(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chateaubriand homme d’État et politique. » pp. 539-564
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(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chateaubriand homme d’État et politique. » pp. 539-564

Chateaubriand homme d’État et politique.

M. de Chateaubriand commença sa carrière politique avec la Restauration en 1814 ; il avait quarante-cinq ans, il avait publié tous ses grands ouvrages littéraires, et il se sentait dans un certain embarras pour appliquer désormais ses hautes et vives facultés. L’Empire, contre qui il s’était mis en lutte, l’étouffait : quand le colosse parut chanceler, Chateaubriand tressaillit ; quand tout croula, il poussa un cri, un cri de joie sauvage. Dès le premier jour, il fut dans l’arène, et on peut dire, en lui empruntant une de ses images, qu’il entra dans la Restauration en rugissant. « J’avais rugi, dit-il après sa chute de 1824, en me retirant des affaires. » Il aurait pu dire de même : « J’avais rugi en y entrant. »

Quelle était donc cette nature impétueuse et passionnée qui a pris et quitté si vivement les choses de ce monde, tout en s’en proclamant si désabusé ?

M. de Chateaubriand, au milieu des songes et des fantômes de son imagination, a toujours eu le goût des études sérieuses. Son premier écrit, son Essai sur les révolutions, atteste l’étendue et la diversité de ses lectures, et un penchant marqué aux considérations politiques dans les intervalles de la rêverie. À cette première époque de sa vie, le jeune écrivain, bien qu’émigré, n’avait épousé de cœur aucune cause politique ; on se rappelle son mot sur Chamfort : « Je me suis toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes, eût pu épouser si chaudement une cause quelconque. » Un tel mot donne la mesure des convictions de M. de Chateaubriand au moment où il l’écrivait. Il ne faut jamais oublier, en le jugeant plus tard, cette indifférence fondamentale sur laquelle germèrent, depuis, toutes les passions, toutes les espérances et les irritations politiques, et les plus magnifiques phrases qu’ait jamais produites talent d’écrivain. Mais ce fond d’indifférence subsista toujours, et il se retrouve subitement chez lui aux instants où l’on s’y attend le moins. En réimprimant son Essai en 1826, et en le voulant juger, l’auteur disait, dans la préface nouvelle : « On y trouvera aussi un jeune homme exalté plutôt qu’abattu par le malheur, et dont le cœur est tout à son roi, à l’honneur et à la patrie. » Il y a anachronisme dans ces trois mots, et le jeune Chateaubriand n’avait nullement ce triple culte, surtout le premier. Si, dans l’Essai, il parle très sévèrement des républicains, il ne parle pas mieux des royalistes : « Le républicain, y dit-il, sans cesse exposé à être pillé, volé, déchiré par une populace furieuse, s’applaudit de son bonheur ; le sujet, tranquille esclave, vante les bons repas et les caresses de son maître. » Et sa conclusion était à la façon de Rousseau pour l’homme de la nature, et en faveur des forêts vierges du Canada. Jeune, M. de Chateaubriand put donc obéir à l’honneur et payer sa dette en émigrant., mais il n’était nullement royaliste de cœur et d’affection, et il n’a pas menti à la fin de sa carrière quand il a dit, en s’en vantant : « Notre cœur n’a jamais beaucoup battu pour les rois. »

Il rentra en France en 1800, et la vérité est qu’il se rallia très franchement et très entièrement au Consulat. La préface de la première édition du Génie du christianisme se termine par une citation (supprimée depuis) où Bonaparte est comparé à Cyrus. Le nouveau Cyrus a dit au prince des prêtres :

« Jéhovah, le Dieu du ciel, m’a livré les royaumes de la terre, et il m’a commis pour relever son temple. Allez, montez sur la montagne sainte de Jérusalem, rebâtissez le temple de Jéhovah. » — « À cet ordre du libérateur, continue Chateaubriand, tous les Juifs, et jusqu’au moindre d’entre eux, doivent rassembler des matériaux pour hâter la reconstruction de l’édifice. Obscur Israélite, j’apporte aujourd’hui mon grain de sable. »

C’est ainsi qu’à l’âge de trente-trois ans s’exprimait le brillant écrivain qui allait inaugurer le siècle.

Dès lors une velléité d’ambition politique le saisit ; il entra dans les affaires, il alla à Rome sous le cardinal Fesch. Mais le dirai-je ? même avant sa démission donnée, il était déjà découragé et dégoûté au début. Toutes ses lettres écrites à cette date le prouvent. Il ne cherchait qu’une porte pour sortir : la mort du duc d’Enghien lui en offrait une, belle et magnifique, une sortie éclatante, comme il les aimait ; il n’y résista pas, et, le lendemain de cette démission, il se trouva, on peut l’affirmer, bien autrement royaliste qu’il ne l’avait jamais été jusque-là.

Était-ce le royaliste, en effet, qui avait donné sa démission lors de la mort du duc d’Enghien ? Non, c’était le poète, l’homme de premier mouvement, l’homme ennuyé des premiers dégoûts et des lenteurs inévitables de la carrière, le jeune homme encore enivré de la poésie des déserts, qui la voulait aller ressaisir sous d’autres cieux, et qui n’avait point tiré de lui toutes les œuvres grandioses auxquelles il demandait la gloire. Ces dégoûts, ces désirs vagues, ces espérances romanesques, se confondirent, au moment de sa démission, dans un sentiment d’indignation généreuse, et firent un éclat qui lui imposait désormais un rôle.

Cependant M. de Chateaubriand avait visité l’Orient et la Grèce ; il avait composé Les Martyrs, l’Itinéraire ; il avait à peu près terminé son œuvre, son voyage littéraire autour du monde, et il sentait qu’il s’ennuyait toujours, qu’il y avait en lui un grand vide, et que son talent demandait aliment et pâture. Son fameux article du Mercure, en 1807, où il se vantait d’être un Tacite sous Néron, plus tard ce discours de réception à l’Académie, qu’il se mit dans l’impossibilité de prononcer, étaient surtout des indices de ce malaise d’un talent immense sans emploi suffisant, et d’un cœur incurablement ennuyé.

