Madame de La Vallière.
L’abbé de Choisy nous conduit assez naturellement à Mme de La Vallière par le gracieux portrait qu’il a tracé d’elle et que nous avons cité. Mme de La Vallière est un de ces sujets et de ces noms qui ont toujours jeunesse et fraîcheur en France : elle représente l’idéal de l’amante avec toutes les qualités de désintéressement, de fidélité, de tendresse unique et délicate, qu’on se plaît à y rassembler ; elle ne représente pas moins en perfection la pénitence touchante et sincère. Vue de près et dans la réalité, sa vie répond bien à l’idée qu’on s’en fait de loin et à travers l’auréole ; la personne ressemble de tout point à la réputation charmante qu’elle a laissée. Sans prétendre rien découvrir de nouveau en elle, donnons-nous le plaisir de la considérer un moment.
Françoise-Louise de La Baume Le Blanc de La Vallière fut baptisée le 7 août 1644,
                    en la paroisse Saint-Saturnin de Tours ; elle était née la veille probablement.
                    Elle perdit son père de bonne heure ; sa mère, qui s’était remariée, à un homme
                    qui avait une charge à la Cour, la plaça en qualité de fille d’honneur auprès de
                    Madame lorsque cette sœur de Charles II épousa le frère de Louis XIV (1661).
                    Cette cour de Madame n’était que jeunesse, esprit, beauté, divertissement et
                    intrigue. 
Mme de La Vallière,
                    âgée de dix-sept ans, n’y paraissait d’abord que comme « fort jolie, fort
                        douce et fort naïve »
. Le jeune roi était occupé plus qu’il ne
                    convenait de Madame, sa belle-sœur. La reine mère, Anne d’Autriche, jalouse de
                    l’amitié de son fils que lui ôtait Madame, trouvait fort à redire, au nom des
                    mœurs, à une telle intimité : pour la mieux entretenir et pour la couvrir, il
                    fut convenu entre Madame et Louis XIV que le roi ferait l’amoureux de quelqu’une
                    des filles d’honneur de la princesse, ce qui lui serait un prétexte naturel à se
                    mettre de toutes les parties et à venir à toutes les heures. On voulut prendre
                    jusqu’à trois de ces personnes de parade pour mieux cacher le jeu, Mlle de Pons, Mlle de Chemerault, et Mlle de La Vallière. Cette dernière fut particulièrement une
                    de celles que le roi s’était choisies pour en paraître amoureux. Mais, tandis
                    qu’il ne songeait ainsi, en affichant cette jolie personne, qu’à donner le
                    change au monde et à éblouir d’elle le public, le roi
                    s’éblouit lui-même et devint sérieusement amoureux.
La beauté de Mlle de La Vallière était d’une nature, d’une
                    qualité tendre et exquise, sur laquelle il n’y a qu’une voix parmi les
                    contemporains. Les portraits gravés, les portraits peints eux-mêmes, ne
                    donneraient pas aujourd’hui une juste idée de ce genre de charme qui lui était
                    propre. La fraîcheur et l’éclat, un éclat fin, nuancé et suave, en composaient
                    une partie essentielle. « Elle était aimable, écrit Mme de Motteville, et sa beauté avait de grands agréments par
                        l’éclat de la blancheur et de l’incarnat de son teint, par le bleu de ses
                        yeux qui avaient beaucoup de douceur, et par la beauté de ses cheveux
                        argentés qui augmentait celle de son visage. »
 Ce blond d’argent de
                    ses cheveux, joint à cette blancheur transparente et vive, cette douceur bleue
                    de son 
regard, s’accompagnaient d’un son de voix
                    touchant et qui allait au cœur ; tout se mariait en elle harmonieusement. La
                    tendresse, qui était l’âme de sa personne, s’y tempérait d’un fonds visible de
                    vertu. La modestie, la grâce, une grâce simple et ingénue, un air de pudeur qui
                    gagnait l’estime, inspiraient et disposaient à ravir tous ses mouvements.
                        « Quoiqu’elle fût un peu boiteuse, elle dansait fort bien. »
                    Un peu lente à marcher, tout d’un coup, quand il le fallait, elle se retrouvait
                    des ailes. Plus tard, au cloître, une de ses plus grandes gênes et
                    mortifications sera pour la chaussure que, dans le monde, elle faisait
                    accommoder à sa légère infirmité. Très mince et même un peu maigre, l’habit de
                    cheval lui seyait fort bien ; le justaucorps faisait ressortir la finesse de la
                    taille, et « les cravates la faisaient paraître plus grasse »
. En
                    tout, c’était une beauté touchante et non triomphante, une de ces beautés qui ne
                    s’achèvent point, qui ne se démontrent point aux yeux toutes seules par les
                    perfections du corps, et qui ont besoin que l’âme s’y mêle (et l’âme avec elle
                    s’y mêlait toujours) ; elle était de celles dont on ne peut s’empêcher de dire à
                    la fois et dans un même coup d’œil : « C’est une figure et une âme
                    charmantes. »
Le roi l’aima donc, et pendant des années uniquement et très vivement : pour elle, elle n’aima en lui que lui-même, le roi et non la royauté, l’homme encore plus que le roi. Née modeste et vertueuse, elle eut une grande confusion de son amour, tout en s’y abandonnant, et elle résista le plus qu’elle put à tous les témoignages d’honneur et de faveur qui tendaient à le déclarer. Louis XIV se prêta et conspira à ce secret tant que vécut la reine mère. On a, par une note de Colbert41, le détail circonstancié des deux premiers accouchements de Mme de La Vallière, qu’on retira, à cet effet, de l’appartement des filles de Madame, pour la loger dans le jardin du Palais-Royal. Colbert fut chargé de pourvoir à tout dans le plus grand mystère. Les deux premiers enfants qui naquirent de cette liaison, deux garçons qui vécurent peu, furent présentés au baptême par d’anciens domestiques, de pauvres gens, parmi lesquels un vrai pauvre de paroisse. Mais ce qui doit étonner davantage, c’est qu’en octobre 1666, lors de la naissance d’une fille qui fut Mlle de Blois, Mme de La Vallière, qui était alors à Vincennes auprès de Madame, dissimula si bien jusqu’au dernier moment, qu’elle ne fit presque que passer de la chambre de la princesse entre les mains de la sage-femme qui était cachée tout près de là, et que, le soir même de son accouchement, elle reparut dans l’appartement devant toute la compagnie, veilla et fut la tête découverte, en coiffure de bal, comme si de rien n’était. On peut conjecturer ce qu’elle devait moralement souffrir pour que la honte l’obligeât à une telle contrainte. La reine mère, en effet, était morte à cette date, et rien n’assujettissait plus à ce degré Mme de La Vallière qu’elle-même. Les maîtresses du roi, après elle, ne se contraignirent pas tant.
