(1899) Esthétique de la langue française « Le cliché  »
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(1899) Esthétique de la langue française « Le cliché  »

Le cliché

Il n’y a pas de différence essentielle entre la phrase et le vers ; le vers n’est qu’un mot, comme le mur n’est qu’un bloc . Ni du mur, ni du vers, ni de la phrase on ne peut retirer une pierre ni un mot, que le bloc ne se fende et croule. Sans pousser la règle à l’absolu et sans requérir le secours précaire des comparaisons, on dira plus nettement que la phrase est une suite de mots liés entre eux par un rapport logique. Le mot constate l’existence d’un être, d’un acte, d’une idée ; la phrase constate les relations multiples, directes ou inverses, des idées, des êtres, des actes. Ces relations peuvent être fugitives, uniques, rares ; elles peuvent être permanentes ou, malgré leur diversité, considérées selon leur état le plus fréquent, le plus visible, le plus connu : une phrase faite une fois pour toutes exprime parfaitement ces rapports vulgaires au retour rythmique ou périodique. Par allusion à une opération de fonderie élémentaire usitée dans les imprimeries, on a donné à ces phrases, à ces blocs infrangibles et utilisables à l’infini, le nom de clichés . Certains pensent avec des phrases toutes faites et en usent exactement comme un écrivain original use des mots tout faits du dictionnaire.

Il faut ici différencier le cliché d’avec le lieu commun. Au sens, du moins, où j’emploierai le mot, cliché représente la matérialité même de la phrase ; lieu commun, plutôt la banalité de l’idée . Le type du cliché, c’est le proverbe, immuable et raide ; le lieu commun prend autant de formes qu’il y a de combinaisons possibles dans une langue pour énoncer une sottise ou une incontestable vérité.

Des hommes peuvent parler une journée entière, et toute leur vie, sans proférer une phrase qui n’ait pas été dite. On a écrit des tomes compacts où pas une ligne ne se lit pour la première fois. Cette faculté singulière de penser par clichés est quelquefois développée à un degré prodigieux et sans doute pathologique . Peut-être que des réflexions sur ces phénomènes seront utiles à ceux qui observent curieusement le mécanisme de la pensée humaine.

Il y a, de jadis, un opuscule grotesque, maintes fois réimprimé et encore colporté ; c’est un Sermon en proverbes ordonné pour satiriser soit les gens qui évoquent trop, par la sagesse des nations, leur propre niaiserie, soit les prédicateurs qui répétaient toujours les mêmes exhortations vaines comme le vent qui égrène l’herbe des cimetières ; le pauvre auteur enfile donc avec un certain soin les proverbes les plus connus, jusqu’à faire quatre pages dont le sens est fort bien suivi et que l’on comprend, pourvu qu’on ne soit pas devenu hébété dès la première : « Prenez garde, n’éveillez pas le chat qui dort ; l’occasion fait le larron, mais les battus paieront l’amende ; fin contre fin ne vaut rien pour doublure ; ce qui est doux à la bouche est amer au cœur, et à la chandeleur sont les grandes douleurs. Vous êtes aises comme des rats en paille ; vous avez le dos au feu et le ventre à table ; on vous prêche et vous n’écoutez pas ; je le crois bien, ventre affamé n’a point d’oreilles ; mais aussi rira bien qui rira le dernier. Tout passe, tout casse, tout lasse : ce qui vient de la flûte retourne au tambour, et on se trouve le cul entre deux selles ; on veut recourir aux branches, mais alors il n’est plus temps, l’arbre est abattu ; c’est de la moutarde après dîné ; il est trop tard de fermer l’écurie quand les chevaux sont dehors. » Tel livre d’hier n’est pas rédigé selon un système différent, si l’on admet que l’écriture par clichés puisse être un acte raisonnable et volontaire. Dans le discours du colporteur boiteux, on trouve encore quelques traces du vieux burlesque ; dans certains tomes modernes offerts aux loisirs démocratiques, on ne découvrira rien qui émerge au-dessus de la platitude. C’est le vide rigoureux des légendes interplanétaires, le nihil in tenebris de l’imagination scolastique.

Que l’on se figure donc un atelier typographique où les casses, organismes géants, contiennent non pas des lettres, non pas des mots entiers, comme on l’a expérimenté, mais des phrases ; cela sera l’image de certains cerveaux : « A…, destiné à la noble carrière des armes, recevait une éducation virile, et se préparait à porter dignement le nom de son père. — B…, toujours traité en enfant gâté, dont la volonté et les caprices sont des ordres, ne quittait guère le foyer paternel, où il prenait des habitudes d’oisiveté et de paresse. — N’ayant eu pour le soutenir ni l’affection, ni les conseils de sa mère ; mal surveillé, mal dirigé par un père trop faible qui, toujours en admiration devant son fils, lui passait tous ses caprices, excusait toutes ses fantaisies, à dix-huit ans B… était sceptique et frondeur, ne croyant ni à Dieu ni à diable. — Il était homme à ne reculer devant rien, à n’être arrêté par aucun scrupule. — Aveuglé par son amour paternel, C… ne suivit pas les progrès incessants du mal, cette gangrène morale qui s’empare du cerveau d’abord pour descendre ensuite au cœur. — Il faut que jeunesse se passe. » Voilà le genre. J’en ai pris l’exemple dans un vieux journal et j’estime que, de telles phrases ayant, sous leurs diverses variantes syntaxiques, été imprimées, depuis quarante ans, des centaines de fois, il est à peu près impossible de découvrir le feuilleton où je les ai copiées. Mais cela n’importe pas, puisque précisément elles ont été choisies pour donner l’impression d’un cerveau anonyme et du parfait servilisme intellectuel. Ce cerveau anonyme est pourtant doué de deux ou trois qualités ou affections particulières : d’une mémoire spéciale, très étendue ; d’une faculté abstractive qui semble en corrélation avec une cécité cérébrale presque absolue.

