(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chansons de Béranger. (Édition nouvelle.) » pp. 286-308
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(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chansons de Béranger. (Édition nouvelle.) » pp. 286-308

Chansons de Béranger.
(Édition nouvelle.)

Je parlais l’autre jour de Voltaire, parlons un peu de Béranger ; rien de plus naturel. Mais pourquoi ne traiterions-nous pas aussi en tout Béranger comme Voltaire, c’est-à-dire sans le surfaire cette fois, sans le flatter, et en le voyant tel qu’il est, tel que nous croyons le connaître ? La part encore lui restera bien assez belle. Nous, avons tous, presque tous, autrefois professé pour Béranger plus que de l’admiration, c’était un culte ; ce culte, il nous le rendait en quelque sorte, puisque lui-même il était idolâtre de l’opinion et de la popularité. Le temps n’est-il pas venu de dégager un peu toutes ces tendresses, toutes ces complaisances, de payer à l’homme, à l’honnête homme qui a, comme tous, plus ou moins, ses faibles et ses faiblesses, au poète qui, si parfait qu’on le suppose, a aussi ses défauts, de lui payer, dis-je, une large part, mais une part mesurée au même poids et dans la même balance dont nous nous servons pour d’autres ? Encore une fois, le lot qui lui revient à juste titre entre les contemporains se trouvera, réduction faite, un des plus enviables et des plus beaux.

Pour couper court avec ceux qui se souviendraient que j’ai autrefois, il y a plus de quinze ans, fait un Portrait de Béranger tout en lumière et sans y mettre d’ombre, je répondrai que c’est précisément pour cela que je veux le refaire. Quinze ans, c’est assez pour que le modèle change, ou du moins se marque mieux ; c’est assez surtout pour que celui qui a la prétention de peindre se corrige, se forme, se modifie en un mot lui-même profondément. Jeune, je mêlais aux Portraits que je faisais des poètes beaucoup d’affection et de l’enthousiasme, je ne m’en repens pas ; j’y mettais même un peu de connivence. Aujourd’hui je n’y mets rien, je l’avoue, qu’un sincère désir de voir et de montrer les choses et les personnes telles qu’elles sont, telles du moins qu’en ce moment elles me paraissent.

On pourrait diviser les chansons de Béranger en quatre ou cinq branches : 1º L’ancienne chanson, telle qu’on la trouve avant lui chez les Collé, les Panard, les Désaugiers, la chanson gaie, bachique, épicurienne, le genre grivois, gaillard, égrillard, Le Roi d’Yvetot, La Gaudriole, Frétillon, Madame Grégoire : ce fut par où il débuta. 2º La chanson sentimentale, la romance, Le Bon Vieillard, Le Voyageur, surtout Les Hirondelles ; il a cette veine très fine et très pure par moments. 3º La chanson libérale et patriotique, qui fut et restera sa grande innovation, cette espèce de petite ode dans laquelle il eut l’art de combiner un filet de sa veine sensible avec les sentiments publics dont il se faisait l’organe ; ce genre, qui constitue la pleine originalité de Béranger et comme le milieu de son talent, renferme Le Dieu des bonnes gens, Mon âme, La Bonne Vieille, où l’inspiration sensible donne le ton ; Le Vieux Sergent, Le Vieux Drapeau, La Sainte-Alliance des peuples, etc., où c’est l’accent libéral qui domine. 4º Il y faudrait joindre une branche purement satirique, dans laquelle la veine de sensibilité n’a plus de part, et où il attaque sans réserve, avec malice, avec âcreté et amertume, ses adversaires d’alors, les ministériels, les ventrus, la race de Loyola, le pape en personne et le Vatican ; cette branche comprendrait depuis Le Ventru jusqu’aux Clefs du paradis. 5º Enfin une branche supérieure que Béranger n’a produite que dans les dernières années, et qui a été un dernier effort et comme une dernière greffe de ce talent savant, délicat et laborieux, c’est la chanson-ballade, purement poétique et philosophique, comme Les Bohémiens, ou ayant déjà une légère teinte de socialisme, comme Les Contrebandiers, Le Vieux Vagabond.

Voilà bien des genres, et il semble que tout soit épuisé : on assure pourtant que Béranger garde encore en portefeuille une dernière forme de chanson plus élevée, presque épique : ce sont des pièces en octave sur Napoléon, sur les diverses époques de l’Empire. Ceux de ses amis qui les connaissent n’en parlent qu’avec admiration. J’entendais un jour, il y a quatre ou cinq ans, M. de Lamennais qui en disait :

Cela me paraît plus beau que tout ce qu’il a fait jusqu’ici, mais il ne veut rien en publier. Moi (ajoutait-il en souriant et en faisant allusion à sa propre impatience de publicité), si j’avais fait une seule de ces octaves-là, je l’aurais déjà mise partout ; mais lui, il ne veut pas être remis en question : c’est plus prudent peut-être et plus sage.

En nous tenant à ce que nous avons, il est certain que Béranger a fait de la chanson tout ce qu’on en peut faire ; il en a tiré tout ce qu’elle renferme, et on pourrait croire qu’il est bien difficile désormais d’aborder ce genre après lui sans l’imiter. Entre ses mains, l’ancienne chanson française, légère, moqueuse, satirique, non contente de se revêtir d’un rythme plus sévère, s’est transformée en esprit et s’est élevée ; ceux qui en aimaient avant tout la gaieté franche, malicieuse en même temps et inoffensive, ont pu trouver qu’elle perdait chez lui de ce caractère. Par ce côté d’une gaieté naïve, d’une ronde et franche bonhomie, l’aimable Désaugiers lui reste supérieur. Béranger, même comme chansonnier, a trop d’art, trop de ruse et de calcul, il pense à trop de choses à la fois, pour être parfaitement et innocemment gai. Il a poussé la chanson jusqu’au point où elle peut aller et où elle cesse d’être elle-même. C’est là sa gloire ; elle implique un léger défaut.