Parlant un jour de Mme   Fontanges, cette maîtresse un peu
                    sotte et glorieuse, Mme de Sévigné écrivait, en l’opposant à
                        Mme de La Vallière : « Elle est toujours
                        languissante, mais si touchée de la grandeur, qu’il faut l’imaginer
                        précisément le contraire de cette petite violette qui se
                            cachait sous l’herbe, et qui était honteuse d’être maîtresse,
                        d’être mère, d’être duchesse : jamais il n’y en aura sur ce
                    moule. »
            
Dès les premiers temps de sa liaison avec le roi, Mme de La Vallière avait déjà songé au cloître ; elle s’y 
réfugia jusqu’à deux fois avant la troisième retraite, qui
                    fut la définitive et la suprême. La première fois qu’elle prit la fuite, ce fut
                    dans le premier et le plus beau temps de ses amours. Cette cour de Madame était,
                    je l’ai dit, un labyrinthe d’intrigues et de galanteries entrecroisées. Mme de La Vallière avait appris, par la confidence d’une
                    amie, quelque chose des manèges de Madame et de son jeu avec le comte de
                    Guiche ; elle ne le dit point au roi. Mais elle était trop simple et trop
                    naturellement droite pour savoir dissimuler longtemps : le roi s’aperçut qu’elle
                    lui cachait quelque chose, et il entra dans une grande colère. La Vallière,
                    timide, et qui avait promis le secret à son amie, continua de se taire, et le
                    roi sortit de plus en plus irrité. « Ils étaient convenus plusieurs fois,
                        dit Mme de La Fayette, que, quelque brouillerie qu’ils
                        eussent ensemble, ils ne s’endormiraient jamais sans se raccommoder et sans
                        s’écrire. »
 La nuit se passa sans nouvelles et sans message ; le
                    matin, Mme de La Vallière, croyant tout perdu, sortit des
                    Tuileries au désespoir et s’en alla se cacher dans un couvent, non de Chaillot
                    cette fois, mais de Saint-Cloud. Le roi fut hors de lui quand on lui dit qu’on
                    ne savait ce qu’était devenue La Vallière ; il fit si bien qu’il apprit pourtant
                    où elle était ; il courut à toute bride, lui quatrième, pour la ramener
                    aussitôt, prêt à commander de brûler le couvent, si on ne la lui rendait. Il ne
                    fallut point tant d’effort : il trouva La Vallière couchée à terre, tout
                    éplorée, dans le parloir du dehors du couvent ; on n’avait point voulu la
                    recevoir au-dedans. Il lui dit en fondant en larmes : « Vous ne m’aimez
                        point, et vous n’avez guère de soin de ceux qui vous aiment. »
 Il
                    lui dit cela ou à peu près, ou dut le lui dire. Le roi, à cette époque, était
                    amoureux fou d’elle, au point même d’être jaloux dans le passé, de s’inquiéter
                        
s’il était bien le premier qui se fut logé dans
                    son cœur, et si elle n’avait point eu quelque première inclination en province
                    pour un M. de Bragelone. La seconde fuite de Mme de La Vallière au couvent eut lieu dans des circonstances bien
                    différentes. Les années du bonheur s’étaient écoulées ; Mme de Montespan, spirituelle, altière, éblouissante, avait pris place et
                    trônait à son tour dans le cœur du maître, et la pauvre La Vallière pâlissait.
                    Il y avait eu, au mardi gras de 1671, un bal à la Cour, où elle ne parut point ;
                    on apprit qu’elle était allée se réfugier dans le couvent de Sainte-Marie à
                    Chaillot. Cette fois le roi ne courut point la chercher lui-même, il envoya
                    Lauzun, et Colbert qui la ramena. On dit qu’il pleura encore, mais ce ne furent
                    que quelques larmes, et les dernières. Mme de La Vallière
                    revint, non plus en triomphe, mais comme une victime. Les trois années qu’elle
                    resta depuis à la Cour ne furent pour elle qu’une longue épreuve et un
                    supplice.