La mémoire est un phénomène très complexe et tout mécanique. Il s’emmagasine dans notre cerveau une multitude de petits « négatifs » qui, à l’occasion, se reproduisent instantanément en exemplaires plus ou moins nets. Un cerveau conserve plus volontiers tels de ces négatifs ; il y a par exemple la mémoire visuelle et la mémoire verbale  ; elles peuvent coïncider, elles peuvent s’exclure. Littérairement, ces deux mémoires réunies sont la condition d’un talent original  ; isolée, la première est représentative de ces hommes qui ont vu, senti, pensé et qui ne peuvent cependant se traduire clairement ; la seconde répond à ce qu’on appelle vulgairement la « mémoire » en style pédagogique ; elle ne peut produire qu’un talent purement oratoire ou abstrait, nécessairement limité, superficiel et sans vie . Cette seconde mémoire semble pouvoir se subdiviser, quand il s’agit du style ou de l’écriture218 en mémoire des mots et mémoires des groupes de mots, locutions, proverbes, clichés. Il y a des aphasiques qui n’ont perdu que la mémoire du mot et qui peuvent désigner la chose par une périphrase ; on retrouverait les traces d’une telle maladie dans certains écrits vulgaires, et avec cette aggravation qu’alors la périphrase n’a souvent aucun sens, ne correspond qu’à une intention et ne pourrait être remplacée par un mot. Ainsi dans une des phrases citées, le passage : « … cette gangrène morale qui s’empare du cerveau d’abord pour descendre ensuite au cœur ». Cela est peut-être d’un degré au-dessous de l’aphasique qui, pour « couteau », dit « ce qui sert à couper » ; c’est un bruit, mais à peine labial, le soufflement de l’asthmatique.

Cependant, il s’agit de mémoire, et d’une mémoire étendue et sûre, quoique bornée d’un côté. Les amnésiques du verbe oublient d’abord ce qu’il y a de plus particulier dans le langage, les noms propres, les substantifs, les adjectifs ; les parties du langage qui ont la vie la plus dure sont les phrases toutes faites, les locutions usuelles. Des malades, incapables d’articuler un mot, retrouvent leur langue pour expectorer des « clichés » ! La sorte de style qui nous occupe serait donc une des formes de l’amnésie verbale élevée à la puissance littéraire. On suppose que dans la formation des langues l’ordre d’apparition des mots a été inverse de l’ordre de disparition constaté dans certaines maladies, les mots précis ayant été trouvés ou fixés les derniers, quand les esprits ont été capables d’idées nettes bien délimitées, tandis que les mots abstraits, appris d’abord, tels grands mots de la religion, de la philosophie, de la politique, restent dans les lobes, et témoignent jusqu’à la dernière heure de la puérilité d’une intelligence. Ce mécanisme explique les conversions tardives, le goût des vieillards pour les formules morales, ainsi que la psychologie des fanatiques qui n’ont jamais pu atteindre le mot net correspondant à un fait nu ; l’emploi du cliché, en particulier, accuse une indécision qui est un signe certain d’inattention et de déchéance. Mais certaines mémoires même tronquées peuvent, selon l’expression de M. Ribot, s’exalter dans leur portion saine : et ceci fait comprendre l’état de l’homme qui ne pense que par clichés ; il y a là un phénomène très curieux d’exaltation de la mémoire partielle. Pour l’expliquer, il n’est besoin que de la théorie de l’association  ; un proverbe en amène un autre ; un cliché traîne après lui toutes ses conséquences et toutes ses guenilles verbales. C’est un long cortège dont le défilé surprend, même après qu’on en a compris le mécanisme.

Voici. Un homme est doué à un bon degré de la mémoire visuelle et de la mémoire verbale simple ; s’il décrit un paysage, même imaginaire, même fantastique, même irréel, c’est qu’il le voit. Le schéma de ses gestes serait alors identique chez lui et chez le dessinateur qui alternativement lève la tête et crayonne. Pour réaliser sa description il n’a besoin que des mots et de l’usage familier de la langue ; la construction de sa phrase est déterminée par sa vision ; il ne pourrait employer des clichés que si ces clichés concordaient parfaitement avec la vision mentale qu’il évoque intérieurement. Les clichés ne concorderaient que si la vision était exactement celle qui a déterminé la première fois le choix des mots particuliers, ensuite répétés et arrivés à l’état de cliché. Cela est impossible, du moment qu’on suppose que l’écrivain est sincère et qu’il est doué, comme cela fut d’abord convenu, des deux mémoires, visuelle et verbale.

