(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « L’abbé Maury. Essai sur l’éloquence de la chaire. (Collection Lefèvre.) » pp. 263-286
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « L’abbé Maury. Essai sur l’éloquence de la chaire. (Collection Lefèvre.) » pp. 263-286

L’abbé Maury. Essai sur l’éloquence de la chaire.
(Collection Lefèvre.)

L’abbé Maury a été l’un de nos orateurs les plus célèbres, et il est encore un de nos rhéteurs les plus judicieux et les plus utiles, à prendre ce mot de rhéteur dans le sens favorable des anciens. Son Essai sur l’éloquence de la chaire est un des meilleurs livres que nous ayons dans le genre didactique. Malgré le titre, et quoiqu’il soit toujours très difficile de venir parler de sermons, et de l’art d’en faire, sans ennuyer, l’abbé Maury instruit et n’ennuie pas. Il me semble pourtant que, généralement, on ne se fait pas de l’abbé Maury, comme écrivain et comme littérateur, une idée très nette, et que son caractère politique également laisse dans l’esprit quelque chose de louche. J’ai donc eu l’idée, en m’aidant de conversations avec des hommes sages qui l’ont connu, de tirer à clair mes obscurités sur son compte, et j’exposerai naturellement le résultat de ma curiosité. Il ne saurait être indifférent de connaître de près celui qui fut l’antagoniste et qui passa pour le rival de Mirabeau.

Il commença pauvrement et rudement. Né en 1746 à Valréas dans le Comtat venaissin, en terre papale, il sortait d’une famille autrefois protestante, qui avait quitté le Dauphiné lors de la révocation de l’édit de Nantes. Un des ancêtres, calviniste, avait même été martyr dans les guerres des Camisards, et Maury, menacé plus tard de la lanterne, eut plus d’une fois l’occasion de songer à ce pendu qu’il n’était pourtant pas jaloux d’imiter. On ne saurait dire que la vocation naturelle du jeune Maury fût ecclésiastique : à voir certaines qualités d’énergie, d’audace et d’action dont il donna tant de preuves, il eût fait plutôt un militaire, et il en convenait lui-même volontiers. Mais les circonstances le commandèrent et ne lui laissèrent pas le choix. Le jeune Maury fit ses premières études dans le collège de sa ville natale, et de là fut envoyé au séminaire à Avignon. On cite de son enfance des réparties heureuses et des traits d’une prodigieuse mémoire : il retint un jour par cœur un sermon de l’abbé Poulle, pour l’avoir entendu une fois, et il l’écrivit au sortir de l’église. À dix-neuf ans, Maury, animé d’ambition et plein de confiance en ses forces, déclara à ses parents qu’il voulait aller à Paris tenter la fortune. Il partit donc avec dix-huit francs en poche. Il fit le voyage comme on le pouvait faire avec un si mince pécule. On raconte qu’au sortir d’Avallon, il rencontra deux autres jeunes gens aussi peu en fonds, mais aussi confiants que lui. L’un était Treilhard, le futur jurisconsulte et rédacteur du Code civil ; l’autre, Portal, le futur médecin du roi. Ils se confièrent leurs espérances, leur fable du Pot au lait, qui n’en fut pas une pour eux. L’un, le médecin, voulait être de l’Académie des sciences ; l’autre, l’avocat, voulait être pour le moins avocat général ; et l’abbé se voyait déjà prédicateur du roi. Arrivés sur une des hauteurs de Paris, une cloche résonne, c’était un bourdon de la cathédrale.

« Entendez-vous cette cloche ? dit Treilhard à Maury, elle dit que vous serez archevêque de Paris. » — « Probablement lorsque vous serez ministre », répliqua Maury. — « Et que serai-je, moi ? » s’écria Portal. — « Ce que vous serez ? répondirent les deux autres : le bel embarras ? vous serez premier médecin du roi. »

C’est Pariset qui donne ainsi l’anecdote dans son Éloge de Portal ; d’autres ont mis cette scène sur le coche d’Auxerre. Ce sont de ces contes qui, s’ils ne sont pas vrais, sont bien imaginés, et qui résument les destinées d’une manière piquante. Mais pourquoi ne pas ajouter aussitôt pour Maury toute la prédiction : Oui, vous serez archevêque ou tenant lieu de l’archevêque de Paris ; mais cette haute charge sera précisément votre pierre d’achoppement et de scandale, la marque publique de votre abaissement et de votre chute.

Les libellistes qui s’attaquèrent à Maury, devenu célèbre, ont ignoblement fouillé dans les années de sa jeunesse et dans les premières circonstances de son séjour à Paris. Les mœurs furent de tout temps son côté faible ; il avait les passions violentes et peu idéales, et le propos familier trop souvent à l’unisson. Mais son organisation, même dans sa fougue, ne se laissa jamais détourner du travail opiniâtre qui devait le conduire au but :

Cet auteur est une preuve, a dit La Harpe (son rival), de ce que peut le travail obstiné et la force des organes… Il était né avec de l’esprit, et, se levant tous les jours à cinq heures du matin, étudiant jusqu’au soir, il avait acquis des connaissances littéraires. Cependant il ne subsistait encore que de répétitions de latin ou de géographie qu’il faisait en ville, et d’épreuves d’imprimerie qu’il corrigeait. Un Éloge de Fénelon qu’il envoya à l’Académie en 1771, et qui obtint l’accessit, commença enfin à le faire connaître.

C’est dans ce même concours pour l’éloge de Fénelon que La Harpe obtint le prix. L’abbé Maury, à cette date, n’avait que vingt-cinq ans et non point quarante, comme le suppose La Harpe, qui veut faire de Maury un talent tout d’effort et de labeur.

