(1767) Salon de 1767 « Peintures — Madame Therbouche » pp. 250-254
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Madame Therbouche » pp. 250-254

Madame Therbouche

Un homme, le verre à la main, éclairé d’une bougie. tableau de nuit, morceau de réception, de 3 pieds 6 pouces de haut, sur 3 pieds de large.

C’est un gros réjoui, assis devant une table, le verre à la main. Il est éclairé par une bougie, dont il reçoit toute la lumière. Il y a sur la table un garde-vue interposé entre le spectateur et ce personnage ; ainsi, tout ce qui est en deçà du garde-vue est dans la demi-teinte. On voit autour de ce garde-vue, sur la partie non éclairée de la table, une brochure et une tabatière ouverte.

Cela est vide et sec, dur et rouge. Cette lumière n’est pas celle d’une bougie, c’est le reflet briqueté d’un grand incendie ; rien de ce velouté noir, de ce doux, de ce faible harmonieux des lumières artificielles. Point de vapeur entre le corps lumineux et les objets ; aucun de ces passages, point de ces demi-teintes si légères, qui se multiplient à l’infini dans les tableaux de nuit et dont les tons imperceptiblement variés sont si difficiles à rendre ; il faut qu’ils y soient et qu’ils n’y soient pas. Ces chairs, ces étoffes n’ont rien retenu de leur couleur naturelle ; elles étaient rouges avant que d’être éclairées. Je ne sens rien là de ces ténèbres visibles avec lesquelles la lumière se mêle et qu’elle rend presque lumineuses. Les plis de ce vêtement sont anguleux, petits et raides ; je n’ignore pas la cause de ce défaut, c’est qu’elle a drapé sa figure comme pour être peinte de jour.

Cela n’est pourtant pas sans mérite pour une femme ; les trois quarts des artistes de l’académie n’en feraient pas autant. Elle est autodidacte, et son faire tout à fait heurté et mâle le montre bien. Celle-ci a eu le courage d’appeller la nature, et de la regarder. Elle s’est dit à elle-même, je veux peindre, et elle se l’est bien dit. Elle a pris des notions justes de la pudeur, elle s’est placée intrépidement devant le modèle nu ; elle n’a pas cru que le vice eût le privilège exclusif de déshabiller un homme. Elle est si sensible au jugement qu’on porte de ses ouvrages, qu’un grand succès la rendrait folle ou la ferait mourir de plaisir ; c’est un enfant. Ce n’est pas le talent qui lui a manqué, pour faire la sensation la plus forte dans ce pays-ci, elle en avait de reste, c’est la jeunesse, c’est la beauté, c’est la modestie, c’est la coquetterie ; il fallait s’extasier sur le mérite de nos grands artistes, prendre de leurs leçons, avoir des tétons et des fesses, et les leur abandonner.

Elle arrive, elle présente à l’académie un premier tableau de nuit assez vigoureux. Les artistes ne sont pas polis, on lui demande grossièrement s’il est d’elle, elle répond que oui, un mauvais plaisant ajoute : et de votre teinturier. on lui explique ce mot de la farce de Patelin qu’elle ne connaissait pas ; elle se pique, elle peint celui-ci qui vaut mieux ; et on la reçoit.

Cette femme pense qu’il faut imiter scrupuleusement la nature ; et je ne doute point que si son imitation était rigoureuse et forte et sa nature d’un bon choix, cette servitude même ne donnât à son ouvrage un caractère de vérité et d’originalité peu commun. Il n’y a point de milieu, quand on s’en tient à la nature telle qu’elle se présente, qu’on la prend avec ses beautés et ses défauts, et qu’on dédaigne les règles de convention pour s’assujettir à un système où, sous peine d’être ridicule et choquant, il faut que la nécessité des difformités se fasse sentir ; on est pauvre, mesquin, plat, ou l’on est sublime, et Madame Therbouche n’est pas sublime.

