(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — Q. — article » pp. 572-580
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — Q. — article » pp. 572-580

QUINAULT, [Philippe] Auditeur en la Chambre des Comptes, de l’Académie Françoise, né à Paris en 1635, mort en 1688.

Si ses talens poétiques ne peuvent être comparés à ceux des Corneilles, des Racines, des Moliere, des Lafontaine, des Boileau, &c. il peut du moins être regardé comme le Créateur des Tragédies lyriques parmi nous, & comme le meilleur modele de ce genre de Poésie. Personne ne lui avoit servi de guide, & personne ne l’a égalé depuis. Nous eussions pu, il est vrai, nous passer de cette sorte de Drames qui offrent tout aux sens & presque rien à l’esprit & à la raison ; mais la difficulté d’y réussir n’en suppose pas moins de génie, quand l’Auteur y a excellé sans aucun secours. Aussi nous ne craignons pas de donner à Quinault une place parmi les Poëtes qui ont illustré le Siecle de Louis XIV.

Son talent principal a été de combiner ses Pieces de telle sorte, que la fable du Poëme, la disposition des Scenes, l’intérêt des personnages, l’appareil du Spectacle, se développent sans effort & sans aucune espece de confusion. Le merveilleux y produit sur-tout un effet qui étonne & flatte l’imagination, sans la contraindre & la fatiguer, parce que le Poëte a su le tirer du fond du sujet, & en faire usage avec discernement & sobriété.

On a reproché à sa versification trop de mollesse, sans faire attention qu’une versification serrée & énergique auroit été déplacée dans des Drames, dont les sentimens tendres & efféminés font le charme principal. Il est donc plus coupable, à cet égard, aux yeux de la Morale, qu’aux yeux de la Poésie. D’ailleurs, il savoit s’élever, quand les circonstances & les caracteres exigeoient plus de force & d’élévation. Le Couplet de l’Opéra de Proserpine, qui commence par ces mots :

Les superbes Géans armés contre les Dieux,
Ne nous donnent plus d’épouvante, &c.

n’est certainement pas foible, non plus que cet autre dans la bouche de Médée.

Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle,
Voyez le jour pour le troubler ;
Que l’affreux désespoir, que la rage cruelle,
Prennent soin de vous rassembler :
Avancez, malheureux coupables,
Soyez aujourd’hui déchaînés,
Goûtez l’unique bien des cœurs infortunés,
Ne soyez pas seuls misérables.
Ma Rivale m’expose à des maux effroyables :
Qu’elle ait par aux tourmens qui vous sont destinés !
Non, les enfers impitoyables
Ne pourront inventer des horreurs comparables
Aux tourmens qu’elle m’a donnés.
Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés,
Ne soyons pas seuls misérables.*.

Nous bornons là nos citations, en assurant qu’il seroit aisé d’en trouver quantité d’autres dans les Opéra de Roland, d’Armide, de Persée, &c.

Un défaut plus réel de Quinault, est d’être prosaïque. A force de tendre au naturel, il tombe dans une simplicité froide ou rampante. Le naturel, il est vrai, s’énonce sans effort, quand l’esprit & le cœur, qui le produisent par leur accord, sont profondément pénétrés ; mais il n’exclut ni la noblesse, ni l’élévation, ni le choix des expressions, ni la finesse, ni l’élégance des tours. Tout dépend des vrais talens qui le produisent, & de l’art qui sait l’embellir. Le morceau que nous venons de citer n’en seroit que plus frappant, s’il étoit aussi animé par la Poésie, qu’il l’est par la passion.

Quinault s’est aussi exercé dans la Tragédie & dans la Comédie ; c’est même par-là qu’il avoit commencé d’essayer ses talens : mais ses Tragédies sont foibles, romanesques ; & de toutes ses Comédies, on n’estime guere que la Mere coquette, qui effectivement est une bonne Piece d’intrigue, & une des plus anciennes qui soient sur le Théatre.