Cet Éloge de Fénelon, par l’abbé Maury, est marqué au cachet du moment. On y voit tout d’abord que la vie de l’archevêque de Cambrai réunit tout ce qui peut intéresser un « cœur sensible », des talents, des vertus et des « malheurs » ! L’auteur se pose cette question : Qu’était la religion pour Fénelon ? Et il y répond comme on pouvait le faire en 1771, en parlant devant une Académie plus qu’à demi composée de philosophes ou de gens du monde imbus des idées philosophiques. Le christianisme y est présenté et comme insinué à titre de « philosophie sublime » ; c’est la « philosophie du malheur ». Plus tard, en retouchant cet Éloge à cet endroit et en quelques autres, il est curieux de voir comment l’auteur s’y prendra pour corriger dans le détail ces parties faibles et à demi mondaines. Dieu, qui n’était qu’un père dans la première version, deviendra dans la seconde un père et un juge : les pauvres, qui étaient d’abord des créanciers et des juges, ne seront plus, toute réflexion faite, que des créanciers et des médiateurs auprès de Dieu. La religion chrétienne, qui n’était d’abord que celle qui connaît seule l’art de consoler, deviendra de plus celle qui n’abuse jamais l’homme. Ayant à parler des Directions pour la conscience d’un roi, écrites par Fénelon pour le duc de Bourgogne, l’abbé Maury n’avait osé une première fois, en présence de l’Académie, définir nettement la confession et le confessionnal ; il avait dit vaguement : « Ce n’est plus à un enfant, c’est au chrétien qu’il s’adresse. Dans quelle situation placera-t-il son élève ? Il l’appelle à ce moment de vérité où l’homme, prosterné dans un tribunal, se dénonce lui-même à son juge. » Mais, dans le texte corrigé, on lit, par une définition plus bienséante à un prélat, à un prince de l’Église, et plus conforme au catéchisme : « Il l’appelle à ce moment de vérité, de repentir et de miséricorde, où l’homme, prosterné devant le tribunal sacré, se dénonce lui-même à son juge, qui devient aussitôt son médiateur charitable, etc., etc. » Je ne sais si cela vaut beaucoup mieux au point de vue oratoire, mais je tiens à noter de quelle façon l’abbé Maury sut donner plus tard à cet Éloge, et en général à tous ses premiers ouvrages, en les revoyant, une légère couche d’orthodoxie. C’est en effet par le pur esprit chrétien, par ce souffle ardent et sincère, c’est du côté de la foi qu’ils manquent ; et ce défaut, même dans leur pompe et dans leur exactitude dernière, s’y fait encore sentir.

Judicieux et sensé comme il était, l’abbé Maury se rendait compte de ce défaut aussi bien et mieux que nous-mêmes. Abordant franchement, dans son Essai sur l’éloquence de la chaire, les causes de la décadence du genre durant le xviiie  siècle, il s’en prend encore moins au talent des orateurs chrétiens qu’à l’usage peu chrétien qu’ils ont fait de leur talent en courtisant le goût et l’esprit du jour, en s’écartant des sources directes de la doctrine et de la foi pour se jeter sur des thèmes de morale à la mode et de bienfaisance. Il faut l’entendre là-dessus parler avec autorité et conviction :

Les grands sujets de cette belle et solide instruction chrétienne, si bien indiqués par l’Église dans l’ordre annuel et la distribution des Évangiles ; ces sujets si importants, si féconds, si riches pour l’éloquence, et sans lesquels la morale, dépourvue de l’appui d’une sanction divine et déshéritée de l’autorité vengeresse d’un Juge suprême, n’est plus qu’une théorie idéale et un système purement arbitraire qu’on adopte ou qu’on rejette à son gré ; ces sujets magnifiques, dis-je, furent plus ou moins mis à l’écart par les orateurs chrétiens qui composèrent malheureusement avec ce mauvais goût, et qui, en s’égarant dans ces nouvelles régions, renoncèrent d’eux-mêmes aux plus grands avantages et aux droits les plus légitimes de leur ministère. Tout fut bientôt mêlé en ce genre, et dès lors tout fut corrompu. On ne put sanctifier la philosophie : on sécularisa, pour ainsi dire, la religion.

C’est pourtant le même homme qui, parlant non plus pour l’Académie, mais en chaire, et prêchant le Carême devant le roi en 1781, touchait à l’administration, à la politique, aux finances, tellement que Louis XVI disait, en sortant de la chapelle : « C’est dommage ! si l’abbé Maury nous avait parlé un peu de religion, il nous aurait parlé de tout. »

Mais nous n’en sommes qu’aux débuts de l’abbé Maury. L’Académie française avait pour usage, en ce temps-là, de célébrer tous les ans la fête du roi dans la chapelle du Louvre, et d’entendre, à cette occasion, le panégyrique de saint Louis. En 1772, ce panégyrique fut prononcé par l’abbé Maury, alors âgé seulement de vingt-six ans. On a grand besoin de se reporter aux circonstances pour s’expliquer le succès extraordinaire qu’obtint ce discours. Non seulement on claqua des mains en pleine chapelle, mais l’Académie crut devoir adresser une députation au cardinal chargé de la feuille des bénéfices, pour lui recommander le jeune abbé. On admirait surtout l’art avec lequel l’orateur avait su se tirer de l’endroit périlleux des Croisades :

En lisant le Panégyrique de saint Louis, prononcé par M. Maury devant notre illustre Académie, écrivait Voltaire, je croyais, à l’article des Croisades, entendre ce Cucupiètre ou Pierre l’Ermite, changé en Démosthène et en Cicéron. Il donne presque envie de voir une croisade.

