Chapitre I.
La quantité des unités sociales :
nombre, densité, mobilité
Si l’on veut méthodiquement construire une science, il faut, suivant la règle souvent rappelée par Comte, la fonder sur l’étude des propriétés les plus simples et les plus générales de son objet. Cherchons donc, pour mesurer leur influence sur le développement de l’égalitarisme, les caractères les plus généraux et les plus simples des sociétés.
Si différentes qu’elles soient, églises ou armées, familles ou syndicats, les sociétés ont toutes, par définition, ceci de commun qu’elles unissent un certain nombre d’individus : c’est un truisme que pour former une société on peut être des millions et il faut être au moins deux. La quantité des individus, telle est donc la condition la plus générale de l’existence des sociétés : et la première de leurs formes à prendre en considération sera leur grandeur ou leur petitesse, c’est-à-dire le nombre plus ou moins grand des hommes qu’elles mettent en relations.
Considération oiseuse, pensera-t-on peut-être : la quantité des éléments n’est, dans les êtres sociaux comme dans tous les êtres composés, qu’un phénomène superficiel, et qui n’affecte pas leur constitution intime. N’est-ce pas précisément celui dont nous faisons le plus naturellement et le plus légitimement abstraction dans nos raisonnements par analogie ? Qu’un ensemble soit grand ou petit, ses parties peuvent être unies par le même rapport. Entre deux exemplaires, plus ou moins volumineux, d’un même être, les différences de degré n’entraînent pas les différences de nature. Les microcosmes diffèrent des macrocosmes quantitativement, non qualitativement.
Et sans doute la quantité par soi n’est pas efficiente : la structure d’un tout ne serait nullement modifiée par l’accroissement du nombre de ses éléments si cet accroissement même ne devait rien changer à leurs rapports. Mais c’est ce qui est invraisemblable. Déjà en biologie, on remarque que le volume d’un organe et le nombre de ses cellules affectent, dans une certaine mesure, sa constitution même ; s’il est vrai que celle-ci doit s’expliquer, en dernière analyse, par les rapports des éléments biologiques, par les actions et réactions physico-chimiques qu’ils échangent, quoi d’étonnant à ce que l’accroissement de la quantité de ces éléments, multipliant ces rapports et permettant par suite à ces actions et réactions d’être plus intenses, plus complexes et plus variées, modifie jusqu’à la structure générale de l’organisme ? A fortiori s’il s’agit d’une société : les rapports qui unissent ses éléments pouvant être infiniment plus nombreux, plus complexes et plus variés — puisque leurs « interactions » sont, non plus seulement physiques ou chimiques, mais psychiques, — il s’ensuit qu’un accroissement de la quantité de ces éléments, devant redoubler le nombre, la complexité et la variété de ces rapports, sera vraisemblablement capable de modifier jusqu’aux fondements de l’organisation sociale.
De fait, si l’influence du nombre des individus associés sur les différentes formes de l’activité sociale n’a pas souvent été systématiquement étudiée52, elle a été plus d’une fois, sur plus d’un point, remarquée incidemment. Ici encore, c’est le spectacle des phénomènes d’ordre économique qui donne l’éveil : il est trop évident que la grande quantité des collaborateurs influe sur les procédés qu’ils emploient pour produire les richesses : elle est, par exemple, la condition sine qua non de ces économies de temps et d’espace qui caractérisent l’industrie moderne. Comment le travail se diviserait-il dans une société qui ne compterait ni des producteurs assez nombreux pour se spécialiser, ni des consommateurs assez nombreux pour offrir des débouchés aux spécialistes ? Mais ce n’est pas seulement sur la façon dont se produisent les richesses, c’est sur la façon dont elles se distribuent, ce n’est pas seulement sur la technique, c’est sur le droit qu’on a aisément aperçu l’action de la quantité sociale. L’accroissement du nombre des familles, suivant un vieux texte irlandais53, fit succéder, au régime de la propriété collective, le régime de la propriété individuelle. La limitation du nombre des unités coopérantes et partageantes paraît être en effet une condition de l’activité communiste. Fourier le sentait sans doute qui décrétait que le nombre des membres de ses phalanstères ne devait pas dépasser 1500. De Platon à Rousseau, tous les utopistes qui ont posé, a priori, une limite à l’extension de leurs « républiques » ont prouvé qu’ils avaient, plus ou moins vague, le sentiment qu’à une certaine quantité sociale certaines qualités étaient liées.
Et, en effet, les sentiments et les idées les plus intimes en portent parfois la marque ; il n’est pas jusqu’aux nuances de notre patriotisme, de nos amitiés, de notre religion qui ne puissent être modifiées par le nombre des hommes avec lesquels nous vivons en rapports constants. On n’aime pas de la même façon, — c’est un moraliste qui en fait la remarque54, — une petite cité et une grande patrie. On ne s’aime pas de la même façon, suivant M. Tarde 55, dans les villes, où l’on rencontre beaucoup d’individus différents assez aisément substitués les uns aux autres, et dans les campagnes. On n’y prie même pas de la même façon, s’il faut en croire S. Lyall 56. Les fidèles des sectes étroites, nous rappelle encore St. Mill 57, sont d’ordinaire plus attachés à leurs dogmes que ceux des Églises universelles. — Toutes observations qui prouvent suffisamment l’influence de la quantité sociale non pas seulement sur la façon dont les hommes réalisent leurs idées et leurs sentiments, mais sur le ton même de ces sentiments et, le tour de ces idées. Comment donc les aspirations et les croyances égalitaires, qui ont pour objet les rapports mêmes des individus, ne seraient-elles pas soumises à une action, plus ou moins directe, de leur nombre ?