Au reste, les détracteurs de Boileau lui font un crime des traits qu’il s’est permis contre ce Poëte, comme s’ils pouvoient ignorer que Boileau n’avoit en vue [ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre par les Notes de son Commentateur] que les Tragédies non lyriques de Quinault, qui en effet sont médiocres. Quand il seroit vrai que notreHorace se fût élevé contre ses Poëmes, pourroit-on disconvenir qu’il y a dans l’Opéra, comme le remarque très-bien un Ecrivain de nos jours, « un vice radical qui a suffi pour indisposer contre lui les meilleurs Esprits, tels que Boileau, Racine, Lafontaine, Rousseau, la Bruyere, &c. ? Tous ces Grands Hommes, qui avoient bien acquis le droit d’être difficiles, ne pouvoient tolérer que l’on mît au rang des chef-d’œuvres, des Poëmes ordinairement dépourvus de vraisemblance, libres des trois unités, & dans lesquels presque toutes les regles de l’Art sont nécessairement violées. Ce spectacle si pompeux, si varié, ne présentoit souvent à leurs yeux qu’un magnifique ennui. Et véritablement, sans être taxé de trop de rigueur, on peut dire, de l’aveu du Goût, que le meilleur des Opéra ne sera jamais un excellent Ouvrage. Nous croyons cependant que ce spectacle est convenable pour de grandes fêtes, & qu’il est même susceptible de beautés particulieres dont aucun Ecrivain n’a mieux senti que Quinault toutes les especes différentes ; mais, nous le répétons, il ne faut pas s’étonner que Boileau, si exact, si sévere dans ses Productions, & qu’une étude continuelle des Anciens avoit accoutumé à leur caractere de beautés mâles & nerveuses, ne pût se familiariser avec une poésie presque toujours dénuée d’images & de métaphores hardies. D’après cette maniere austere de penser, que lui donnoit le sentiment de sa propre force, il avoit de la peine à regarder Quinault comme un grand Poëte, & en cela il étoit conséquent* ». D’ailleurs, Boileau, nous le répétons, n’avoit en vue que les Tragédies de Quinault, & rendoit justice à ses autres Ouvrages, comme il s’en explique lui-même dans une de ses Préfaces. « En attaquant [dit-il] dans mes Satires les défauts de quantité d’Ecrivains de notre Siecle, je n’ai pas prétendu pour cela ôter à ces Ecrivains le mérite qu’ils peuvent avoir d’ailleurs. Je n’ai pas prétendu, dis-je, par exemple, qu’il n’y eût point d’esprit ni d’agrémens dans les Ouvrages de M. Quinault, quoique si éloignés de la perfection…. J’ajouterai même que, dans le temps où j’écrivois contre lui, nous étions tous deux fort jeunes, & qu’il n’avoit pas fait alors beaucoup d’Ouvrages qui lui ont acquis dans la suite une juste réputation* ».

Observons, en finissant cet article, que Quinault ne fut pas moins estimable par ses mœurs que par ses talens. Dans l’âge des passions, & favorablement accueilli du Parterre, ce Poëte eut le courage de penser que le talent d’amuser ne dispensoit point de celui d’être utile ; que les Muses pouvoient délasser, mais non occuper l’homme sociable, & que, si son penchant l’entraînoit à faire des Vers, sa probité lui ordonnoit d’avoir un état. Quelle leçon, s’écrie à ce sujet un de ses Panégyristes**, pour nos jeunes Métromanes, qui la plupart prennent pour génie une vaine ardeur de rimer, s’imaginent follement remplir par-là le poste que leur marqua la Nature dans la grande Société ! Quinault, dont on a quinze ou seize tant Tragédies que Comédies, & treize Opéra, continua jusqu’à sa mort, avec une régularité scrupuleuse & un courage inoui, les fonctions monotones de sa Charge d’Auditeur des Comptes, comme s’il n’eût jamais connu d’occupation plus intéressante pour son esprit & pour son cœur ; effet admirable & cependant naturel de cet amour du devoir, la base de toute société, l’idole de nos bons aïeux, & que, pour le malheur de notre âge, a éteint dans presque tou les cœurs l’esprit de systême & d’égoïsme, digne fruit des tristes lumieres de la moderne Philosophie.