Le mouvement par lequel l’orateur évoquait saint Louis du tombeau et l’en faisait sortir pour se justifier lui-même devant l’assemblée, ce mouvement, à le bien voir en situation, ne manquait certes ni de justesse ni d’éloquence. Saint Louis, par la bouche de Maury, faisait pour un instant revenir de leur raillerie et de leur ironie ceux-là mêmes qui ne rougissaient pas d’insulter tous les jours la Pucelle.

Dans le même temps on publiait, pour la première fois, les Sermons de Bossuet (1772), et l’abbé Maury avait le très grand mérite de les apprécier aussitôt à leur valeur, malgré son siècle. La Harpe lui-même, qui, à cette époque, n’avait lu de Bossuet que les Oraisons funèbres et l’Histoire universelle, résistait à ce jugement sur l’ensemble des Œuvres, et il ne s’y rendit que plus tard. Maury place hardiment Bossuet à la tête de tous les autres orateurs sacrés, même dans le genre du sermon ; il le montre à la fois le précurseur en date et le maître de Bourdaloue et de Massillon. Il assigne à Bourdaloue son vrai rang pour l’admirable ordonnance des plans, pour la « belle et constante unité » des sujets, pour la parfaite et chrétienne justesse des développements toujours en vue de la sanctification de son auditoire. À l’égard de Massillon, Maury, à propos de ce Petit Carême si vanté et qu’il met au-dessous du Grand, du premier Carême, ose prononcer le mot de décadence, et il en donne la raison avec une grande fermeté de sens. Tous ces jugements, ébauchés par lui dès 1772 et 1777, tout à fait neufs alors et originaux, développés depuis et mis en complète lumière dans les dernières éditions de l’Essai sur l’éloquence de la chaire, font loi et règlent désormais cette matière littéraire et sacrée. Il disait de Bossuet en 1772 :

Ce qui donne le plus de plénitude et de substance aux Sermons de Bossuet, c’est l’usage admirable qu’il fait de l’Écriture sainte. Voilà l’inépuisable mine dans laquelle il trouve ses preuves, ses comparaisons, ses exemples, ses transitions et ses images… Il fond si bien les pensées de l’Écriture avec les siennes, qu’on croirait qu’il les crée ou du moins qu’elles ont été conçues exprès pour l’usage qu’il en fait… Tout, en effet, dans un sermon, doit être tiré de l’Écriture, ou du moins avoir la couleur des livres saints ; c’est le vœu de la religion, c’est même le précepte du bon goût.

Pour toutes ces parties que je ne puis qu’indiquer en passant à cause de la gravité des sujets, l’abbé Maury mérite la plus sérieuse estime, une estime qui lui sera accordée, je ne crains pas de l’affirmer, par quiconque, voulant étudier nos grands orateurs de la chaire, aura l’occasion de vérifier ses jugements si sains, si substantiels et si solides. J’aurai assez à le critiquer d’ailleurs, pour ne pas craindre de lui rendre ici une justice qui lui est pleinement due.

Ne perdant point de vue sa carrière dans le monde, l’abbé Maury recueillit en 1777 ses Discours choisis sur divers sujets de religion et de littérature, et il se mit en mesure de postuler un fauteuil à l’Académie française. Il essaya pour cela encore d’un autre moyen, d’une machine toute diplomatique, qui était de réconcilier les gluckistes et les piccinnistes, les partisans des deux musiques ; ce qui lui eût assuré les voix des deux partis. Il n’arriva pourtant à ses fins que quelques années plus tard (1785). Grimm reconnaissait qu’à cette date il était peu d’orateurs chrétiens qui parussent plus dignes du choix de l’Académie, et il ajoutait : « Il n’en est guère sans doute qui puissent se trouver moins déplacés dans une assemblée de philosophes. » L’éloge semblerait compromettant, si l’abbé Maury avait à être compromis sur quelque point.

L’abbé Maury en effet, durant cette première partie de sa carrière, antérieure à la Révolution, n’était encore qu’un homme d’esprit et de talent, faisant volontiers oublier dans la société ce qu’il annonçait de supérieur par ce qu’il avait d’aimable, très gai, capable d’un bon conte, d’un conte salé qui sentait le frère Jean des Entommeures encore plus que le panégyriste de saint Vincent-de-Paul ou de saint Louis32 ; vif, ardent, véhément de nature, au demeurant bon homme et cher à ses amis. Une lettre familière, adressée à Dureau de La Malle, et qu’on peut lire à la Bibliothèque nationale, donnerait assez l’idée du ton qu’il avait en écrivant dans l’intimité. On y trouverait plus de rondeur et d’entrain que de délicatesse. La lettre est écrite de Paris à Dureau de La Malle qui était pour lors en Anjou (9 décembre 1778). En voici quelques traits :

Depuis votre départ, j’ai passé deux mois en Normandie chez l’abbé de Boismont ; j’ai vu le camp et la mer, deux spectacles très nouveaux et très intéressants pour moi. Si je vous avais écrit pendant mon séjour à l’armée, je vous aurais parlé en franc garnisonnier de l’ordre profond et de l’ordre mince ; mais ma tête est refroidie à présent sur la tactique, et il ne me reste que des observations utiles à mon métier sur une classe d’hommes que je ne connaissais pas, et dont les mœurs méritent d’être étudiées.