Elle disait souvent à Mme de Maintenon, dans cet intervalle
                    où elle se disposait et s’aguerrissait à sa dernière retraite : « Quand
                        j’aurai de la peine aux Carmélites, je me souviendrai de ce que ces gens-là
                        (le roi et Mme de Montespan) m’ont fait
                        souffrir. »
            
Elle souffrait, de la part d’une rivale, ce qu’elle-même, si douce et si
                    indulgente, avait pourtant fait souffrir à une autre. La reine, épouse de
                    Louis XIV, avait été très sensible en effet à cette faveur de Mme de La Vallière, qui datait de si peu de temps après son mariage, et
                    elle en avait versé plus de larmes qu’on ne le supposait généralement de son
                    apparente froideur : « Voyez-vous cette fille qui a des pendants de
                        diamants ? c’est celle que le roi aime »
, disait un jour en espagnol
                    la reine à Mme de Motteville en lui montrant du doigt 
Mlle de La Vallière, qui
                    traversait l’appartement. Le cœur de la reine, à ce moment, ne faisait que
                    soupçonner l’infidélité ; quand elle en fut informée plus tard à n’en plus
                    douter, cette certitude lui fit verser beaucoup de larmes. En mai 1667, le roi,
                    avant de partir pour l’armée, avait envoyé un édit au Parlement, avec un
                    préambule qu’on dit écrit de la belle plume de Pellisson ; il avait, par cet
                    édit, reconnu une fille qu’il avait eue de Mme de La Vallière, et conféré à la mère le titre et les honneurs de
                    duchesse. La reine et les dames de la Cour allèrent faire visite au roi, qui
                    était au camp à l’armée de Flandre. Mme de La Vallière,
                    toute confuse et désespérée qu’elle était de sa grandeur nouvelle, mais
                    entraînée par son amour, arriva sans être mandée par la reine, et presque malgré
                    elle. Quand on fut en vue du camp, malgré la défense expresse que la reine avait
                    faite que personne ne la précédât, Mme de La Vallière n’y
                    put tenir, et elle fit courir son carrosse à toute bride à travers champs, tout
                    droit au lieu où elle croyait trouver le roi : « la reine le vit ; elle
                        fut tentée de l’envoyer, arrêter et se mit dans une effroyable
                        colère »
. Voilà ce que la modeste La Vallière s’était permis en vue
                    de toute la Cour. Tant il est vrai que les plus timides ne le sont plus quand
                    leurs passions sont une fois déchaînées et les emportent. N’a-t-elle donc pas eu
                    raison plus tard de dire en s’accusant, dans ses Réflexions sur la
                        miséricorde de Dieu, que sa gloire et son ambition
                    (il faut entendre son ambition et sa joie d’être aimée et préférée) avaient été
                    comme des chevaux furieux qui entraînaient son âme dans le
                    précipice ? Cette phrase a paru trop forte pour être de Mme de La Vallière. J’en crois voir ici la justification.
Parmi les dames qui se montrèrent le plus scandalisées de cette audace
                    inaccoutumée de Mme de La Vallière, 
on en remarquait surtout une qui disait : « Dieu me
                        garde d’être maîtresse du roi ! mais si j’étais assez malheureuse pour cela,
                        je n’aurais jamais l’effronterie de me présenter devant la reine. »
                    Cette dame si scrupuleuse, et qui le disait si haut, était Mme de Montespan, celle même qui, dès ce moment, allait chercher, par
                    tous les brillants de la coquetterie et toutes les saillies de l’esprit, à
                    supplanter la pauvre La Vallière dans la faveur du maître.
Il est temps d’arriver aux sentiments de douleur et de repentir qui ont épuré la
                    passion de Mme de La Vallière, et qui ont donné aux
                    trente-six dernières années de sa vie la consécration sans laquelle elle n’eût
                    été qu’une maîtresse de roi assez touchante, mais ordinaire. Lorsqu’elle revint
                    à la Cour en 1671, après sa fuite au couvent de Chaillot, la raillerie fut
                    grande. Toutes les femmes du monde, toutes les femmes d’esprit, Mme de Sévigné elle-même, trouvèrent qu’elle manquait de dignité. C’est
                    que la dignité et l’amour ne vont guère ensemble, et que tant qu’on aime, tant
                    qu’on espère encore, si peu que ce soit, on fait bon marché de tout le reste. On
                    souriait donc de Mme de La Vallière et de ses velléités de
                    religion qui ne tenaient pas : « À l’égard de Mme de La Vallière, écrivait Mme de Sévigné à sa
                        fille (27 février 1671), nous sommes au désespoir de ne pouvoir vous la
                        remettre à Chaillot ; mais elle est à la Cour beaucoup mieux qu’elle n’a été
                        depuis longtemps ; il faut vous résoudre à l’y laisser42. »
 Et encore 
(15 décembre 1673) : « Mme de La Vallière ne parle
                        plus d’aucune retraite ; c’est assez de l’avoir dit : sa femme de chambre
                        s’est jetée à ses pieds pour l’en empêcher : peut-on résister à
                        cela ? »
 On voyait la pauvre immolée figurer, non seulement à la
                    Cour, mais à la suite de sa rivale et dans son cortège :
Mme de Montespan, abusant de ses avantages, dit Mme de Caylus, affectait de se faire servir par elle, donnait des louanges à son adresse, et assurait qu’elle ne pouvait être contente de son ajustement si elle n’y mettait la dernière main. Mme de La Vallière s’y portait de son côté avec tout le zèle d’une femme de chambre, dont la fortune dépendrait des agréments qu’elle prêterait à sa maîtresse.
Tels étaient les propos du monde, qui aime à rabaisser et à dénigrer tout ce qui a brillé, sauf à s’apitoyer plus tard sur l’objet même de sa rigueur : on a ainsi joué de toutes les cordes de l’émotion et de la conversation. Faut-il croire ce qu’ajoute Madame, mère du Régent, qui nous dit avec sa franchise toute germanique :
La Montespan, qui avait plus d’esprit, se moquait d’elle publiquement, la traitait fort mal, et obligeait le roi à en agir de même. Il fallait traverser la chambre de La Vallière pour se rendre chez la Montespan. Le roi avait un joli épagneul appelé Malice. À l’instigation de la Montespan, il prenait ce petit chien et le jetait à la duchesse de La Vallière, en disant : Tenez, madame, voilà votre compagnie, c’est assez. Cela était d’autant plus dur, qu’au lieu de rester chez elle, il ne faisait que passer pour aller chez la Montespan. Cependant, elle a tout souffert en patience.