Le chant xxive des Martyrs débute par une admirable invocation et de nobles adieux adressés à la Muse : « C’en est fait, ô Muse ! encore un moment, et pour toujours j’abandonne tes autels ! Je ne dirai plus les amours et les songes séduisants des hommes : il faut quitter la lyre avec la jeunesse. » Cette jeunesse, qui s’enfuyait en effet, bien qu’elle dût avoir encore tant de retours, laissait M. de Chateaubriand au milieu de la vie avec un talent puissant, une ardeur dévorante, une ambition qui ne savait où chercher son objet. Il a exprimé en maint endroit ce sentiment impatient et si naturel aux fortes natures, qui leur fait désirer un vaste champ d’activité. Dans ce discours de réception à l’Académie qui ne put être prononcé, il disait dès l’abord énergiquement :

Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, et l’isoler au milieu des affaires humaines… Quoi ! après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l’écrivain toute considération morale élevée ! on lui défendra d’examiner le côté sérieux des objets ! il passera une vie frivole à s’occuper de chicanes grammaticales, de règles de goût, de petites sentences littéraires ! il vieillira enchaîné dans les langes de son berceau ! il ne montrera point sur la fin de ses jours un front sillonné par les longs travaux, les graves pensées, et souvent par ces mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l’homme ! Quels soins importants auront donc blanchi ses cheveux ? les misérables peines de l’amour-propre et les jeux puérils de l’esprit.

Plus tard il reproduira admirablement cette même pensée dans le dernier chapitre de sa Monarchie selon la Charte : il se demande ce que devenaient en France autrefois les hommes qui avaient passé la jeunesse et qui avaient atteint la saison des fruits, et, les montrant privés des nobles emplois de la vie publique, oisifs par état, vieillissant dans les garnisons, dans les antichambres, dans les salons, dans le coin d’un vieux château, n’ayant pour toute occupation que l’historiette de la ville, la séance académique, le succès de la pièce nouvelle, et, pour les grands jours, la chute d’un ministre :

Tout cela, s’écriait-il, était bien peu digne d’un homme ! N’était-il pas assez dur de ne servir à rien dans l’âge où l’on est propre à tout ? Aujourd’hui les mâles occupations qui remplissaient l’existence d’un Romain, et qui rendent la carrière d’un Anglais si belle, s’offriront à nous de toutes parts. Nous ne perdrons plus le milieu et la fin de notre vie ; nous serons des hommes quand nous aurons cessé d’être jeunes gens. Nous nous consolerons de n’avoir plus les illusions du premier âge, en cherchant à devenir des citoyens illustres : on n’a rien à craindre du temps, quand on peut être rajeuni par la gloire.

Une idée se dessine déjà : M. de Chateaubriand, en poète qu’il est, regrette la jeunesse, et il la veut remplacer du moins par quelque chose de grand, de sérieux, d’occupé, et qui en vaille la peine ; il veut de l’éclat et de la gloire pour se rajeunir. Dans ses Mémoires, le chapitre par lequel il entame sa vie politique et qu’il intitule « De Bonaparte », débute également par une page qui va rejoindre la dernière invocation de ce poème des Martyrs : « La jeunesse est une chose charmante ; elle part au commencement de la vie, couronnée de fleurs, comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile… » Et le poète conclut que, quand la jeunesse est passée avec ses désirs et ses songes, il faut bien, en désespoir de cause, se rabattre à la terre et en venir à la triste réalité. Que faire alors ? On fait de la politique, faute de mieux ; la politique, pour ces grands poètes, n’est donc qu’un pis-aller, ils s’y rabattent quand les ailes leur manquent. Cette idée de M. de Chateaubriand est exactement celle de M. de Lamartine.

Dans une des plus remarquables pièces des Harmonies (« Novissima Verba »), ce mélodieux poète célèbre l’amour et déclare qu’il n’y a rien dans le monde que lui :

Femmes, anges mortels, création divine,
Seul rayon dont la vie un moment s’illumine !
Je le dis à cette heure, heure de vérité,
Comme je l’aurais dit quand devant la beauté
Mon cœur épanoui, qui se sentait éclore,
Fondait comme une neige aux rayons de l’aurore,
Je ne regrette rien de ce monde que vous !

Et il ajoute, parlant toujours des femmes et de l’amour :

Quand vous vous desséchez sur le cœur qui vous aime,
Ou que ce cœur flétri se dessèche lui-même ;
Quand le foyer divin qui brûle encore en nous
Ne peut plus rallumer la flamme éteinte en vous,
Que nul sein ne bat plus quand le nôtre soupire,
…………………………………………………
Alors, comme un esprit exilé de sa sphère
Se résigne en pleurant aux ombres de la terre,
Détachant de vos pas nos yeux voilés de pleurs,
Aux faux biens d’ici-bas nous dévouons nos cœurs.

Ce faux biens d’ici-bas, selon le poète, c’est la réalité, c’est le monde politique, c’est le gouvernement de la société et des autres hommes ; les poètes, quand ils ont épuisé leurs songes et leurs chimères, veulent bien y arriver et y condescendre, les uns comme M. de Lamartine avec plus de sérénité et de clémence, les autres comme M. de Chateaubriand avec plus d’irritation et d’amertume. Mais, dans tous les cas, c’est toujours parce que la jeunesse n’est plus là, que le poète veut bien s’occuper de nous, de la terre et de la matière humaine gouvernable. L’aveu est précieux. Il reste à savoir si, quand on ressent si vivement le regret idéal du passé et de la jeunesse, on n’en a pas des retours, des revenez-y plus vifs qu’il ne faudrait, et qui dérangent à tout moment l’exacte prudence et l’attention qu’exigerait le maniement des grands intérêts humains. Il est fort à craindre en effet que quand on aborde la politique à ce point de vue, dans ces dispositions d’un génie désœuvré qui veut faire absolument quelque chose et se désennuyer en s’illustrant, on n’y cherche avant tout des émotions et des rôles.