Je ne prêche jamais pendant l’Avent. C’est autant de peine de moins et de loisir de plus pour composer, au lieu de me donner une peine inutile en me dévouant à un simple travail de mémoire. Je prépare quatre discours nouveaux pour le Carême prochain, et, au milieu de tous les dégoûts que j’éprouve, je vous avoue que je suis quelquefois tenté d’être content de mes dernières productions ; mais personne ne les connaît, et l’indulgence paternelle peut très bien me séduire dans ma solitude. Si vous étiez à Paris, je ferais sur votre âme sensible et délicate l’épreuve de ma verve oratoire, et votre goût fixerait le jugement que je dois en porter. Je n’ose pas ennuyer mes amis de cette lecture ; je me ferais un véritable scrupule d’exiger d’eux une pareille corvée, et il n’y a que vous au monde qui ayez le courage et la bonté d’entendre un sermon ailleurs qu’à l’église.

En tenant compte de cette facilité et de ce sans-façon avec lequel on fait les honneurs de soi-même, comme on sent bien que ce n’est là en effet pour lui qu’un métier !

Suivent quelques détails sur la digestion ; puis des éloges donnés à la traduction de Tacite que Dureau faisait alors ; des nouvelles de Paris et de la littérature ; un récit des mésaventures de La Harpe et de ses mille chamailleries de journaliste : « Puisque je suis en haleine, ajoute l’abbé Maury, que le diable emporte le maudit maladroit qui a failli tuer ou du moins défigurer mon petit Adolphe » (un des fils de Dureau qui avait failli éprouver quelque accident). On voit le ton. Maury s’excuse encore de quelques conseils qu’il donne sur le propos des enfants gâtés : « Ne rendez pas ce mauvais service à votre aîné, et excusez le prêcheur Ragotin, prédicateur de grand chemin, qui se permet de vous ouvrir ainsi son cœur sans aucune réserve. »

Cet abbé de Boismont, qu’était allé voir l’abbé Maury en Normandie, était riche bénéficier et de plus académicien. L’abbé Maury espérait de lui quelque résignation de bénéfice, et, le voyant infirme, il songeait aussi à lui succéder à l’Académie. Un jour qu’il le questionnait un peu trop sur sa vie et sur les circonstances de son passé, l’abbé de Boismont lui dit : « L’abbé, vous me prenez la mesure d’un éloge. » Ce ne fut pourtant point à l’abbé de Boismont, mais à Le Franc de Pompignan, que succéda Maury. On loua quelques parties de son discours de réception ; mais ce qui parut à tout le monde un néologisme intolérable et une énormité du plus mauvais goût, ce fut d’avoir osé dire, en résumant les principaux écrits et les événements de la vie de son prédécesseur : « Tel est, messieurs, le tableau que présente la vie de l’écrivain justement célèbre qui entre aujourd’hui dans la postérité ! » Entrer dans la postérité ! Grimm, La Harpe, tous se récrient là-dessus ; on en fit une épigramme pour consacrer l’insolence de la locution. Aujourd’hui elle est devenue vulgaire.

À cette date de 1787, l’abbé Maury, qui avait passé la quarantaine, doué d’un talent actif et robuste, d’une faculté puissante, propre à tout, et d’une grande force d’application, en cherchait l’emploi du côté de la politique, qui commençait à agiter tous les esprits. Il se lia fort avec M. de Lamoignon, garde des Sceaux, et le servit de ses avis et de sa plume dans ses plans hardis de réforme, relativement aux corps judiciaires et aux parlements. L’abbé Maury n’était pas homme en effet, à cette date, à se consacrer purement au ministère de la parole chrétienne : il n’avait ni assez de foi ni assez de charité pour semer en terre si ingrate, et pour entrer en lutte avec tous les vents du siècle. Il lui avait suffi, dans ce genre, de quelques premiers succès pour établir sa réputation, et il se tourna ailleurs. Il n’était pas homme non plus à se vouer à la composition de quelque grand ouvrage littéraire ; il n’éprouvait pas ce besoin de la perfection et de l’étude approfondie qui fait que, pour certains esprits solitaires et charmés, les années s’écoulent comme des heures. Il saisissait vite toutes choses, devinait ce qu’il ne savait pas, décidait et tranchait là où il en avait besoin, avait la réplique heureuse et prompte, l’assertion résolue et hautaine, le front hardi comme le verbe, et sans cette pudeur native dont quelques honnêtes scrupuleux n’ont jamais pu se défaire. Son bon jugement se faisait jour et maintenait tant bien que mal sa ligne à travers toutes ces saillies, ces légèretés et ces pétulances. Il aimait la dispute, s’y possédait et y prenait vite ses avantages. En tout, il aimait les grands sujets, les sujets qui ont du corps et de la prise ; il aimait les grandes routes, sûr qu’il était, avec sa carrure d’esprit et ses développements nombreux, d’y dominer la foule et d’y tenir le haut du pavé. On voit que l’abbé Maury était quelque chose de plus qu’un prédicateur chrétien, et qu’il avait de grandes prédispositions à être un orateur politique quand la Révolution commença.

Il faut reconnaître à son honneur qu’il n’hésita pas dans le choix du camp, et que son parti fut pris du premier jour. Marmontel a raconté une conversation qu’il eut avec Chamfort lors de la convocation des États généraux. Chamfort déclara nettement toutes ses idées, toutes ses espérances de nivellement de l’Ancien Régime et de renouvellement complet de la société. Marmontel fit part de cet entretien à l’abbé Maury le soir même :

Il n’est que trop vrai, répondit celui-ci, que dans leurs spéculations ils ne se trompent guère, et que pour trouver peu d’obstacles la faction a bien pris son temps. J’ai observé les deux partis. Ma résolution est prise de périr sur la brèche ; mais je n’en ai pas moins la triste certitude qu’ils prendront la place d’assaut, et qu’elle sera mise au pillage.

