(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XV. De l’imagination des Anglais dans leurs poésies et leurs romans » pp. 307-323
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XV. De l’imagination des Anglais dans leurs poésies et leurs romans » pp. 307-323

Chapitre XV.
De l’imagination des Anglais dans leurs poésies et leurs romans

L’invention des faits, et la faculté de sentir et de peindre la nature sont deux genres d’imagination absolument distincts : l’une appartient plus particulièrement à la littérature du Midi, l’autre à celle du Nord. J’en ai développé les diverses causes. Ce qu’il me reste à examiner maintenant, c’est le caractère particulier à l’imagination poétique des Anglais.

Ils n’ont point été inventeurs de nouveaux sujets de poésie, comme le Tasse et l’Arioste. Les romans des Anglais ne sont point fondés sur des faits merveilleux, sur des événements extraordinaires, tels que les contes arabes ou persans : ce qu’il leur reste de la religion du Nord, ce sont quelques images, et non une mythologie brillante et variée, comme celle des Grecs ; mais leurs poètes sont inépuisables dans les idées et les sentiments que fait naître le spectacle de la nature. L’invention des faits surnaturels a son terme ; ce sont des combinaisons très bornées, et peu susceptibles de cette progression qui appartient à toutes les vérités morales, de quelque genre qu’elles soient : lorsque les poètes s’attachent à revêtir des couleurs de l’imagination les pensées philosophiques et les sentiments passionnés, ils entrent en quelque manière dans cette route où les hommes éclairés avancent sans cesse, à moins que la force ignorante et tyrannique ne leur enlève toute liberté.

Les Anglais séparés du continent, semotos orbe Britannos , s’associèrent peu, de tout temps, à l’histoire et aux mœurs des peuples voisins : ils ont un caractère à eux dans chaque genre ; leur poésie n’est semblable qu’à celle des Français, ni même à celle des Allemands : mais ils n’ont pas atteint à cette invention des fables et des faits poétiques, qui est la principale gloire de la littérature grecque et de la littérature italienne. Les Anglais observent la nature, et savent la peindre : mais ils ne sont pas créateurs. Leur supériorité consiste dans le talent d’exprimer vivement ce qu’ils voient et ce qu’ils éprouvent ; ils ont l’art d’unir intimement les réflexions philosophiques, aux sensations produites par les beautés de la campagne. L’aspect du ciel et de la terre, à toutes les heures du jour et de la nuit, réveille dans notre esprit diverses pensées ; et l’homme qui se laisse aller à ce que la nature lui inspire, éprouve une suite d’impressions toujours pures, toujours élevées, toujours analogues aux grandes idées morales et religieuses qui unissent l’homme avec l’avenir.

Au moment de la renaissance des lettres, et au commencement de la littérature anglaise, un assez grand nombre de poètes anglais s’écarta du caractère national, pour imiter les Italiens. J’ai cité Waller et Cowley pour être de ce nombre : je pourrais y joindre Downe, Chaucer, etc. Les essais dans ce genre ont encore plus mal réussi aux Anglais qu’aux autres peuples ; ils manquent essentiellement de grâce dans tout ce qui exige de la légèreté d’esprit : ils manquent de cette promptitude, de cette facilité, de cette aisance, qui s’acquiert par le commerce habituel avec les hommes réunis en société dans le seul but de se plaire.

Il y a beaucoup de fautes de goût dans un poëme de Pope, qui était destiné particulièrement à montrer de la grâce, La Boucle de cheveux enlevée. La Reine des Fées de Spencer est ce qu’il y a de plus fatigant au monde ; le poëme d’Hudibras, quoique spirituel, est rempli de plaisanteries prolongées jusqu’à la satiété. Les Fables de Gay ont de l’esprit, mais point de naturel ; et l’on ne peut jamais comparer sous aucun rapport les pièces fugitives des Anglais, leurs contes burlesques, etc., avec les écrits de Voltaire, de l’Arioste ou de La Fontaine. Mais n’est-ce point assez de savoir parler la langue des affections profondes ; faut-il attacher beaucoup de prix à tout le reste ?