M. de Chateaubriand fit véritablement explosion en politique au mois d’avril 1814, par sa fameuse brochure : De Buonaparte et des Bourbons. Il entra dans cette carrière nouvelle l’épée à la main comme un vainqueur forcené, et du premier jour il embrassa la Restauration, de toute sa haine contre le régime qui tombait. Ici commence pour M. de Chateaubriand une période de sa vie politique qu’on ne parviendra jamais à mettre en accord avec la seconde partie. Cette vie politique, depuis 1814, peut se diviser en trois temps : 1º du 30 mars 1814 au 6 juin 1824, la période royaliste pure ; 2º du 6 juin 1824, jour de son renvoi du ministère jusqu’à la chute de la Restauration, la période libérale en contradiction ouverte avec la première ; 3º la période de royalisme et de républicanisme après juillet 1830, quand Chateaubriand dit à la duchesse de Berry pour l’acquit de sa conscience : « Votre fils est mon roi », et qu’il donne en même temps une main à Carrel, une autre à Béranger, et prend à l’avance ses précautions avec la république future. Les Mémoires, écrits dans cette dernière période, en expriment toutes les contradictions, et contiennent tous les aveux qu’il suffit de rapprocher.

Pour avoir la clef de ces contradictions et s’expliquer tout l’homme, on n’a d’ailleurs qu’à recourir à cette nature poétique et littéraire, qui est essentielle et fondamentale en M. de Chateaubriand : c’est de ce dernier côté seulement qu’on trouvera l’explication. Quiconque le voudrait prendre purement et simplement comme un homme politique, et prétendrait découvrir par des raisons de cet ordre les motifs fondés de ses variations et de ses disparates, n’en viendrait jamais à bout.

Ce qui caractérise le poète, c’est d’avoir un idéal, et M. de Chateaubriand, dès les dernières années de l’Empire, s’en était formé un en politique. Dans le discours de réception à l’Académie, il disait :

M. de Chénier adora la liberté : peut-on lui en faire un crime ? Les chevaliers eux-mêmes, s’ils sortaient aujourd’hui de leurs tombeaux, suivraient la lumière de notre siècle. On verrait se former cette illustre alliance entre l’honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec une grâce infinie dans nos monuments les ordres empruntés de la Grèce.

Voilà qui est tout à fait joli et séduisant : on arrive à un symbole politique par une image. Cette alliance entre l’honneur et la liberté compose ce que j’appelle l’écusson politique de M. de Chateaubriand. Dans les Réflexions qu’il publiait en décembre 1814, il revenait sur cette idée : « Qui pourrait donc s’opposer, parmi nous, à la généreuse alliance de la liberté et de l’honneur ? » S’il fallait chercher une ligne un peu suivie dans la conduite politique de M. de Chateaubriand, ce serait celle-là : mais combien de fois on la verrait brisée par la colère, le ressentiment et les plus chétives des passions !

La liberté d’abord, malgré le grand usage qu’il fit du mot, il est impossible de l’y trouver fidèle dans le sens véritable et pratique durant toute sa période d’ultraroyalisme. Quoique ses Mémoires soient pleins d’aveux naïfs et suffisamment sincères, ce n’est point là qu’il faut juger cette partie première de la vie politique de M. de Chateaubriand : il est tout occupé à la raccommoder à l’usage des générations libérales ou républicaines qui ne se souviennent plus des véritables circonstances. Par exemple, dans ses Mémoires, il a l’air de dire qu’il ne comptait pas en 1814 sur l’étranger ; qu’il espérait toujours en un mouvement national qui eût dispensé les Alliés d’entrer à Paris et qui eût délivré les Français par leurs propres mains. N’en croyez rien. Ouvrez la frénétique brochure De Buonaparte et des Bourbons, et lisez-y ces paroles :

Et quel Français aussi pourrait oublier ce qu’il doit au prince régent d’Angleterre, au noble peuple qui a tant contribué à nous affranchir ? Les drapeaux d’Élisabeth flottaient dans les armées de Henri IV, ils reparaissent dans les bataillons qui nous rendent Louis XVIII. Nous sommes trop sensibles à la gloire pour ne pas admirer ce lord Wellington, qui retrace d’une manière si frappante les vertus et les talents de notre Turenne.

Dans les Mémoires, il se donne comme navré de l’entrée des Alliés à Paris : « Je les vis défiler sur les boulevards, stupéfait et anéanti au-dedans de moi, comme si l’on m’arrachait mon nom de Français, pour y substituer le numéro par lequel je devais désormais être connu dans les mines de la Sibérie… » Ce sont là de ces douleurs ressenties et racontées après coup. Dans le moment il n’éprouva qu’une joie furieuse et délirante. Il voudrait nous faire croire qu’à la première Restauration, il aurait été d’avis qu’on gardât la cocarde tricolore : c’est un mensonge : « Qu’entend-on en France depuis six mois, écrivait-il en 1814, sinon ces paroles : Les Bourbons y sont-ils ? Où sont les princes ? Viennent-ils ? Ah ! si l’on voyait un drapeau blanc ! »

Vainement il essaie aujourd’hui l’apologie de cet écrit, De Buonaparte et des Bourbons ; on sourit de le voir se couvrir de toutes les autorités les plus libérales pour montrer qu’il était dans son droit en s’exprimant alors comme il le fit. Lanjuinais, Mme de Staël, Ducis, Lemercier, Chénier lui-même, Carnot, Benjamin Constant, Béranger, M. de Latouche, « mon brave et infortuné ami Carrel » ; tous sont invoqués comme témoins justificatifs de cette fameuse brochure. Et pourquoi ne pas dire simplement : J’ai été violent, j’ai été injuste, j’ai été passionné ? Mais l’embarras de M. de Chateaubriand tient à ceci : il veut la popularité, il veut être l’idole du siècle et de l’avenir, et il s’aperçoit trop tard qu’il a heurté et insulté la grande idole populaire, Napoléon. Il voudrait tout concilier, tout réparer, et, chose plaisante ! après avoir épuisé tous les témoins à décharge, il s’appuie en définitive du témoignage même de Napoléon qui, parcourant la brochure à Fontainebleau, aurait dit : Ceci est juste, et ceci ne l’est pas.

Il est difficile d’imaginer ce que Napoléon a pu trouver de juste dans une brochure où on lit à chaque page des phrases comme celle-ci :

Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années que tous les tyrans de Rome ensemble depuis Néron jusqu’au dernier persécuteur des chrétiens… Encore quelque temps d’un pareil règne, et la France n’eût plus été qu’une caverne de brigands.