Il avait préparé pour ce sallon un Jupiter métamorphosé en Pan, qui surprend Antiope endormie. Je vis ce tableau lorsqu’il était presque fini. L’Antiope à droite était couchée toute nue, la jambe et la cuisse gauche repliées, la jambe et la cuisse droite étendues ; la figure était ensemble et de chair ; et c’est quelque chose que d’avoir mis une grande figure de femme nue ensemble, c’est quelque chose que d’avoir fait de la chair, j’en connais plus d’un, bien fier de son talent, qui n’en ferait pas autant, mais il était évident à son cou, à ses doigts courts, à ses jambes grêles, à ses pieds, dont les orteils étaient difformes, à son caractère ignoble, à une infinité d’autres défauts, qu’elle avait été peinte d’après sa femme de chambre ou la servante de l’auberge. La tête ne serait pas mal, si elle n’était pas vile.

Les bras, les cuisses, les jambes sont de chairs, mais de chairs si molles, si flasques, mais si flasques, mais si molles, qu’à la place de Jupiter j’aurais regretté les frais de la métamorphose. à côté de cette longue, longue et grêle Antiope, il y avait un gros ange joufflu, clignotant, souriant, bêtement fin, tout à fait à la manière de Coypel, avec toutes ses petites grimaces. Je lui observai que l’amour était une de ces natures violentes, sveltes, despotes et méchantes, et que le sien me rappellait le poupart épais, bien fait, bien conditionné, de quelque fermier cossu. Cet amour prétendu, caché dans la demi-teinte, levait précieusement un voile de gaze qui laissait Antiope exposée toute entière aux regards de Jupiter. Ce Jupiter satyre n’était qu’un vigoureux porte-faix à mine plate dont elle avait allongé la barbe, fendu le pied et hérissé la cuisse. Il avait de la passion, mais c’était une vilaine, hideuse, lubrique, malhonnête et basse passion. Il s’extasiait, il admirait sottement, il souriait, il avait la convulsion, il se pourléchait. Je pris la liberté de lui dire que ce satyre était un satyre ordinaire, et non un Jupiter satyre, et qu’il me fallait paillard et sacré.

J’avais eu l’attention d’adoucir l’amertume de ma critique en écartant de son chevalet quelques personnes qui l’entouraient. Seul avec elle, j’ajoutai que son amour était monotone, faible de touche, mince au point de ressembler à une vessie soufflée, sans teintes, sans passages, sans nuances ; que sa nymphe n’était qu’un tas ignoble de lys et de roses fondus ensemble sans fermeté et sans consistance, et son satyre un bloc de brique bien rouge et bien cuite, sans souplesse et sans mouvement. C’était tête à tête que je lui débitais ces douceurs ; savez-vous ce qu’elle fit ?

Elle appella les témoins que j’avais écartés, et leur rendit mes observations avec une intrépidité qui m’arracha en faveur de son caractère un éloge que je ne pouvais accorder à son ouvrage. Sa composition d’ailleurs était sans intérêt, sans invention, commune ; ce n’était pas plus l’aventure de Jupiter et d’Antiope que celle d’une nymphe et d’un autre satyre. Je lui disais : effacez-moi tout cela ; mettez-moi cet amour en l’air ; qu’en emportant sur son dos le voile qui couvre la nymphe, il saisisse le satyre par la corne et le pousse sur elle. étendez-moi le front de ce satyre, raccourcissez ce visage niais, recourbez ce nez, étendez ces joues, qu’à travers les traits qui déguisent le maître des dieux je le reconnaisse.

