(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 14, comment il se peut faire que les causes physiques aïent part à la destinée des siecles illustres. Du pouvoir de l’air sur le corps humain » pp. 237-251
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 14, comment il se peut faire que les causes physiques aïent part à la destinée des siecles illustres. Du pouvoir de l’air sur le corps humain » pp. 237-251

Section 14, comment il se peut faire que les causes physiques aïent part à la destinée des siecles illustres. Du pouvoir de l’air sur le corps humain

Ne peut-on pas soutenir pour donner l’explication des propositions que nous avons avancées et que nous avons établies sur des faits constans, qu’il est des païs où les hommes n’apportent point en naissant les dispositions necessaires pour exceller en certaines professions, ainsi qu’il est des païs où certaines plantes ne peuvent réussir ? Ne pourroit-on pas soutenir ensuite, que comme les graines qu’on seme, et les arbres qui sont dans leur force, ne donnent pas toutes les années un fruit également parfait dans les païs où ils se plaisent davantage, de même les enfans élevez sous les climats les plus heureux, ne deviennent pas dans tous les temps des hommes également parfaits ? Certaines années ne peuvent-elles pas être plus favorables à l’éducation physique des enfans que d’autres années, ainsi qu’il est des années plus favorables que d’autres années à la végetation des arbres et des plantes ? En effet, la machine humaine n’est gueres moins dépendante des qualitez de l’air d’un païs, des variations qui surviennent dans ces qualitez, en un mot, de tous les changemens qui peuvent embarasser ou favoriser ce qu’on appelle les operations de la nature, que le sont les fruits mêmes.

Comme deux graines venuës sur la même plante donnent un fruit dont les qualitez sont differentes, quand ces graines sont semées en des terroirs differens, ou bien quand elles sont semées dans le même terroir en des années differentes : ainsi deux enfans qui seront nez avec leurs cerveaux composez précisément de la même maniere, deviendront deux hommes differens pour l’esprit et pour les inclinations, si l’un de ces enfans est élevé en Suede et l’autre en Andalousie. Ils deviendront même differens, bien qu’élevez dans le même païs, s’ils y sont élevez en des années dont la température soit differente.

Durant la vie de l’homme et tant que l’ame spirituelle demeure unie avec le corps, le caractere de notre esprit et nos inclinations dépendent beaucoup des qualitez de notre sang qui nourrit encore nos organes et qui leur fournit la matiere de leur accroissement durant l’enfance et durant la jeunesse. Or, les qualitez de ce sang dépendent beaucoup de l’air que nous respirons. Elles dépendent encore beaucoup des qualitez de l’air où nous avons été élevez, parce qu’il a décidé des qualitez de notre sang durant notre enfance. Ces qualitez ont contribué alors à la conformation de nos organes, qui par un enchaînement necessaire, contribuent ensuite dans l’âge viril aux qualitez de notre sang. Voilà pourquoi les nations qui habitent sous des climats differens, sont si differentes par l’esprit comme par les inclinations.

Mais les qualitez de l’air dépendent elles mêmes des qualitez des émanations de la terre que l’air enveloppe. Suivant que la terre est composée, l’air qui l’enserre est different. Or, les émanations de la terre qui est un corps mixte dans lequel il se fait des fermentations continuelles, ne sçauroient être toujours précisement de la même nature dans une certaine contrée. Ces émanations cependant ne peuvent varier sans changer la temperature de l’air et sans alterer quelque chose de ses qualitez. Il doit donc en vertu de cette vicissitude, survenir quelquefois des changemens dans l’esprit et dans l’humeur des hommes d’un certain païs, parce qu’il doit y avoir des siecles plus favorables que d’autres à l’éducation physique des enfans.

Ainsi certaines generations seront plus spirituelles en France que d’autres generations, et cela par une raison de même nature que la raison qui fait que les hommes ont plus d’esprit en certains païs qu’en d’autres païs. Cette difference entre deux generations des habitans du même païs arrivera par l’action de la même cause qui fait que les années n’y sont pas également temperées, et que les fruits d’une récolte valent mieux que les fruits d’une autre récolte.

Discutons les raisons dont on peut se servir pour appuïer ce paradoxe, après avoir averti le lecteur de mettre une grande difference entre les faits que j’ai rapportez, et les explications de ces faits que je vais hazarder. Quand les explications physiques de ces faits ne seroient point bonnes, mon erreur sur ce point-là n’empêcheroit pas que les faits ne fussent véritables, et qu’ils ne prouvassent toujours que les causes morales ne décident pas seules de la destinée des lettres et des arts. L’effet n’en seroit pas moins certain, parce qu’on en auroit mal expliqué la cause.