L’abbé Maury avait pourtant peu de vocation pour le martyre, même pour le martyre politique. Il eut quelques velléités de prudence au début de l’Assemblée constituante. Il parla peu dans la chambre du clergé, et y témoigna, dit l’abbé de Pradt, de la timidité. Il essaya même de quitter l’Assemblée après le 14 Juillet, et fut arrêté à Péronne « sans rabat, sans cocarde, et au moment où il demandait un chemin de traverse ». Après les journées des 5 et 6 octobre, il paraît qu’il eut encore une velléité de fuite. Mais bientôt il s’aguerrit, s’anima et même s’égaya à la lutte, et son tempérament, sa personne tout entière comme son talent proprement dit, se trouva en plein dans son élément.

L’abbé Maury, une fois engagé, ne marchanda plus. Il fut fidèle à son parti ; et, puisque j’ai à noter tant de taches en lui et de laideurs, j’aime à prendre acte ici d’un fait à son honneur, tel que je le trouve consigné dans les papiers de Mallet du Pan33 :

L’abbé Maury avait quarante mille livres de rente, dit M. Mallet (quarante mille livres de rente en bénéfices), et en donnait annuellement vingt-cinq mille à sa famille. Les Mirabeau et autres lui offrirent cent mille écus s’il voulait s’engager à ne parler ni sur les assignats, ni sur les finances, ni sur le pouvoir exécutif. On lui laissait la liberté de défendre le clergé. Il eut la vertu de refuser.

La vertu, entendez-vous bien ? Un tel mot n’est pas à négliger quand on le rencontre appliqué à l’abbé Maury. Revenons à ses talents.

Aujourd’hui, lorsqu’on veut lire le recueil des discours prononcés par l’abbé Maury à l’Assemblée constituante, on est fort désappointé. Presque tout ce talent, en effet, qu’il déploya dans cette seconde et brillante partie de sa carrière, toute cette verve, cette belle humeur provocatrice, ont péri. Il ne reste, au milieu de beaucoup de redondance et d’une érudition indigeste et hâtive, uniquement suffisante pour l’instant de la tribune, il ne reste, dis-je, qu’un raisonnement assez suivi et assez vigoureux, des portions qui sont encore de bon sens, et d’autres qui ne peuvent jamais avoir été de bonne foi. Maury est-il de bonne foi, lui, homme du xviiie  siècle, lorsque, dès les premiers mois de l’Assemblée (23 décembre 1789), il s’oppose à l’admissibilité des comédiens et des juifs aux droits de citoyens, les assimilant, dans son énumération, à l’exécuteur de la haute justice ? Mais il est certainement dans le bon sens, lorsque dans la séance du soir du 19 juin (1790), une suite de motions étourdies s’étant succédé coup sur coup contre la statue de Louis XIV de la place des Victoires, contre les titres de noblesse et les simples noms de terres, et tout cela de la part des Noailles, des Montmorency, de tous ceux qui en feront depuis leur mea culpa solennel, lui, l’abbé Maury, monte à la tribune, venge ingénieusement Louis XIV, et répond à toute cette noblesse ambitieuse de s’abolir, par ce mot d’un ancien à un philosophe orgueilleux : « Tu foules à tes pieds le faste, mais avec plus de faste encore. »

L’abbé Maury, dans ces circonstances les meilleures, improvisait bien réellement. Arrivé tard, à l’une de ces séances du soir, quand la discussion était engagée sur quelque sujet tout à fait inattendu, on l’a vu appelé tout à coup par ses amis, qui lui criaient dès l’entrée : « Allons, l’abbé, voilà comme vous êtes toujours ; vous êtes absent, et voilà ce qu’ils vont faire passer ! » on l’a vu, averti par un simple mot du sujet en question, traverser la salle, monter à la tribune, et y remporter un de ses triomphes.

En général, pour comprendre ce genre d’éloquence politique de l’abbé Maury, il ne suffit pas de lire les lambeaux de discours qu’on a conservés, il faut en avoir la clef, et le marquis de Ferrières nous la donne, ou du moins nous l’indique, à un endroit de ses Mémoires. Ainsi, dans la discussion du décret sur le serment du clergé, décret que la résistance des évêques rendait inévitable, toute la tactique de l’abbé Maury prenant la parole dans la séance du 28 novembre 1790 consistait à se faire interrompre par la gauche, à soulever des murmures et des clameurs pour pouvoir prétexter la violence :

Alexandre Lameth, dit le marquis de Ferrières, occupait le fauteuil ; il maintint, pendant la discussion, le plus grand calme et le plus profond silence. En vain l’abbé Maury chercha-t-il à se faire interrompre, s’interrompit-il lui-même, se plaignit-il qu’on ne voulait pas l’entendre ; en vain, abandonnant et reprenant le sujet principal de son discours, se perdit-il dans les digressions les plus étrangères, interpella-t-il personnellement Mirabeau et lui jeta-t-il vingt fois le gant de la parole ; au moindre mouvement d’impatience qui s’élevait dans l’Assemblée : « Attendez, monsieur l’abbé, disait Alexandre Lameth avec un sang-froid désespérant, je vous ai promis la parole, je vous la maintiendrai. » Et, se tournant vers les interrupteurs : « Messieurs, écoutez M. l’abbé Maury : il a la parole ; je ne souffrirai pas qu’on l’interrompe. »

Ayant ainsi expliqué au long tout ce jeu de scène et de coulisse, Ferrières termine en disant : « Après deux grandes heures de divagations, tantôt éloquentes, tantôt ennuyeuses, l’abbé Maury descendit de la tribune, furieux de ce qu’on ne l’en avait pas chassé, et si hors de lui, qu’il ne songea pas même à prendre de conclusions. » Or, quand on lit dans les Œuvres de l’abbé Maury, ou même dans l’Histoire parlementaire de MM. Buchez et Roux, le discours avec les circonstances indiquées des interruptions, il est impossible, si l’on n’est pas déjà averti et si l’on prend le tout au pied de la lettre, de saisir l’esprit du drame.