Quelle sublime méditation que celle des Anglais ! comme ils sont féconds dans les sentiments et les idées que développe la solitude ! Quelle profonde philosophie que celle de l’Essai sur l’Homme ! Peut-on élever l’âme et l’imagination à une plus grande hauteur que dans le Paradis perdu ? Ce n’est pas l’invention poétique qui fait le mérite de cet ouvrage ; le sujet est presque entièrement tiré de la Genèse ; ce que l’auteur y a ajouté d’allégorique en quelques endroits, est réprouvé par le goût. On s’aperçoit souvent que le poète est contraint ou dirigé par sa soumission à l’orthodoxie : mais ce qui fait de Milton l’un des premiers poètes du monde, c’est l’imposante grandeur des caractères qu’il a tracés. Son ouvrage est surtout remarquable par la pensée ; la poésie qu’on y admire a été inspirée par le besoin d’égaler les images aux conceptions de l’esprit : c’est pour faire comprendre ses idées intellectuelles, que le poète a eu recours aux plus terribles tableaux qui puissent frapper l’imagination. Avant de donner une forme à Satan, il l’avait conçu immatériel ; il s’était représenté sa nature morale, avant d’accorder avec ce caractère sa gigantesque stature, et l’épouvantable aspect de l’enfer qu’il doit habiter. Avec quel talent il vous transporte de cet enfer dans le paradis ! comme il vous promène à travers toutes les sensations enivrantes de la jeunesse, de la nature et de l’innocence ! Ce n’est pas le bonheur des jouissances vives, c’est le calme qu’il met en contraste avec le crime, et l’opposition est bien plus forte ! la piété d’Adam et d’Ève, les différences primitives du caractère et de la destinée des deux sexes sont peintes comme la philosophie et l’imagination devaient les caractériser52.

Le Cimetière de Gray, l’Épître sur le collège d’Eaton, Le Village abandonné de Goldsmith, sont remplis de cette noble mélancolie qui est la majesté du philosophe sensible. Où peut-on trouver plus d’enthousiasme poétique que dans l’Ode à la Musique, de Dryden ? Quelle passion dans la Lettre d’Héloïse ! Est-il une plus délicieuse peinture de l’Amour dans le mariage, que les vers qui terminent le premier chant de Thomson, sur Le Printemps 53 ? Que de réflexions profondes et terribles ne reste-t-il pas de ces Nuits d’Young, où l’homme est peint considérant le cours et le terme de sa destinée, sans cette illusion qui nous fait nous intéresser à des jours comme à des siècles, à ce qui passe comme à l’éternité !

Young juge la vie humaine, comme s’il n’en était pas ; et sa pensée s’élève au-dessus de son être pour lui marquer une place imperceptible dans l’immensité de la création :

………………… What is the world ? a grave,
Where is the dust which has not been alive ?

Qu’est-ce que le monde ? un tombeau. Où est le grain de poussière qui n’a pas eu de la vie ?

………………… What is life ? a war
Eternal war with woe…………………

Qu’est-ce que la vie ? une guerre, une éternelle guerre avec le malheur.

Cette sombre imagination, quoique plus prononcée dans Young, est cependant la couleur générale de la poésie anglaise. Leurs ouvrages en vers contiennent souvent plus d’idées que leurs ouvrages en prose. Si l’on peut trouver de la monotonie dans l’Ossian, parce que ses images peu variées en elles-mêmes ne sont point mêlées à des réflexions qui puissent intéresser l’esprit, il n’en est pas ainsi des poètes anglais ; ils ne fatiguent point en s’abandonnant à leur tristesse philosophique : elle est d’accord avec la nature même de notre être, avec sa destinée. Rien ne fait éprouver une plus douce sensation que de rentrer par la lecture dans le cours habituel de ses rêveries : et si l’on veut se rappeler les morceaux qu’on aime dans les divers écrits de toutes les langues, on verra qu’ils ont presque tous un même caractère d’élévation et de mélancolie.

On se demande pourquoi les Anglais qui sont heureux par leur gouvernement et par leurs mœurs, ont une imagination beaucoup plus mélancolique que ne l’était celle des Français ? C’est que la liberté et la vertu, ces deux grands résultats de la raison humaine, exigent de la méditation : et la méditation conduit nécessairement à des objets sérieux.