Béranger a fait des chansons, et mieux que des chansons : a-t-il fait pour cela des odes parfaites ? Il y a ici une question littéraire qui n’a jamais été touchée qu’à peine, tant il a été convenu d’emblée et d’acclamation que Béranger était classique comme Horace, et le seul classique des poètes vivants.

Je viens de relire presque tout entier (de relire, il est vrai, et non pas de chanter) le recueil de Béranger, et j’ai acquis la conviction que, chez lui, l’idée première, la conception de la pièce, est presque toujours charmante et poétique, mais que l’exécution, par suite des difficultés du rythme et du refrain, par suite aussi de quelques habitudes littéraires qui tiennent à sa date ou à sa manière, laisse souvent à désirer. Pour rendre évidentes ces observations de détail, je n’ai rien de mieux à faire qu’à prendre une à une quelques-unes de ses plus belles et de ses plus célèbres pièces, et qu’à expliquer ma pensée.

Le Roi d’Yvetot par où il débuta en mai 1813, me semble parfait ; pas un mot qui ne vienne à point, qui ne rentre dans le rythme et dans le ton ; c’est poétique, c’est naturel et gai ; la rime si heureuse ne fait, en badinant, que tomber d’accord avec la raison.

La Bacchante, pièce célèbre dans cette première manière, et qui vise déjà à l’ode, offre des défauts de style qui ne tiennent pas du tout au désordre de l’égarement ni à la flamme. Je passe les atours, reste de vieux style :

 …… Pourquoi ces atours
Entre tes baisers et mes charmes ?

Mais le dernier couplet est très obscur, il l’est par le raisonnement, ce qui n’est pas naturel dans la situation où se trouve la Bacchante. Elle engage son amant à moins boire, à ménager ce nectar qui l’énerve, et elle ajoute :

De mes désirs mal apaisés,
Ingrat, si tu pouvais te plaindre,
J’aurais du moins, pour les éteindre,
Le vin où je les ai puisés.

Comme cela est contourné ! Le sujet étant un peu délicat, je ne m’appesantirai pas sur cette obscurité qui a pu entrer à demi dans l’intention de l’auteur, mais qui, j’en réponds, ne se développe qu’avec peine à l’esprit de plus d’un lecteur. Cependant, pour ne laisser aucun doute dès l’abord sur ce reproche d’obscurité qui reviendrait souvent, je citerai tout de suite, dans un genre opposé, ce couplet de L’Épée de Damoclès, où le poète s’attaque à Louis XVIII dans la personne de Denys le Tyran :

Tu crois du Pinde avoir conquis la gloire,
Quand ses lauriers, de ta foudre encor chauds
Vont à prix d’or te cacher à l’histoire,
Ou balayer la fange des cachots

Ce couplet reste à l’état de pur logogriphe. — Je reprends la série des premières chansons.

La Gaudriole, qu’il a si bien chantée, anime la plupart des pièces d’alors. Cette gaudriole qui, au fond et malgré les pensées sérieuses, lui est si naturelle, joue et circule dans toute sa première manière ; elle traverse la seconde ; elle se retrouve jusque dans sa dernière. Au milieu de ce recueil plus grave de 1833, il y a une chanson, Ma nourrice, qui fait penser à celle de Ma grand-mère ; qui a fait l’une devait faire l’autre. Au point de vue de la morale populaire, je me contenterai de faire remarquer qu’il n’est pas très bien peut-être de compromettre à ce degré, dans un type grivois, ces deux personnes si respectables, sa nourrice et sa grand-mère.

Mais Béranger, ne l’oublions pas, est de la race gauloise, et la race gauloise, même à ses instants les plus poétiques, manque de réserve et de chasteté : voyez Voltaire, Molière, La Fontaine, et Rabelais et Villon, les aïeux. Ils ont tous le coin par où l’on nargue le sublime, et d’où l’on fait niche au sacré tant qu’on le peut. En ce qui est du poète qui nous occupe, je me bornerai à une simple remarque générale et que je crois conforme à l’expérience.

Quand on a une fois, en âge déjà mûr, chanté et célébré à ce point la gaudriole et la goguette, et qu’on s’y est délecté avec un art si exquis et une si délicieuse malice, on a ensuite beau faire et beau dire, on peut la recouvrir sous les plus graves semblants et la combiner avec des sentiments très élevés, très sincères ; mais elle est et restera toujours au fond de l’âme une chose considérable, le lutin caché qui rit sous cape, qui joue et déjoue.

Frétillon nous rend la perfection de la verve purement égrillarde ; c’est la chose légère, le rien mutin et libertin dans toute sa grâce. Le Petit Homme gris, de même, est très joli, très léger et très gai. On ne sait trop ce que cela signifie en soi ; c’est un souffle, un rire, une fantaisie. On frise à tout moment le mot vif, le mot propre, et on s’arrête à temps. Les refrains et les motifs de ces petites pièces sont à ravir : on y sent le musa ales, l’aile du lutin, un lutin gaulois qui n’est pas Ariel, mais plus libertin et déjà gamin, le lutin de la gaudriole.