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Entre l’expansion de l’égalitarisme et l’extension des groupements sociaux qu’il pénètre il semble bien qu’il y ait, en effet, une coïncidence constante.
L’évolution qui entraîne les sociétés vers la démocratie les élargit en les entraînant. L’histoire, suivant Mommsen
58, va du canton à la nation ; elle est un « système d’incorporation »
, destiné à agglomérer, en des groupements aussi larges que possible, le plus grand nombre possible d’individus. Une nécessité supérieure, dit M. Tarde
59, pousse le cercle social, quel qu’il soit, à s’accroître sans cesse. Et il n’est pas dit que cet accroissement résulte d’une nécessité supérieure, ou même se réalise partout. Sous cette « nécessité » se cache une conspiration de causes diverses, qui ne se retrouvent pas toutes au point de départ de tous les groupements sociaux. On ne voit pas qu’une tendance à l’accroissement de l’« incorporation » se manifeste clairement, par exemple, dans l’histoire des sociétés de l’Afrique du Nord60. — Mais il reste que, dans l’histoire de la civilisation occidentale, l’augmentation de la quantité des individus groupés marche ordinairement de pair avec les aspirations égalitaires des groupes.
Déjà Rome, dont la mission était de préparer pour le monde moderne la conception d’un Droit sans privilèges, n’était-elle pas le plus puissant instrument « d’intégration » de l’antiquité ? Préoccupée, dès ses origines, d’accroître le nombre des Romains, elle fait efforts pour englober, vers la fin de son règne, l’humanité tout entière. La chute des barrières du vieux droit romain coïncide avec l’élargissement quantitatif de la société romaine61. — Inversement, avec le rétrécissement des sociétés au moyen âge coïncidera l’établissement des inégalités. Tous les historiens ont noté l’étroitesse du cercle de la vie sociale pendant cette période62 : la féodalité « isole » en même temps qu’elle hiérarchise.
Le respect des idées qu’elle défendait diminue lentement, tandis qu’augmente le nombre des individus rassemblés par les grandes nations modernes. Pour celles-ci l’accroissement quantitatif semble en quelque sorte de rigueur : chacune d’elles paraît tenir pour une nécessité vitale l’assimilation du plus grand nombre possible d’individus. L’appétit d’annexion est caractéristique de nos sociétés : elles se sont constituées en absorbant les groupes plus petits qu’elles, et l’on peut dire qu’encore aujourd’hui elles font effort pour s’absorber les unes les autres. D’ailleurs, ce n’est pas seulement par le dehors, mais par le dedans qu’augmente la quantité de leurs membres. Leur croissance, dirait Spencer, n’est pas seulement externe, mais « interstitielle ». On sait que toutes, jusqu’à ces dernières années du moins, ont vu leur population se multiplier avec une rapidité inouïe ; phénomènes relativement récents et qu’on peut dire caractéristiques de l’époque moderne63.
Il est vrai que, suivant certains statisticiens, l’excès même de la civilisation, et en particulier l’ambition de la démocratie serait une des causes de la diminution, récente ou imminente, de la population européenne. Les recherches de M. Dumont 64 sur la décroissance de la natalité en France et en Amérique sembleraient prouver que les centres les plus populeux, où la démocratie bat son plein, où la fait concourir les masses, sont aussi les moins féconds : d’un mot ce serait l’individualisme, nerf de la démocratie, qui énerverait la puissance reproductrice des nations. — Mais, que les progrès des aspirations démocratiques aient contribué ou doivent contribuer un jour à la décroissance de la population, est-ce une raison pour que l’accroissement de la population ne contribue pas aux progrès de la démocratie ? Combien de fois un sentiment une fois créé, vivant et agissant, ne modifie-t-il pas la forme sociale qui a participé à sa création ? — Ce que nous pouvons dès à présent constater, c’est que la portion de la terre où les idées égalitaires se manifestent le plus clairement est aussi celle où se rencontrent les populations les plus nombreuses. La population, d’Europe était évaluée en 1801 à 175 millions, en 1830 à 216, en 1870 à 300, en 1897 à 370 millions65. Et l’on peut prévoir, nous dit-on, qu’à la fin du siècle elle aura augmenté de 230 millions depuis 1815, c’est-à-dire de 117 pour 10066. Il suffit de rapprocher par la pensée nos grandes sociétés modernes, avec les trentaines de millions de citoyens qu’elles comptent, de toutes les sociétés primitives qu’on nous présente, et dont aucune ne paraît compter plus de quelques milliers de membres67, pour se rendre compte que si les sociétés modernes sont nettement distinguées des primitives par leurs tendances à l’égalité, elles n’en sont pas distinguées moins nettement par la grande quantité de leurs unités : coïncidence de caractères distinctifs qui nous autorise à chercher, entre l’un et l’autre, un rapport de condition à conséquence.
Et qu’on ne nous oppose pas l’existence des « grands empires » anciens, comme ceux des Assyriens, qui tout en étant mille fois plus volumineux que les cités grecques, sont aussi mille fois moins près de l’égalitarisme. Ce serait oublier que la seule quantité sociale qui nous importe est celle qui a pour effet d’augmenter, de compliquer et de varier les rapports entre individus.