Dans l’autre cas, au contraire, le paysage écrit n’est pas une description, mais une construction de logique élémentaire ; les mots échouent à prendre des postures nouvelles, qu’aucune réalité intérieure ne détermine ; ils se présentent nécessairement dans l’ordre familier où la mémoire les a reçus : ainsi depuis cinq siècles les poètes français inférieurs chantent, avec les mêmes phrases nulles, le printemps virgilien.

Tous les écrivains dénués de la mémoire visuelle n’ont pas nécessairement une excellente mémoire des signes, ou plutôt des groupes de signes. Dans leur cerveau inactif, les associations de clichés se font difficilement. Pour ces amputés de tous les membres on rédigea des dictionnaires. L’un, le plus beau, a pour titre le Génie de la langue française 219 ; on y trouve la plupart des mots du vocabulaire et, à leur suite, la série des phrases toutes faites et comme cristallisées autour de l’idée qu’ils représentent . On ouvre et l’on voit aussitôt : « l’abeille diligente butiner sur les fleurs — voltiger de fleur en fleur — errer dans la plaine fleurie — ravir le miel que renferme la fleur — dormir sur le sein d’une rose — charger son vol léger du suc des fleurs — piller le thym et le serpolet — se rouler dans le calice des fleurs », et cela, comme le dit si bien l’auteur ingénu, « selon toutes les délicatesses de l’élocution la plus recherchée ». Si l’on franchit quinze cents colonnes, voici « les bras — la coupe — les pièges — le siège — le trône de la volupté ; voici des yeux noirs comme du jais — des yeux à demi-voilés par de longues paupières — des yeux dont on arrache le bandeau fatal — des yeux qui se détachent — des yeux qui se repaissent — des yeux qui se fondent en pleurs — des yeux qui lancent des éclairs », et plusieurs de ces images furent belles, mais elles ne le sont plus, puisqu’elles ne sont pas nouvelles.

Ce dictionnaire ne semble pas avoir été goûté ; il contient trop d’expressions qui n’ont été dites qu’une fois ; le cliché ne s’y rencontre pas du premier coup et il faut aller chercher parmi un taillis épineux d’expressions déconcertantes, puisque le souvenir ne les reconnaît pas. L’homme qui écrit par clichés est difficile à tromper ; à défaut de mémoire, il a de l’instinct et on ne le ferait pas coucher avec une phrase qui ne se serait pas prostituée à plusieurs générations de grimauds.

Un recueil du même genre fut publié au siècle dernier, mais la littérature était modeste alors ; l’on se contentait d’un dictionnaire d’épithètes220, livre misérable et qui n’a d’intérêt que comme représentant psychologique d’une basse époque. Non que le révérend père fût prude ou timoré ; il note les épithètes de Voltaire et des poètes galants et la grossièreté même ne le rebuta pas, mais c’est précisément parce qu’il est bien de son temps qu’il est épouvantable. Son livre est glacial ; ses clichés sont des grêlons tombant sur un toit de plomb. En reprenant les mots abeille, volupté et yeux, on trouve dans le catalogue du prieur des Célestins : Abeille : badine — bourdonnante — diligente — importune — imprudente (Voltaire) — industrieuse — laborieuse — ménagère — mouchetée — ouvrière — piquante — prévoyante — vagabonde ; Volupté : douce — efféminée, — enfantine — étudiée — fine (Voltaire) — folâtre — grossière — lâche — obscène — prodigue — profane — pure — riante — sévère — subtile — sucrée ; Yeux : abusés — assassins — attendris — bandés — bouchés — chassieux — cruels — délicats — ébaubis — éblouissants — éloquents — ennemis — éplorés — fistuleux — fondus — gémissants — homicides — hypocrites — impudiques — langoureux — noyés — pochés, etc.

Il y a là un moment triste. On voit la poésie malade poussée dans une petite voiture par un vieux Célestin jovial et méticuleux qui la mène à l’hôpital. Le vers français se fait par le procédé que les régents enseignent avec fruit pour le vers latin ; on a des principes ; on sait que « les épithètes sont destinées à rendre le discours plus énergique » et « qu’elles produisent un ornement sensible dans le style, pourvu qu’elles soient bien ménagées et qu’on en use avec discrétion, sans émousser le goût en les multipliant trop ». La discipline du collège a incliné les esprits à ne considérer que les idées les plus générales ; l’abstrait domine la vie. L’abeille plane immobile dans l’espace, sans relations avec les choses que selon le caprice du rhétoricien ; on use de l’abeille, non comme d’un être, mais comme d’unn signe, qu’une ficelle incline. La poésie du dix-huitième siècle et, malgré Buffon, sa prose donnent l’impression d’une littérature d’aveugles ; non seulement la mémoire visuelle semble partout abolie, mais on dirait que même la vision oculaire est un sens rare ou encore en enfance. Il est difficile de voir ; c’est une faculté animale et c’est un don humain. Des hommes voient avec génie : rien de ce qui a passé sous leurs yeux ne leur est impossible à évoquer. Victor Hugo était un de ces voyants . Chaque fois qu’il levait les yeux, un monde nouveau entrait en lui et n’en sortait plus qu’au jour des incantations imaginaires. La poésie, en somme, et l’art, quel qu’il soit, a pour outil premier l’oeil. Sans l’oeil, il n’y a que des raisonneurs.