Madame Grégoire est une chanson large et franche de la première manière. Béranger n’a rien fait de mieux, comme pure chanson, que Le Roi d’Yvetot et Madame Grégoire.

Les Gueux, si vantés, me plaisent moins. Si ce n’est qu’une boutade, à la bonne heure :

Les Gueux, les Gueux,
Sont les gens heureux,
Ils s’aiment entre eux…

Les gueux, en effet, s’aiment-ils mieux que d’autres, et de ce qu’on n’a rien que sa guenille, est-on moins tenté de se la disputer ? Je vois un peu de déclamation dans cette petite pièce et de la faiblesse de pensée :

D’un faste qui vous étonne
L’exil punit plus d’un grand…
D’un palais l’éclat vous frappe,
Mais l’ennui vient y gémir…

L’ennui bâille plutôt qu’il ne gémit. Mais tout est vite racheté et regagné par la gaieté du refrain, et par des couplets comme celui-ci :

Quel Dieu se plaît et s’agite
Sur ce grabat qu’il fleurit ?
C’est l’Amour qui rend visite
À la Pauvreté qui rit.

Béranger a de ces vers heureux qui sont d’un vrai poète et d’un peintre, de ces coins de tableaux frais et riants, à condition qu’ils ne se prolongent pas. Ainsi dans Les Hirondelles :

Au détour d’une eau qui chemine
À flots purs sous de frais lilas,
Vous avez vu notre chaumine…

Ainsi, dans Maudit printemps, quand il regrette l’hiver, et qu’il voudrait qu’on entendît

Tinter sur la vitre sonore
Le grésil léger qui bondit.

Ainsi encore, dans Le Voyage imaginaire, ce vers tout matinal :

J’ai sur l’Hymette éveillé les abeilles.

C’est tout un ciel, tout un paysage en un vers, et un tel vers rachète bien des choses. Je dis rachète, car, du moment que nous ne chantons plus et que nous lisons, le faible, le commun, le recherché et l’obscur nous apparaissent même dans ces petites trames si bien ourdies. Le mouvement du refrain enlevait et sauvait tout ; mais, dès que le ballon n’est plus lancé et qu’il ne nage plus dans la lumière, on saisit de l’œil les défauts, les fissures et les coutures.

Les coutures, en effet, et en voulez-vous ? Dans Le Vieux Célibataire, par exemple, qu’est-ce que ces vers :

À mon coucher ton aimable présence
Pour ton bonheur ne sera pas sans fruit ?

Est-il rien de plus impropre et de plus prosaïque à la fois ? Et plus loin :

Auprès de moi coule des jours paisibles ;
Que mille atours relèvent tes attraits.
L’Amour par eux m’a rendu sa puissance…

Par eux, c’est-à-dire par tes attraits : on n’a jamais fait plus difficilement un vers moins facile. Ce qu’il y a de joli dans Le Vieux Célibataire, et de tout à fait engageant, c’est le refrain : Allons, Babet… , qui s’attache à la mémoire et qui continue longtemps de chanter en nous.

Cette remarque serait perpétuelle ; elle se renouvelle et se vérifie pour moi presque à chacune des chansons de Béranger. La conception, d’ordinaire, la composition de ces petits cadres, le motif est délicieux, poétique ; c’est l’expression, le style souvent qui s’étrangle ou qui fléchit. L’étincelle sous laquelle son idée lui arrive, il la développe, il l’étend, il la divise, mais c’est ce qui reste de mieux après tout dans sa chanson. Elle se résume dans le refrain : c’est par là qu’elle lui est venue, et c’est par là qu’elle demeure aussi dans notre souvenir, bien supérieure souvent à ce qu’elle est par l’exécution.

Mon habit est une des chansons qu’on aime le plus à citer. On en a retenu le refrain et des vers charmants :

La fleur des champs brille à ta boutonnière…
Ces jours mêlés de pluie et de soleil…

C’est très joli de motif, très spirituel d’idées, quelquefois très heureux d’expression. Et pourtant je ne puis m’empêcher de noter quelques mauvais vers, des expressions vagues et communes. Ainsi dans le premier couplet :

Quand le Sort à ta mince étoffe
Livrerait de nouveaux combats.

Et dans le second couplet, où il parle de ses amis :

Ton indigence qui m’honore
Ne m’a point banni de leurs bras.

Banni des bras de ses amis, n’est-ce pas une expression bien académique pour quelqu’un qui ne veut pas être académicien ? On pourrait continuer cette manière de critique sur la plupart des pièces, et je ne fais qu’indiquer la voie. Dans La Bonne Vieille, le troisième couplet est d’un geste bien déclamatoire encore et bien académique :

D’un trait méchant se montra-t-il capable ?
Avec orgueil vous répondrez : Jamais !

S’il avait dit aussi bien d’un trait malin, il aurait fallu répondre : Toujours. Cette Bonne Vieille rappelle, sans du tout l’effacer, certain sonnet admirable de Ronsard à sa maîtresse, ce qui n’empêche pas Béranger de donner, dans sa préface de 1833, un petit coup de patte à Ronsard, qui était peu en faveur alors. Et j’ajouterai, en passant, qu’il ne cesse à la rencontre de donner aussi des chiquenaudes à André Chénier, ce jeune maître si hors d’atteinte par le souffle et la largeur de l’inspiration et par le tissu du style.