L’immensité de l’aire couverte par un Empire a peu d’action si, entre les individus qui sont ses sujets, il n’y a et ne saurait y avoir que peu de relations. L’extension des sociétés n’est efficace que par le rapprochement de leurs unités. Il faut, pour que leur nombre puisse influer sur les idées sociales, que les membres nombreux d’un même État réagissent réellement les uns sur les autres, et par suite qu’ils soient concentrés, non disséminés. Or cette concentration est justement le propre des nations modernes : ce qui les distingue, ce n’est pas tant leur grand « volume » que leur grande « densité »68.
Mais, dira-t-on, si d’une façon générale, il est vrai que les populations les plus denses se concentrent, dans l’espace, à l’Occident, comme, dans le temps, à l’époque moderne, cette règle n’admet-elle pas d’éclatantes exceptions ? On voit bien qu’en Europe les pays les moins pénétrés par la civilisation démocratique sont aussi, d’une manière générale, les moins denses. Tandis que le Lancashire compte 707 habitants par kilomètre carré, et les Pays-Bas 307, la Russie n’atteint en moyenne que 17. Le gouvernement de Moscou, où les manufactures sont les plus nombreuses, ne dépasse pas 6569. Mais comparons seulement l’Inde et les États-Unis la densité de l’Inde est de 88 habitants par kilomètre, tandis que celle des États-Unis n’est que de 7. N’est-ce pas dans l’Inde pourtant, toute morcelée par les castes, que vit l’esprit le plus contraire à l’esprit égalitaire ? — À quoi il faut répondre qu’il manque justement à la société hindoue de posséder ces puissants multiplicateurs des contacts sociaux qui sont les villes. « De tout temps les villes ont été l’exception en Inde70. »
Or c’est dans les villes seules qu’un grand nombre d’individus vivent d’une vie sociale intense ; dans les villes seules l’échange des sensations, des sentiments et des idées est incessant et inévitable ; dans les villes seules la quantité des unités rassemblées entraîne presque nécessairement la multiplicité et la variété de leurs relations. Les villes surtout doivent donc être les milieux favorables à la fermentation des idées égalitaires.
C’est ce que vérifie l’histoire. Entre les murs de la cité romaine se forgeait la première idée du Droit naturel — Rome est la « ville du monde » où, des quatre coins de l’horizon, les masses des peuples divers concourent pour se pénétrer. Les temps modernes, où l’égalitarisme passe à l’acte, sont aussi ceux où les concentrations de la population dans les grandes villes deviennent la loi. Tandis que de « grandes villes » du moyen âge comme Mayence, Dresde, Francfort, Strasbourg ne comptent guère, au xve
siècle, que de 6 000 à 15 000 habitants71, c’est par millions que se chiffrent aujourd’hui ceux de Londres, de Berlin, de Paris. En France, depuis 40 ans, la proportion de la population urbaine à la population totale a passé de 24 pour 100 à 36 pour 100. Pour l’Europe entière, de 1870 à 1897, tandis que le nombre de ses habitants augmentait de 20 pour 100, c’est de 52 pour 100 qu’augmentait le nombre des habitants des villes de plus de 100 000 âmes72. Que l’expansion des idées égalitaires réponde à cette concentration de la population, cela paraît hors de conteste. Les pays qui restent en arrière du mouvement démocratique, comme la Russie, sont aussi ceux où les grandes agglomérations urbaines ont toujours été exceptionnelles : dans un territoire qui couvre la moitié de l’Europe, et compte 28 pour 100 de sa population, il ne se rencontre, que 8 pour 100 de ses grandes villes. Inversement les grandes, villes apparaissent, dans toute l’Europe, comme des centres de révolution. La parole du vieux Frédéric-Guillaume aux députés silésiens, en 1850, devait être généralisée ; tous les conservateurs ont pu dire : « Il règne dans les villes un mauvais esprit. »
Parce que l’accroissement de la quantité sociale a pris dans les sociétés modernes la forme de la concentration urbaine il les prédisposait, plus que toutes les autres, à l’égalitarisme.
Un autre phénomène multiplie d’ailleurs les effets dus au grand nombre des individus rassemblés dans ces mêmes, sociétés, et les rend, quantitativement supérieures à toutes les autres : c’est la faculté dont jouissent leurs unités de franchir plus d’espace en moins de temps, c’est la mobilité sociale. Par là se trouve effectivement décuplée la densité. On mesure d’ordinaire la densité d’une société par le rapport qui unit la surface qu’elle recouvre aux éléments qu’elle contient : mesure singulièrement imparfaite pour notre objet. S’il est vrai que c’est la quantité, la complexité et la variété des contacts sociaux qui nous importent, quel compte ne devons-nous pas tenir de la multiplication des moyens de transport et de communication ! Permettant aux hommes de se mouvoir avec rapidité pour se rencontrer, ou même de commercer sans se mouvoir, ils font monter d’un chiffre incalculable le taux de toutes les espèces de relations humaines.
La chimie, pour définir la constitution d’un corps, tient compte non plus seulement du nombre des corpuscules élémentaires qu’elle y distingue, mais de la vitesse et de la fréquence des mouvements dont ces éléments sont animés. A fortiori, pour expliquer la nature et l’évolution de l’ensemble qu’ils constituent, la sociologie ne doit pas négliger les mouvements mêmes des éléments sociaux : toutes choses égales d’ailleurs, la quantité sociale augmente à proportion de leur mobilité. Si donc, comme nous cherchons à l’établir, il existe un certain rapport entre l’accroissement de la quantité sociale et le succès des idées égalitaires, il n’est pas étonnant que les peuples les plus portés à l’égalitarisme soient aussi les plus habitués à la mobilité.