En France, les personnes distinguées par leur esprit ou par leur rang, avaient, en général, beaucoup de gaieté ; mais la gaieté des premières classes de la société n’est point un signe de bonheur pour la nation. Pour que l’état politique et philosophique d’un pays réponde à l’intention de la nature, il faut que le lot de la médiocrité, dans ce pays, soit le meilleur de tous ; les hommes supérieurs, dans tous les genres, doivent être des hommes consacrés et sacrifiés même au bien général de l’espèce humaine.

Heureux le pays où les écrivains sont tristes, et les commerçants satisfaits, les riches mélancoliques, et les hommes du peuple contents !

La langue anglaise, quoiqu’elle ne soit pas aussi harmonieuse à l’oreille que les langues du Midi, a, par l’énergie de sa prononciation, de très grands avantages pour la poésie : tous les mots fortement accentués ont de l’effet sur l’âme, parce qu’ils semblent partir d’une impression vive ; la langue française exclut en poésie une foule de termes simples, qu’on doit trouver nobles en anglais par la manière dont ils sont articulés. J’en offre un exemple : lorsque Macbeth, au moment de s’asseoir à la table du festin, voit, à la place qui lui est destinée, l’ombre de Banquo qu’il vient d’assassiner, et s’écrie à plusieurs reprises avec un effroi si terrible : The table is full , tous les spectateurs frémissent. Si l’on disait en français précisément les mêmes mots, la table est remplie, le plus grand acteur du monde ne pourrait, en les déclamant, faire oublier leur acception commune ; la prononciation française ne permettrait pas cet accent qui rend nobles tous les mots en les animant, qui rend tragiques tous les sons, parce qu’ils imitent et font partager le trouble de l’âme.

Les Anglais peuvent se permettre en tout genre beaucoup de hardiesse dans leurs écrits, parce qu’ils sont passionnés, et qu’un sentiment vrai, quel qu’il soit, a la puissance de transporter le lecteur dans les affections de l’écrivain : l’auteur de sang-froid, quelque esprit qu’il ait, doit se conformer à beaucoup d’égards au goût de ses lecteurs. Ils lui en imposent l’obligation, dès qu’ils lui en savent le pouvoir.

Les poètes anglais abusent souvent néanmoins de toutes les facilités que leur accordent, et leur langue et le génie de leur nation. Ils exagèrent les images, ils subtilisent les idées, ils épuisent tout ce qu’ils expriment, et le goût ne les avertit pas de s’arrêter. Mais il leur sera beaucoup pardonné, parce que l’on voit en eux une émotion véritable. L’on juge les défauts de leurs écrits comme ceux de la nature, et non comme ceux de l’art.

Il est un genre d’ouvrages d’imagination, dans lequel les Anglais ont une grande prééminence : ce sont les romans sans merveilleux, sans allégories, sans allusions historiques, fondés seulement sur l’invention des caractères et des événements de la vie privée. L’amour a été jusqu’à présent le sujet de ces sortes de romans. L’existence des femmes, en Angleterre, est la principale cause de l’inépuisable fécondité des écrivains anglais en ce genre. Les rapports des hommes avec les femmes se multiplient à l’infini par la sensibilité et la délicatesse.

Des lois tyranniques, des désirs grossiers, ou des principes corrompus, ont disposé du sort des femmes, soit dans les républiques anciennes, soit en Asie, soit en France. Les femmes n’ont joui nulle part, comme en Angleterre, du bonheur causé par les affections domestiques. Dans les pays pauvres, et surtout dans les classes moyennes de la société, on a souvent trouvé des mœurs très pures ; mais c’est aux premières classes qu’il appartient de rendre plus remarquables les exemples qu’elles donnent. Elles seules choisissent leur genre de vie ; les autres sont forcées de se résigner à celui que la destinée leur impose ; et quand on est amené à l’exercice d’une vertu par la privation de quelques avantages personnels, ou par le joug des circonstances, on n’a jamais toutes les idées et tous les sentiments que peut faire naître cette vertu librement adoptée. Ce sont donc, en général, les mœurs des premières classes de la société qui influent sur la littérature. Quand les mœurs de ces premières classes sont bonnes, elles conservent l’amour, et l’amour inspire les romans. Sans examiner ici philosophiquement la destinée des femmes dans l’ordre social, ce qui est certain, en général, c’est que leurs vertus domestiques obtiennent seules des hommes toute la tendresse de cœur dont ils sont capables.