Dans Le Dieu des bonnes gens il y a une idée élevée, morale même dans un certain sens, dans le sens de l’abbaye de Thélème ; mais l’exécution, de tout point, y répond-elle ? La troisième strophe semble atteindre un moment au sublime :

Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fît un jeu des sceptres et des lois ;
Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois.
Vous rampiez tous, ô Rois qu’on déifie !
Moi, pour braver des maîtres exigeants,
Le verre en main gaiement je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Hélas ! c’est dommage : ces rois qu’on déifie, ces maîtres exigeants ne viennent là qu’à toute force et par la nécessité du refrain. La strophe si haute et si fière en est un peu déparée. Et à la quatrième strophe, c’est bien pis :

Sur nos débris Albion nous défie.

À la cinquième, le poète a épuisé ses rimes et ses ressources ; la langue française, en poésie, n’en a pas plus. Il se voit obligé de détoner et de grimacer :

Ô Chérubins à la face bouffie,
Réveillez donc les morts peu diligents !

Aussi, toute part faite à l’intention du Dieu des bonnes gens, j’aime mieux, comme petit exemple de perfection, la pièce : Un jour le bon Dieu s’éveillant. Béranger a beau vouloir élever le génie de la chanson, il n’y parvient que jusqu’à un certain point ; on ne force pas la nature des choses, ni ce qu’il y a d’inhérent dans les genres. C’est encore, après tout, dans le genre semi-sérieux, semi-badin, qu’il s’en tire le mieux et qu’il réussit plus complètement qu’ailleurs. Là, du moins, si le mot grimace, la chanson s’en accommode. Il est plus à son aise avec l’esprit qu’avec la grandeur, bien qu’il y atteigne par jets. Je crois littérairement ce point très essentiel à rappeler. Rabattons-nous à voir son originalité et sa perfection où elle est véritablement, tout en lui sachant gré des autres tentatives. Il n’excelle que là où il faut surtout de l’esprit : ailleurs, là où il faudrait de l’élévation continue, il a des élans, de l’effort, même des traits sublimes, mais aussi des entorses et des faux pas.

On a tant dit et redit que Béranger a fait plus et mieux que des chansons, qu’il est sans doute arrivé lui-même à croire qu’il ne s’est resserré dans ce genre que parce qu’il l’a bien voulu, et qu’il n’eût tenu qu’à lui de tenter une plus vaste carrière, de remplir indifféremment, par exemple, le cadre de l’idylle, de la méditation poétique, ou qui sait ? de l’épopée. À bien étudier pourtant sa manière à froid et sans plus de prévention politique, sans rien apporter à cette lecture d’étranger à l’œuvre même, j’en suis venu à croire qu’il est plutôt heureux pour lui d’avoir rencontré sur son chemin tous ces petits canaux et jets d’eau et ricochets de chanson, qui ont l’air de l’arrêter et qui font croire à plus d’abondance et de courant naturel dans sa veine qu’elle n’en aurait peut-être, en effet, livrée à elle seule. Il y a quelques années déjà que, l’étudiant à part moi, et sans songer à venir reparler de lui au public, j’écrivais cette page que je demande la permission de transcrire, comme l’expression la plus sincère et la plus nette de mon dernier sentiment littéraire à son égard :

Béranger a obtenu de gloire tout ce qu’il en mérite, et un peu au-delà ; sa réputation est au comble. On a beau dire, le genre fait quelque chose, et une chanson n’est pas une épopée ; ce n’est pas même une ode (j’entends une ode comme celles de Pindare). L’habileté, l’art, la ruse du talent de Béranger a été de faire croire à sa grandeur ; il a fait des choses charmantes, et il semble que, pour la grandeur, il n’y ait que l’espace qui lui ait manqué. Mais s’il avait eu cet espace, il eût été bien embarrassé de le remplir. Il nous a fait croire qu’il était gêné dans la chanson, quand il n’y était qu’aidé.

Et puis cette gêne même, quand elle se fait sentir, est un véritable défaut. Or, on la sent à tout moment dans les chansons à refrain, dès que le poète veut s’élever ; il y a, tous les six ou huit vers, un hoquet qui lui coupe l’haleine. Je vais prendre une comparaison qui n’est pas noble, mais elle est parfaitement exacte. Supposez une lecture touchante ou sublime faite à haute voix dans la loge du portier, un peu comme dans la scène d’Henri Monnier. Au moment où le lecteur commence à s’échauffer et à user de tout son organe, un mot brusque venu du dehors : Le cordon, s’il vous plaît ! l’interrompt et lui coupe la voix. Ce Cordon, s’il vous plaît, c’est le refrain obligé. Si haut que soit le poète, et fût-il monté pendant la durée du couplet jusqu’au premier étage ou jusqu’au belvédère, il faut qu’il redescende tout d’un coup brusquement, quatre à quatre, pour tirer à temps ce malheureux cordon du refrain. Dans quelques cas, cela fait merveille à force de dextérité ; dans beaucoup d’autres cas, on s’y casse bras et jambes.

Ce que j’appelle le coup de cordon est très sensible dans les derniers couplets du Dieu des bonnes gens.

Pour ne pas abuser des termes, Byron, Milton, Pindare restent seuls les vraiment grands poètes, et Béranger est un poète charmant.

Telle est ma conviction, que je viens de me confirmer à moi-même par une entière lecture, et j’ose la dire parce que je crois que le moment est venu de dire, au moins en littérature, tout ce qu’on croit vrai.

