intérieur, dont les gens de son parti avaient seuls le secret, il n’a plus paru au-dehors que comme Charles XII à Bender, soutenant à peu près seul un siège dans sa maison. Et notez que, de plus que Charles XII, il avait en même temps à tenir tête à plus d’un turbulent dans le logis. Téméraire au-dehors, il dépensait au-dedans une prudence et des précautions désormais stériles. Enfoncé dans un parti qui ne se composait que de rivalités et de divergences, se considérant comme solidaire avec ceux qu’il ne retenait ni ne dirigeait pas, il ne pouvait se décider cependant à rompre. L’excès du point d’honneur, l’idée d’engagement à outrance, la gageure de ne jamais rendre l’épée (quand il ne s’agissait pas de la rendre, mais simplement de la remettre dans le fourreau), l’a égaré. Il y a eu là un travers qui a barré et finalement brisé sa forte vie ; qui a rendu inutile son noble caractère, et qui ne laisse aujourd’hui apparaître et survivre que son talent d’écrivain. Par là, du moins, toutes guerres cessées, toutes animosités éteintes, il mérite des regrets de ceux même qu’il a combattus, et une place fort distinguée dans l’histoire littéraire. Il est sûr de l’obtenir quand on aura fait un bon choix, un choix impartial et sobre, de ses articles aux diverses époques14.