Que se passait-il, durant ce temps-là, dans l’âme sincère et tendre, dans l’âme repentante qui s’abreuvait ainsi comme à plaisir de l’amertume du calice, afin de se laisser punir par où elle avait péché ? Elle-même a consigné les sentiments secrets de son cœur dans une suite de Réflexions sur la miséricorde de Dieu, qu’elle écrivait au sortir d’une grave maladie qu’elle fit en ces années.
Ce petit écrit, qui parut pour la première fois en 1680, du vivant même de Mme de La Vallière, a été souvent réimprimé depuis : mais nous avertissons les lecteurs qui croient le connaître d’après l’édition donnée par Mme de Genlis, et en général d’après les dernières éditions, que le style en a été continuellement altéré, affaibli, et qu’ils n’ont pas entre les mains la pure et vraie confession de Mme de La Vallière.
Elle s’y compare, dès l’abord, à ces trois grandes pécheresses, la Cananéenne, la
                    Samaritaine et la Madeleine. Parlant de la première, de la Cananée, elle s’écrie : « Regardez-moi quelquefois en
                        m’approchant de vous comme cette humble étrangère, j’entends, Seigneur,
                        comme une pauvre chienne, qui s’estime trop heureuse de
                        ramasser les miettes qui tombent de la table où vous festinez vos
                        élus. »
 L’expression est franche jusqu’à la crudité, mais elle est
                    sincère, et, en reproduisant le texte de Mme de La Vallière,
                    il ne fallait pas la supprimer, surtout quand on assure qu’on ne
                        s’est pas permis d’y changer un seul mot
               43.
Tout à côté on retrouve des pensées plus douces, plus
                    conformes à l’idée qu’on se fait de cette âme délicate et timide : « Car,
                        hélas ! je suis si faible et si changeante, que mes meilleurs désirs
                        ressemblent à cette fleur des champs dont parle votre prophète-roi, qui
                        fleurit le matin et qui sèche le soir. »
 Pour se préserver de ses
                    rechutes, de ses faiblesses, « du doux poison de plaire à ce monde et de
                        l’aimer »
, elle invoque un de ces coups de
                        miséricorde qui affligent, humilient, et à la fois retournent vers Dieu
                    une âme. Ce mot de miséricorde, qui est au titre du livre,
                    revient à tout instant ; il abonde sur ses lèvres, c’est son cri ; c’est le nom
                    aussi sous lequel elle entrera dans la vie religieuse, sœur Louise
                        de la Miséricorde. On a essayé, dans ces derniers 
temps, de douter que ce petit écrit fût en effet de Mme de La Vallière44 (1) ; mais ce seul mot de miséricorde,
                    ainsi placé avec une intention manifeste, ne devient-il pas comme une
                    signature ?
On trouve, on devine des allusions plus ou moins couvertes à ses humiliations, à ses souffrances :
Que si pour m’imposer, dit-elle, une pénitence en quelque façon convenable à mes offenses, vous voulez (ô mon Dieu !) que, par des devoirs indispensables, je reste encore dans le monde, pour y souffrir sur ce même échafaud où je vous ai tant offensé, si vous voulez tirer de mon péché ma punition même, en faisant devenir les bourreaux de mon cœur ceux que j’en avais faits les idoles : « Paratum cor meum, Deus (mon cœur est tout prêt, ô Seigneur !). »
En attendant le grand coup qu’elle espère, elle se fait une résolution de profiter des moindres secours intérieurs pour s’acheminer dans la voie du retour :
Je n’attendrai donc pas, ô mon Dieu ! à sortir de mon dangereux assoupissement, que tout le soleil de votre justice soit levé. Aussitôt que l’aurore de votre grâce commencera à poindre, je commencerai d’agir et de travailler à l’œuvre de mon salut… en me contentant d’avancer et de croître dans votre amour comme l’aurore, doucement et imperceptiblement…
Il est naturel de rapprocher ces paroles de celles mêmes que
                    Bossuet écrivait au sujet de Mme de La Vallière, à la veille
                    de son entière conversion : « Il me semble, disait-il, qu’elle avance un
                        peu ses affaires à sa manière, doucement et
                        lentement. »
 Ainsi sa démarche habituelle, même dans le chemin
                    du salut, était une douce lenteur, et comme un air de molle nonchalance, jusqu’à
                    ce que l’amour lui eût donné les ailes qui enlèvent.
               « Celui qui aime, court, vole et se réjouit ;
                        il est libre et rien ne l’arrête. »
 C’est l’Imitation
                        de Jésus-Christ qui le dit : Mme de La Vallière,
                    qui avait si bien senti cela dans l’ordre des sentiments humains, put bientôt se
                    le redire à elle-même dans la suite de son progrès céleste.
On reconnaît vers la fin des Réflexions les vifs élans de cet
                    amour tendre qui est en voie de se transformer en passion divine et en charité.
