Chapitre VII.
De la littérature latine, depuis la mort d’Auguste jusqu’au règne des Antonins
Après le siècle de Louis XIV, et pendant le siècle de Louis XV, la philosophie a fait de grands progrès, sans que la poésie ni le goût littéraire se soient perfectionnés. On peut observer une marche à peu près pareille depuis Auguste jusqu’aux Antonins, avec cette différence cependant, que les empereurs qui ont régné pendant ce temps, ayant été des monstres abominables, l’empire n’a pu se soutenir, l’esprit général a dû se dégrader, et un très petit nombre d’hommes ont conservé la force d’esprit nécessaire pour se livrer aux études philosophiques et littéraires.
Le règne d’Auguste avait avili les âmes▶ ; un repos sans dignité avait presque effacé jusqu’aux souvenirs des vertus courageuses auxquelles Rome devait sa grandeur. Horace ne rougissait point de publier lui-même dans ses vers qu’il avait fui le jour d’une bataille. Cicéron et Ovide supportèrent tous les deux difficilement le malheur de l’exil. Mais quelle différence dans la démonstration de leurs regrets ! Les Tristes d’Ovide sont remplies des témoignages les plus faibles d’une douleur abattue, des flatteries les plus basses pour son persécuteur ; et Cicéron, dans l’intimité même de sa correspondance avec Atticus, contient et ennoblit de mille manières la peine que lui cause son injuste bannissement. Ce n’est pas seulement à la diversité des caractères, c’est à celle des temps qu’il faut attribuer de telles dissemblances. L’opinion qui domine est un centre avec lequel les individus conservent toujours de certains rapports ; et l’esprit général du siècle, s’il ne change pas le caractère, modifie les formes que l’on choisit pour le montrer.
Après le règne florissant d’Auguste, on vit naître les plus féroces et les plus grossières tyrannies dont l’antiquité nous ait offert l’exemple. L’excès du malheur retrempa les ◀âmes▶ ; le joug tranquille énervait les esprits supérieurs, ainsi que la multitude ; les fureurs de la cruauté, longtemps souffertes, avilirent encore davantage la masse de la nation ; mais quelques hommes éclairés se relevèrent de cet abattement général, et ressentirent plus que jamais le besoin de la philosophie stoïcienne.
Sénèque (que je ne juge ici que par ses ouvrages), Tacite, Épictète, Marc-Aurèle, quoique dans des situations différentes, et avec des caractères que l’on ne peut comparer, furent tous inspirés par l’indignation contre le crime. Leurs écrits en latin et en grec ont un caractère tout à fait distinct de celui des littérateurs du temps d’Auguste ; ils ont plus de force et plus de concision que les philosophes républicains eux-mêmes. La morale de Cicéron a pour but principal l’effet que l’on doit produire sur les autres ; celle de Sénèque, le travail qu’on peut opérer sur soi : l’un cherche une honorable puissance, l’autre un asile contre la douleur ; l’un veut animer la vertu, l’autre combattre le crime ; l’un ne considère l’homme que dans ses rapports avec les intérêts de son pays ; l’autre, qui n’avait plus de patrie, s’occupe des relations privées. Il y a plus de mélancolie dans Sénèque, et plus d’émulation dans Cicéron.
Quand ce sont les tyrans qui menacent de la mort, les philosophes, contraints à supporter ce que la nature a de plus terrible et ce que le crime a de plus atroce, ne pouvant agir au dehors d’eux-mêmes, étudient plus intimement les mouvements de l’◀âme▶. Les écrivains de la troisième époque de la littérature latine n’avaient pas encore atteint à la connaissance parfaite, à l’observation philosophique des caractères, telle qu’on la voit dans Montaigne et La Bruyère ; mais ils en savaient déjà plus eux-mêmes : l’oppression avait renfermé leur génie dans leur propre sein.
La tyrannie, comme tous les grands malheurs publics, peut servir au développement de la philosophie ; mais elle porte une atteinte funeste à la littérature, en étouffant l’émulation et en dépravant le goût.
On a prétendu que la décadence des arts, des lettres et des empires devait arriver nécessairement, après un certain degré de splendeur. Cette idée manque de justesse ; les arts ont un terme, je le crois, au-delà duquel ils ne s’élèvent pas ; mais ils peuvent se maintenir à la hauteur à laquelle ils sont parvenus ; et dans toutes les connaissances susceptibles de progression, la nature morale tend à se perfectionner. L’amélioration précédente est une cause de l’amélioration future ; cette chaîne peut être interrompue par des événements accidentels qui contrarient les progrès à venir, mais qui ne sont point la conséquence des progrès antérieurs.
