Chapitre XVII
Années 1662 et 1663 (suite, de la septième période). — Concours de Molière, La Fontaine, Boileau et Racine▶, pour exalter les brillantes qualités du roi. — Ils favorisent le règne naissant de la galanterie.
En 1662, le roi se ligue avec la Hollande pour l’invasion des Pays-Bas ; il punit une insulte que sa diplomatie a reçue à Rome. Il fait restituer Dunkerque à la France, il contracte une triple alliance avec l’Angleterre et la Hollande contre l’Autriche. Il donne à la France le spectacle d’un carrousel, ou se déploie une magnificence sans exemple.
En 1662 et 1663, son activité n’est pas moins grande dans l’administration intérieure qu’au dehors. Il donne dix-neuf professeurs au Collège de France ; il loge au Louvre les artistes illustres. Il étend ses largesses sur les savants étrangers ; il établit l’Académie des inscriptions et belles lettres, l’Académie de sculpture et de peinture ; il fonde le Cabinet des médailles. En 1664, il entreprend le canal de Languedoc. En 1665, on commence la façade du Louvre ; en 1666, s’élève l’Académie des sciences. En 1667, on publie cette fameuse ordonnance concernant la procédure civile, qui est encore le fond de notre législation actuelle sur la matière.
Et toujours le soin des fêtes se mêle à celui des affaires, et ces fêtes sont toujours des spectacles qui mettent la royauté en évidence et en honneur. En 1663, les fêtes de Versailles font oublier le carrousel de l’année précédente. Le roi fait concourir à leur éclat et à leur charme, la magie des arts de l’imagination, la puissance des talents. Molière y est employé. Benserade, esprit galant, y concourt avec Molière, l’un en poète du roi de France, autre en poète du roi jeune et galant. Le roi comble Molière de faveurs. En 1660, il fut avait donné la salle du Palais-Royal ; en 1663, il le comprend pour une gratification annuelle de mille francs entre les hommes illustres dans les arts. En 1664, nous le verrons tenir sur les fonts de baptême avec Madame, le premier enfant du poète.
Comment l’opinion publique contestera-t-elle à un tel roi le droit d’avoir une maîtresse, quand il y a peu de femmes qui ne désirassent de l’être ? Néanmoins, quand la maîtresse du roi ne fait pas scandale dans la société, la société est plus corrompue que le roi, parce que, en l’imitant, elle n’a pas comme lui l’excuse de mariages formés par la politique, au lieu de l’être par les convenances morales. L’exemple du roi produisait donc un désordre pire que le sien, en autorisant au plus haut degré le dérèglement général.
Cet exemple reçut encore un accroissement de force par le concert des éloges que donnèrent au roi quatre poètes à jamais célèbres : Molière et La Fontaine, ◀Racine▶ et Boileau. La Fontaine était de Château-Thierry ; Racine de La Ferté-Milon, petite ville peu éloignée de Château-Thierry. Le voisinage les mit souvent à portée de se voir. La duchesse de Bouillon, Marie-Anne Mancini, habitait Château-Thierry : c’était une femme douée ou affligée, comme ses sœurs et ses cousines, d’une imagination vive et sans frein, et de mœurs très libres. La Fontaine fut reçu dans sa société, Ce fut le genre de conversation à laquelle elle se plaisait qui inspira au jeune poète ces contes auxquels on reproche une liberté plus que gaie. Bientôt il conduit ◀Racine▶, son ami, chez la duchesse, et ◀Racine▶, qui d’un autre côté s’était lié avec Boileau, l’y amena aussi. La duchesse de Bouillon trouvait du plaisir dans cette société ; elle présenta nos poètes à ses sœurs, la duchesse de Mazarin et la comtesse de Soissons, qui tenaient de grandes maisons à Paris. Établis dans la capitale, ils se lièrent avec Molière, valet de chambre du roi, fort aimé de ce prince, et dispensé de faire la cour aux dames.
En 1661, Molière était âgé de 41 ans, La Fontaine de 40, Boileau de 25, ◀Racine▶ de 22.
Molière et La Fontaine étaient alors les seuls qui eussent signalé leur talent dans le public. Mais ◀Racine▶ et Boileau avaient déjà attiré les regards de Louis XIV et l’attention des connaisseurs ; le premier par son ode aux Nymphes de la Seine, au sujet du mariage du roi ; l’autre, par sa première satire, où il invite la munificence royale à se répandre sur les poètes. Colbert, d’après le rapport de Chapelain, avait fait donner cent louis à ◀Racine▶, pour récompense de son ode.
Aujourd’hui que nous possédons les œuvres de ces quatre poètes, nous pouvons nous figurer quelle était la force de leur alliance par leur position dans le monde, par la puissance de leurs talents divers, par le besoin de produire dont ils étaient pressés, par l’émulation qui naissait de leur concours, par la combinaison de leurs efforts pour mériter la bienveillance d’un roi galant et la protection des femmes les plus séduisantes et les plus voluptueuses de sa cour.
Molière, le plus âgé des quatre amis, le seul à portée de connaître les secrètes dispositions du roi ; La Fontaine, le plus répandu parmi les dames du grand monde, donnaient à leurs jeunes amis, l’un l’exemple de plaire au roi, l’autre celui de plaire aux femmes qui plaisaient au roi : ce qui ramenait toujours à plaire au roi.
Molière et Boileau avaient besoin de la protection immédiate du roi ; ils en avaient besoin pour le plus noble et le plus cher de leurs intérêts : l’intérêt de leur talent. Poètes satiriques l’un et l’autre, il leur importait d’être défendus contre les ennemis qu’ils se faisaient, et protégés, non par le pouvoir royal, mais par l’approbation d’un prince dont le règne brillant dominait l’opinion générale, et faisait une mode de tout ce qui était de son goût. L’essor des deux poètes étant plus libre d’appréhensions, leur talent en acquérait plus d’éclat.
La Fontaine et ◀Racine avaient besoin, l’un de l’imagination des femmes de la cour pour faire passer ses contes, l’autre de leur âme pour faire sentir plus vivement le pathétique dont la sienne renfermait le secret ; tous avaient besoin du roi pour obtenir la vogue, objet ordinaire de l’ambition des talents, et souvent leur unique récompense. Tous aussi avaient besoin l’un de l’autre, et pour se soutenir contre les malveillances particulières, et pour se fortifier réciproquement dans la bienveillance royale.
Ces quatre hommes n’ont jamais été considérés que sous leurs rapports avec la gloire littéraire de la France, et avec celle des branches de l’art que chacun d’eux a le plus particulièrement cultivée.
à mes yeux, ils ne sont pas moins remarquables que Louis XIV dans l’histoire des mœurs, et n’ont pas moins ajouté à son influence par leur concours, qu’il n’a ajoute à leur gloire par sa protection.
Voilà donc un véritable quatrumvirat constitué à la cour, et par cette raison, constitué défenseur du système de galanterie qui régnait dans toutes ses habitudes.
En 1662, La Fontaine publie Joconde, ouvrage composé pour l’amusement de la duchesse de Bouillon. Boileau, ce Boileau qui depuis affecta des mœurs si rigides, fit l’apologie de Joconde.
En 1664, on voit la société des quatre amis devenir plus étroite, à mesure que leur talent se développe. Elle a des réunions habituelles. Trois fois la semaine, elle s’assemble à la rue du Vieux-Colombier, chez Boileau. Les amis soupent ensemble. Chapelle est admis parmi eux comme homme d’esprit, comme bon convive, pour ajouter à leur attrait mutuel la joie et la gaîté qu’il portait partout avec lui.
Mais n’anticipons pas sur les temps.