Mais, en bien des cas, la tactique de l’abbé Maury perce plus à nu. À propos des décrets que provoquait la résistance du clergé à la Constitution civile, voyant quelques-uns de ses amis essayer de les combattre : « Laissez-les faire, répétait l’abbé Maury, nous aimons leurs décrets, il nous en faut encore trois ou quatre. » S’il disait là ce qu’il ne fallait pas dire, en revanche sa parole agressive, provocante, irritante, arrachait bien souvent au côté gauche le secret que la tactique des meneurs aurait voulu dérober. Un autre effet plus grave, qu’il produisait quelquefois par ces excès de parti pris, était de rejeter plus fort vers la gauche des esprits que plus de modération eût pu rallier et concilier à sa cause. Quelques membres de la minorité de la noblesse voulaient se détacher de la gauche, et se rapprocher, à un certain moment, de la majorité de leur ordre. « Il ne nous reste plus qu’à nous jeter entre vos bras », disait le marquis de Gouy d’Arsy à quelques nobles, en présence de l’abbé Maury. — « Vous voulez dire à nos pieds », répondit durement celui-ci.

Ces sortes de ripostes, qui ne lui manquaient jamais, étaient souvent de pure belle humeur et tout simplement gaies, comme le jour où Mirabeau lui disant de la tribune, à propos de je ne sais quelle fausseté de raisonnement, qu’il allait l’enfermer dans un cercle vicieux : « Vous allez donc m’embrasser ? » répliqua de sa place l’abbé Maury. — Comme il arrive à tous ceux qui disent volontiers de ces choses plaisantes, je crois bien, au reste, qu’on lui en prêtait aussi.

Avec le peuple, avec la populace du dehors qui, une fois qu’elle l’eut bien connu, le menaçait encore moins qu’elle ne l’agaçait et le provoquait, l’abbé Maury avait le propos également gai, gaillard et même poissard. Les plus jolis de ses mots aux commères de la terrasse des Feuillants se pourraient dire par un Roquelaure ou à une descente de Courtille ; mais ce sont choses qui ne s’écrivent point. Chacun sait son fameux mot à la foule qui criait en le voyant passer : À la lanterne ! — « Eh bien ! quand vous m’aurez mis à la lanterne, y verrez-vous plus clair ? » — Et à un homme qui le menaçait de l’envoyer dire la messe à tous les diables, il tira de sa poche deux pistolets qu’il portait par précaution, en lui disant : « Tiens, voilà deux burettes pour la servir ! » Le peuple, à ces saillies, applaudissait, et l’abbé Maury obtenait la vogue d’un acteur qui est bien dans son rôle. Un bon mot, a dit l’abbé de Pradt, lui valait un mois de sécurité.

Quoi qu’il en soit, vus à distance, ces traits de présence d’esprit et de courage qui étaient soutenus d’une telle opiniâtreté de conduite au sein de l’Assemblée et d’une telle parade de résistance, l’éclat de certains discours où le bon sens et l’esprit de parti se combinaient dans une contexture spécieuse, l’ordre, l’ampleur, la marche imposante d’une parole exercée et toujours prête, tout cela avait conquis à l’abbé Maury, à la fin de l’Assemblée constituante, une réputation immense en Europe, et il ne manquait pas de souverains qui le considéraient à la fois comme un homme d’État et comme un homme de bien. La cour de Rome, en particulier, voyait en ce défenseur de l’autel et du trône un héros et presque un saint échappé au martyre, et, à sa sortie de France en 1792, l’abbé Maury fut comblé par le pape Pie VI de tous les honneurs et de toutes les dignités auxquelles un homme d’Église pouvait prétendre : nonce, archevêque et bientôt cardinal (1794)34. Cet excès de grandeur fut son écueil, et ses défauts, disons le mot, ses vices, s’éclairèrent plus visiblement dans la pourpre.