Déjà, sous l’Empire romain, on sait que les communications avaient atteint une fréquence et une rapidité qui semblent avoir été oubliées jusqu’au réveil des temps modernes73. On nous dit que dans les contrées les plus éloignées, dans la Sierra Morena comme dans la Syrte africaine, en Écosse comme sur les bords de l’Euphrate, les ornières des voies romaines, depuis si longtemps délaissées, sont visibles encore. Les routes qui rayonnaient de Rome provoquaient déjà l’admiration des contemporains. Les inscriptions, comme celle d’Halicarnasse, les discours solennels, comme celui d’Aristide de Smyrne, louent et remercient les empereurs d’avoir tracé, sur la surface de la terre, tant de traits d’union pour les peuples. — Ce ne sont pas seulement les services publics qui profitent de ces immenses travaux. À côté du gouverneur qui vient rendre ses comptes à l’empereur, des ambassades qui lui apportent des réclamations, des troupes qu’il fait changer de garnison, des vétérans qui gagnent la colonie qu’il leur a assignée, commerçants, rhéteurs, médecins se croisent sur les larges chaussées en ligne droite, avec les étudiants, les pèlerins, les touristes. La Méditerranée est aisément franchie ; une excursion en Égypte n’effraye pas. Un Phrygien se vante d’avoir fait soixante-douze fois le voyage d’Asie en Italie. On nous dit de Philostrate qu’il avait peu vu le monde ; il connaissait l’Italie, l’Égypte et la Grèce. Dans un Empire où les déplacements étaient aussi faciles, les provinces extrêmes pouvaient échanger leurs habitants : on trouve des soldats syriens ou bretons en Dacie et en Rhétie. Hérode a des Gaulois et des Germains comme gardes du corps. Des peintres et des sculpteurs grecs sont installés en Espagne, des orfèvres asiatiques en Gaule. D’un bout à l’autre de l’Empire romain c’était, suivant l’expression de Montesquieu, une « incessante circulation d’hommes »
. On a l’impression, conclut Friedländer, que les hommes ne voyageaient pas moins alors, et peut-être voyageaient plus qu’en Europe à l’époque moderne avant les chemins de fer.
Mais que la circulation, de nos jours, ait pris un développement hors proportion avec tout ce que les anciens avaient pu connaître ou imaginer, on le sait de reste. Par la transformation industrielle des véhicules, des voies et des moteurs, les transports sont devenus à la fois plus rapides et moins coûteux. Déjà, de la fin du siècle dernier jusqu’en 1850, la vitesse moyenne des voyages avait triplé : elle a plus que triplé depuis 1850, avec la locomotive. Les statisticiens de la circulation croient pouvoir affirmer que la vitesse des déplacements a décuplé depuis 100 ans et vingtuplé depuis 200 ans74. — Et sans doute la surface dans les limites de laquelle de pareilles vitesses peuvent être obtenues n’est encore qu’une petite portion de la surface terrestre ; mais c’est justement la portion envahie par la démocratie.
En 1892, l’Europe occidentale comptait plus de 250 000 kilomètres de voie ferrée, l’Amérique du Nord plus de 350 000. Si nous mesurons les distances non plus aux espaces qu’elles recouvrent, mais (ce qui importe en effet à la vie sociale) aux temps qu’il faut pour les parcourir, nous voyons l’aire des nations modernes se contracter en quelque sorte et se resserrer sous nos yeux. Dressons les cartes concentriques de la France à différentes époques, de telle sorte que leurs dimensions de plus en plus restreintes symbolisent les durées des voyages aux époques considérées75. La France du xixe
siècle nous apparaîtra comme six ou sept cents fois moins étendue que celle de Louis XIV, c’est-à-dire, abstraction faite de l’augmentation absolue de la population, comme six ou sept cents fois plus dense. — Qu’on ajoute, à cette augmentation de la vitesse des voyages, la réduction des prix qui l’accompagne, qu’on se représente que les communications s’universalisent en même temps qu’elles s’étendent, et que les masses populaires entrent à leur tour dans la circulation générale, on aura alors une idée du degré de mobilité inouïe qu’il appartenait à la civilisation occidentale de donner à l’humanité. « Pendant beaucoup de siècles il y a eu moins de mouvement sur la terre qu’il ne s’en produit de nos jours en un an76. »
Et ainsi — la remarque en a souvent été faite77 — par la multiplication des contacts que la nature disciplinée établit entre leurs membres, les sociétés civilisées ressemblent de plus en plus à des villes énormes.
De toutes ces considérations nous avons le droit de conclure que nulle part le rendement de la quantité sociale n’a été ou n’est plus considérable que dans la civilisation moderne occidentale, — c’est-à-dire danses pays et dans les temps où l’expansion de l’égalitarisme a aussi atteint son maximum.
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Mais si nous voulons prouver que ce rapport est plus qu’une coïncidence, et que l’accroissement de la quantité sociale est au moins l’une des conditions du développement de l’égalitarisme, il nous faut expliquer comment, par quelle série d’intermédiaires et suivant quelles lois générales, cela peut contribuer à produire ceci.
Si le nombre des individus associés doit agir sur les idées sociales, c’est d’abord, pensera-t-on, par l’intermédiaire des transformations d’ordre pratique qui résultent, pour un gouvernement, de l’augmentation du nombre des gouvernés. Comme la quantité sociale modifie sensiblement les procédés du commerce et de l’industrie, elle doit modifier les procédés de la politique.