L’air que nous respirons communique au sang dans notre poumon les qualitez dont il est empreint. L’air dépose encore sur la surface de la terre la matiere qui contribuë le plus à sa fécondité, et le soin qu’on prend de la remuer et de la labourer, vient de ce qu’on a reconnu que la terre en étoit plus féconde quand un plus grand nombre de ses parties avoit eu lieu de s’imbiber de cette matiere aerienne. Les hommes mangent une partie des fruits que la terre produit, et ils abandonnent l’autre aux animaux, dont ils convertissent ensuite la chair en leur propre substance.

Les qualitez de l’air se communiquent encore aux eaux des sources et des rivieres par le moïen des neiges et des pluïes qui se chargent toujours d’une partie des corpuscules suspendus dans l’air.

Or, l’air qui doit avoir un si grand pouvoir sur notre machine, est un corps mixte composé de l’air élementaire et des émanations qui s’échappent de tous les corps qu’il enserre ou que son action continuelle peut en détacher. Les physiciens prouvent aussi que l’air est encore rempli d’une infinité de petits animaux et de leur semence. En voilà suffisamment pour concevoir sans peine que l’air doit être sujet à une infinité d’altérations résultantes du mélange des corpuscules qui entrent dans sa composition, qui ne sçauroient être toujours les mêmes, et qui ne peuvent encore y être toujours en une même quantité. On conçoit aussi avec facilité que des altérations differentes ausquelles l’air est exposé successivement, les unes doivent durer plus long-temps que les autres, et que les unes doivent favoriser plus que les autres les productions de la nature.

L’air est encore exposé à plusieurs vicissitudes, qui proviennent des causes étrangeres, comme sont l’action du soleil diversifiée par sa hauteur, par sa proximité et par l’exposition, comme par la nature du terrain sur lequel ses raïons tombent. Il en est de même de l’action du vent qui souffle des païs voisins.

Ces causes que j’appelle étrangeres, rendent l’air sujet à des vicissitudes de froid et de chaud, de sécheresse et d’humidité.

Quelquefois les altérations de l’air causent ces vicissitudes, comme il arrive aussi que les vicissitudes de l’air y causent des altérations. Mais cette discussion n’est pas essentiellement de notre sujet, et nous ne le sçaurions trop débarrasser des choses qui ne sont point absolument necessaires pour l’éclaircir.

Rien n’est plus propre à nous donner une juste idée du pouvoir que doivent avoir sur tous les hommes, et principalement sur les enfans, les qualitez qui sont propres à l’air d’un certain païs en vertu de sa composition, lesquelles on pourroit appeller ses qualitez permanentes, que de rappeller la connoissance que nous avons du pouvoir que les simples vicissitudes, ou les altérations passageres de l’air ont même sur les hommes dont les organes ont acquis la consistance de laquelle ils sont capables. Les qualitez de l’air résultantes de sa composition sont bien plus durables que ces vicissitudes.

Cependant l’humeur, et même l’esprit des hommes faits, dépendent beaucoup des vicissitudes de l’air. Suivant que l’air est sec ou humide, suivant qu’il est chaud, froid ou temperé, nous sommes gais ou tristes machinalement, nous sommes contens ou chagrins sans sujet : nous trouvons enfin plus de facilité à faire de notre esprit l’usage que nous en voulons faire. Si les vicissitudes de l’air, vont jusqu’à causer une altération dans l’air, l’effet de ces vicissitudes est encore plus sensible. Non-seulement la fermentation qui prépare un orage agit sur notre esprit, de maniere qu’il devient pesant et qu’il nous est impossible de penser avec la liberté d’imagination qui nous est ordinaire, mais cette fermentation corrompt même les viandes. Elle suffit pour changer l’état d’une maladie ou d’une blessure. Elle est souvent mortelle pour ceux qui ont été taillez de la pierre.

Vida qui étoit poëte, avoit éprouvé lui-même plusieurs fois ces momens où le travail d’imagination devient ingrat, et il les attribuë à l’action de l’air sur notre machine ; on peut dire en effet que notre esprit marque l’état présent de l’air avec une exactitude approchante de celle des barometres et des thermometres.

On remarque même dans les animaux les effets differens de l’action de l’air.

Suivant qu’il est sérain ou qu’il est agité, suivant qu’il est vif ou qu’il est pesant, il inspire aux animaux une gaïeté où il les jette dans une langueur que la moindre attention rend sensible.