Le cardinal Maury avait plusieurs des sept péchés capitaux, la gourmandise, l’avarice, et quelque autre chose encore35. Le cardinal Pacca rappelle une pasquinade qui courut à Rome lors de sa nomination, et où on le peint comme un renard peu sûr, habile à prendre le vent . Je ne sais si Maury, malgré ses intrigues, avait cette finesse cauteleuse, prudente, et il était homme plutôt, j’imagine, à se diriger droit du côté de ses intérêts et de ses appétits. On peut croire que ce séjour d’Italie contribua à le gâter. Confiné pendant plusieurs années dans son petit évêché de Montefiascone, il vécut trop avec lui-même : les vices en nous sont des hôtes qui deviennent les maîtres du logis avec les années, si on ne les réprime à temps et si on ne les met vigoureusement à la raison. L’abbé Maury eut les inconvénients d’une organisation forte, pleine de besoins, avide de consommation et de jouissances. C’était, s’il est permis de le dire, un esprit et surtout un talent supérieur dans une nature grossière. Tel il parut bientôt et se déclara aux yeux de tous36 lorsque, rallié au gouvernement impérial, il fut rentré en France et qu’il eut accepté pendant la captivité de Pie VII l’administration de l’archevêché de Paris. Je n’ai pas à entrer dans les détails et les démêlés ecclésiastiques de cette troisième et fâcheuse partie de sa carrière. Sa réputation y fit naufrage, et la prison qui s’ensuivit hâta sa fin (1817). Ceux qui le défendent peuvent montrer tant qu’ils voudront qu’il n’y avait pas de quoi le faire enfermer au château Saint-Ange ni de quoi lui faire son procès : je l’admets sans peine. Mais, en laissant la question théologique et canonique en dehors, la question morale ne reste pas un instant douteuse. Certes, ce n’était pas au cardinal Maury, héros de l’Ancien Régime, et par suite comblé des récompenses du Saint-Siège, d’aller servir d’instrument au pouvoir nouveau, et de faire œuvre d’évêque à demi constitutionnel, pendant la captivité et l’oppression du pontife. Il n’eut point la délicatesse de le sentir, de même qu’il ne sentait point tant d’autres convenances de sa position et de son état. Je pourrais citer des traits piquants, incroyables, que je tiens de témoins dignes de foi, et qui prouveraient de reste son avarice et l’habituelle licence de ses propos. Quand je dis que je pourrais les citer, je me trompe, je ne saurais les écrire. C’étaient des propos de table d’une étrange saveur que les siens. Mais j’aime mieux indiquer une conversation très curieuse que le comte Joseph de Maistre eut avec le cardinal Maury à Venise en 1799, et dont il a noté quelques points comme singuliers.

L’effet que le cardinal Maury fit sur le comte de Maistre répondit peu sans doute à l’attente de ce dernier, et il fut frappé de rencontrer, chez un personnage aussi célèbre et aussi hautement considéré en politique, un si grand nombre de propositions hasardées, irréfléchies, de ces paroles en l’air et de ces légèretés robustes qui retombent de tout leur poids sur celui qui les dit. Il le fait sentir dans sa note par une ironie très fine :

Dans mon voyage de Venise, pendant l’hiver de 1799, écrit le comte de Maistre, j’ai fait connaissance avec le célèbre cardinal Maury. À la première visite que je lui fis, il me parla avec intérêt de ma position embarrassante, et toujours avec le ton d’un homme qui pouvait la faire cesser. En vain je lui témoignai beaucoup d’incrédulité sur le bonheur dont il me flattait : « Nous arrangerons cela », me dit-il.

Peu de jours après, je le vis chez la baronne de Juliana, Française émigrée, qui avait une assemblée chez elle. Il me tira à part dans une embrasure de fenêtre ; je crus qu’il voulait me communiquer quelque chose qu’il avait imaginé pour me tirer de l’abîme où je suis tombé. — Il sortit de sa poche trois pommes qu’on venait de lui donner, et dont il me fit présent pour mes enfants.

C’est bien là la libéralité d’un avare, prise sur le fait ; le trait est de la meilleure comédie.

Après avoir vu une fois ma femme et mes enfants, poursuit M. de Maistre, il en fit des éloges si excessifs qu’il m’embarrassa. « Je n’estime jamais à demi », me dit-il un jour en me parlant de moi. — Je ne comprends pas cependant, remarque M. de Maistre, pourquoi l’estime ne serait pas graduée comme le mérite.

Le 16 février (j’ai retenu cette date), il vint me voir et passa une grande partie de la matinée avec moi. Le soir, je le revis encore ; nous parlâmes longuement sur différents sujets qu’il rasa à tire-d’aile. J’ai retenu plusieurs de ses idées, les voici mot à mot :

 

Académie française : Académie des sciences.

 

« L’Académie française (c’est le cardinal Maury qui parle) était seule considérée en France, et donnait réellement un état. Celle des sciences ne signifiait rien dans l’opinion, non plus que celle des inscriptions. D’Alembert avait honte d’être de l’Académie des sciences ; un mathématicien, un chimiste, etc., ne sont entendus que d’une poignée de gens : le littérateur, l’orateur, s’adressent à l’univers, À l’Académie française, nous regardions les membres de celle des sciences comme nos valets, etc. »

Maury aimait fort, en causant, ces sortes d’expressions, valet, gredin. Il appellera gredin, un moment après, l’un des grands dignitaires de l’ordre de Malte ; mais, même ce terme de valet à part, toute cette doctrine brutale sur la prééminence absolue de l’Académie française paraissait fort étrange à M. de Maistre, qui savait de quels noms s’honoraient l’Académie des inscriptions et celle des sciences. La conversation étant venue sur le chapitre des langues, sans se soucier de son interlocuteur qui en savait cinq et en déchiffrait deux autres, le cardinal Maury disait, en poussant toujours tout droit devant lui :

Les langues sont la science des sots. Je me suis mis en tête une fois d’apprendre l’anglais ; en trois mois j’entendis les prosateurs ; ensuite, ayant fait l’expérience que, dans une demi-heure, je ne lisais que douze pages anglaises de l’Histoire de Hume in-4º, tandis que, dans le même espace de temps, j’en lisais quarante en français, j’ai laissé là l’anglais.

Jamais je n’ai feuilleté un dictionnaire ni une grammaire.

J’ai appris l’italien comme on apprend sa langue, en écoutant : je conversais avec tout le monde, je prêchais même hardiment dans mon diocèse ; mais je ne serais pas en état d’écrire une lettre.