Ces idées ne lui déplurent point, mais l’ouvrage était trop avancé pour en profiter. Elle l’envoya au comité, qui le refusa. Elle en tomba dans le désespoir, elle se trouva mal ; la fureur succéda à la défaillance ; elle poussa des cris ; elle s’arracha les cheveux, elle se roula par terre ; elle tenait un couteau, incertaine si elle s’en frapperait ou son tableau. Elle fit grâce à tous les deux. J’arrivai au milieu de cette scène ; elle embrassa mes genoux, me conjurant, au nom de Gellert, de Gessner, de Clopstock et de tous mes confrères en Apollon tudesques, de la servir. Je le lui promis, et, en effet je vis Chardin, Cochin, Le Moyne, Vernet, Boucher, La Grenée, j’écrivis à d’autres, mais tous me répondirent que le tableau était déshonnête, et j’entendis qu’ils le jugeaient mauvais. Si la nymphe eût été belle, l’amour charmant, le satyre de grand caractère, elle en eût fait ce qu’on en pouvait faire de pis ou de mieux, que son tableau eût été admis, sauf à le retirer sur la réclamation publique ; car enfin n’avons-nous pas vu au sallon, il y a sept à huit ans, une femme toute nue étendue sur des oreillers, jambes deçà, jambes delà, offrant la tête la plus voluptueuse, le plus beau dos, les plus belles fesses, invitant au plaisir et y invitant par l’attitude la plus facile, la plus commode, à ce qu’on dit même la plus naturelle, ou du moins la plus avantageuse ? Je ne dis pas qu’on en eût mieux fait d’admettre ce tableau, et que le comité n’eût pas manqué de respect au public et outragé les bonnes mœurs. Je dis que ces considérations l’arrêtent peu quand l’ouvrage est bon ; je dis que nos académiciens se soucient bien autrement du talent que la décence. N’en déplaise à Boucher, qui n’avait pas rougi de prostituer lui-même sa femme d’après laquelle il avait peint cette figure voluptueuse, je dis que si j’avais eu voix dans ce chapitre-là, je n’aurais pas balancé à lui représenter que si, grâce à ma caducité et à la sienne, ce tableau était innocent pour nous, il était très-propre à envoyer mon fils, au sortir de l’académie, dans la rue Fromenteau qui n’en est pas loin et de là chez Louis ou chez Keyser ; ce qui ne me convenait nullement.

Madame Therbouche a joint à son tableau de réception une tête de poëte où il y a de la verve et de la couleur. Ses autres portraits sont froids, sans autre mérite que celui de la ressemblance, excepté le mien qui ressemble, où je suis nu jusqu’à la ceinture, et qui, pour la fierté, les chairs, le faire, est fort au-dessus de Roslin et d’aucun portraitiste de l’académie.

Je l’ai placé vis-à-vis celui de Van Loo à qui il jouait un mauvais tour. Il était si frappant que ma fille me disait qu’elle l’aurait baisé cent fois pendant mon absence, si elle n’avait pas craint de le gâter. La poitrine était peinte très-chaudement, avec des passages et des méplats tout à fait vrais.

Lorsque la tête fut faite, il était question du cou, et le haut de mon vêtement le cachait, ce qui dépitait un peu l’artiste. Pour faire cesser ce dépit je passai derrière un rideau, je me déshabillai et je parus devant elle en modèle d’académie. Je n’aurais pas osé vous le proposer, me dit-elle, mais vous avez bien fait, et je vous en remercie.

J’étais nu, mais tout nu. Elle me peignait, et nous causions avec une simplicité et une innocence digne des premiers siècles.

Comme depuis le péché d’Adam on ne commande pas à toutes les parties de son corps comme à son bras, et qu’il y en a qui veulent quand le fils d’Adam ne veut pas, et qui ne veulent pas quand le fils d’Adam voudrait bien ; dans le cas de cet accident, je me serais rappellé le mot de Diogène au jeune lutteur : mon fils, ne crains rien, je ne suis pas si méchant que celui-là. si cette femme s’est un peu promenée au sallon, elle aura vu passer avec dédain devant des productions fort supérieures aux siennes, et pueri nasum… etc., et elle s’en retournera un peu surprise de la sévérité de nos jugemens, plus sociable, plus habile, et moins vaine.

Sa fantaisie était de faire un tableau pour le roi.

Je lui dis : comment demander, en dépit de ce qu’en pourront penser les artistes de ce pays qui à cet égard en vaut bien un autre, de l’ouvrage pour une étrangère à des ministres qui refusent des àcomptes sur celui qu’ils ont ordonné à des hommes du premier ordre ? Ou vous serez refusée, ou vous ne serez pas payée.

En effet, ce n’était ni à moi, ni à mes amis, qui auraient maladroitement décelé l’influence qu’ils ont sur les supérieurs, à solliciter une espèce d’injustice. C’est l’affaire des grands de la cour, c’est leur passe-temps journalier. Il fallait que la dame prussienne débarquant à Paris, y fût précédée et soutenue des éloges éclatans des ambassadeurs étrangers qui n’ont vu que leur pays.