L’éducation, telle qu’elle est pratiquée depuis trois siècles sans modifications sérieuses, développe particulièrement le goût de la phrase toute faite ; et il importe peu qu’elle soit latine ou seulement française, puisque les auteurs français dont on « orne la mémoire » des enfants sont des succédanés des auteurs latins et leurs meilleurs traducteurs. Dans l’un ou l’autre ordre, le principe est de cultiver la mémoire verbale aux dépens de la mémoire visuelle. On n’enseigne pas à regarder, mais à écouter ; il semble que les enfants ne devraient avoir des yeux que pour lire, des yeux postiches qu’ils remettraient dans leur poche, la leçon sue, comme le professeur, ses lunettes. L’oreille est la baie favorite ; le Saint-Esprit entre toujours par l’oreille ; mais sous la forme de mots et de phrases qui s’inscrivent au cerveau tels qu’ils sont prononcés, tels qu’ils ont été entendus ; et ils en ressortiront un jour, identiques en sonorité et peut-être nuls en signification. Ce qui entre par l’oeil, au contraire, ne peut sortir par les lèvres qu’après un travail original de transposition ; raconter ce qu’on a vu, c’est analyser une image, opération complexe et laborieuse ; dire ce que l’on a entendu, c’est répéter des sons, peut-être comme un mur.

Cependant pour certains cerveaux, toute lecture, tout discours se transforme en images ; le souvenir sonore de la phrase n’est pas conservé. C’est l’opération inverse de la réduction de l’image visuelle en paroles. Michelet ou Flaubert ont puisé en des écritures antérieures des visions aussi intenses que celles qu’auraient pu leur donner le spectacle même des moeurs et des tragédies de jadis. De tels esprits sont assez souvent inaptes à traduire exactement une langue en une autre ; ils perçoivent une image et la transposent par des phrases, au lieu de calquer directement la phrase sur la phrase : ils le sont plus souvent encore à répéter textuellement des mots ; la mémoire littérale accompagne rarement la mémoire visuelle.

La mémoire visuelle rend les hommes indociles ; la mémoire littérale dispose à la passivité. Il est donc tout naturel que ce soit cette faculté que les écolâtres aient le plus volontiers labourée avec la charrue de leur méthode. Le latin fut un des meilleurs socs de rechange de cette charrue traditionnelle ; il a creusé un bon sillon dans les cerveaux et préparé une moisson baroque : la citation. La citation est latine, essentiellement. Elle est, comme dit le prieur des Célestins, un ornement et une béquille ; elle pare le discours et elle le renforce. Elle est la moisissure des styles rances et l’argument des raisonnements illogiques. Quels clichés plus vénérables que les centons de Virgile et d’Horace, et quels coins plus faciles à enfoncer ! Leur sens douteux ou vain permet de les insérer partout où il y a un trou. Sait-on ce que veut dire le Sunt lacrymæ rerum  ? A peine. « Expression tirée de l’Énéide, affirme un guide-âne populaire, et qui sert à faire entendre que la vue d’une grande infortune excite la pitié : les choses elles-mêmes arrachent des larmes. » Et la banalité de cette pensée, en effet, incite à pleurer. Alors on se demande par quel miracle ces trois mots, enlevés comme trois brins de fil à la robe admirable d’un poème, ont pu se conserver pendant des siècles dans le musée de la mémoire ? C’est sans doute que leur obscurité fait leur grâce et leur force  ; ils disent ce que l’écrivain ne sait pas dire, quoi qu’il sente ; ils font croire à celui qui en est ému que celui qui les profère abrège par un signe connu la longue litanie de ses émotions, tandis que celui qui les écrit revêt placidement son impuissance d’une forme dont il connaît, pour l’avoir éprouvée, la vertu communicative et tyrannique. Le guide-âne allégué encadre volontiers dans un exemple d’écriture chacune des fleurs dont il est l’herbier ; il y en a de délicieux : Dulces reminiscitur Argos (Il revoit en souvenir sa chère Argos). Expression dont Virgile se sert pour rendre plus touchante la douleur d’un jeune guerrier qui meurt loin de sa patrie. Nous vîmes au Jardin des plantes une jeune girafe dont l’air mélancolique rappelait le dulces reminiscitur Argos. »