Et, de même que les aspirations et les idées économiques varient elles-mêmes suivant les modes de la production et de la distribution des richesses, de même, en vertu des réactions connues qu’exercent les moyens sur les fins, les transformations quantitatives des sociétés influeront, par les modes de gouvernement qu’elles leur imposent, jusque sur leurs aspirations et leurs idées politiques.
Mais n’allons-nous pas rencontrer, de ce côté, des faits tout contraires à notre thèse ? N’est-il pas reconnu que l’accroissement de la quantité sociale a pour principal effet de gêner le libre jeu des institutions dites démocratiques ? Ce gouvernement direct et permanent de tous par tous, qu’on nous montre dans certaines sociétés primitives, n’était possible que grâce à l’étroitesse des clans. De même, l’extension des cités antiques, en augmentant et le nombre des citoyens et les distances qui les séparaient du forum, a rendu illusoire l’exercice immédiat des pouvoirs judiciaires et politiques par le, peuple même78. Dès que le cercle des républiques s’élargit, il faudrait, pour que tous les membres du souverain continuassent à exercer leurs droits, que la vie sociale fût à chaque instant arrêtée, et toute affaire cessante : dans un État qui grandit, le gouvernement direct devient un leurre. On a pu soutenir79 que la grandeur des Empires les prédestine au despotisme — soit que leur étendue fasse sentir, en même temps que le grand danger des divisions intestines, la nécessité d’un pouvoir central absolu, — soit qu’elle empêche les sujets, trop éloignés les uns des autres et trop nombreux, de se concerter aisément pour défendre leurs droits contre les empiètements de ce pouvoir unique.
Mais, d’abord, en admettant que l’accroissement du nombre des citoyens ou des sujets rende plus facile la pratique du régime dit despotique ou plus difficile la pratique du régime dit démocratique, il ne serait pas encore démontré par là même qu’elle les éloigne forcément de l’idée de l’égalité. Un même phénomène peut fort bien augmenter à la fois et l’intensité des aspirations égalitaires et la difficulté qu’il y aurait à user, pour les réaliser, de telle organisation politique. Il est vrai que le gouvernement direct du peuple par le peuple, dont on nous dit que les sociétés archaïques donnent quelques exemples, ne paraît guère possible dans une société volumineuse. Mais cette forme de gouvernement n’est qu’un des nombreux moyens par lesquels les hommes associés peuvent garantir leurs droits ; des organisations politiques très différentes, variant avec les circonstances géographiques et historiques, sont capables de satisfaire aux mêmes exigences des consciences, et rien n’empêche a priori que, parmi les formes gouvernementales, il en soit qui s’accordent tant avec l’idéal démocratique qu’avec l’accroissement de la quantité sociale.
Lorsque vous établissez entre l’un et l’autre une sorte d’incompatibilité, vous ne considérez qu’un des aspects de cet accroissement, à savoir l’augmentation du volume des sociétés, et vous oubliez de tenir compte de l’augmentation de leur densité ou de la mobilité de leurs éléments, — phénomènes qui se rencontrent justement, nous l’avons vu, dans les sociétés égalitaires. Or s’il est vrai que la dissémination d’un grand nombre de sujets sur une aire très étendue facilite l’omnipotence tranquille d’un despote, n’est-il pas vrai que leur concentration dans les grandes villes la rend plus malaisée ? N’offrent-elles pas, comme le prouvent toutes les révolutions au xixe
siècle, des terrains tout préparés aux larges mouvements populaires ? C’est dans leurs rues que le peuple « descend » pour intervenir directement, parfois, dans les affaires de l’État. D’un autre côté la plus grande facilité des communications sociales, si elle favorise les progrès de la centralisation, ne favorise-t-elle pas aussi les progrès de la représentation ? Comme le télégraphe met le préfet dans les mains du ministre, il met le député dans les mains du comité. Grâce aux innombrables chemins qui sillonnent en tous sens les nations modernes, leurs millions d’hommes sont capables de se concerter comme se concertaient, jadis, les milliers d’hommes des cités antiques. La voix des journaux supplée à la voix des orateurs ; « la presse, dit St. Mill, a remplacé le Pnyx et le Forum »
. Une même opinion publique couvre les plus larges aires et ainsi, par la multiplication des contacts établis entre ses membres, un grand peuple devient, lui aussi, capable de se gouverner lui-même.
On se tromperait donc étrangement si l’on croyait que les grandes proportions des sociétés modernes, par les formes de gouvernement qu’elles leur imposent, doivent les détourner d’adopter les idées égalitaires : plus vraisemblablement au contraire les petites proportions des cités antiques, par les formes de gouvernement qu’elles leur permettaient, les ont détournées de concevoir ces mêmes idées. Nous nous rappelons en effet que le caractère « démocratique » des institutions des cités grecques elles-mêmes ne doit pas nous faire illusion : un esprit tout différent de l’esprit des démocraties modernes les anime. Il manque à leurs idées sociales une maîtresse pièce de l’égalitarisme tel que nous l’avons défini : et c’est le sentiment de la valeur propre à l’individu, le respect du for intérieur, le culte de la liberté personnelle. — Or, l’étroitesse même de leur cercle d’action n’est-elle pas une des raisons pour lesquelles le trait essentiel des républiques d’aujourd’hui fait défaut à la république d’autrefois ?