Les écrivains du temps des empereurs, malgré les affreuses circonstances contre lesquelles ils avaient à lutter, sont supérieurs, comme philosophes, aux écrivains du siècle d’Auguste. Le style des auteurs latins, dans la troisième époque de leur littérature, a moins d’élégance et de pureté : la délicatesse du goût ne pouvait se conserver sous des maîtres si grossiers et si féroces. La multitude s’avilissait par la flatterie imitatrice des mœurs du tyran ; et le petit nombre des hommes distingués, communiquant difficilement entre eux, ne pouvaient établir cette opinion critique, cette législation littéraire, qui trace une ligne positive entre l’esprit et la recherche, entre l’énergie et l’exagération.
Sous la tyrannie des empereurs, il n’était ni permis ni possible de remuer le peuple par l’éloquence ; les ouvrages philosophiques et littéraires n’avaient point d’influence sur les événements publics. On ne trouve donc point, dans les écrits de ce temps, le caractère qu’imprime toujours l’espoir d’être utile, cette juste mesure qui a pour but de déterminer une action, d’amener par la parole un résultat actuel et positif. Il faut donner de l’amusement à l’esprit pour être lu par des hommes isolés entre eux, et dont l’ambition ne peut rien faire ni rien attendre de la pensée. Il est possible que, dans une telle situation, les écrivains tombent dans l’affectation, parce qu’il leur importe trop de rendre piquantes les formes de leur style. Sénèque et Pline le jeune en particulier ne sont pas à l’abri de ce défaut.
On peut aussi manquer de goût, comme Juvénal, lorsqu’on essaie, par tous les moyens possibles, de réveiller l’horreur du crime dans une nation engourdie. La pensée de l’auteur, souillée par l’histoire de son temps, ne peut s’astreindre à cette pureté d’expressions qui doit toujours servir à peindre les images même les plus révoltantes. Mais ces défauts, qu’on ne peut nier, ne doivent pas empêcher de reconnaître que la troisième époque de la littérature romaine est illustrée par des penseurs plus profonds que tous ceux qui les avaient précédés.
Il y a plus d’idées fines et neuves dans le traité de Quintilien sur l’art oratoire, que dans les écrits de Cicéron sur le même sujet. Quintilien a réuni ses propres pensées à celles de Cicéron ; il part du point où Cicéron s’est arrêté. La philosophie de Sénèque pénètre plus avant dans le cœur de l’homme. Pline l’ancien est l’écrivain de l’antiquité qui a le plus approché de la vérité dans les sciences. Tacite, sous tous les rapports, l’emporte de beaucoup sur les meilleurs historiens latins.
Les premiers qui écrivent et parlent une belle langue, se laissent charmer par l’harmonie des phrases ; et Cicéron ni ses auditeurs ne sentaient pas encore le besoin d’un style plus fort d’idées. Mais en avançant dans la littérature, on se blase sur les jouissances de l’imagination, l’esprit devient plus avide d’idées abstraites, la pensée se généralise, les rapports des hommes entre eux se multiplient avec les siècles, la variété des circonstances fait naître et découvrir des combinaisons nouvelles, des aperçus plus profonds ; la réflexion mérite du temps. C’est ce genre de progression qui se fait sentir dans les écrivains de la dernière époque de la littérature latine, malgré les causes locales qui luttaient alors contre la marche naturelle de l’esprit humain.
À l’honneur du peuple romain, les arts d’imagination tombèrent presque entièrement pendant la tyrannie des empereurs. Lucain n’écrivit que pour ranimer par de grands souvenirs les cendres de la république ; et sa mort attesta le péril d’un si beau dessein. Vainement la plupart des féroces empereurs de Rome montrèrent-ils un goût excessif pour les jeux et pour les spectacles ; aucune pièce de théâtre digne d’un succès durable ne parut sous leur règne, aucun chant poétique ne nous est resté des honteux loisirs de la servitude. Les hommes de lettres d’alors n’ont point décoré la tyrannie ; et la seule occupation à laquelle on se soit livré sous ces maîtres détestables, c’est l’étude de la philosophie et de l’éloquence ; on s’exerçait aux armes qui pouvaient servir à renverser l’oppression même.
Les flatteries ont souillé les écrits de quelques philosophes de ce temps ; et leurs réticences même étaient honteuses. Néanmoins, l’ignorance où l’on était alors de la découverte de l’imprimerie était favorable, à quelques égards, à la liberté d’écrire ; les livres étaient moins surveillés par le despotisme, lorsque les moyens de publicité étaient infiniment restreints. Les écrits polémiques, ceux qui doivent agir sur l’opinion du moment et sur l’événement du jour, n’auraient jamais pu être d’aucune utilité, d’aucune influence avant l’usage de la presse ; ils n’auraient jamais été assez répandus pour produire un effet populaire : la tribune seule pouvait atteindre à ce but ; mais on ne composait jamais un ouvrage que sur des idées générales ou des faits antérieurs propres à l’enseignement des générations. Les tyrans étaient donc beaucoup plus indifférents que de nos jours à la liberté d’écrire ; la postérité n’étant pas de leur domaine, ils laissaient assez volontiers les philosophes s’y réfugier.