Quelles sont les sources des clichés ? Naturellement les œuvres qui ont eu un succès durable et dont l’influence s’est étendue sur plusieurs générations, sinon sur plusieurs siècles. L’histoire du cliché serait l’histoire même des littératures dans leurs rapports avec la mode. Comme il y a toujours eu des écrivains privés de la mémoire visuelle, et que la mémoire verbale est un des signes les plus apparents de la vocation littéraire, l’usage des phrases toutes faites se retrouve à toutes les époques ; tout auteur célèbre traîne après lui un cortège équivoque qui répète ses mots et ses gestes. Le zèle de ces imitateurs est redoutable, non pour la réputation, sans doute, mais pour le charme futur des chefs-d’œuvre. Ils avilissent promptement, en les insérant dans leurs pages, les plus belles images des livres dont le succès les grise et les surexcite ; de ces panneaux vulgaires, les tableaux déjà troués et décolorés passent dans les loges, se font vignettes pour orner les lettres, sornettes pour égayer les conversations. L’imitation est la souillure inévitable et terrible qui guette les livres trop heureux : ce qui était original et frais semble une collection ridicule d’oiseaux empaillés ; les images nouvelles sont devenues des clichés. Il faut très longtemps pour que L’oeuvre ainsi tuée par une sorte d’envoûtement renaisse à la vie littéraire ; il faut que toute la littérature intermédiaire et imitatrice disparaisse dans l’oubli ; alors l’œuvre primitive, lavée et réhabilitée, s’offre à nouveau dans sa grâce première. Des livres ne virent ou ne verront jamais cette heure-là : Télémaque, l’œuvre la plus imitée, phrase à phrase, de toutes les littératures, est pour cela même, définitivement illisible. C’est dommage, peut-être, et c’est injuste, mais comment goûter encore « les gazons fleuris — ces beaux lieux — qu’elle arrosait de ses larmes — un silence modeste — une simplicité rustique — les doux zéphirs — une délicieuse fraîcheur — le doux murmure des fontaines » ? Voici la fameuse grotte tapissée de vigne, de cette vigne devenue vierge au cours des années ; voici les mille fleurs naissantes qui émaillent toujours les vertes prairies ; voici le doux nectar, la vie lâche et efféminée, la jeunesse présomptueuse ; voici « le serpent sous les fleurs ». Oui, latet anguis in herba : tout cela en somme est traduit du latin. Sans doute, mais Télémaque eut cependant une grâce qu’il eût conservée si les imitateurs avaient été moins empressés à effacer sous leurs grossières caresses le velouté du fruit.

Ici, il y a une objection qui se dresse grave et ironique. N’est-il pas possible, au contraire, que le zèle des imitateurs ait été à la fois l’ensevelisseur et l’embaumeur de Télémaque et de toutes les œuvres dont le sort fut pareil ? Cela est très possible. C’est parce que les images de Télémaque sont devenues des clichés que nous ne pouvons plus les aimer ; mais si elles étaient restées en leur état original, nous ne les comprendrions peut-être plus et nous n’aurions même pas l’idée d’entr’ouvrir le livre pour nous réjouir à des visions énigmatiques. Ainsi les œuvres de littérature, toutes condamnées à la mort, périraient, les unes étouffées par l’oubli, les autres étouffées par l’admiration. L’oubli serait préférable si l’admiration ne laissait du moins surnager, après le naufrage, deux mots : le nom de l’auteur ; le titre du livre. Les privilégiés de la gloire sont peut-être les écrivains dont les œuvres se transmettent de ferveur en ferveur comme le secret d’Isis ; le peuple de la littérature n’est point tenté pour elles d’un amour irrespectueux, et une élite de fidèles, où il y a des prêtres, récite, en guise de prières, les pages adorées du livre défendu à la foule. Il semble que Verlaine, Villiers, Hello, Mallarmé soient destinés à cette gloire qui n’est limitée qu’en étendue et qui est celle de Villon, de Théophile, de Tristan, de Beckford, de Vigny, de Baudelaire. Seuls, les Shakespeare, plus faciles à compter, résistent à la prostitution du génie, parce que, redevenus pareils à la nature qu’ils représentent, ils offrent aux hommes moins une source d’imitation qu’une source d’art, un monde nouveau et second où l’on peut puiser sans honte et sans peur, éternellement.

Parfois les écrivains illustres, après des années ou des siècles, se délivrent de la meute des imitateurs parasites ; c’est l’interrègne, puis la résurrection de la gloire et d’une influence désormais restreinte, mais profonde. Racine, obscurci par des générations de copistes, a resplendi de nouveau. Chateaubriand renaîtra bientôt de son bûcher, à moins que de fougueux zélateurs ne ridiculisent encore, pour un demi-siècle, une œuvre qui fut éblouissante.

On ne s’occupe pas assez des mauvais écrivains ; je veux dire qu’on les devrait châtier d’une main plus ferme. Certains devraient se donner cette fonction d’annuler, par une critique impitoyable, le travail des imitateurs, grattage et lavage. L’effort, même d’un pauvre d’esprit, à dire ingénuement son âme inachevée, est touchant comme la lutte d’un brin d’herbe contre une pierre ; la pierre est parfois vaincue. Le labeur trop persévérant des truqueurs doit être détruit, comme une toile d’araignée, jusqu’à ce que la vilaine bête soit morte dans son trou. A moins qu’on ne se borne (c’est la méthode scientifique) à observer les mœurs littéraires avec le désintéressement de Swammerdam ou de Réaumur  ; à constater les dégâts que font les hommes dans l’idée de beauté et dans toutes les idées générales, comme l’entomologiste suit curieusement la trace d’une invasion de chenilles vertes sur les fleurs de son jardin. Cette méthode est difficile à concilier avec la sensibilité esthétique, et nul, qui aime l’art, ne peut répondre qu’il n’en déviera jamais, l’ayant adoptée : on en laisse le choix aux volontés, selon leurs tendances.