Mais non, tout ceci est puéril. Un homme politique véritable aurait pu entrer dans la carrière par une brochure violente et incendiaire ; mais il l’eût laissée de côté en avançant, et se serait bien gardé de chercher à réveiller et à raccommoder ce qui n’est pas conciliable ni compatible. Chez M. de Chateaubriand, l’homme de lettres, remarquez-le bien, tient prodigieusement à cette détestable brochure : « Louis XVIII déclara, je l’ai déjà plusieurs fois mentionné, que ma brochure lui avait plus profité qu’une armée de cent mille hommes ; il aurait pu ajouter qu’elle avait été pour lui un certificat de vie. » Car on ne savait plus seulement qu’il existât. Et il continue modestement : « Je contribuai à lui donner une seconde fois la couronne par l’heureuse issue de la guerre d’Espagne. » S’il était de bon goût à Louis XVIII de dire de cette brochure qu’elle lui avait valu une armée, il l’est bien peu à l’auteur de n’être pas satisfait de cet éloge hyperbolique et de vouloir surenchérir encore. Mais telle est la nature littéraire quand on ne lui impose aucun frein, et c’est cette nature littéraire, toujours renaissante et si vite excitée, qui compromet à tout moment chez M. de Chateaubriand l’homme politique.

L’homme politique, l’homme d’État supérieur est patient : il ne met pas du premier jour le marché à la main à la fortune : il attend, il se plie, il sait être le second et même le troisième avant d’arriver à être le premier. Pourvu qu’il ait son jour et qu’il en vienne à posséder enfin la réalité des choses, que lui importent quelques vanités et quelques apparences d’un instant ? M. de Chateaubriand, dès 1814, est impatient, et il s’étonne, il se pique que tout d’abord on ne vienne pas à lui comme à l’homme nécessaire : « J’avais été mis si fort à l’écart, dit-il, que je songeais à me retirer en Suisse. » Et il montre Louis XVIII comme jaloux et déjà dégoûté de lui, et Monsieur (le comte d’Artois) comme n’ayant jamais rien lu du Génie du christianisme. Je le crois bien ; il n’est pas étonnant que Charles X n’eût jamais lu beaucoup de ces grands écrits de M. de Chateaubriand : « J’en veux à M. de La Vauguyon, disait un jour cet aimable prince, de m’avoir si mal élevé que je n’ai jamais pu lire quatre pages de suite, même quatre pages de Gil Blas, sans m’ennuyer. » Mais un homme politique, un ambitieux véritable, qui tient réellement à gouverner les choses de ce monde, ne se décourage pas pour si peu, et ne se comporte pas comme un auteur qui a besoin avant tout d’une louange un peu creuse ; il vise au solide. M. de Chateaubriand était ardent et pressé. Carnot avait publié en 1814 un Mémoire au roi, plus ou moins opportun de sa part, mais qui était dicté par un sentiment patriotique honorable et un désir manifeste de conciliation. Chateaubriand y répondit par un écrit violent, les Réflexions politiques, dans lequel il arrivait à des conclusions assez analogues, mais après avoir déversé le mépris et l’injure sur les hommes qui avaient eu le malheur de tremper dans la Révolution. Il jetait pour premier mot le nom de régicide à la face de ses adversaires. Il parlait très bien de la Charte, et commençait magnifiquement dès lors l’explication de la théorie constitutionnelle ; mais si les conclusions étaient saines, les arguments étaient presque partout violents et irritants, les moins faits pour attirer et affectionner les esprits à la cause qu’il préconisait. « Il prétend verser de l’huile sur nos plaies, remarquait-on, mais c’est de l’huile bouillante. » Pythagore disait qu’on ne doit jamais attiser le feu avec l’épée : Chateaubriand, grâce à sa nature de talent et à sa plume flamboyante, n’a guère jamais fait autre chose.

Il se présente à nous dans ses Mémoires comme très dégoûté de la partie dès 1814, songeant à rentrer dans la solitude, à se retirer aux bords de ce lac de Genève, où il s’en ira toujours sans pouvoir y rester jamais. Que de fois il nous a rappelé ce vers, qui semble fait pour lui à la lettre :

Le vicomte indigné sortait au second acte !

Ici, il voulait sortir dès le premier. Mais Mme de Duras, « qui m’avait pris sous sa protection, dit-il, fit tant, qu’on déterra pour moi une ambassade vacante, l’ambassade de Suède :

Louis XVIII, déjà fatigué de mon bruit, était heureux de faire présent de moi à son bon frère le roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu’on m’envoyait à Stockholm pour le détrôner ! Eh ! bon Dieu, princes de la terre, je ne détrône personne ; gardez vos couronnes, si vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car je n’en veux mie.

Qu’est-ce donc, je vous prie, que tout ceci veut dire ? Ne croirait-on pas, en vérité, qu’on lui a offert une couronne et qu’il a eu toutes les peines du monde à s’y dérober ? Oh ! que voilà bien le poète, le René que nous connaissons, lequel, au moindre obstacle, au moindre retard dans l’accomplissement de son désir, se dégoûte, fait le dédaigneux et le superbe, et menace de s’en retourner comme devant, au Canada ou dans les Florides ! Tel il se présente à nous dans toute la partie politique de ses Mémoires. Aux moments les plus critiques et les plus décisifs, il fait le désabusé et le rêveur ; il se met à causer avec les corbeaux perchés sur les arbres du chemin, avec les hirondelles, avec l’abeille. C’est là le propre des poètes, et c’est aussi leur charme quand ils le font simplement, avec naturel, avec innocence ; mais quand ils affectent de le faire au milieu des graves devoirs qu’ils se sont imposés par ambition, je les arrête et je les trouve en ceci très petits et même coupables. Du moment que vous aspirez à gouverner les hommes et à devenir le pilote de la société, sachez du moins le vouloir avec suite et sérieusement. Soyez ambitieux tout de bon et à front découvert, c’est plus noble et plus estimable.