On se demande comment, à cette époque, les sciences exactes n’ont pas fait plus de progrès, comment il est arrivé que presque aucun Romain ne s’y soit consacré. C’est sous la tyrannie que ces recherches indépendantes ont souvent captivé les esprits, qui ne voulaient ni se révolter ni s’avilir. Peut-être que les dangers qui menaçaient alors tous les hommes distingués étaient trop imminents pour leur laisser le loisir nécessaire à de tels travaux ; peut-être aussi les Romains avaient-ils conservé trop d’indignation républicaine pour pouvoir distraire entièrement leur attention de la destinée de leur pays. Les pensées philosophiques se rallient à tous les sentiments de l’◀âme ; les sciences vous transportent dans un tout autre ordre d’idées. Enfin à cette époque, comme on n’avait pas découvert la véritable méthode qu’il faut suivre dans l’étude de la nature physique, l’émulation n’était point excitée dans une carrière où de grands succès n’avaient point encore été obtenus.
Une des causes de la destruction des empires dans l’antiquité, c’est l’ignorance de plusieurs découvertes importantes dans les sciences ; ces découvertes ont mis plus d’égalité entre les nations, comme entre les hommes. La décadence des empires n’est pas plus dans l’ordre naturel que celle des lettres et des lumières. Mais avant que toute l’Europe fût civilisée, avant que le système politique et militaire et l’emploi de l’artillerie eussent balancé les forces, enfin avant l’imprimerie, l’esprit national, les lumières nationales devaient être aisément la proie des barbares, toujours plus aguerris que les autres hommes. Si l’imprimerie avait existé, les lumières et l’opinion publique acquérant chaque jour plus de force, le caractère des Romains se serait conservé, et avec lui la nation et la république ; on n’aurait pas vu disparaître de la terre ce peuple qui aimait la liberté sans insubordination, et la gloire sans jalousie ; ce peuple qui, loin d’exiger qu’on se dégradât pour lui plaire, s’était élevé lui-même jusqu’à la juste appréciation des vertus et des talents pour les honorer par son estime ; ce peuple dont l’admiration était dirigée par les lumières, et que les lumières cependant n’ont jamais blasé sur l’admiration.
L’esprit humain, et surtout l’émulation patriotique, seraient entièrement découragés, s’il était prouvé qu’il est de nécessité morale que les nations fameuses s’éclipsent du monde après l’avoir éclairé quelque temps. Cette succession de peuples détrônés n’est point une inévitable fatalité. En étudiant les sublimes réflexions de Montesquieu sur les causes de la décadence des Romains, on voit évidemment que la plupart de ces causes n’existent plus de nos jours.
La moitié de l’Europe, non encore civilisée, devait enfin envahir l’autre. Il fallait que les avantages de la société devinssent universels ; car tout dans la nature tend au niveau ; mais les douceurs de la vie privée, la diffusion des lumières, les relations commerciales établissant plus de parité dans les jouissances, apaiseront par degré les sentiments de rivalité entre les nations.
Les crimes inouïs dont l’empire romain a été le théâtre, sont l’une des principales causes de sa décadence. La désorganisation de l’opinion publique pouvait seule permettre de tels excès31. Si l’on en excepte les années de la terreur en France, l’atrocité n’est pas dans la nature des mœurs européennes de ce siècle. L’esclavage qui mettait une classe d’hommes hors des devoirs de la morale, le petit nombre des moyens qui pouvaient servir à l’instruction générale, la diversité des sectes philosophiques qui jetait dans les esprits de l’incertitude sur le juste et l’injuste, l’indifférence pour la mort, indifférence qui commence par le courage et finit par tarir les sources naturelles de la sympathie ; tels étaient les divers principes de la cruauté sauvage qui a existé parmi les Romains.
Une corruption dégoûtante et qui fait autant frémir la nature que la morale, acheva de dégrader ce peuple jadis si grand. Les nations du Midi tombèrent dans l’avilissement, et cet avilissement prépara le triomphe des peuples du Nord. La civilisation de l’Europe, l’établissement de la religion chrétienne, les découvertes des sciences, la publicité des lumières ont posé de nouvelles barrières à la dépravation, et détruit d’anciennes causes de barbarie. Ainsi donc la décadence des nations, et par conséquent celle des lettres, est maintenant beaucoup moins à craindre. C’est ce que le Chapitre suivant achèvera, je crois, de démontrer.