(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Erckmann-Chatrian » pp. 95-105
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Erckmann-Chatrian » pp. 95-105

Erckmann-Chatrian

Contes fantastiques ; Contes de la montagne.

I

Ces deux têtes dans un bonnet qu’on appelle d’un seul nom, fait avec les deux leurs, Erckmann-Chatrian, pour l’appeler comme ces deux têtes s’appellent, vient de publier de nouveaux Contes fantastiques. Le succès de L’Illustre Docteur Mathéus a mis en verve Erckmann-Chatrian ; car Erckmann-Chatrian a eu du succès chez ce public qui aime mieux les lithographies que les gravures.  Quand on venait de nous donner les mordantes eaux-fortes qui s’intitulent les Contes arabesques d’Edgar Poe, faites pour la substance dure de l’organisme américain, mais réellement trop fortes pour le public qui crée le succès en France, les lithographies d’Erckmann-Chatrian devaient réussir, et cela n’a pas manqué. D’ailleurs, indépendamment de la forme, du trait appuyé, du coup de burin, qui n’a rien de ce forcené d’Edgar Poe, de ce « diable devenu fou », comme disait lord Byron de celui qui a bâti Londres, Erckmann-Chatrian avait fait, pour le fond de ses Contes, ce qui réussit, hélas ! à peu près toujours en France : du juste-milieu. Il s’était campé — non ! campé est un mot bien hardi : c’est glissé qu’il faut dire, — précisément entre cet Edgar Poe, encore plus diable que fou, et Hoffmann, l’allemand, qui, lui, était plus fou que diable, et il avait ôté à l’un son caractère diabolique et prémédité, et à l’autre son insanité effrayante et involontaire ; il les avait affaiblis, il les avait embourgeoisés…

Les bourgeois furent reconnaissants. Nous, nous fûmes sévères pour l’auteur de L’Illustre Docteur Mathéus, auquel nous reprochâmes son procédé d’imitation débilitante. Erckmann-Chatrian n’était réellement que le clair de lune d’Edgar Poe et d’Hoffmann, réfléchi dans un seau… Mais faites bien attention à l’orthographe ! car Erckmann-Chatrian n’est pas du tout celui qui s’écrit autrement. Il a du talent, ou, pour parler plus juste, il en aura, quand il n’imitera plus personne et qu’il se contentera d’être lui.

Je sais bien que L’Illustre Docteur Mathéus était un début, et que dans tout début, à quelque âge qu’on le fasse, il y a de la jeunesse et de son charme, de ces jolies petites imbécillités de la jeunesse que nous adorons, et auxquelles nous sommes tentés de tout pardonner. D’un autre côté, la Critique, qui doit tenir compte de tout, n’a pas de pistolet à mettre sur la gorge pour forcer un homme à avoir du génie, et presque tous, quand nous n’avons pas du génie, nous commençons par l’imitation en toutes choses. Mais cette imitation, qui est dans les usages de l’esprit humain, même quand on a du talent, est moins acceptable lorsqu’il s’agit de fantastique que quand il s’agit de toute autre espèce de littérature.

En fantastique, le génie est presque de rigueur. Qu’Erckmann-Chatrian nous le pardonne ! il y a souvent de l’impertinence à écrire le mot fantastique sur ses œuvres lorsque l’on n’a pas de génie ; il y a toujours de l’imprudence, lorsqu’on n’est pas sûr d’en avoir. Le fantastique oblige. Par cela même qu’on écrit ce grand mot, on déclare ne plus se réclamer de cette simple Fantaisie qui peut être si belle, mais de cette Fantaisie-là qui doit être transcendante, puisqu’elle se permet d’être étrange, et qu’on la déchaîne du dernier lien du bon sens, du dernier fil de la réalité. Lorsque le genre que l’on choisit autorise tout, voyons ! on est bien tenu à quelque chose. Quand l’invention est une outrance qui fait craquer le monde créé sous son absurdité puissante, et qui cherche l’émotion à tout prix, par toute voie, il faut la trouver, ou, soi-même, ou est perdu si on ne la trouve pas, cette émotion qui est le but, mais qu’il faut profonde et non pas vulgaire ! Faire du fantastique, c’est monter l’hippogriffe ou le manche à balai des Sorcières. Ce n’est pas tranquillement se mettre entre les jambes, au coin du feu ou d’un pot de bière, l’honnête rotin de l’imitation laborieuse qui a servi à faire du chemin, comme un bon bâton qu’il est, mais à pied !

Eh bien, c’est ce rotin que nous n’aimons pas ; c’est cette virtualité du fantastique que, malgré son succès et peut-être à cause de son succès, nous n’avions pas sentie en Erckmann-Chatrian ! Courageux contre notre opinion, il a continué de marcher dans cette voie où l’on ne s’en tire qu’avec des ailes, et il nous donne, absolument comme si nous n’avions rien dit, deux volumes, — que dis-je ? — comme s’il ne pouvait s’en empêcher ! Est-ce là l’entêtement du génie ?… Est-ce quelque chose comme le beau coup de colère de lord Byron, qui, lui aussi, commença par un livre détestable, imité, poncif, nuageux, ossianique, que la Revue d’Édimbourg traita comme il le méritait ; et heureusement !! car, sous son fouet, son fouet fécondant comme la verge de Moïse, coula, avec le sang de l’amour-propre irrité, un flot de poésie qui ne s’arrêta plus, la plus belle poésie du monde moderne !