Un style original est le signe infaillible du talent, puisque, en art, tout ce qui n’est pas nouveau est négligeable. Hors de l’art, c’est-à-dire dans les œuvres qui n’ont plus pour but la transposition de la vie en écritures, en formes, en sonorités ; dans les œuvres abstraites ou dans celles où l’auteur doit s’astreindre à l’exactitude historique221, le style se passe de cette nouveauté sans laquelle un poème, par exemple, est inexcusable : un poème, un roman ou toute fiction, car en littérature il n’y a que des poèmes. Riche d’images, le style tend à l’obscurité ; une image nouvelle, étant la représentation presque directe d’un fragment de vie, est beaucoup moins péremptoire que le cliché, lequel est, si l’on ose dire, une image abstraite. Schopenhauer, Taine et Nietzsche ont fait de la métaphysique ou de la psychologie en un style plein d’images expressément créées par eux pour expliquer leurs visions ; tous les trois furent de grands visionnaires devant lesquels l’Abstraction elle-même, comme au regard d’un démiurge, se mettait à vivre et à remuer sous ses longs voiles gelés par les hivers philosophiques. C’est la mentalité de Platon et, poussée au génie, la méthode d’Hermas, de Jean de Meung et de Palafox . Mais Kant, avant sa triste conversion, a proféré des choses éternelles, et peut-être la seule vérité, avec les phrases toutes faites, pâles froides, de la vieille scolastique.

On a dit qu’il y a des écrivains dont le style, entièrement purgé d’images, n’est qu’une suite de propositions grammaticales demeurées à l’état d’armatures ou de lignes ; c’est une illusion. Presque tous les mots, même isolés, sont des métaphores  : tout groupe de mots détermine nécessairement une image : elle est neuve et concrète, si les mots n’ont pas encore été groupés selon ces rapports ; elle est abstraite ou parvenue à l’état de cliché, si ce groupement des mots a lieu selon des rapports usuels ou connus. Ni le style de Stendhal, ni celui de Mérimée, ni le style même du Code ne sont exempts d’images ; seulement ces images sont tellement usées, elles ont si longtemps roulé dans les vagues de la parole que voilà des galets unis et ronds où il semble que nul regard mental ne puisse découvrir les linéaments du paysage ancien. « Tout condamné à mort, dit le Code, aura la tête tranchée » ; cela est net, sec et froid ; cela ne laisse à l’entendement aucune alternative ; ce n’est plus une image, c’est une idée, mais une idée qui, à peine comprise, redevient l’image que les mots, sans le savoir, ont tracée avec du sang. Le style le plus décharné est parfois vivant ; une goutte d’eau ressuscite le rotifère desséché  ; une lueur d’imagination restitue aux mots glacés leur valeur émotionnelle.

Il y a donc deux classes de clichés, ceux qui représentent des images dont l’évolution, entièrement achevée, les a menés à l’abstraction pure ; et ceux dont la marche vers l’état abstrait s’est arrêtée à moitié chemin, — parce qu’ils n’avaient reçu à l’origine qu’un organisme inférieur et une forme médiocre, parce qu’ils manquaient d’énergie et de beauté. C’est pour ceux-là qu’il faudrait réserver le mot « cliché » ; les autres seraient mieux nommés « images abstraites ».

Sans images abstraites, la littérature, identique à la vie, serait, comme la vie, incompréhensible ; elles représentent les points lumineux d’un poème, d’un paysage ou d’une figure . Le style de Mallarmé doit précisément son obscurité, parfois réelle, à l’absence quasi totale de clichés, de ces petites phrases ou locutions ou mots accouplés que tout le monde comprend dans un sens abstrait, c’est-à-dire unique. Les abstractions sont bien vraiment les lumières du style. Mais que de génie pour les disposer, ces lumières que tous les jeux reconnaissent, guider les esprits vers une seule maison, étoiles ! Car c’est la nuit, ou bien ce clair de lune éternel mélancolique d’avoir touché tant de fronts polis par la sottise — per amica silentia lunæ !

Peut-être y a-t-il aussi des images inusables, des clichés en diamant, des phrases toutes faites depuis sans doute le commencement du monde et encore belles et jeunes. Trois ou quatre émotions particulièrement chères à l’homme se peuvent dire avec les mots les plus simples, les plus frustes, avec des locutions qui, proférées une fois, sont devenues définitives et comme pareilles à ces roses fées qu’on n’effeuillait pas sans punition.

En somme, puisqu’il s’agit de littérature, il y a des images qui sont belles ; il y en a qui sont laides ; il y en a de délicates et de vulgaires ; il en a que leur nouveauté ne sauve pas d’être ridicules ; il y en a d’immortellement jolies. Il y en a peu. Ensuite, de même que certaines fleurs qui se veulent seules pour briller, elles pâlissent et se rident, dès qu’elles sont deux ou trois — dissemblables des Grâces. Il faut les aimer et les craindre : on peut toujours les sous-entendre ; elles sont le filigrane du papier où l’on écrit, quand on sait écrire.