Ce n’est pas une guerre de détail que je viens faire à un poète que j’admire ; mais cette guerre, cet examen de détail, veuillez le remarquer, on n’en a fait grâce pourtant jusqu’ici à aucun des poètes modernes, excepté Béranger. Pour lui seul, entraîné qu’on était par la modestie apparente du genre, par le bonheur du refrain, par la vogue des sentiments, on a fermé l’œil, on s’est mis de la partie, et, tout en chantant en chœur, on lui a su gré de tout sans réserve. Son art, son adresse et son triomphe, ç’a été de toucher si bien les cordes chères au grand nombre, qu’il a ainsi enlevé son monde (le malin qu’il est), et qu’il n’y a plus eu de public distinct en face de lui, mais un seul chorus à la ronde.

Il n’a pas obtenu ce succès non plus sans faire quelques sacrifices à l’opinion, et des sacrifices qui ont coûté au bon goût ; mais ce ne sont pas les seuls que je tienne à relever ici, et il y en a eu de sa part de plus graves. Homme d’un patriotisme sincère, il est évident aujourd’hui qu’en poussant trop au triomphe des passions et à l’explosion des ressentiments populaires, il n’avait pas assez songé au lendemain. Plus hostile qu’aucun sous la Restauration, ne voulant des Bourbons à aucun prix, il s’est trouvé ne pas vouloir beaucoup plus des d’Orléans. Il voulait donc de la République ; cela n’est pas douteux. Et pourtant, quand la République nous est tombée à l’improviste, et que Chateaubriand, déjà bien baissé, se réveillait pour dire à Béranger : « Eh bien ! votre République, vous l’avez ! » — « Oui, je l’ai, répondait l’homme d’esprit, mais j’aimerais mieux la rêver que la voir. » Ce mot-là, il l’a bien dit. J’y verrais le texte de tout un commentaire moral à l’adresse de ceux qui se font une idole de la popularité, et qui s’en montrent les grands prêtres obéissants, fussent-ils d’ailleurs les plus honnêtes gens du monde, et s’appelassent-ils Béranger ou La Fayette : « Ainsi, leur dirait-on, vous poussez sans cesse à ce dont vous ne voulez pas en définitive, ou à ce que vous ne voulez que très peu. »

« Le peuple, c’est ma muse », a dit Béranger. Mais il a pris trop souvent, ce me semble, le mot peuple dans un sens étroit, il l’a pris dans un sens qui est celui de l’opposition et du combat des classes ; il s’est vanté d’être du peuple quand il suffisait de ne pas se vanter du contraire. Et pourquoi, je vous prie, cette vanité de naissance ainsi affichée au rebours, mais toujours affichée ? Y a-t-il de quoi se vanter d’être sorti de terre ici plutôt que là ? Et ne serait-il pas plus simple et plus humble de se redire, avec un antique poète : « Un même Chaos a engendré tous les mortels » ?

En relisant les anciennes pièces de Béranger, cette préoccupation constante du poète déplaît. Il dira de son ami Manuel, dans un vers compact et un peu dur :

Bras, tête et cœur, tout était peuple en lui.

Un homme d’un autre parti dirait aussi bien d’un de ses chefs : « Tout était royal en lui. » On dirait d’un Bayard : « Tout était chevaleresque en lui. » Et ce ne serait ni plus faux ni plus juste. Soyons hommes avant toute chose, et sachons ce que valent les hommes. Vous savez bien, ô poète, aujourd’hui à demi dégoûté, mais non encore revenu du rôle, vous savez bien, et vous l’avez dit, qu’il y a dans le monde plus de fous que de méchants ; mais il y a beaucoup de fous, vous le savez aussi : ne faisons donc pas d’une classe, si nombreuse qu’elle soit, l’origine et la souche de toutes les vertus.

Croirait-on que dans une chanson sur Les Rossignols, dont le refrain est : « Doux Rossignols, chantez pour moi », le poète ait pu dire :

Vous qui redoutez l’esclavage,
Ah ! refusez vos tendres airs
À ces nobles qui, d’âge en âge,
Pour en donner portent des fers.

Ainsi, parce qu’on est né noble, on sera exclu et privé du chant du rossignol ! C’est ainsi encore que, dans les Adieux à la campagne, qui ont un accent si vrai de mélancolie, le rossignol est pris pour un emblème politique :

Sur ma prison vienne au moins Philomèle !
Jadis un roi causa tous ses malheurs.

Il faut connaître sa mythologie pour comprendre cela ; il faut se rappeler qu’autrefois, en Thrace, un scélérat de roi appelé Térée fit un mauvais parti à la pauvre Philomèle. De Térée à Louis XVIII ou à Charles X, il n’y a que la main, comme on sait. C’est là un côté petit des chansons de Béranger, et que l’avenir même, fût-il le plus démocratique du monde, ne relèvera pas.

D’autres côtés grandiront et survivront : ce sont ceux qu’a touchés le souffle pur et frais de la poésie. Les Bohémiens sont une de ces ballades ou fantaisies philosophiques, d’un rythme vif, svelte, allègre, enivrant ; c’est la meilleure peut-être, la plus belle et la plus parfaite de ses chansons que j’appelle désintéressées, et qui ne doivent rien aux circonstances. D’autres chants très élevés du recueil de 1833, tels que Les Contrebandiers, Le Vieux Vagabond, Jacques, Jeanne la Rousse, ont une forte teinte de ce socialisme qui a succédé, dans l’opinion du dehors, au libéralisme de la Restauration : Béranger est fort sensible et fort attentif à ces courants de l’atmosphère. Des esprits sévères et conséquents ont eu le droit de remarquer que le sentiment qui a inspiré ces petites pièces mènerait très loin, et ils ont pu regretter que l’illustre poète ne soit pas demeuré à l’Assemblée constituante pour défendre, expliquer, commenter et appliquer, s’il y avait lieu, la moralité de ces chansons, poétiquement très belles. Ici, l’homme d’esprit chez Béranger, l’homme prudent, celui qu’on peut appeler (sauf respect) une grande coquette, l’a emporté, on ne craint pas de le dire, sur le citoyen et même sur le poète. Un poète tout à fait généreux, un André Chénier n’eût pas hésité. Mais Béranger vieilli, et voyant d’ailleurs à l’œuvre des poètes de conversion nouvelle, aura pensé qu’il était de trop dans l’arène ; il a eu la migraine et s’est dégoûté.