                    La demi-pénitente (comme elle s’appelle) est tout occupée à
                    obtenir de son âme de transporter, de transposer son amour ;
                    il faut que cette âme se tourne à rendre désormais à Dieu seul ce qu’elle avait
                    égaré ailleurs sur un des dieux de la terre : « Qu’elle vous aime (ô
                        Seigneur !) avec une vive et amoureuse douleur de ses
                        infidélités passées, et avec tout le respect et le religieux tremblement que
                        mérite votre souveraine majesté. »
            
De talent, d’imagination proprement dite, il ne saurait en être convenablement question, en appréciant un écrit de cette simplicité. Deux ou trois passages dénotent seulement une expression assez figurée et assez vive :
Il est vrai, Seigneur, que si l’oraison d’une carmélite qui est retirée dans la solitude, et qui n’a plus qu’à se remplir de vous, est comme une douce cassolette qu’il ne faut qu’approcher du feu pour rendre une odeur très suave, celle d’une pauvre créature qui est encore attachée à la terre, et qui ne fait proprement que ramper dans le chemin de la vertu, est comme ces eaux bourbeuses qu’il faut distiller peu à peu pour en tirer une utile liqueur.
Ce petit écrit, dans lequel deux ou trois traits au plus ne
                    s’accorderaient pas entièrement avec l’idée classique qu’on se fait de Mme de La Vallière, lui a été attribué par la tradition la
                    plus constante et lui a été compté dans l’estime de ses contemporains :
                        « Il est certain, dit Mme de Caylus, que le style
                        de la dévotion convenait mieux à son esprit que celui de la Cour,
                        puisqu’elle a 
paru en avoir beaucoup de ce
                        genre. »
 Mme de Montpellier dit également :
                        « Elle est une fort bonne religieuse et passe présentement pour avoir
                        beaucoup d’esprit : la grâce fait plus que la nature, et les effets de l’une
                        lui ont été plus avantageux que ceux de l’autre. »
 Si Mme de La Vallière, à qui on avait refusé l’esprit du monde,
                    passait pour en avoir beaucoup dans le genre de la dévotion, ce devait être en
                    grande partie à cause de ce petit écrit qu’on avait lu et qu’on avait cru
                    d’elle.
Les lettres de Mme de La Vallière au maréchal de Bellefonds, et celles de Bossuet à ce même maréchal au sujet de Mme de La Vallière, complètent le tableau intérieur de sa conversion. Le maréchal de Bellefonds, homme de mérite et de piété, avait une sœur religieuse aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, où Mme de La Vallière avait dessein de se retirer. Il exhortait et fortifiait de son mieux la pauvre âme en peine, que Bossuet soutenait et excitait de son côté :
J’ai vu M. de Condom (Bossuet), et lui ai ouvert mon cœur, écrivait Mme de La Vallière au maréchal (21 novembre 1673) : il admire la grande miséricorde de Dieu sur moi, et me presse d’exécuter sur-le-champ sa sainte volonté ; il est même persuadé que je le ferai plus tôt que je ne crois. Depuis les deux jours que je ne l’ai vu, le bruit de ma retraite s’est si fort répandu, que tous mes amis et mes proches m’en ont parlé. Ils s’attendrissent d’avance sur mon sort : je ne sais pas pourquoi l’on parle, car je n’ai rien fait qui soit marqué : je crois que c’est Dieu qui le permet pour m’attirer à lui plus vite.
On ne trouve pas, dans les lettres de Mme de La Vallière, un seul mot qui ne soit naturel, humble et doux, d’une
                    reconnaissance vive pour ceux qui lui veulent du bien, d’une parfaite indulgence
                    pour les autres : « Mes affaires n’avancent point, écrit-elle
                        (11 janvier 1671), et je ne trouve nul secours dans les personnes dont j’en
                        pouvais attendre : il faut que j’aie la mortification 
d’importuner le maître, et vous savez
                        ce que c’est pour moi… »
 Et ailleurs : « Quitter la Cour pour
                        le cloître, ce n’est point là ce qui me coûte ; mais parler au roi, oh !
                        voilà mon supplice. »
 La vue de sa fille, Mlle de Blois, l’attendrit, mais sans l’ébranler :
Je vous avoue que j’ai eu de la joie de la voir jolie comme elle était ; je m’en faisais en même temps un scrupule ; je l’aime, mais elle ne me retiendra pas un seul moment ; je la vois avec plaisir, et je la quitterai sans peine : accordez cela comme il vous plaira ; mais je le sens comme je vous le dis.
Ces luttes, ces difficultés dernières traînent encore et se prolongent quelque temps, jusqu’à ce que la résolution persévérante vienne à son terme, et qu’éclate un matin l’accent de délivrance :
Enfin je quitte le monde, s’écrie-t-elle le 19 mars 1674 : c’est sans regret, mais ce n’est pas sans peine ; ma faiblesse m’y a retenue longtemps sans goût, ou, pour parler plus juste, avec mille chagrins ; vous en savez la plus grande partie, et vous connaissez ma sensibilité ; elle n’est point diminuée, je m’en aperçois tous les jours, et je vois bien que l’avenir ne me donnerait pas plus de satisfaction que le passé et le présent. Vous jugez bien que, selon le monde, je dois être contente, et, selon Dieu, je suis transportée. Je me sens vivement pressée de répondre aux grâces qu’il me fait, et de m’abandonner absolument à lui.
Tout le monde part à la fin d’avril ; je pars aussi, mais c’est pour aller dans le plus sûr chemin du ciel. Dieu veuille que j’y avance, comme j’y suis obligée, pour obtenir le pardon de mes fautes ! Je me trouve dans des dispositions si douces et si cruelles, mais en même temps si décidées (accordez cette opposition qui est en moi), que les personnes à qui j’ouvre mon cœur admirent de plus en plus l’extrême miséricorde de Dieu à mon égard.