Benjamin Constant l’a finement noté80 : l’étendue des États diminue l’importance politique qui échoit en partage à chaque individu. Dans les limites exiguës de la cité, « le républicain le plus obscur était une puissance. Il se réjouissait d’exercer, comme portion du corps collectif, une souveraineté directe sur les affaires publiques ; il se consolait d’être esclave, comme soumis au corps collectif, dans tous ses rapports privés »
. Les grandes démocraties modernes n’offrent plus de pareils systèmes de compensation. L’individu, dont l’influence personnelle n’est plus qu’un élément imperceptible de la volonté sociale qui imprime au gouvernement sa direction, se replie en quelque sorte sur lui-même et met au-dessus de tout sa liberté propre. Ainsi, le grand nombre même des individus agglomérés dans les vastes groupements modernes serait une raison pour que chacun d’eux se sentit porté à se poser comme « fin en soi ».
Et sans doute bien d’autres causes concourent à ce résultat. La religion chrétienne, remarque Laboulaye, en émancipant les consciences, propageait le culte du for intérieur, ou encore, comme le note B. Constant lui-même, le développement des entreprises commerciales, en préoccupant chacun de ses affaires personnelles, appelait l’individualisme. L’action des formes sociales est souvent aidée, ainsi, par d’autres forces qui poussent dans le même sens. Elle n’en doit pas moins être comptée à part. Si les observations de B. Constant sur la liberté des anciens comparée à celle des modernes sont justes, le seul accroissement des sociétés, par cela même qu’il rendait difficile à leurs membres l’exercice du gouvernement direct, est bien loin de s’opposer au progrès des idées égalitaires ; il y contribue au contraire, s’il est vrai qu’il aide, indirectement, à la constitution de l’individualisme que ces idées supposent.
D’ailleurs, les formes sociales n’agissent pas seulement ni même principalement sur nos théories politiques par les modes qu’elles imposent à l’action collective, par les formes gouvernementales qu’elles rendent nécessaires : le spectacle particulier que notre société nous représente chaque jour détermine plus directement encore notre idéal. On a dit des aspects de la nature qu’ils sont capables de modifier, dans une certaine mesure, les façons de penser des hommes : le désert serait « monothéiste », les montagnes « conservatrices ». Que dire alors des aspects de la société ? Nous ne contemplons pas seulement ses changements du dehors, nous les ressentons en nous-mêmes, puisque nous sommes nous-mêmes éléments constituants de l’ensemble, à la fois acteurs et spectateurs, Quoi d’étonnant dès lors à ce que ce milieu social dans lequel nous naissons, vivons et nous mouvons, mette son empreinte sur notre état mental ?
À vrai dire, les voies et moyens de cette influence, il est souvent malaisé de les saisir ; mais que tout le monde ait de ses effets une conscience plus ou moins vague, les proverbes courants, les remarques banales, les conseils de la sagesse populaire suffiraient à le prouver. Vous direz, par exemple, de tel enfant ou de tel homme dont on voudrait voir les façons d’être se transformer, qu’il faut l’envoyer au lycée ou le faire voyager. Que prouvent de telles paroles ? Que vous vous rendez compte que des phénomènes proprement sociaux, comme le fait d’être interné, avec des camarades de toute provenance, sous une discipline égale, ou le fait de traverser brusquement des milieux très différents de celui dans lequel on a été élevé, ont par eux-mêmes un certain pouvoir de modifier les idées. — Pourquoi n’admettrions-nous pas, dès lors, que la forme seule des sociétés dans lesquelles nous vivons nous prédispose à accepter l’égalitarisme ?
Il est possible en effet de démontrer que, conformément aux lois suivant lesquelles se forment nos idées, l’accroissement de la quantité sociale est fait pour habituer notre esprit au respect de la personne humaine.
C’est ainsi, d’abord, que l’extension des cercles qui nous réunissent doit nous aider à embrasser l’idée qu’il existe une humanité dont tous, quelle que soit notre origine, notre couleur, notre situation, nous sommes également les représentants. L’idée de l’humanité n’est-elle pas elle-même, en effet, une extension de l’idée de la famille et de la cité ? N’est-il pas vraisemblable, dès lors, que l’élargissement réel des formes sociales favorise cet élargissement idéal des concepts sociaux ? Penser l’humanité, c’est se représenter plus ou moins vaguement un nombre d’hommes considérable, et susceptible de s’accroître indéfiniment. Si donc, de par la constitution de notre société, nous avons à chaque instant affaire à un nombre très grand, pratiquement indéfini, de « semblables », cette sorte de représentation ne nous sera-t-elle pas plus aisée que si nous n’avions affaire qu’à un nombre petit et limité de « concitoyens » ? L’accroissement numérique des hommes avec lesquels nous entrons en rapports donne à notre pensée une sorte d’élan, qui la porte à concevoir un nombre d’hommes indéfiniment accru. En ce sens l’idée d’humanité est assurément plus naturelle à l’esprit du citoyen moderne qu’à l’esprit du citoyen antique.