Des quelques chansons composées et publiées par lui depuis février 1848, il n’y a rien à dire, sinon qu’elles n’offrent qu’un petit nombre de traits heureux, et qu’elles sont en général pénibles, rocailleuses et dures.

J’ai prononcé tout à l’heure le mot de coquette, et j’y tiens. C’est là un faible essentiel chez l’homme excellent dont nous parlons, un trait par lequel le Béranger véritable et réel diffère du Béranger de convention et de légende qui court les rues et qu’on voit sur les vignettes. Ceux qui ont eu le mieux occasion de le juger pensent que son rare bon sens est quelquefois gâté par un esprit de contradiction et par un grain de caprice, et aussi par une habitude de calcul trop continuel et trop raffiné. Il a de bonne heure conçu son rôle, et il s’y est dévoué, au point de ne rien se permettre jamais qui ne s’y rapporte. En veut-on un petit exemple tout littéraire ? Béranger n’est pas de l’Académie française ; il s’est dit qu’il ne fallait pas en être. C’est une singularité dont il se flatte, et dont il se vanterait presque si tout le monde ne savait qu’il ne tient qu’à lui d’être un des premiers des Quarante. Mais il ne veut pas qu’on puisse « accoler jamais d’autre titre à son nom que celui de chansonnier ». Il ne fut rien, pas même académicien, c’est une épitaphe qu’il s’est appliquée à l’avance. Oh ! si j’avais l’honneur, pour mon compte, d’être non pas un membre, mais la majorité entière de l’Académie un seul moment, oh ! quel tour je saurais jouer à l’illustre et malin chansonnier ! Béranger serait nommé sans faire de visites. Il refuserait ; eh bien ! il resterait nommé. Il protesterait dans les journaux par quelque lettre bien spirituelle, bien fine ; on n’en tiendrait compte. Son fauteuil resterait bel et bien marqué à son nom. Le malin y serait pris. Il n’est pas fâché au fond de donner, par son absence, un petit tort à l’Académie ; l’Académie le lui laisserait.

Les relations de Béranger dans les dix dernières années avec Chateaubriand, avec Lamennais, et même avec Lamartine, ont été célèbres ; elles sont piquantes quand on songe au point d’où sont partis tous ces hommes. Quand je me les représente en idée tous réunis sous la tonnelle autour de l’auteur de tant de couplets narquois, j’appelle cela le Carnaval de Venise de notre haute littérature. Il faut rendre à Béranger cette justice qu’il n’a pas, le premier, recherché ces hommes réputés d’abord plus sérieux que lui, qui ne le sont pas, et à aucun desquels il ne le cède par l’esprit. Ils sont venus à lui ; oui, tous, un peu plus tôt, un peu plus tard, ils sont venus reconnaître en sa personne l’esprit du temps, lui rendre foi et hommage, lui donner des gages éclatants.

Béranger a été pour eux une tentation, et tous, l’un, après l’autre, ils y ont succombé.

Chateaubriand a été le plus pressé des trois. Cette sympathie, qui avait couvé si longtemps, et qui s’était si bien dissimulée à elle-même, a su choisir son heure pour éclater. Le champion brillant du trône et de l’autel voyait le monde se porter ailleurs, et plus d’une moitié de la jeunesse lui échapper ; son calcul alors a été prompt et direct. Lui si amer pour tous, et si en garde avec les hommes de son bord, il ne s’est dit qu’il fallait être en avances avec Béranger et avec Carrel que parce que tous deux lui apportaient pour sa gloire un appoint de popularité : l’un et l’autre représentaient un grand parti ; en le joignant à ce qu’il avait déjà, il augmentait et complétait son armée d’admirateurs.

M. de Lamennais, malgré des passions que ses amis regrettent, a été bien plus naïf, plus simple et plus entraîné. De lui on peut dire tout ce qu’on voudra, mais non pas qu’il est un homme calculé. Au moment de sa transformation démocratique, après les Paroles d’un croyant, il est allé à Béranger comme un auxiliaire, comme un enfant plein de ferveur, pour le voir et pour causer, et Béranger, par son charme, l’a séduit. J’entends encore ce dernier nous dire, en se frottant les mains avec malice : « Eh bien ! votre Lamennais, il est arien ; je lui ai fait dire qu’il ne croyait pas à… Je fais, moi, mon métier de diable. » Il le faisait assurément ce jour-là.

Lamartine, que Béranger a longtemps regardé comme un aristocrate et un gentilhomme, et qu’il n’a commencé à louer comme poète qu’après Jocelyn (à dater de la décadence), n’est entré dans le cercle de cette amitié que bien plus tard, et jamais aussi intimement.