M. de Chateaubriand, en 1814, était moins désabusé en effet qu’il ne voudrait le paraître, il espérait encore beaucoup, il espérait tout, et parlait de Louis XVIII en conséquence : « Il marche difficilement, disait-il de lui avec toutes les ressources et les complaisances du langage, mais d’une manière noble et touchante ; sa taille n’a rien d’extraordinaire ; sa tête est superbe ; son regard est à la fois celui d’un roi et d’un homme de génie. » Plus tard il empruntera, pour peindre Louis XVIII, quelques-unes des couleurs de Béranger ; mais alors, quand il attendait encore de ce roi impotent sa fortune politique, il le voyait ainsi dans sa majesté.

L’Empereur débarqua de l’île d’Elbe en mars 1815. À cette nouvelle, Chateaubriand prétendait que tout serait sauvé si on le nommait ministre de l’Intérieur. Mais il n’eut ce ministère qu’à Gand, et il était déjà mis de côté avant qu’on fût rentré dans Paris. Les nécessités du moment avaient fait considérer Fouché comme l’homme essentiel et unique dans cette crise périlleuse. M. de Chateaubriand avait contre ce choix une répulsion que l’on conçoit très bien et qu’il dit avoir exprimée à Louis XVIII. À Saint-Denis, au moment de rentrer à Paris, Louis XVIII l’aurait questionné sur cette adoption de Fouché, et Chateaubriand aurait répondu : « Sire, la chose est faite, je demande à Votre Majesté la permission de me taire. » — « Non, non, dites ; vous savez comme j’ai résisté depuis Gand. » — « Sire, je ne fais qu’obéir à vos ordres ; pardonnez à ma fidélité : je crois la monarchie finie. » Sur quoi le roi aurait répondu : « Eh bien ! monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis. »

Je ne sais si cette conversation se passa exactement dans ces termes ; mais, en les admettant pour exacts, je retrouve là encore une preuve que Chateaubriand n’était pas un véritable homme politique. Quoi ! le roi le met sur la nomination de Fouché, et, au lieu de dire ses raisons, de montrer les inconvénients et les suites, d’indiquer les moyens de se passer ou de se débarrasser de ce choix funeste, il demande d’abord à se taire ; puis il ne parle que pour dire : La monarchie est finie. Il passe d’un excès à l’autre. Tout ou rien, c’est sa devise. Rien de plus opposé au génie politique, lequel, au contraire, cherche à tirer le meilleur parti des situations les plus compromises, et ne jette jamais, comme on dit, le manche après la cognée.

De dépit, et bien que son titre de ministre d’État lui imposât quelques devoirs de retenue, il se lança aussitôt dans l’opposition, dans celle de droite, et il y fit sa pointe. Ses écrits, ses actes de ce temps doivent s’étudier, non point selon l’interprétation posthume qu’il en a donnée, mais dans l’histoire même et aux sources. L’irritation de se voir évincé du pouvoir au moment où il avait cru le tenir, le poussa à partager et à exciter de son talent tous les excès de réaction que réclamait la Chambre de 1815. Il commença par demander la suspension de l’inamovibilité des juges pour une année, afin de voir qui était royaliste en jugeant, et qui ne l’était pas. Tous les ministères de conciliation et de transaction qui s’essayèrent alors l’eurent pour adversaire implacable. M. Decazes (c’est tout simple), comme favori du maître, n’obtint que ses injures : mais le noble duc de Richelieu ne fut pas plus heureux. Il y eut sous la Restauration un ministère libéral par excellence, le seul qui essaya l’impossible peut-être, mais qui le tenta en toute loyauté, le ministère Dessoles : M. de Chateaubriand n’eut de cesse qu’il n’eût réussi à le renverser. Ce qu’il voulait alors, c’était le gouvernement de la France par les royalistes purs, par ceux qui n’avaient trempé à aucun degré dans les régimes précédents, par ceux qui étaient tout à Dieu et au roi (et Dieu sait ce qu’on entendait alors sous cette formule !) :

C’est à ceux-ci, s’écriait-il, qu’il appartient de diriger les affaires ; ils rendront meilleur tout ce qui leur sera confié ; les autres gâtent tout ce qu’ils touchent. Qu’on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance des hommes qui les ont opprimés, mais qu’on donne les bons pour guides aux méchants : c’est l’ordre de la morale et de la justice. Confiez donc les premières places de l’État aux véritables amis de la monarchie légitime. Vous en faut-il un si grand nombre pour sauver la France ? Je n’en demande que sept par département : un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du roi, un président de la Cour prévôtale, un commandant de gendarmerie, et un commandant de gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient à Dieu et au roi, je réponds du reste…

Quant à ces hommes capables, mais dont l’esprit est faussé par la Révolution, à ces hommes qui ne peuvent comprendre que le trône de saint Louis a besoin d’être soutenu par l’autel et environné des vieilles mœurs comme des vieilles traditions de la monarchie, qu’ils aillent cultiver leur champ. La France pourra les rappeler, quand leurs talents, lassés d’être inutiles, seront sincèrement convertis à la religion et à la légitimité.

C’est dans La Monarchie selon la Charte qu’il énonçait ce programme exclusif et épuratoire. Quand nous lisons aujourd’hui cette Monarchie selon la Charte, nous sommes tentés d’y voir un traité constitutionnel libéral : ce serait une grande illusion et la preuve d’une extrême innocence. M. Dunoyer, dans un article du Censeur européen d’alors (t. Ier, p. 236), en a jugé très sainement. Les quarante premiers chapitres du livre sont consacrés à développer les principes du gouvernement représentatif, et ces principes sont en général les véritables, les principes orthodoxes constitutionnels. Mais ce traité préliminaire ne fait que cacher l’arme du parti qui ressort dans la seconde moitié. La Monarchie selon la Charte n’est qu’un pamphlet ultra sous forme de catéchisme libéral. Ce n’était qu’une machine de guerre destinée à faire brèche au pouvoir et à l’envahir au nom de la faction royaliste pure.