Et un moment après, voulant citer en latin les dernières paroles de Ganganelli expirant, le cardinal Maury lâcha un solécisme, et M. de Maistre, devant qui cela ne pouvait passer inaperçu, remarque qu’avec un tel système d’études, ce n’est pas étonnant en effet qu’il ait donné un soufflet à la syntaxe.

Tout le reste de la conversation est de ce ton. Ce que j’en veux seulement conclure, c’est que cette nature impétueuse et improvisatrice s’était gâtée alors en abondant sans mesure dans son propre sens, et qu’elle ne perdait en aucun sujet cette habitude de parler à tout propos et quand même, de prendre les choses grosso modo et de s’en tenir aux à-peu-près, sauf à revêtir le tout d’une draperie oratoire ; et il n’y avait plus même ombre de draperie quand il causait familièrement. Il continuait de mener tambour battant les idées comme il avait fait autrefois ses adversaires. On se rappelle le jour où, se maintenant à la tribune malgré le duc de La Rochefoucauld qui voulait l’en faire descendre, il saisit le duc par les épaules, et lui fit faire trois pirouettes. Ces pirouettes-là se retrouvaient dans sa conversation quand il se voyait en face d’une idée qui le gênait.

Maintenant, j’ai hâte de le dire, c’est le même homme (tant l’esprit humain est contradictoire et divers !) qui, reprenant en ces années son Essai sur l’éloquence de la chaire, le corrigea, l’étendit, le perfectionna, et l’amena à un degré de maturité et d’élégance qui en fait un des bons livres de la langue, sous la forme nouvelle et définitive où il reparut (1810). Non seulement les prédicateurs, mais tous ceux qui ont à parler en public, y trouveront quantité de remarques justes et fines, mais justes avant tout, et qui sont d’un homme du métier, parlant avec autorité de ce qu’il a pratiqué et de ce qu’il sait à fond. L’auteur, en se remettant à cet estimable travail, s’est évidemment ressouvenu des heures appliquées de sa jeunesse, et il les a recommencées avec charme et avec fruit. Tout y est sensé, et rien n’y sent l’ennui. Le style s’y anime convenablement des citations des anciens sans trop s’en surcharger. Si l’abbé Maury n’a pas dans le détail cette fertilité ingénieuse de métaphores et d’images qui égaie continuellement le langage de la critique chez Quintilien, il n’est nullement dépourvu de comparaisons et de similitudes. Ainsi au chapitre des « Préparations oratoires », dans tout le morceau : « Vous vous promenez seul à la campagne… », il compare très bien le trait d’éloquence non préparé au coup de tonnerre qui éclate dans un ciel serein. Il n’abuse jamais du procédé de Diderot qui consiste à refaire à sa manière ce qu’il critique, mais il use à son tour du droit d’un maître en indiquant comment on aurait pu faire mieux. Le plan qu’il trace d’une oraison funèbre de Turenne, par opposition à celle de Fléchier, a de la beauté et de la grandeur, et on sent qu’il l’aurait su exécuter. Des souvenirs personnels, quelques anecdotes introduites à propos, viennent consoler de la continuité des préceptes sans en distraire. Les chefs-d’œuvre de la chaire sont présentés, analysés en grand, et il n’oublie pas les particularités qui peuvent en éclaircir et en faire valoir quelques effets déjà inaperçus. C’est chez Maury qu’on trouve pour la première fois le père Bridaine dessiné dans toute sa hauteur et son originalité. Mais Maury a fait mieux que de découvrir le père Bridaine, il a remis à leur place Bossuet, Bourdaloue, les vrais classiques de la chaire. Sa critique de Massillon a paru sévère ; elle était hardie au moment où il la fit, et elle n’est que juste. En général, c’est cette justesse, cette solidité, qui me frappent chez Maury, dans une matière qu’il possède à fond. Ne lui demandez ni grande finesse, ni grande nouveauté, ni curiosité vive ; mais il est large, il est plein, il va au principal ; il s’entend à poser l’architecture et les grandes avenues du discours ; il les démontre en maître chez les maîtres. Bossuet encore était aisé, ce semble, à saisir et à manifester, à cause des éclairs qui signalent sa marche ; mais Bourdaloue, plus égal et plus modéré, nul ne l’a plus admirablement compris et défini que l’abbé Maury, dans la beauté et la fécondité incomparable de ses desseins et de ses plans, qui lui semblent des conceptions uniques, dans cet art, dans cet empire de gouvernement du discours, où il est sans rival, « dans cette puissance de dialectique, cette marche didactique et ferme, cette force toujours croissante, cette logique exacte et serrée, cette éloquence continue du raisonnement, dans cette sûreté enfin et cette opulence de doctrine ». Il est inépuisable ainsi à le reproduire et à l’exposer dans toutes ses qualités saines. On sent que c’est là son idéal préféré. Cette intelligence profonde de Bourdaloue me semble le chef-d’œuvre critique de Maury.

Mais, tandis que le traité du cardinal Maury nous recommande ces choses excellentes, faut-il donc que sa vie et son exemple nous répètent encore plus haut que, pour être éloquent jusqu’au bout, pour l’être de près comme de loin, pour avoir autorité, même avec un talent moindre, pour se faire écouter dans ce qu’on dit de grand, d’éclatant ou même de simplement utile, il n’est rien de tel que de mettre en parfait accord l’homme et l’orateur, l’homme et l’auteur, et, si vous préférez à tout la parole de Bourdaloue, d’y joindre ce qui en est le principe et la source première, je veux dire les mœurs de Bourdaloue !