En d’autres termes, sans être dans son genre un lord Byron, Erckmann-Chatrian a-t-il senti la vocation — cette tigresse qui dort parfois comme une marmotte — s’éveiller en lui sous le rude toucher de la Critique, et nous forcera-t-il à reconnaître qu’il a le génie fantastique, qui doit être le plus étonnant et le plus rare de tous les génies, puisque, ainsi que je l’ai avancé, il se permet tout, et que l’imagination, cette Rêveuse difficile, a toujours le droit de lui dire : Je m’y attendais ?…

II

Cette question, que la balbutie de L’Illustre Docteur Mathéus avait laissée pendante, ces deux volumes-ci y répondent, selon nous, très nettement. Erckmann-Chatrian, qui se débat contre une prétention de son esprit ou contre une impression de son imagination fascinée, n’arrive point à dégager de ses facultés ce qui n’y est pas. Il ne sera point un fantastique. Il faut qu’il renonce à prendre ce bel oiseau bleu des Nuits, encore plus farouche et plus difficile à saisir que le bel oiseau bleu des Jours. Seulement, s’il n’est pas un de ces conteurs qui tuent sous eux la réalité, mais qui la remplacent, il n’est pas seulement qu’un imitateur qui, comme la Grenouille de la Fable, crève misérablement en faisant sa grimace. Non ! Dieu merci ! il y a en lui un autre homme que l’imitateur. Au lieu de l’étrange visionnaire à la sensibilité renversée qui fait le fond d’Edgar Poe ou d’Hoffmann, il y a un écrivain sensible à notre manière, à nous tous, pour tous les phénomènes normaux de la vie, et un observateur du cœur, quand le cœur est rythmé par les sentiments de l’humanité saine et pure. Il y a enfin dans Erckmann-Chatrian tout le contraire de ce qu’il cherche : — un homme de la réalité, de la lumière, du plein jour, un coloriste naïf et parfois vaillant, qui trémousse la couleur sur la palette et la jette sur sa toile avec une brutalité joyeuse et souvent heureuse.

Erckmann-Chatrian est même tellement l’homme de la réalité, qu’il touche au réalisme et qu’il pourrait y entrer… par la porte du cabaret qu’il aime… Mais c’est un réaliste que voilà averti maintenant et qui prendra garde ; car il ne nous produit pas l’effet d’avoir le parti pris de ceux-là qui se sont fait un système avec les objections naturelles de leur esprit. Ce n’est pas tout. L’auteur des Contes fantastiques et des Contes de la montagne 13 n’a pas que la gaîté du coloris ; il a aussi celle de l’humeur. C’est un ironique… mais en goguette. C’est un misanthrope… mais sanguin, comme le prouve, entre autres Contes, — car d’autres de ses Contes le prouvent aussi, — cette excellente plaisanterie, ce Conte bouffe des Lunettes de Hans Schnaps. C’est enfin un allemand, mais sans niaiserie, un allemand de la bonne espèce, très au courant des choses allemandes, des paysages allemands, des mœurs allemandes. Il a la qualité la plus aimablement et la plus estimablement allemande : la cordialité ; et quand il aura vécu davantage, quand il aura éteint bien des tons crus qui lui restent, quoiqu’il ait déjà commencé de les adoucir, — car l’enlumineur de L’Illustre Docteur Mathéus a cédé la place au peintre dans les nouveaux Contes, — quand il aura passé sur les tableaux de genre, pour lesquels il nous semble fait, l’ombre enfumée de la délicieuse bonhomie, il aura atteint le vrai de son talent et acquis sa valeur plénière.

Telles sont, au vrai, les facultés naturelles, premières, développées déjà, et qu’il doit développer davantage. Comment un tel esprit, rond et éveillé, qui se tient entre deux vins (le nom d’un de ses contes joyeux), et qui ne boit ni d’éther comme Hoffmann, le grêle et le pointu, ni d’opium comme ce frénétique, sombre et froid d’Edgar Poe ; comment ce peintre de genre littéraire, attendri souvent malgré sa gaîté, et qui pleure au fond de son sourire, comme dans cette chose émouvante et charmante : Les Fiancés de Grinderwald ; comment ce moraliste, qui dans dix ans sera bonhomme, la qualité la plus enviable très certainement pour un conteur, a-t-il pu se croire ou voulu être un fantastique, c’est-à-dire le peintre du sinistre, du mystérieux, du morbide et de l’incompréhensible humain ? C’est là une question de biographie intellectuelle que la Critique n’a pas besoin de se poser pour être sûre qu’il s’est trompé, et pour le rappeler au sentiment de son talent vrai… et possible. Elle n’a qu’à regarder attentivement dans ces deux volumes, et opposer l’un à l’autre ce qui y est réussi, sans effort, visible du moins, avec ce qui y est visiblement voulu et manqué.