Parlant de Bossuet, elle dit : « Pour M. de Condom, c’est un
                        homme admirable par son esprit, sa bonté et son amour de Dieu. »
 Et,
                    en effet, quand on lit en même temps les lettres de Bossuet sur Mme de La Vallière, on est touché de ce caractère de bonté, de charité
                    parfaite, 
et même d’humilité, dans le grand directeur
                    et le sublime orateur. Il avait commencé par trouver que Mme de La Vallière allait un peu lentement : « Un naturel un peu
                        plus fort que le sien aurait déjà fait plus de pas, écrivait-il ; mais il ne
                        faut point l’engager à plus qu’elle ne pourrait soutenir. »
 Sa
                    résolution extrême, une fois qu’elle l’eut déclarée, ne manquait pas de
                    contradicteurs, et surtout de moqueurs. Mme de Montespan,
                    particulièrement, raillait fort ce projet des Carmélites, et on craignait que le
                    roi n’y mît opposition : il fallait tout ménager. Bossuet suivait cette
                    alternative de retards et de progrès avec une sollicitude paternelle :
                        « Il me semble, disait-il de l’humble convertie, que, sans qu’elle
                        fasse aucun mouvement, ses affaires avancent. Dieu ne la quitte point, et,
                        sans violence, il rompt ses liens. »
 Puis tout à coup, quand le
                    dernier fil est usé et se rompt, quand la colombe prend son essor, il est dans
                    la joie et le triomphe, il est dans l’admiration à son tour :
Je vous envoie, écrit-il au maréchal de Bellefonds, une lettre de Mme la duchesse de La Vallière, qui vous fera voir que, par la grâce de Dieu, elle va exécuter le dessein que le Saint-Esprit lui avait mis dans le cœur. Toute la Cour est édifiée et étonnée de sa tranquillité et de sa joie, qui s’augmente à mesure que le temps approche. En vérité, ses sentiments ont quelque chose de si divin, que je ne puis y penser sans être en de continuelles actions de grâces : et la marque du doigt de Dieu, c’est la force et l’humilité qui accompagnent toutes ses pensées ; c’est l’ouvrage du Saint-Esprit… cela me ravit et me confond ; je parle, et elle fait ; j’ai les discours, elle a les œuvres. Quand je considère ces choses, j’entre dans le désir de me taire et de me cacher… pauvre canal où les eaux du ciel passent, et qui à peine en retient quelques gouttes !
C’est ainsi que parlait et pensait sur lui-même, avec une simplicité touchante, ce grand évêque, l’oracle de son siècle et le plus élevé des hommes par le talent.
La veille du jour où elle quitta la Cour, Mme de La Vallière
                        
alla souper chez Mme de Montespan ; elle
                    voulut boire le calice jusqu’à la dernière goutte de la lie et savourer le rebut du monde, comme dit Bossuet, jusque dans le dernier
                    reste de son amertume. Le lendemain, 20 avril 1674, elle entendit la messe du
                    roi qui partait pour l’armée ; au sortir de la messe, elle demanda pardon à
                    genoux à la reine pour ses offenses, puis monta en carrosse et se rendit aux
                    Carmélites du faubourg Saint-Jacques, où une grande foule de peuple rangée sur
                    son passage l’attendait. En entrant, elle se jeta aux genoux de la supérieure,
                    en lui disant : « Ma mère, j’ai toujours fait un si mauvais usage de ma
                        volonté, que je viens la remettre entre vos mains. »
 Sans attendre
                    la fin de son noviciat, et le jour même de son entrée dans le cloître, elle fit
                    couper ses cheveux, « autrefois l’admiration de tous ceux qui ont parlé
                        de sa personne »
. L’arbre charmant ne voulut pas attendre le terme
                    de la saison sacrée, et il avait hâte de se dépouiller de sa dernière couronne.
                        — Mme de La Vallière, en entrant au cloître, n’avait que
                    trente ans.
Bossuet ne put prononcer le sermon pour la vêture ou prise d’habit, qui eut lieu en juin 1674, mais il le prononça pour la profession, c’est-à-dire l’engagement irrévocable, qui se fit en juin 1675. Mme de La Vallière, devenue sœur Louise de la Miséricorde, reçut solennellement le voile noir des mains de la reine. Qu’on juge de l’attente en pareille occasion :
Cette belle et courageuse personne, écrit Mme de Sévigné, fit cette action comme toutes les autres de sa vie, d’une manière noble et charmante : elle était d’une beauté qui surprit tout le monde ; mais ce qui vous étonnera, c’est que le sermon de M. de Condom (Bossuet) ne fut point aussi divin qu’on l’espérait.
Quand on lit aujourd’hui le sermon de Bossuet, on comprend et l’on partage un peu, je l’avoue, l’impression de Mme de Sévigné, on se dit qu’on s’attendait à autre chose. Tant pis pour ceux qui s’y attendaient et pour nous-même ! Bossuet, avant d’être un orateur, était un homme religieux, un véritable évêque, et, dans la circonstance présente, il sentit à quel point il convenait d’être grave, de ne prêter en rien au sourire, ni à l’allusion, ni à la malice secrète des cœurs, qui se serait complu à certains souvenirs et à certains tableaux. Il transporta tout d’abord son auditoire dans la région la plus élevée et la plus pure. Il avait pris pour texte la parole de Celui qui est assis sur le trône, dans l’Apocalypse : Je renouvelle toutes choses, et il l’avait appliquée au cas présent. Plus il avait vu Mme de La Vallière dans le temps de son noviciat, plus il avait été frappé de sa force et de son essor, de son entier renouvellement de cœur. Ce qu’il voulait avant tout, en prêchant devant elle, c’était de porter à cette âme une bonne parole, et non de briller aux yeux des mondains par un de ces miracles d’éloquence qui lui étaient si faciles et si familiers :
Mais prenez bien garde, messieurs, qu’il faut ici observer plus que jamais le précepte que nous donne l’Ecclésiastique : « Le sage qui entend, dit-il, une parole sensée, la loue et se l’applique à lui-même. » Il ne regarde pas à droite et à gauche, à qui elle peut convenir ; il se l’applique à lui-même, et il en fait son profit. Ma sœur, ajouta-t-il en se tournant vers la nouvelle religieuse, parmi les choses que j’ai à vous dire, vous saurez bien démêler ce qui vous est propre. Faites-en de même, chrétiens…
C’est en ces termes simples et qui coupaient court à toute
                    curiosité vaine et étrangère, que Bossuet aborde son sujet et qu’il s’attache à
                    définir et à décrire les deux amours, le profane et le divin, « l’amour
                        de soi-même poussé jusqu’au mépris de Dieu »
, et « l’amour de
                        Dieu poussé jusqu’au mépris de soi-même »
.