L’Angleterre est le pays du monde où les femmes sont le plus véritablement aimées. Il s’en faut bien qu’elles y trouvent les agréments que la société de France promettait autrefois ; mais ce n’est pas avec le tableau des jouissances de l’amour-propre qu’on fait un roman intéressant, quoique l’histoire de la vie prouve souvent qu’on peut se contenter de ces vaines jouissances. Les mœurs anglaises fournissent à l’invention romanesque une foule de nuances délicates et de situations touchantes. On croirait d’abord que l’immoralité, ne reconnaissant point de bornes, devrait étendre la carrière de toutes les conceptions romanesques ; et l’on s’aperçoit, au contraire, que cette facilité malheureuse ne peut rien produire que d’aride. Les passions sans combat, les dénouements sans gradations, les sacrifices sans regrets, les liens sans délicatesse, ôtent aux romans tout leur charme ; et le petit nombre de ceux de ce genre que nous possédons en français, ont à peine eu quelque succès dans les sociétés qui leur avaient servi de modèle.

Il y a des longueurs dans les romans des Anglais, comme dans tous leurs écrits ; mais ces romans sont faits pour être lus par les hommes qui ont adopté le genre de vie qui y est peint, à la campagne, en famille, au milieu du loisir des occupations régulières et des affections domestiques. Si les Français supportent les détails inutiles qui sont accumulés dans ces écrits, c’est par la curiosité qu’inspirent des mœurs étrangères. Ils ne tolèrent rien de semblable dans leurs propres ouvrages. Ces longueurs, en effet, lassent quelquefois l’intérêt, mais la lecture des romans anglais attache, par une suite constante d’observations justes et morales, sur les affections sensibles de la vie. L’attention sert en toutes choses aux Anglais, soit pour peindre ce qu’ils voient, soit pour découvrir ce qu’ils cherchent.

Tom-Jones ne peut être considéré seulement comme un roman. La plus féconde des idées philosophiques, le contraste des qualités naturelles et de l’hypocrisie sociale, y est mise en action avec un art infini, et l’amour, comme je l’ai dit ailleurs54, n’est que l’accessoire d’un tel sujet. Mais Richardson, en première ligne, et après ses écrits, plusieurs romans, dont un grand nombre ont été composés par des femmes, donnent parfaitement l’idée de ce genre d’ouvrages dont l’intérêt est inexprimable.

Les anciens romans français peignent des aventures de chevalerie, qui ne rappellent en rien les événements de la vie. La Nouvelle Héloïse est un écrit éloquent et passionné, qui caractérise le génie d’un homme, et non les mœurs de la nation. Tous les autres romans français que nous aimons, nous les devons à l’imitation des Anglais. Les sujets ne sont pas les mêmes ; mais la manière de les traiter, mais le caractère général de cette sorte d’invention appartiennent exclusivement aux écrivains anglais.

Ce sont eux qui ont osé croire les premiers, qu’il suffisait du tableau des affections privées, pour intéresser l’esprit et le cœur de l’homme ; que ni l’illustration des personnages, ni l’importance des intérêts, ni le merveilleux des événements n’étaient nécessaires pour captiver l’imagination, et qu’il y avait dans la puissance d’aimer de quoi renouveler sans cesse et les tableaux et les situations, sans jamais lasser la curiosité. Ce sont les Anglais enfin qui ont fait des romans des ouvrages de morale, où les vertus et les destinées obscures peuvent trouver des motifs d’exaltation, et se créer un genre d’héroïsme.

Il règne dans ces écrits une sensibilité calme et fière, énergique et touchante. Nulle part on ne sent mieux le charme de cet amour protecteur, qui, dispensant l’être faible de veiller à sa propre destinée, concentre tous ses désirs dans l’estime et la tendresse de son défenseur.