Nos talons rouges n’auraient pas tardé à faire écho.

Conduite, célébrée, occupée à Versailles, elle aurait pu descendre jusqu’au désir d’entrer à l’académie qui peut-être l’aurait refusée car volontiers Paris ne souscrit pas aux applaudissemens de Fontainebleau ; mais alors le blâme et les cris du monde courtisan seraient revenus sur la pauvre académie. Voilà le rôle plus avantageux qu’honnête qu’ont joué les Liotards et autres. On aurait donc clabaudé, on aurait dit : ils n’en veulent point, à la bonne heure, mais il faut que le roi ait un ou plusieurs tableaux d’une femme aussi célèbre… alors Cochin sachant que son ami Diderot s’y intéresse, fausse un peu la branche de la balance, appuie la demande : ce petit poids détermine ; les artistes crient ; on leur répond : que diable, la protection !… ils sont faits à ce mot, ils se taisent et rient.

Bien conseillée, Mme Therbouche aurait continué sa route, et chemin fesant se serait couverte des lauriers académiques de l’Italie, plus aisés à cueillir et plus odoriférans en Allemagne que les nôtres. Mais on a voulu faire du bruit en France, on s’était promis de faire du bruit en France, les parens, les amis, les grands, les petits, avaient dit en partant : quel bruit vous allez faire en France ! On arrive, on s’adresse à des hommes blasés sur le beau, qui vous accordent à peine un coup d’œil, un signe d’approbation. On s’opiniâtre, on couvre de couleurs vingt toiles l’une après l’autre, on montre, on écoute, on n’entend rien. Cependant un séjour dispendieux et long, la honte d’appeler de chez soi de nouveaux secours vous jettent dans la plus fâcheuse détresse, et l’on s’en tire comme on peut, avec le secours d’un pauvre philosophe, d’un ambassadeur humain et bienfaisant, et d’une souveraine généreuse.

Le pauvre philosophe qui est sensible à la misère parce qu’il l’a éprouvée, le pauvre philosophe qui a besoin de son temps et qui le donne au premier venu, le pauvre philosophe s’est tourmenté pendant neuf mois pour mendier de l’ouvrage à la prussienne. Le pauvre philosophe, dont on a mésinterprété l’intérêt, a été calomnié et a passé pour avoir couché avec une femme qui n’est pas jolie. Le pauvre philosophe s’est trouvé dans l’alternative cruelle ou d’abandonner la malheureuse à son mauvais sort, ou d’accréditer des soupçons déplaisans pour lui, de la plus fâcheuse conséquence pour celle qu’il secourait. Le pauvre philosophe s’en est rapporté à l’innocence de ses démarches, et a méprisé des propos qui auraient empêché un autre que lui de faire le bien. Le pauvre philosophe a mis à contribution les grands, les petits, les indifférens, ses amis, et a fait gagner à l’artiste dissipatrice cinq à six cents louis, dont il ne restait pas une épingle au bout de six mois. Le pauvre philosophe a arrêté la prussienne vingt fois sur le seuil du fort-l’évêque, le pauvre philosophe a calmé la furie des créanciers de la prussienne attachés aux roues de sa chaise de poste. Le pauvre philosophe a garanti l’honnêteté de cette femme. Qu’est-ce que le pauvre philosophe n’a pas fait pour elle, et quelle est la récompense qu’il en a recueillie ? — Mais la satisfaction d’avoir fait le bien. — Sans doute ; mais rien après que les marques de l’ingratitude la plus noire. L’indigne prussienne prétend à présent que j’ai renversé sa fortune en la chassant de Paris au moment où elle touchait à la plus haute considération. L’indigne prussienne traite nos La Grenée, nos Vien, nos Vernet, d’infâmes barbouilleurs. L’indigne prussienne oublie ses créanciers qui viennent sans cesse crier à ma porte.

L’indigne prussienne doit ici des tableaux dont elle a touché le prix et qu’elle ne fera point.

L’indigne prussienne insulte à ses bienfaiteurs.

L’indigne prussienne… a la tête folle et le cœur dépravé. L’indigne prussienne a donné au pauvre philosophe une bonne leçon dont il ne profitera pas, car il restera bon et bête comme Dieu l’a fait.