Ce n’est pas à nous ici de le suivre. Dans le tableau qu’il traçait du second amour et des efforts de l’âme repentante pour se dégager et revenir à son divin principe, il y avait pourtant bien des traits d’une application directe et délicate. Faisant allusion à cette chevelure coupée qui est le premier sacrifice de la vie religieuse et qui n’est pas le moindre, Bossuet empruntait la parole d’Isaïe :
« J’ai vu les filles de Sion, la tête levée, marchant d’un pas affecté, avec des contenances étudiées, en faisant signe des yeux à droite et à gauche : pour cela, dit le Seigneur, je ferai tomber tous leurs cheveux. » — Quelle sorte de vengeance ! poursuivait le grand prédicateur à son tour. Quoi ! fallait-il foudroyer et le prendre d’un ton si haut pour abattre des cheveux ? Ce grand Dieu, qui se vante de déraciner par son souffle les cèdres du Liban, tonne pour abattre les feuilles des arbres ! Est-ce là le digne effet d’une main toute-puissante ? Qu’il est honteux à l’homme d’être si fort attaché à des choses vaines, que les lui ôter soit un supplice !
Et montrant l’âme qui se dépouille peu à peu des ornements
                    extérieurs, colliers, bracelets, anneaux, parure, et qui commence à
                        être plus proche d’elle-même, il ajoutait : « Mais osera-t-elle
                        toucher à ce corps si tendre, si chéri, si
                        ménagé ? »
 Il répondait avec vigueur au nom de cette âme
                    généreuse qui va, au contraire, s’en prendre au corps comme à son plus dangereux
                    séducteur, qui déclare une guerre immortelle et irréconciliable à tous les
                    plaisirs, puisqu’ils l’ont trompée une fois, et qui, venant enfin à s’assiéger
                    elle-même, s’impose de toutes parts des bornes, des clôtures et des contraintes,
                    de peur de laisser à sa liberté le moindre jour par où elle puisse s’égarer :
                        « Ainsi resserrée de toutes parts, disait-il, elle ne peut plus
                        respirer que du côté du ciel. »
            
Une fois entrée dans cette voie de prière et de pénitence, Mme de La Vallière ne se retourna pas en arrière un 
seul instant. Elle était quelquefois visitée par la reine,
                    par Mme de Montespan elle-même : elle se dérobait le plus
                    qu’elle pouvait à ces communications avec le dehors. Un jour que Mme de Montespan lui demandait si, tout de bon, elle était aussi aise
                    qu’on le disait : « Non, répondit-elle avec un tact que l’esprit emprunte
                        au cœur, je ne suis point aise, je suis contente. »
                    Content est bien, en effet, le mot chrétien, celui qui exprime
                    la tranquillité, la paix, la soumission, une joie sans dissipation, quelque
                    chose de contenu encore.
Mme de La Vallière, en entrant au cloître, avait deux enfants
                    vivants. Son fils, le comte de Vermandois, mourut à la fleur de l’âge (1683),
                    atteint déjà et souillé par les vices de la jeune Cour. Ce fut Bossuet qui fut
                    chargé d’annoncer à la mère cette perte sensible. Elle n’eut dans le premier
                    moment que des larmes ; dès qu’elle fut en état de répondre, la pénitente en
                    elle reprenant le dessus, elle dit : « C’est trop pleurer la mort d’un
                        fils dont je n’ai pas encore assez pleuré la naissance. »
 Sa fille,
                        Mlle de Blois, qui épousa le prince de Conti, était un
                    modèle de grâce ; c’est d’elle que La Fontaine a dit, pour peindre sa démarche
                    légère et comme aérienne :
L’herbe l’aurait portée ; une fleur n’aurait pasReçu l’empreinte de ses pas.
Quand elle épousa le prince de Conti (1680), on s’empressa de
                    toutes parts de venir faire compliment à la mère, et celle-ci soutint ce dernier
                    hommage du monde, qui lui était bien plutôt une humiliation, avec une modestie,
                    une bonne grâce et une décence accomplie, qui ont été fort célébrées. Mme de Sévigné avait d’abord commencé par plaisanter
                    là-dessus comme les meilleures personnes du monde ne peuvent s’empêcher de
                    faire : « On dit qu’elle (Mme de La Vallière) a
                        parfaitement bien 
accommodé son style à son voile
                        noir, et assaisonné sa tendresse de mère avec celle d’épouse de Jésus
                        Christ. »
 Mais quand elle fut allée elle-même à la grille et qu’elle
                    eut vu Mme de La Vallière, elle n’eut plus qu’un cri
                    d’admiration pour une simplicité si véritablement humble et si noble
                    encore :
Mais quel ange m’apparut à la fin !… Ce fut, à mes yeux, tous les charmes que nous avons vus autrefois ; je ne la trouvai ni bouffie, ni jaune ; elle est moins maigre et plus contente ; elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards ; l’austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les lui ont ni creusés, ni battus ; cet habit si étrange n’ôte rien à la bonne grâce, ni au bon air ; pour la modestie, elle n’est pas plus grande que quand elle donnait au monde une princesse de Conti ; mais c’est assez pour une carmélite. Elle me dit mille honnêtetés, et me parla de vous (de Mme de Grignan) si bien, si à propos, tout ce qu’elle dit était si assorti à sa personne, que je ne crois pas qu’il y ait rien de mieux.