Tous ces hommes éminents, Béranger les égale par la richesse de la conversation, par la fertilité des idées, et les surpasse par l’insinuation et l’adresse du détail. Il s’était créé entre eux tous un rôle singulier ; il s’était fait insensiblement leur conseiller privé. Il a dit quelque part : « Consulter est un moyen de parler de soi qu’on néglige rarement. » On pourrait dire la même chose du rôle de conseiller quand on sait s’y prendre ; sous prétexte de s’occuper des autres, on se met doucement en avant, on se cite en exemple. Béranger n’y résiste pas ; il conseille quand même. J’ai vu un jour Carrel revenir outré de Passy, pour avoir reçu de Béranger force conseils qu’il ne lui demandait pas.

Je trouve dans une lettre familière le récit d’une visite chez Béranger, qui exprimera ce que j’ai à dire de lui, plus au vif que je ne le pourrais en termes généraux, et qui ne renferme rien d’ailleurs que d’honorable et d’adouci :

Mai 1846. — J’ai revu Béranger, que je n’avais pas rencontré depuis des années, écrivait le visiteur ; c’est Lamennais qui m’avait fort engagé à l’aller revoir. J’ai trouvé Béranger dans son avenue Sainte-Marie, près la barrière de l’Étoile, après dîner, seul, se promenant dans un petit carré de jardin grand comme la main, sans lunettes, bourgeonné, âgé de soixante-six ans, mais jeune d’esprit, vif, aimable et charmant autant que jamais. Il m’a reçu très bonnement, et a comme pris garde (j’ai cru m’en apercevoir) de ne me rien dire de ces malices qu’il aime à dire, et qui ne sont pas toujours agréables à entendre. Il n’a pu éviter pourtant de se faire centre, comme ç’a toujours été son habitude et comme c’est un peu son droit. Il m’a parlé en très peu de minutes de Chateaubriand, de Lamennais, pelotant à plaisir ces noms ; il m’a fait entendre qu’il était le conseiller de Lamennais. Béranger aime ce rôle de conseiller ; il le prend même quand on ne le lui offre pas. Parlant de la littérature du temps, dont il a passé en revue tous les noms (George Sand, Hugo, Dumas), il m’a dit que « notre malheur à tous avait été de débuter trop tôt, et que cela nous avait exposés aux palinodies ». Il aurait voulu apparemment que tout le monde attendît comme lui pour débuter vers trente-huit ou quarante ans. Je lui ai répondu qu’on débutait dès qu’on le pouvait et qu’on y voyait jour, et qu’on ne choisissait pas son heure. Mais en somme, dans toute cette conversation de deux heures, il a été charmant, bonhomme, piquant et fertile en idées, en jolies et fines observations.

Deux jours après, le dimanche (24 mai), je l’ai rencontré par hasard, vers quatre heures, proche Saint-Sulpice. Il avait vu le matin Lamartine, qu’il avait su malade, et à qui il avait conseillé, m’a-t-il dit, le quinquina : « Mais Lamartine se croit médecin, ajouta-t-il ; il croit tout savoir parce qu’il est poète, et il ne veut pas entendre parler de quinquina. » Je souriais tout bas de penser que Béranger, lui aussi, se croyait médecin, et qu’il ne s’apercevait pas que sa remarque s’appliquait à lui-même ; il venait de conseiller Lamartine sur le quinquina, comme, la veille au soir, il avait conseillé Lamennais sur je ne sais quelle succession qu’il n’aurait pas voulu lui voir accepter. Pourtant, cela m’a paru significatif et honorable que ce rapprochement final d’hommes si éminents, si divers, et partis de points si opposés de l’horizon. Au lieu de se dire des injures, comme du temps de Voltaire et de Rousseau, on se visite, on se consulte, on est aux petits soins l’un pour l’autre. Cela marque aussi combien les convictions premières se sont usées. Avec Béranger resté fidèle à son rôle, c’est l’esprit du siècle qui triomphe, et qui a bon marché, à la longue, des récalcitrants. Béranger sent bien qu’il représente en personne ce malin esprit, et il soigne ses ouailles. — Lamennais ! Chateaubriand ! Lamartine ! — Béranger, ce dimanche-là, venait de faire ce que j’appelle sa tournée pastorale.

Béranger serait parfait s’il n’avait pas une petite prétention : laquelle ? Celle de passer pour le seul vraiment sage de son temps.

Résumé. Béranger, comme poète, est un des plus grands, non le plus grand de notre âge. Les rangs ne me paraissent pas si tranchés que ses admirateurs exclusifs le croient. Dans cette perfection tant célébrée, il entre aussi bien du mélange. Comparé aux poètes d’autrefois, il est du groupe second et encore si rare des Burns, des Horace, des La Fontaine. Mais ces derniers, qui n’ont jamais été des poètes de parti, restent par là même plus élevés et d’un ordre plus universellement humain. Lisez Horace dans ses Épîtres, La Fontaine dans ses Fables : ils n’ont cajolé aucune passion, ni dorloté aucune sottise humaine. Si Béranger en a fustigé plus d’une, ç’a trop été pour en caresser d’autres. Béranger est arrivé, en définitive, je le crois, à la même conclusion que Voltaire, que Rabelais, que Cervantes, qu’il y a dans le monde plus de fous que de sages, plus de fous, dit-il, que de méchants. Mais cette observation se marque-t-elle assez dans ses œuvres, et ne semble-t-il pas souvent, à le lire, que toute la sagesse, toute la raison soit d’un côté, le tort et la déraison de l’autre ? Cette préoccupation de la sagesse et de la vertu infaillible des masses le diminue beaucoup, à mon sens. Mais, à une époque d’effort, de lutte et de calcul, il a su trouver sa veine, il a fait jaillir sa poésie, une poésie savante et vive, sensible, élevée, malicieuse, originale, et il a excellé assez pour être sûr de vivre, lors même que quelques-unes des passions qu’il a servies, et qui ne sont pas immortelles, seront expirées.