Dans toute cette partie de sa carrière (de 1815 à 1820), M. Chateaubriand fit preuve d’un grand talent d’écrivain, d’une passion incandescente, d’une assez grande habileté de tactique, et il travailla plus que personne à pousser la Restauration hors de la ligne modérée et à l’attirer dans des voies qui n’étaient nullement celles du juste milieu. Tant que Louis XVIII vivrait, il était douteux pourtant qu’il réussît, lui et les siens, à envahir le pouvoir, lorsque l’assassinat du duc de Berry vint lui mettre en main à l’improviste un argument dont il s’arma sans pitié. Cet homme, qui s’est vanté depuis de n’avoir aucune affection pour les races royales, se déploya alors dans tout l’appareil de la sensibilité, se pavoisa de toutes les couleurs de l’oriflamme, pour exploiter politiquement, et au profit d’un parti, ce grand deuil monarchique. Le ministère Decazes succomba sous le coup : « Ceux qui luttaient encore contre la haine publique, écrivait Chateaubriand dans un fameux article du Conservateur (3 mars 1820), n’ont pu résister à la publique douleur. Nos larmes, nos gémissements, nos sanglots ont étonné un imprudent ministre : les pieds lui ont glissé dans le sang ; il est tombé. »

Cette parole contre un homme aussi modéré que M. Decazes a pu paraître atroce. Sachons pourtant qu’avec les écrivains il faut faire toujours la part de la phrase. J’ai entendu raconter à l’une des personnes qui étaient alors dans la rédaction du Conservateur que, primitivement, la phrase de M. de Chateaubriand était ainsi conçue : « Les pieds lui ont glissé dans le sang, et il a été entraîné par le torrent de nos pleurs. » Ce n’était là qu’une très mauvaise phrase ; on hésitait à l’en avertir. Enfin, l’un des membres du comité de rédaction, et qui, n’étant pas homme de lettres, semblait moins suspect comme critique, proposa à M. de Chateaubriand de supprimer la dernière partie de la phrase, en lui montrant qu’elle ferait ainsi plus d’effet. L’auteur y consentit, et l’on eut, au lieu d’une métaphore ridicule, une insulte de plus, une allusion sanglante.

Arrivé au ministère où MM. de Villèle et Corbière, jusqu’alors unanimes avec lui, l’avaient précédé, M. de Chateaubriand, durant ces dix-sept mois de pouvoir, inspira et mena à bonne fin un acte dont il ne faut exagérer ni diminuer l’importance. La guerre d’Espagne, si on daigne l’envisager dans le cadre et dans les conditions particulières de la Restauration, ne fut certainement pas une entreprise méprisable, et, sans les fautes qui se sont accumulées depuis, la monarchie en aurait ressenti les bons effets. Persuadé que le génie militaire n’est autre que le génie de la France, et se flattant d’avoir réconcilié avec lui la Restauration, M. de Chateaubriand considéra cette guerre d’Espagne comme le plus grand service qu’il pût rendre à la monarchie. Elle lui fit l’effet d’être dans sa carrière politique ce que le Génie du christianisme avait été dans sa carrière littéraire ; il l’appelait aussi son René en politique, c’est-à-dire son chef-d’œuvre. Bref, il y mit une vanité d’auteur, et une vanité telle qu’il fut choqué de n’en pas être complimenté à la Cour avant tous les autres, soit ministres, soit généraux, et qu’il devint dès ce moment un collègue intraitable. Il ne se concevait plus que comme premier ministre et président du Conseil. On ne peut gouverner avec lui ni sans lui , disait M. de Villèle ; on prit pourtant le dernier parti, celui de gouverner sans lui, et M. de Chateaubriand fut renvoyé sans égards, le 6 juin 182446.

À dater de ce jour, il rentra dans l’opposition, pour n’en plus sortir qu’un moment, pendant le court ministère de M. de Martignac. Ainsi, depuis sa démission, après le meurtre du duc d’Enghien, jusqu’à sa mort (1804-1848), il passa environ quarante-deux ans sur quarante-quatre dans l’opposition et la bouderie. C’était son élément. On peut même dire que, dans les derniers mois de son ministère, il était déjà à demi dans l’opposition, puisqu’il conspirait contre la loi sur la réduction des rentes, non seulement par son silence, mais en excitant l’archevêque de Paris, à la Chambre des pairs, à se prononcer contre l’adoption. Il est vrai qu’il s’agissait de finances, « les finances que j’ai toujours sues », dit-il quelque part ingénument. Nous avons vu cette même prétention à M. de Lamartine.

« Avec le caractère français, avait écrit M. de Chateaubriand en 1814, l’opposition est plus à craindre que l’influence ministérielle. » Il se chargea de le prouver en mainte occasion, et surtout à partir de 1824. Il ouvrit son feu dans les Débats par deux magnifiques articles, du 29 juin et du 6 juillet, dans lesquels il démontrait que le système actuel suivi par le ministère, et hier encore approuvé par lui-même dans son ensemble, était aussi contraire au génie de la nation qu’à celui de nos institutions et à l’esprit de la Charte. Les adversaires, émus d’une si vive attaque, firent remarquer « que l’auteur de ces articles ne différait en rien, dans ses opinions, de tels rédacteurs de La Minerve et du Constitutionnel », et ils avaient raison. M. de Chateaubriand ne différait plus désormais des écrivains du parti libéral que par quelques phrases de pure courtoisie royaliste jetées çà et là, par quelques restes de panache blanc agités à la rencontre, et par l’éclat éblouissant du talent.

Quatre ans auparavant, dans ce singulier livre, vraiment fabuleux et tout bouffi de sentimentalité royaliste, Sur la vie et la mort de M. le duc de Berry, il avait dit, en concluant par une éloquente menace :

Tirons au moins de notre malheur une leçon utile, et qu’elle soit comme la morale de cet écrit.

Il s’élève derrière nous une génération impatiente de tous les jougs, ennemie de tous les rois ; elle rêve la République, et est incapable, par ses mœurs, des vertus républicaines. Elle s’avance ; elle nous presse ; elle nous pousse : bientôt elle va prendre notre place. Buonaparte l’aurait pu dompter en l’écrasant, en l’envoyant mourir sur les champs de bataille, en présentant à son ardeur le fantôme de la gloire, afin de l’empêcher de poursuivre celui de la liberté ; mais nous, nous n’avons que deux choses à opposer aux folies de cette jeunesse : la Légitimité escortée de tous ses souvenirs, environnée de la majesté des siècles ; la Monarchie représentative assise sur les bases de la grande propriété, défendue par une vigoureuse aristocratie, fortifiée de toutes les puissances morales et religieuses. Quiconque ne voit pas cette vérité, ne voit rien et court à l’abîme : hors de cette vérité, tout est théorie, chimère, illusion.