On a enseigné l’art d’écrire222. On l’enseigne encore, mais avec une foi plus faible. L’art d’écrire est nécessairement l’art d’écrire mal ; c’est l’art de combiner, selon un dessin préconçu, les clichés, cubes d’un jeu de patience. Le cube a six faces. Jetez les dés. Le nombre des combinaisons possibles (il y a peut-être cent mille clichés dans Goyer-Linguet) touche à l’infini dans l’absolu ; elles sont toutes mauvaises, et le jeu est dangereux qui habitue l’esprit à recevoir, sans travail et sans lutte, la becquée. Peu à peu, et nécessairement, une idée, une sensation, telle émotion vitale ou intellectuelle, se trouve associée à l’expression toute faite dont la lecture évoqua jadis dans le cerveau cette même idée, cette même sensation, cette même émotion. Il faut une grande force de réaction personnelle, une grande énergie cellulaire pour résister à la douce facilité d’ouvrir la main sous le fruit qui tombe : il est si agréable et si naturel à l’homme de se nourrir du jardin qu’il n’a bêché, ni semé, ni planté. Les écrivains enclins à cette paresse, et ce ne sont pas toujours ceux de la moindre intelligence, doivent prendre soin de n’employer au moins que des clichés arrivés enfin à l’état abstrait, dont les images usées n’ont plus aucune signification visuelle : cela pourra donner à leurs œuvres un air de froideur extrême ; cela les sauvera du ridicule.

Les clichés définitifs, en effet, avant de mourir dans l’abstraction, passent par la phase du ridicule. Il en est de même des mots, et cette rencontre est un argument de plus pour démontrer que les clichés sont de véritables mots à sens complexe. Arsène Darmesteter a noté la situation humble où l’ironie a réduit des mots jadis nobles, tels que « déconfit — occire — preux — sire — castel ». Ce malheur échoit principalement aux mots « poétiques », à ces mots dont abusent les mauvais vers et que telle rime annonce avec une redoutable certitude. Cela se représente à toutes les époques de la langue française et de toutes les langues, mais en atteignant surtout les mots d’origine étrangère. Ainsi : « rosse — lippe — reître — hâbleur — duègne — matamore — donzelle — bizarre » ont en allemand, en espagnol, en italien un sens fort honnête223. Passé en anglais, le mot « beau » prit le sens de « fat », et, passé en français, le mot « dandy (élégant) » se trouva très vite chargé d’une acception ironique. L’étude des clichés donnerait d’analogues résultats, mais plus curieux encore et bien plus concluants, parce que les exemples seraient innombrables de ces images jadis charmantes et qui ont aujourd’hui le ridicule des vieux visages fardés. Pour en cueillir aussitôt plusieurs paniers, il suffit d’ouvrir encore une fois Télémaque, ce témoin précieux d’un moment de la langue française : « les pavots du sommeil — une joie innocente — à la sueur de leur front — secouer le joug de la tyrannie — fouler aux pieds les idoles — l’espérance renaît dans son cœur », sont des expressions qui exigent le sourire et qui ne peuvent plus se proférer qu’avec ironie, mais elles furent jeunes, éloquentes et sérieuses.

Les professions qui comportent l’usage constant de la parole ou de l’écriture sont des conservatoires tenaces de clichés. On sait le rôle politique de la Sphère, de l’Hydre, du Spectre. Les sphères sont nombreuses et leur nombre augmente à mesure que, dans les médiocres foules parlementaires, s’accroît, par défaut d’intelligence, le besoin de l’imitation. Nous avons « la sphère d’influence — la sphère diplomatique — les sphères politiques — une sphère plus étendue — la sphère intellectuelle — la sphère morale — la sphère d’activité — une sphère plus élevée — la sphère des idées — la sphère des progrès démocratiques — la sphère des intérêts matériels, etc. », toutes locutions où « sphère » n’évoque plus aucune image, sinon en certains esprits irrespectueux ; non seulement le mot est arrivé au dernier période de l’abstraction, mais il semble même, la plupart du temps, n’avoir qu’une valeur de redondance oratoire, ne correspondre à rien. Il en est de même des hydres et des spectres, deux mots tellement dénués de valeur visuelle qu’ils sont presque toujours interchangeables dans les locutions chères au parlementarisme. Cependant on rencontre le plus souvent : « le spectre clérical — le spectre de 93 — le spectre du moyen âge — le spectre du passé — le spectre du despotisme — l’hydre des révolutions — l’hydre de l’anarchie » ; en 1848, on invitait le pouvoir à « bâillonner l’hydre des rues ». La politique partage avec la morale l’usage des principes et des bases et pendant que les uns se placent « sous la sauvegarde de nos immortels principes », d’autres, sans vergogne, « sapent les bases de l’édifice social ». Quels jolis tableaux pour les théâtres mécaniques de la foire au pain d’épice ! Le répertoire politique est si riche en abstractions qu’on serait tenté de croire que les intérêts dont on charge un député sont tout à fait immatériels et semblables à ceux que défendent dans leurs discours les rhétoriciens du concours général. Ces malheureux, dévorés par le verbalisme, possèdent encore, outre ceux qui sont immortels, toute une série de principes, tels que : le principe sur lequel tout roule — le principe solidement assis — le principe posé trop légèrement — le principe inflexible — le principe qui a germé d’une manière féconde » ; ils détiennent aussi « l’hommage rendu aux principes, l’étrange aberration de principes, les principes sacrés, et les principes consacrés ». Voici encore « le progrès des lumières — les progrès de notre décomposition sociale — le progrès incessant vers l’avenir » ; dans ce monde-là il n’est question que de « mettre le fer rouge sur nos plaies — sur le chancre qui nous dévore — sur la gangrène du parlementarisme » ; en 1840, on conseillait « d’extirper la gangrène jésuitique qui ronge la société ». Quel jour se passe sans qu’on nous informe « du flot montant de la démocratie, de l’invasion de la démocratie, de la nécessité de se retremper dans le sein du suffrage universel », sans qu’on flétrisse ces patrons inhumains « qui s’engraissent de la sueur du peuple » ? Ce dernier cliché, ridicule pour celui qui « voit » les images écrites par les paroles, est tout à fait abstrait pour ceux qui l’emploient ; c’est un juron ; il est abstrait comme un juron et signifie, non pas les mots qu’il contient, mais la colère de celui qui profère les mots.