Et sans doute, — encore que l’exiguïté des cités grecques ait laissé plus d’une empreinte sur la morale même de leurs philosophes, — l’effort d’une pensée personnelle, devançant les temps, est capable de franchir les bornes des milieux sociaux les plus étroits ; mais pour que l’idée conçue, de personnelle, devienne collective et descende dans les masses, n’importe-t-il pas que les transformations de ces mêmes milieux lui préparent les voies ? C’est en ce sens que l’extension de l’Empire aidait l’opinion romaine à penser l’humanité. Rome était portée à dire : « l’univers c’est moi81 »
. L’union de la ville et du monde, Urbis et Orbis, tel était le phénomène singulier qui conviait l’humanité à prendre, par Rome, une première conscience d’elle-même. Estime-t-on trop haut, les mille actions incessantes des formes sociales si l’on conclut que cette « universalité », propre à l’empire romain, en faisait un terrain tout préparé pour la floraison des doctrines stoïcienne et chrétienne, et désignait à jamais Rome comme le siège consacré des idées « catholiques ? »
Mais s’il est vrai que l’extension des sociétés favorise la conception des droits de l’humanité ; il n’est pas étonnant qu’elle favorise du même coup la conception des droits de l’individualité : l’institution de ce groupement nouveau, le plus large de tous, qui est le « genre humain » enlève aux groupements antérieurs et plus étroits, dans lesquels les personnes risquaient d’être comme absorbées, une part de leur autorité ; comme elle les rend moins exclusifs elle les rend moins oppressifs. Ce n’est pas par hasard que, suivant Denis, la morale antique au temps d’Alexandre devient à la fois universelle et plus personnelle. Ce n’est pas par hasard que, suivant Burckhardt, la « découverte de l’humanité »
coïncide, à la Renaissance, avec la croissance du « sentiment de l’individualité »
. Quand les concepts sociaux s’élargissent ainsi, la moralité tend à se définir, non plus comme la soumission aux besoins d’une collectivité quelconque, mais comme la recherche de la perfection individuelle. L’élargissement des mœnia mundi conduit les hommes au respect du for intérieur : les fins dernières deviennent les fins intimes. Le même accroissement de la quantité sociale qui érige, au-dessus de tous les classements partiels, l’humanité, dresse, au milieu de tous les classements partiels, l’individu.
Il est possible d’aller plus loin et de montrer comment cet accroissement tend à détruire, de lui-même, tout qui empêche les esprits de se plier aisément aux prescriptions égalitaires. N’est-ce pas les violer en effet que de préjuger les différentes valeurs des individus que nous avons à comparer ? Or le grand nombre des individus que nous avons à comparer est justement fait pour nous empêcher de préjuger leurs valeurs.
Il a pour premier résultat de nous rendre difficile la connaissance particulière de chacun d’eux. Au lieu d’être des associations de familiers, les grandes sociétés modernes sont en un sens des associations d’étrangers, pour la plupart inconnus les uns aux autres82. Circonstance importante : quand nous connaissons les tenants et les aboutissants des individus qu’un concours ou un litige nous donne à comparer, nous risquons de pencher a priori d’un côté ou de l’autre. Les « qualités » de toutes sortes avec lesquelles ils se présentent à notre jugement nous empêchent de les mettre aisément sur un pied d’égalité, pour mesurer justement leurs facultés ou équilibrer leurs droits. Nous sont-ils étrangers au contraire ? On peut dire alors qu’ils se présentent vraiment nus devant notre esprit, comme les âmes devant Minos ; nous n’avons aucune raison a priori de préférer l’un à l’autre, nous aurons donc l’esprit plus libre pour proportionner, comme le veut l’égalitarisme, les sanctions qui leur seront distribuées à la valeur des actions qu’il s’agit de comparer. En ce sens le grand nombre même des éléments sociaux nous pousse naturellement à leur réserver, avant qu’ils n’aient fait la preuve de leurs différences, un traitement uniforme. Ce n’est pas par hasard que les « grands magasins » qui ne connaissent guère leurs clients, sont aussi ceux où les clients sont traités en égaux83, c’est-à-dire, où les marchandises leur sont délivrées en quantités strictement proportionnelles à l’argent qu’ils apportent, sans que les prix diffèrent avec les acheteurs.
Par des considérations analogues s’explique l’influence que l’extension des États a pu exercer sur l’isonomie. Suivant Sumner Maine 84, la législation uniforme semble avoir accompagné partout la cessation de la vie locale : la distance même qui sépare le pouvoir souverain de ses nombreux sujets l’oblige à ne pas tenir compte des différences qui pouvaient les séparer. Ainsi, pour les grandes administrations modernes, les administrés ne sont plus réellement que des « unités », ou, comme on dit quelquefois, que des « numéros ». L’accroissement de leur nombre uniformise les hommes. Ce qui ne veut pas dire qu’il nous force à méconnaître, finalement, la différence de leurs actes ; il nous permet au contraire de l’apprécier justement. Il nous met en effet, vis-à-vis des individus que nous avons à comparer, dans la même situation qu’un jury d’examen vis-à-vis de candidats qu’il ne connaît pas encore ; par cela qu’il ne les connaît pas, il est plus à l’aise pour les classer sans préjugé, et proportionner ses notes aux différentes valeurs de leurs œuvres. — Ainsi, parce qu’elle nous empêche de les connaître individuellement, la grande quantité des membres des sociétés nous incline à les traiter également.
Mais considérons cette même quantité sous l’aspect de la densité et non plus seulement sous l’aspect du nombre ; et nous verrons qu’il doit s’en dégager, pour l’esprit des hommes agglomérés, certaines impressions qui diffèrent des précédentes jusqu’à leur paraître contraires, mais qui favorisent aussi, par un autre biais, l’expansion de l’égalitarisme.