Ici, en 1824, que faisait-il ? il se tournait du côté de cette génération et de cette jeunesse, et s’offrait de la conduire lui-même à l’assaut.

Que voulait-il ? Que voulait Coriolan ? se venger avant tout, montrer qu’il était nécessaire, qu’il était redoutable, et qu’on s’était fait bien du mal à soi-même en croyant pouvoir se passer de lui. Ce fut cette pensée de vengeance qui tout d’un coup le ramena à l’indifférence radicale sur les choses et sur les personnes, et qui dissipa, comme par enchantement, l’ivresse de son royalisme factice. En doutez-vous ? ouvrez la préface de La Monarchie selon la Charte dans l’édition de 1827 ; il y disait, laissant échapper le ressentiment dont il était plein :

En me frappant, on n’a frappé qu’un dévoué serviteur du roi, et l’ingratitude est à l’aise avec la fidélité ; toutefois, il peut y avoir tels hommes moins soumis et telles circonstances dont il ne serait pas bon d’abuser : l’histoire le prouve. Je ne suis ni le prince Eugène, ni Voltaire, ni Mirabeau ; et, quand je posséderais leur puissance, j’aurais horreur de les imiter dans leur ressentiment. Mais…

Et c’est précisément ce qu’il faisait ; il se vengeait, non comme un homme d’État, mais comme un homme de talent blessé, et il forçait ses adversaires à se repentir. Il se plaisait à dire de la Restauration, comme Pascal de l’homme : Je l’élève, je l’abaisse , jusqu’à ce qu’elle comprenne… qu’elle ne pouvait se passer de moi. Lui qui affectait le christianisme, il sentait bien qu’il n’y avait rien de parfaitement chrétien dans tout cela :

Il serait mieux d’être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement nous sommes sujet à faillir : nous n’avons point la perfection évangélique. Si un homme nous donnait un soufflet, nous ne tendrions pas l’autre joue ; cet homme, s’il était sujet, nous aurions sa vie ou il aurait la nôtre ; s’il était roi !…

Il s’arrêtait. Achevons pour lui la phrase : S’il était roi, nous n’aurions de repos que nous n’eussions mis à bas son trône ; — et il fit tout ce qu’il fallait en effet pour consommer sa pensée.

D’admirables pages, d’une éclatante polémique, quelques-unes même qui sont pleines de vérité, si on les détache de ce qui les précède et de ce qui les inspire, ne sauraient dissimuler l’ensemble des résultats. Après avoir, dans la première moitié de sa vie politique, poussé la Restauration dans le sens de l’ultraroyalisme, M. de Chateaubriand, dans la seconde moitié, l’a attaquée par un brusque volte-face avec toutes les forces du libéralisme, groupées autour de lui ; et, dans ce duel où un même homme a fait le double rôle, elle a fini par se briser. Elle se fût brisée sans lui très probablement, mais plus que personne il peut se vanter d’y avoir mis la main.

Et il s’en vante en effet. Que lui importe ? il a eu sa part, ce qu’il voulait avant tout, les plus beaux rôles, et le plaisir d’en faire fi, et de dire qu’il en aurait eu un bien plus beau encore si l’on avait voulu. Il a été à la tête de toutes les grandes questions monarchiques ou populaires de son tempsg ; il les a menées comme on mène volontiers les choses en ce pays de France, c’est-à-dire à côté du port et tout autrement qu’à bonne fin. Mais, encore un coup, qu’est-ce que cela lui fait ? Il s’est entendu applaudir, chaque matin, des deux côtés ; il a eu les fanfares des deux camps.

La Restauration tombée, M. de Chateaubriand, dans cet amour des beaux rôles, crut se devoir à lui-même de lui demeurer fidèle, tout en proclamant, dans l’oraison funèbre qu’il prononça sur elle à la Chambre des pairs, qu’elle s’était perdue par la conspiration de l’hypocrisie et de la bêtise. « Après tout, a-t-il écrit de la branche aînée, c’est une monarchie tombée ; il en tombera bien d’autres ! Nous ne lui devions que notre fidélité : elle l’a. » Et il n’a cessé de redoubler ses duretés, en même temps que de proclamer ses serments.

C’est trop. Je crois voir exactement une femme de caractère acariâtre, la Xanthippe de Socrate, si vous voulez, qui, sous prétexte qu’elle est femme d’honneur et fidèle, s’en autorise pour dire à son mari, sur tous les tons, qu’elle ne l’aime pas, et pour le traiter comme un nègre. N’est-ce pas ainsi que M. de Chateaubriand a traité les rois ? Les rois en revanche ont eu le caractère bien fait ; ils ont tout souffert et oublié, et le bon Charles X, cette fois, a été comme Socrate.

Depuis la publication du Congrès de Vérone et des Mémoires, ce point de vue qui porte sur le caractère même nous est apparu dans toute sa lumière, et l’auteur a pris soin de mettre en saillie toutes les faiblesses de l’homme. Si M. de Chateaubriand n’avait pas écrit cette partie politique de ses Mémoires, et s’il eût laissé le souvenir public suppléer à ses récits, on lui eût trouvé sans doute des écarts bien brusques et des inconséquences ; mais la grandeur du talent, la chevalerie de certains actes, la beauté historique de certaines vues, auraient de loin recouvert bien des fautes ; je ne sais quel air de générosité aurait surnagé, et jamais on n’eût osé pénétrer à ce degré dans la petitesse des motifs et des intentions. L’imagination publique, assez d’accord avec ses défauts, les eût, au contraire, protégés et agrandis. Aujourd’hui il n’y a plus moyen, et jamais auteur de mémoires, en se posant, n’a plus fait pour se diminuer. Ceux pourtant qui continuent d’aimer les phrases, les belles pensées détachées, les fragments spécieux de théorie, les prédictions inutiles et frappantes, les fantaisies poétiques dont on peut faire collection, trouveront amplement encore, en le lisant, de quoi se satisfaire ; mais les esprits qui demandent de la suite, de la raison, un but, quelque conséquence dans les actes et dans la conduite, savent désormais à quoi s’en tenir sur la valeur de l’écrivain éminent qui, avec de si hautes parties, n’a été en politique qu’un grand polémiste toujours personnel, et un agent lumineux de dissolution. S’il nous restait de l’espace, il serait curieux de le montrer dans cette partie politique des Mémoires, affectant toujours de paraître au-dessus de son sujet, se raillant, dans sa narration, des choses les plus sérieuses comme trop plates et prosaïques, et faisant semblant de rapetisser des luttes qu’il épousait alors si ardemment. Un poète dans les affaires, prenez garde ! c’est toujours comme un gentilhomme dans le commerce : il se croit au-dessus de son état, et il y a un moment où, si on le contrarie, il tire ses parchemins de sa poche et tranche du grand seigneur avec les vilains.