Et elle finit son hymne d’éloges par cette réflexion toute
                    mondaine : « En vérité, cet habit et cette retraite sont une grande
                        dignité pour elle. »
            
Mme de La Vallière ne pensait certes point à s’en faire une
                    dignité. Tout entière aux douceurs et aux consolations de la vie cachée, elle ne
                    croyait pas trop les acheter par les austérités et les mortifications qu’elle
                    s’imposait avec ardeur et avec une sorte de raffinement. Ceux qui ont écrit le
                    récit de sa vie pénitente se sont plu à en citer des exemples singuliers, qui
                    nous toucheraient trop peu aujourd’hui ; mais le principe qui les lui inspirait,
                    et le but dont elle s’approchait par ces moyens, sont à jamais dignes de respect
                    dans tous les temps, et de quelque point de vue qu’on les envisage :
                            « J’espère, je crois et j’aime, disait-elle ;
                        c’est à Dieu à perfectionner ses dons. »
 — « Espérer et croire, ce sont deux grandes vertus ;
                        mais qui n’a point la charité n’a rien : il est comme une
                        plante stérile que le soleil 
n’éclaire
                        point. »
 Cette belle âme, réalisant désormais en elle les qualités
                    de l’amour divin, se considéra jusqu’à la fin comme l’une des dernières devant
                    Dieu :
Je ne lui demande pas, disait-elle, de ces grands dons qui ne sont faits que pour les grandes âmes qu’il a mises dans le monde pour l’éclairer, je ne pourrais pas les contenir ; mais je lui demande qu’il incline mon cœur, selon sa parole, à rechercher sa loi, à la méditer nuit et jour.
De telles dispositions, quelle que soit la forme dont elles s’enveloppent, sont à jamais précieuses, et elles mènent dans tous les temps à la sublimité de la morale.
Mme de La Vallière mourut le 6 juin 1710, après trente-six
                    années de cloître. Louis XIV l’avait vue entrer au couvent d’un œil
                        sec. Il avait conservé pour elle une estime et une
                        considération sèche, dit Saint-Simon. Voilà bien des sécheresses, et
                    qui en disent encore trop peu. Il avait dès longtemps cessé de l’aimer ; mais
                    quand elle lui avait prouvé qu’elle pouvait s’arracher à lui et lui en préférer
                    un autre, cet autre ne fût-il que Dieu seul, elle l’avait entièrement détaché et
                    aliéné d’elle ; il ne le lui avait point pardonné : « Elle m’a souvent
                        dit, raconte Madame, mère du Régent, que si le roi venait dans son couvent,
                        elle refuserait de le voir et se cacherait de manière qu’il ne la trouverait
                        point. Elle a été dispensée de cette peine, car le roi n’est jamais venu. Il
                        l’a oubliée comme s’il ne l’avait pas connue. »
            
Des trois femmes qui ont véritablement occupé Louis XIV, et qui se sont partagé son cœur et son règne, Mlle de La Vallière, Mme de Montespan et Mme de Maintenon, la première reste de beaucoup la plus intéressante, la seule vraiment intéressante en elle-même. Fort inférieure aux deux autres par l’esprit, elle leur est incomparablement supérieure par le cœur : on peut dire qu’à cet égard elle habite dans une autre sphère, où ces deux femmes d’esprit (et la dernière qui fut de plus une femme de raison) n’atteignirent jamais. Toutes les fois qu’on voudra se faire l’idée d’une amante parfaite, on pensera à La Vallière. Aimer pour aimer, sans orgueil, sans coquetterie, sans insulte, sans arrière-pensée d’ambition, ni d’intérêt, ni de raison étroite, sans ombre de vanité, puis souffrir, se diminuer, sacrifier même de sa dignité tant qu’on espère, se laisser humilier ensuite pour expier ; quand l’heure est venue, s’immoler courageusement dans une espérance plus haute, trouver dans la prière et du côté de Dieu des trésors d’énergie, de tendresse encore et de renouvellement ; persévérer, mûrir et s’affermir à chaque pas, arriver à la plénitude de son esprit par le cœur, telle fut sa vie, dont la dernière partie développa des ressources de vigueur et d’héroïsme chrétien qu’on n’aurait jamais attendues de sa délicatesse première. Elle rappelle, comme amante, Héloïse ou encore la Religieuse portugaise, mais avec moins de violence et de flamme : car celles-ci n’eurent pas seulement le génie de la passion, elles en eurent l’emportement et la fureur ; La Vallière n’en a que la tendresse. Âme et beauté toute fine et suave, elle a plus de Bérénice en elle que ces deux-là. Comme religieuse, comme carmélite et fille de sainte Thérèse, ce n’est point à nous à nous permettre de lui chercher ici des termes de comparaison. Disons seulement, de notre ton le moins profane, que, quand on vient de relire l’admirable chapitre v du livre III de l’Imitation, où sont exprimés les effets de l’amour divin, qui n’est dans ce chapitre que l’idéal de l’autre amour, Mme de La Vallière est une de ces figures vivantes qui nous l’expliquent en leur personne et qui nous le commentent le mieux.