On sait l’importance sociale du « prestige ». Pascal l’avait mesurée d’un coup d’œil. C’est le prestige, c’est le cortège d’honneurs dont un haut personnage reste entouré dans notre imagination qui nous empêche de l’assimiler aux autres hommes, et de les tenir, eux et lui, pour des unités comparables. Les causes les plus diverses peuvent contribuer à rehausser, comme les plus diverses à rabaisser la puissance sociale du prestige. — Or, parmi celles qui le déprécient et le démonétisent, ne faut-il pas compter la seule quantité des rapports sociaux ?
Un homme que nous coudoyons journellement, avec lequel nous entretenons des relations les plus fréquentes et les plus variées sera-t-il encore à nos yeux un être quasi-divin ? Qui dit inconnu dit prestigieux. Si, dans une société, une certaine catégorie de gens reste inconnue et comme voilée, le mystère dont elle est entourée pourra lui conserver longtemps le respect des autres classes. Aussi n’est-il pas étonnant que l’on ait si souvent caché les princes aux peuples. La plus sûre garantie du prestige des despotes d’Orient est leur invisibilité. Tout ce qui tend au contraire à nous faire voir de près et comme toucher familièrement les individus réputés supérieurs nous incite à penser que, eux aussi, ils sont des hommes. Les villes, en ce sens, passent à juste raison pour des fabriques d’irrespect. C’est peut-être, remarque Grote
85, parce qu’ils vivaient trop sous les yeux de leurs sujets pour leur commander le respect, que les rois primitifs des communautés confinées dans leurs murs disparaissent bientôt de l’histoire. La cohabitation des bourgeois et des nobles dans les villes d’Italie devait, observe Burckhardt, y favoriser les progrès de l’individualisme86. Il y aurait donc plus qu’une métaphore dans l’expression : supprimer les distances. La suppression des intervalles physiques hâte la suppression des intervalles moraux.
Minor e propinquo reverentia
. « Moins de longues distances, dit Guizot
87, moins d’obscurités mutuelles »
, et par suite moins d’échanges de mépris et de respect. On a donc raison de dire que dans les foyers de la vie moderne où tant d’individus se pressent, « le respect s’en va »
si l’on entend par là que l’habitude de voir tant d’hommes de près contrarie l’habitude de respecter a priori certaines classes. La densité des sociétés fusionne leurs éléments.
Par leur mobilité enfin, les diverses circonstances les plus favorables au succès de l’égalitarisme se trouvent réunies. Le progrès des communications accroît en effet, en même temps que le nombre des individus avec lesquels nous entrons en relations, le nombre des relations que nous soutenons avec chacun d’eux. Il augmente donc la densité des sociétés en même temps que leur volume, et soumet les esprits, du même coup, aux actions diverses qui résultent de ce double accroissement.
N’est-ce pas dans les associations dont les membres se meuvent le plus aisément que nous avons le plus de chances de nous trouver, à chaque instant, en relations étroites avec des gens qui nous étaient, l’instant d’avant, totalement inconnus ? Les habitudes d’esprit que ce perpétuel va-et-vient nous impose ne sont-elles pas de celles qui s’accommodent le mieux avec les exigences égalitaires ? Un grand progrès dans le sens de l’égalitarisme a été réalisé le jour où, à l’idée que les individus ont les mêmes droits parce qu’ils sont du même sang, s’est substituée l’idée qu’ils ont les mêmes droits parce qu’ils habitent une même terre. Un pas plus grand encore est franchi le jour où l’on n’exige plus, pour reconnaître à un individu l’existence juridique, qu’il soit né dans les limites d’un territoire déterminé. Or la mobilité même de ceux avec lesquels nous entretenons des relations réglées ne nous aide-t-elle pas à opérer cette extension du Droit ? Ce mouvement incessant, qui nous présente des hommes à chaque moment nouveaux, brouille les distinctions sociales en même temps que les distinctions locales.
En ce sens, Gambetta avait raison de célébrer les vertus républicaines de la locomotive. Et c’était Thiers qui se trompait en déclarant que deux morceaux de fer mis à côté l’un de l’autre ne changeraient pas grand-chose au monde. Ils sont capables d’y changer beaucoup, puisqu’ils changent les habitudes d’esprit des hommes. Ce n’est sans doute pas d’elle-même, par sa puissance mécanique, que la vapeur favorise la démocratie. Mais, par l’intermédiaire des formes nouvelles qu’elle donne à la vie sociale, elle contribue, à sa façon, à l’évolution des idées modernes. Les inventions scientifiques et leurs applications industrielles aboutissent souvent ainsi, par ce détour, à de profondes transformations morales. L’habitude, que seule notre civilisation nous permet, de vivre au milieu d’un nombre considérable d’individus qui changent, et défilent en quelque sorte devant nous pour se substituer les uns aux autres dans les mêmes places, n’est sans doute pas étrangère à l’assouplissement de nos conceptions juridiques : elle nous prépare à reconnaître des droits au premier « passant » venu, c’est-à-dire à tous les êtres, quels qu’ils soient, qui sont hommes.
Ainsi, sous quelque aspect qu’on la considère, l’augmentation de la quantité sociale semble bien faite pour conduire les esprits, par des voies d’ailleurs nombreuses et différentes, à l’égalitarisme. En nous découvrant ces voies, la déduction psychologique nous autorise à penser qu’il y a, dans le rapport établi tout à l’heure par l’induction historique, autre chose qu’une coïncidence : nous avons le droit de conclure que l’accroissement incessant des sociétés occidentales a contribué à les rendre égalitaires.