Nous parlant des conférences et réunions particulières qui précédèrent l’entrée de MM. de Villèle et Corbière au Conseil et dont il était l’un des principaux moteurs, M. de Chateaubriand se complaît à tracer de ses collègues des caricatures plus ou moins grotesques ; il nous étale les fronts chauves de tous ces Solons peu soignés : « C’était bien vénérable assurément, dit-il, mais je préférais l’hirondelle qui me réveillait dans ma jeunesse, et les Muses qui remplissaient mes songes. » Et il continue de se jouer avec ces images de cygne et d’aurore. Encore une fois, c’est bien de préférer l’hirondelle et l’abeille, mais laissez alors les nations et le soin de leurs intérêts, et ne prétendez pas à les régir. Le dirai-je ? autant ces choses de la poésie sont délicieuses et adorables dans une âme restée vierge et doucement enivrée, autant elles révoltent quand elles ne viennent qu’à titre de mépris jeté à des intérêts après tout sérieux et sacrés, puisqu’ils sont ceux de la société même. Il est bien temps de venir nous dire, quand l’expérience est faite et que vous êtes à bout de mécomptes :

Que m’importaient pourtant ces futiles misères, à moi qui n’ai jamais cru au temps où je vivais, à moi qui appartenais au passé, à moi sans foi dans les rois, sans conviction à l’égard des peuples, à moi qui ne me suis jamais soucié de rien, excepté des songes, à condition encore qu’ils ne durent qu’une nuit !…

Pauvres songes, c’est fort heureux pour eux ! Et la religion, s’il vous plaît, où est-elle dans tout cela ? Vous l’avez oubliée cette fois par mégarde, même dans vos songes. Et la société ! vous ne l’oubliez pas moins, vous la mettez à néant, vous qui avez, pendant près de vingt ans, brigué l’honneur de la conduire ! Mais elle a droit, cette société, de demander au moins le sérieux de leur ambition à ceux qui veulent être ses guides et ses pilotes.

Note.

Au moment où cet article est écrit, les journaux anglais publient le codicille du testament de sir Robert Peel, qui a rapport à la publication de ses Mémoires et papiers d’État. On y verra, dans un contraste frappant, la différence des procédés d’un homme d’État véritable et de ceux d’un homme politique littéraire, l’un apportant aux choses toute discrétion et maturité, et l’autre se hâtant de divulguer avant l’heure tout ce qu’il croit propre à le rehausser, sans souci aucun des convenances de gouvernement ou de celles qui concernent les personnes. Ce codicille de sir Robert Peel est, par le fait, la critique la plus sensible du procédé qui a présidé à la publication du Congrès de Vérone. En voici les termes textuels :

Je donne et livre à l’honorable Philip Henry Stanhope, autrement dit le vicomte Mahon, et à Edward Cardwell, de Whitehall, membre du Parlement, mes exécuteurs, administrateurs ou mandataires, toutes les lettres inédites, les papiers et documents d’un caractère public ou privé, imprimés ou manuscrits, dont je pourrai être possesseur à ma mort. Considérant que la collection de ces papiers et de ces lettres renferme toute ma correspondance confidentielle, qui remonte à 1812 ; que, pendant une portion considérable de cette période de temps, j’ai été employé au service de la Couronne, et que, quand je n’ai pas occupé de fonctions publiques, j’ai pris une part active aux affaires du Parlement ; qu’il est très probable que cette correspondance offrira de l’intérêt et sera de nature à apporter quelque lumière sur la conduite et le caractère des hommes aussi bien que des événements de cette époque, je donne à mes exécuteurs testamentaires tout pouvoir de choisir dans cette correspondance ce qui leur paraîtra devoir être publié ; je les laisse juges de l’opportunité de cette publication, ayant la conviction complète qu’ils y mettront une discrétion sans égale ; que toute confidence que j’aurais reçue et qui ne serait pas honorable, ne sera pas trahie, qu’aucuns sentiments privés ne seront froissés sans nécessité, et qu’aucun intérêt public ne sera compromis par une publicité indiscrète ou prématurée. J’appelle spécialement toute leur sollicitude pour qu’aucune partie de ma correspondance avec S. M. la reine Victoria ou avec S. A. R. le prince Albert ne soit livrée au public pendant la vie de l’un ou de l’autre sans avoir été préalablement communiquée à LL. MM. et sans avoir reçu leur autorisation pour la publication de tout ou partie de cette correspondance.

J’autorise mes exécuteurs à publier ceux de ces documents qui leur paraîtront devoir intéresser le public, et même à les vendre, mais à la condition expresse de ne le faire qu’avec la discrétion la plus complète, et sans que les lois de la loyauté et de l’équité soient lésées, et aussi en donnant à cette discrétion assez de latitude pour que l’on puisse consulter ces documents, à titre purement gratuit, toutes les fois qu’ils le jugeront convenable et utile…

C’est en vue de l’accomplissement de ces instructions que je désire que mes exécuteurs réunissent ces lettres et ces documents après ma mort, qu’ils les examinent en toute discrétion et sans contrôle. Je leur donne le pouvoir de détruire ceux qui leur paraîtront devoir être détruits…, etc., etc.

Qu’on ouvre maintenant Le Congrès de Vérone, publié du vivant de l’auteur, et les Mémoires publiés le lendemain de sa mort, et qu’on juge de la différence des esprits.