Les clichés du patriotisme professionnel sont difficiles à citer dans une étude où l’on ne veut ni indigner, ni faire rire. Un des plus bénins est celui-ci : « depuis nos malheurs », phrase doucereuse où on assimile la France à une vieille dame à cabas « qui a connu de meilleurs jours ». Telle que la suggère l’ensemble des clichés patriotiques, l’idée de patrie est étroitement liée dans le peuple à l’idée de revanche, de bataille, d’armée ; cela ne va pas plus loin. Le battu guette son vainqueur — avec prudence. Quant à l’idée historique, une et complexe, qu’évoque ce mot — succédané du mot royaume, dans les hommes de race, elle n’a pas produit de clichés. Elle n’est pas populaire ; elle n’est pas « sortie de l’intimité ».

Ces exemples peuvent suffire, car chacun, maintenant, achèvera facilement, s’il lui plaît, un tableau psychologique des professions dessiné avec les clichés familiers.

Tels clichés, abstraits pour celui qui écrit, gardent pour celui qui lit une valeur d’image ; si donc plusieurs métaphores de ce genre se rencontrent liées ensemble par un rapport maladroit, il en résulte un effet de comique assez amusant. Une phrase d’Albert Wolf disait : « Plongez le scalpel dans ce talent tout en surface, que restera-t-il, en dernière analyse ? une pincée de cendre224. Le P. Didon a écrit dans un livre récemment loué : « Celui qui vous parle s’est plongé jusqu’à la moelle dans son siècle et dans son pays. » On a recueilli dans un journal grave ceci : « Anéantir les fruits du passé, c’est enlever à l’avenir son piédestal. » Où donc ai-je lu : « C’est avec le fer rouge qu’il faut nettoyer ces écuries d’Augias ! » et : « Un vent d’apaisement souffle enfin sur l’hydre des factions » ? Les ai-je lues ? Il est plus commode d’imaginer ces incohérences que d’aller en rechercher de véritables dans la littérature des imbéciles ; car là, il y a imbécillité, il y a absence de toute sensibilité littéraire. La phrase authentique : « Cent mille hommes égorgés à coups de fusil », est moins choquante, le mot « égorger » étant évidemment de ceux qui sont en marche vers l’abstraction.

« Le char de l’Etat est entravé dans les flots d’une mer orageuse », cela fut dit à la tribune, tandis que la phrase où ce même char « navigue sur un volcan » est une invention d’Henry Monnier  : on voit combien elle était inutile. « C’est en vain, crie un orateur, que nous ferons une bonne constitution, si la clef de la voie sociale nous manque. » Cormenin, qui avait de la verve et aucun sens littéraire, écrivait ainsi : « Par la trempe étendue et souple de son esprit, il jette de vives lumières sur toutes les questions », ou bien : « J’ai modéré le feu de mes pinceaux. » Il fit un tel abus des « lambris dorés » qu’on lui attribua cette petite création ridicule225. Que de « parfums inouïs », que de « rougeurs candides », que de « voix visiblement émues » ! Presque tout le théâtre de Casimir Delavigne, d’Emile Augier, de Ponsard est rédigé dans ce style, qui est aussi celui des Janin, des About, des Méry, des Feuillet . « C’était, dit About, comme un roseau fêlé qui plie sous la main du voyageur. » Ici le copiste amis une date au bas de sa sottise ; elle est certainement contemporaine de la vogue du « Vase brisé ». Méry s’écrie avec feu : « Un cri de désespoir, un cri surhumain et corrosif comme un tamtam ! »

Il ne faudrait pas d’ailleurs presser trop étroitement les métaphores qui se gonflent, souvent avec trop d’orgueil, dans les meilleurs styles. L’absurde est partout. Nous vivons dans l’absurde. Soyons donc indulgents pour nos plaisirs et goûtons dans les images nouvelles ce qu’elles ont de beau, leur nouveauté. L’homme est ainsi organisé qu’il ne peut exprimer directement ses idées et que ses idées, d’autre part, sont si obscures que c’est une question de savoir si la parole trahit l’idée ou au contraire la clarifie. Aucun mot ne possède un sens unique ni ne correspond exactement à un objet déterminé, exception faite pour les noms propres. Tout mot a pour envers une idée générale, ou du moins généralisée. Quand nous parlons, nous ne pouvons être compris que si nos paroles sont admises comme les représentantes non de ce que nous disons, mais de ce que les autres croient que nous disons ; nous n’échangeons que des reflets. Dès que le mot et l’image gardent dans le discours leur valeur concrète, il s’agit de littérature : la beauté n’est plus tout entière dans la raison, elle est aussi dans la musique.

Proscrit de la littérature, le cliché a son emploi légitime dans tout le reste ; c’est dire que son domaine est à peu près universel. Figurons-nous la même langue parlée dans l’univers entier, — sauf dans la république d’Andorre.