III

Tout n’est pas fantastique, même de prétention, en ces deux volumes, malgré le titre que porte le premier. J’ai parlé des Fiancés de Grinderwald. Mais dans le volume intitulé : Contes fantastiques, il y a cette lunatique griserie d’Entre deux vins ; il y a Crispinus ou l’Histoire interrompue, L’Oreille de la chouette, Le Combat de coqs, qui n’ont nullement le caractère fantastique, et où nous trouvons, ainsi que dans Les Fiancés de Grinderwald, la perle de ce volume, les qualités que nous avons cherché à caractériser dans Erckmann-Chatrian. Restent donc, pour le fantastique essayé, Le Rêve du cousin Elof, qui n’est qu’un rêve somnambulique d’un effet usé et qu’il fallait renouveler, comme Edgar Poe, quand on ose toucher à ce genre de fantastique ; La Montre du Doyen, qui n’est qu’une histoire de la Gazette des tribunaux ; Les Trois Âmes, Hans Storkus, L’Araignée-Crabe. Mais ces différents récits sont, il faut bien le dire, sans aucune originalité saisissante. C’est de l’horrible matériel qui tient de la place, et non pas de l’horrible subtil tel qu’on le rencontre dans les maîtres du fantastique, ce genre d’horrible impondérable qui vous donne la sensation, autour du cœur, d’un étau froid.

Nous ne parlons pas du Sacrifice d’Abraham, une grande diablesse d’histoire dont Rembrandt est le héros, laquelle n’a pas de raison pour être plutôt dans ce volume que dans tout autre volume de nouvelles, et qui en aurait une que je sais bien de n’y être pas… Enfin, dans les Contes de la montagne, où l’auteur se détire de son fantastique et commence de s’en dégager, vous ne trouverez que deux contes de cette espèce : Le Violon du pendu et L’Héritage de mon oncle Christian, aussi faibles d’ailleurs que tout le reste ; car pour le Conte qui a presque proportion de roman, et qui envahit, à lui seul, tout le volume, ce très beau Conte de Hugues-le-Loup, je ne le mets point parmi les tentatives fantastiques de l’auteur, malgré la donnée somnambulique qui en fait le dénouement et qui a été si rabâchée depuis Shakespeare, mais je le place plutôt parmi les autres récits, où le talent d’Erckmann-Chatrian, son talent réel et lumineux, — son talent antifantastique — s’est montré avec le plus de suite et d’éclats.

En effet, il y a mieux ici qu’un progrès, il y a révélation d’une faculté nouvelle, ou du moins d’une faculté qui ne s’était jamais attestée dans les meilleures pages d’Erckmann-Chatrian. Ce peintre d’école hollandaise levant des paysages allemands vus par la fenêtre d’un cabaret, ce peintre de genre encore trop heurté de couleur et qui attend comme un bénéfice le velours brun du temps, de l’expérience et de l’art, sur son rouge trop dur, a tout d’un coup élargi sa toile, et, dans un horizon plus vaste que celui dans lequel il se contient d’ordinaire, il est monté jusqu’à l’idéal. Hugues-le-Loup est une histoire grandiose, à détails poétiques et poignants, et à la beauté de laquelle je ne reproche rien, si ce n’est un vague qui n’est pas celui que l’art produit quand l’art est profond ; car il est un vague plus terrible que la réalité la plus nettement tragique. Connaissez-vous rien de plus magnifiquement oppressif pour la pensée que le vague mystérieux de Lara ?… Hélas ! le vague de cette histoire de Hugues-le-Loup est celui-là que la faiblesse laisse tomber sur ce qu’elle n’oserait pas faire voir.

Si Erckmann-Chatrian avait eu la moindre puissance fantastique, il l’aurait prouvé dans cette histoire si bien commencée, entre cet homme atteint d’une maladie sans nom, qui hurle comme un loup blessé au fond de son château féodal, et dont les crises deviennent de plus en plus épouvantables à mesure que s’avance dans la plaine, à travers les neiges, la vieille sorcière, ou plutôt la vieille inconnue, que la terreur de tout le pays a surnommée la Peste Noire. Malheureusement l’histoire, commencée sur ce grand pied mystérieux, tourne de la lycanthropie, que l’auteur a peur d’aborder et qui n’eût pas fait trembler Edgar Poe ou tout autre génie fantastique, au somnambulisme shakespearien, mais sans la goutte de sang sur la main coupable, et, au point de vue du fantastique, c’est là le plus triste fiasco. Cela suffirait seul pour justifier nos observations sur Erckmann-Chatrian, qui, de nature, n’est pas fait pour ce monde à part, surnaturel et clair-obscur, ou fantastique, et dont le talent n’a qu’au plein jour de la vie réelle et corpulente, sa force et son intensité.