[Note.]

Cet article sur Béranger a servi de prétexte et de point de départ à un article de M. de Pontmartin, qui a fait du bruit et qui commence ainsi :

Je viens de relire les Causeries du lundi… Il y a dans le second volume un chapitre fait, selon moi, pour racheter bien des peccadilles, bien des Chateaubriand romanesque et amoureux, bien des Regrets, bien des versets de la litanie Lespinasse, Geoffrin et Du Deffand. C’est le chapitre où M. Sainte-Beuve a rendu un immense service à la littérature et à la morale en attachant le grelot à la gloire de M. Béranger.

Et M. de Pontmartin s’empare de ce qu’il appelle mes commencements d’idées pour pousser plus avant sa pointe. J’ai ouvert la tranchée, c’est à lui de monter à l’assaut.

J’ai besoin de m’expliquer ici sur cette manière de se servir du nom et de l’idée d’autrui en s’en faisant un instrument continu et une arme ; c’est commode, mais ce n’est pas juste ni très bienséant : « Je vais dire ce que vous n’avez pas eu le courage de dire. Je n’ai pas d’antécédents qui m’engagent, et vous en avez beaucoup. Je vais oser exprimer ce que vous pensez. »

J’ai connu autrefois M. de Pontmartin, et je n’ai pas attendu ses succès pour rendre justice à toutes ses qualités d’homme agréable et de causeur fort spirituel. M. de Pontmartin s’est quelquefois souvenu de ces anciennes relations ; j’ai été étonné pourtant que l’écrivain homme du monde et de bonne compagnie se fût permis, à d’autres fois, de juger si lestement et si souverainement de mes pensées et de mes sentiments intérieurs, comme lorsqu’il a écrit que « je n’avais jamais rien aimé et jamais cru à rien ». Je suis trop poli pour dire ce que je pense de cette manière d’interpréter les écrits, d’user et d’abuser de quelques paroles plaintives, et après tout senties, de poète et d’artiste ; je croyais que M. de Pontmartin laissait ce procédé trop facile et trop simple à M. Nettement. Parce que M. de Pontmartin a gardé un reste de cocarde blanche et que moi je n’en ai pas de cocarde (car je n’en ai pas), il se croit un singulier droit, et il abuse étrangement de son symbole.

Sur Béranger, je déclare donc en toute sincérité que j’ai dit et très nettement ce que je pense, tout ce que je pense, et qu’ajouter un mot de plus, défavorable à l’illustre poète, c’est aller non seulement au-delà de ma pensée, mais contre ma pensée.

Il y a en littérature des nuances et des limites comme en politique. On va jusque-là, on ne va pas plus loin. On est de 89, on n’est pas pour cela de 93, et c’est même pour cela qu’on n’en est pas. On est du Centre droit et l’on n’est pas pour cela de la Chambre introuvable de 1815. Je parle à M. de Pontmartin le langage qui lui est familier et qu’il aime.

J’aime la sincérité en tout, et je n’aime pas les rôles. C’est parce qu’il y a eu un peu de rôle dans la conduite de Béranger que je me suis permis de relever quelques contradictions piquantes ; rien de plus.

M. de Pontmartin, qui se croit des principes, est dans le rôle et dans la coterie jusqu’au cou ; il est légitimiste par état, comme d’autres sont orléanistes ; il est homme de ce beau monde qui se pique d’être moral sans pratiquer les mœurs, et de professer la religion sans aller toujours à confesse. Moi aussi, j’ai jugé pour mon plaisir M. de Pontmartin comme j’avais jugé autrefois Béranger, et voici la note, depuis longtemps écrite, que je tire du même cahier familier d’où j’ai extrait quelques-unes de mes impressions de fond sur le poète national. À chacun son tour :

Je viens de lire les Nouvelles causeries de M. de Pontmartin. C’est facile, coulant ; l’auteur a une fluidité nuancée et spirituelle de détail, mais aucune résistance ni solidité de jugement, aucune proportion dans sa mesure des talents et dans la comparaison des ouvrages, aucune fermeté, aucun fond. Il croit avoir des principes, il n’a que des indications fugitives, des complaisances ou des répugnances de société, et il s’y abandonne tout entier.

Souvent de la grâce, mais le jugement frêle. — Il n’a que peu d’invention et d’initiative ; mais qu’on lui donne un commencement d’idée ou les trois quarts d’une idée, il excelle à la pousser et à l’achever.

Son filet de voix est continu, intarissable et agréable autant qu’une voix aussi fluette et aussi fêlée peut l’être ; et, comme le dit de lui le poète Barbier, « il a de la parlotte en critique ».

M. de Pontmartin peut croire que j’aime quelquefois à monter à l’assaut, et il se pourrait bien que, sous mon air de prudence en critique, j’y fusse monté plus souvent que lui.

Il me reste cependant à déclarer que, si quelqu’un s’emparait de ce précédent jugement sur M. de Pontmartin pour m’en faire penser sur son compte plus que je n’en ai dit, je protesterais de même, et que, ces réserves une fois posées, je n’ai plus que des compliments à lui faire. Toutes les fois qu’il n’y a rien de bien solide à dire, et quand il est surtout dans des eaux toutes contemporaines, c’est un très agréable causeur.