Il est même des temperamens que l’excès de la chaleur irrite et qu’elle rend presque furieux. Si dans le cours d’une année il se commet à Rome vingt mauvaises actions, il s’en commet quinze dans les deux mois de la grande chaleur.

Il est en Europe un païs où les hommes qui se défont eux-mêmes, sont moins rares qu’ils ne le sont ailleurs.

On a observé dans la capitale de ce roïaume, où l’on tient un registre mortuaire, qui fait mention du genre de mort d’un chacun, que de soixante personnes qui se défont elles-mêmes dans le cours d’une année, cinquante se sont portées à cet excès de fureur vers le commencement ou bien à la fin de l’hyver. Il regne alors dans cette contrée un vent de nord-est qui rend le ciel noir, et qui afflige sensiblement les corps les plus robustes. Les magistrats des cours souveraines font en France une autre observation qui prouve la même chose. Ils remarquent qu’il est des années bien plus fertiles en grands crimes que d’autres, sans qu’on puisse attribuer la malignité de ces années à une disette extraordinaire, à une reforme dans les troupes, ni à d’autres causes sensibles.

Le grand froid glace l’imagination d’une infinité de personnes. Il en est d’autres dont il change absolument l’humeur.

Hommes doux et débonnaires dans les autres saisons, ils deviennent presque féroces durant les fortes gelées.

Je n’alleguerai qu’un exemple, mais ce sera celui d’un roi de France, de Henri III.

Monsieur De Thou, dont je ne ferai que traduire le récit, étoit un homme revétu d’une grande dignité, qui donnoit lui-même au public l’histoire d’un prince mort depuis un petit nombre d’années, et dont il avoit approché avec familiarité. dès que Henri III eut commencé à vivre de regime, on le vit rarement malade… etc. le duc de Guise fut tué à Blois la surveille de noël, et peu de jours après la conversation du chancelier De Chiverni et du président De Thou.

Comme les qualitez de l’air que nous avons appellées permanentes, doivent avoir plus de pouvoir sur nous que ses vicissitudes, il doit arriver dans notre machine lorsque ces qualitez s’alterent, des changemens plus sensibles et plus durables, que ne sont les changemens causez par les vicissitudes de l’air. Aussi ces altérations produisent quelquefois des maladies épidemiques qui tuent en trois mois six mille personnes dans une ville où il ne meurt que deux mille personnes dans les années communes.

Une autre preuve sensible du pouvoir que les qualitez de l’air ont sur nous, est ce qui nous arrive en voïageant.

Comme nous changeons d’air en voïageant, à peu près comme nous en changerions si l’air du païs où nous vivons s’altéroit, l’air d’une contrée nous ôte une partie de notre appetit ordinaire, et l’air d’une autre contrée l’augmente.

Un françois refugié en Hollande se plaint du moins trois fois par jour, que sa gaïeté et son feu d’esprit l’ont abandonné.

L’air natal est un remede pour nous. Cette maladie qu’on appelle le hemvé en quelques païs et qui donne au malade un violent desir de retourner chez lui, cum notos… etc., est un instinct qui nous avertit que l’air où nous nous trouvons n’est pas aussi convenable à notre constitution que celui pour lequel un secret instinct nous fait soûpirer. Le hemvé ne devient une peine de l’esprit, que parce qu’il est réellement une peine du corps. Un air trop different de celui auquel on est habitué est une source d’indispositions et de maladies.

Cet air quoique très-sain pour les naturels du païs, est un poison lent pour certains étrangers. Qui n’a point entendu parler du tabardillo qui est une fievre accompagnée des simptômes les plus fâcheux et qui attaque presque tous les europeans quelques semaines après leur arrivée dans l’Amerique espagnole ? La masse du sang formée de l’air et des nourritures d’Europe, ne pouvant pas s’allier avec l’air d’Amerique ni avec le chile formé des nourritures de ce païs, elle se dissout. On ne guérit ceux qui sont attaquez de cette maladie, très-souvent mortelle, qu’en les saignant excessivement et en les soutenant peu à peu avec les nourritures du païs. Le même mal attaque les espagnols nez en Amerique à leur arrivée en Europe.

L’air natal du pere est pour le fils une espece de poison.

Cette difference qui est entre l’air de deux contrées, ne tombe point sous aucun de nos sens, et elle n’est pas encore à la portée d’aucun de nos instrumens.

Nous ne la sentons que par ses effets. Mais il est des animaux qui paroissent la connoître par sentiment. Ils ne passent pas du païs qu’ils habitent dans les contrées voisines où l’air nous semble être le même que l’air auquel ils sont si fort attachez. On ne voit pas sur les bords de la Seine une espece de grands oiseaux dont la Loire est couverte.