(1767) Salon de 1767 « Peintures — Satire contre le luxe, à la manière de Perse » pp. 122-126
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Satire contre le luxe, à la manière de Perse » pp. 122-126

Satire contre le luxe, à la manière de Perse

Vous jetez sur les diverses sociétés de l’espèce humaine un regard si chagrin, que je ne connais plus guère qu’un moyen de vous contenter ; c’est de ramener l’âge d’or… vous vous trompez. Une vie consumée à soupirer aux pieds d’une bergère, n’est point du tout mon fait. Je veux que l’homme travaille.

Je veux qu’il souffre.

Sous un état de nature qui irait au-devant de tous ses vœux, où la branche se courberait pour approcher le fruit de sa main, il serait fainéant ; et, n’en déplaise aux poëtes, qui dit fainéant, dit méchant.

Et puis des fleuves de miel et de lait ! Le lait ne va pas aux bilieux comme moi, et le miel m’affadit… dépouillez-vous donc ; suivez le conseil de Jean-Jacques, et faites-vous sauvage… ce serait bien le mieux. Là du moins il n’y a d’inégalité que celle qu’il a plu à la nature de mettre entre ses enfans ; et les forêts ne retentissent pas de cette variété de plaintes, que des maux sans nombre arrachent à l’homme dans ce bienheureux état de société. — Mais quoi ! ces mœurs si vantées de Lacédémone ne trouveront pas grâce auprès de vous !… ne me parlez pas de ces moines armés… mais là cet or, ce luxe qui vous blesse, ces repas somptueux, ces meubles recherchés… — Il n’y en a point, d’accord ; mais ces pauvres, ces malheureux ilotes, n’en avez-vous point pitié ? La tyrannie d’un colon d’Amérique est moins cruelle ; la condition du nègre moins triste… qu’objecterez-vous au siècle de Rome pauvre, à ce siècle où des hommes à jamais célèbres cultivaient la terre de leurs mains, prirent leurs noms des fruits, des fonctions agrestes qu’ils avaient exercées, où le consul pressait le bœuf de son aiguillon, où le casque et la lance étaient déposés sur la borne du champ, et la couronne du triomphateur suspendue à la corne de la charrue ? ô le beau temps ! Que celui où la femme déguenillée du dictateur pressait le pis de ses chèvres, tandis que ses robustes enfans, la cognée sur l’épaule, allaient dans la forêt voisine couper des fagots pour l’hiver !… vous riez ; mais, à votre avis, la chaumière de Quintus n’est-elle pas plus belle aux yeux de l’homme qui a quelque tact de la vertu, que ces immenses galeries où l’infâme Verrès exposait les dépouilles de dix provinces ravagées ? Allez vous enivrer chez Lucullus. Applaudissez aux poëmes divins de Virgile ; promenez-vous dans une ville immense, où les chefs-d’œuvre de la peinture, de la sculpture et de l’architecture suspendront à chaque pas vos regards d’admiration ; assistez aux jeux du cirque ; suivez la marche des triomphes ; voyez des rois enchaînés ; jouissez du doux spectacle de l’univers qui gémit sous la tyrannie, et partagez tous les crimes, tous les désordres de son opulent oppresseur. Ce n’est point là ma demeure. Je ne sais plus en quel temps, sous quel siècle, en quel coin de la terre vous placer. Mon ami, aimons notre patrie ; aimons nos contemporains ; soumettons-nous à un ordre de choses qui pourrait par hasard être meilleur ou plus mauvais ; jouissons des avantages de notre condition. Si nous y voyons des défauts, et il y en a sans doute, attendons-en le remède de l’expérience et de la sagesse de nos maîtres, et restons ici… rester ici, moi ! Moi ! Y reste celui qui peut voir avec patience un peuple qui se prétend civilisé, et le plus civilisé de la terre, mettre à l’encan l’exercice des fonctions civiles ; mon cœur se gonfle, et un jour de ma vie, non, un jour de ma vie, je ne le passe pas sans charger d’imprécations celui qui rendit les charges vénales. Car c’est de là, oui, c’est de là et de la création des grands exacteurs que sont découlés tous nos maux. Au moment où l’on put arriver à tout avec de l’or, on voulut avoir de l’or ; et le mérite, qui ne conduisait à rien, ne fut rien. Il n’y eut plus aucune émulation honnête. L’éducation resta sans aucune base solide. Une mère si elle l’osait, dirait à son fils : " mon fils, pourquoi consumer vos yeux sur des livres ? Pourquoi votre lampe a-t-elle brûlé toute la nuit ? Conserve-toi, mon fils. Eh bien, tu veux aussi remuer un jour l’urne qui contient le sort de tes concitoyens ; tu la remueras. Cette urne est en argent comptant au fond du coffre-fort de ton père. " et où est l’enfant qui l’ignore ? Au moment où une poignée de concussionnaires publics regorgèrent de richesses, habitèrent des palais, firent parade de leur honteuse opulence, toutes les conditions furent confondues ; il s’éleva une émulation funeste, une lutte insensée et cruelle entre tous les ordres de la société. L’éléphant se gonfla pour accroître sa taille, le bœuf imita l’éléphant ; la grenouille eut la même manie, qui remonta d’elle à l’éléphant ; et, dans ce mouvement réciproque, les trois animaux périrent : triste, mais image réelle d’une nation abandonnée à un luxe, symbole de la richesse des uns, et masque de la misère générale du reste. Si vous n’avez pas une âme de bronze, dites donc avec moi ; élevez votre voix, dites : maudit soit le premier qui rendit les fonctions publiques vénales ; maudit soit celui qui rendit l’or l’idole de la nation ; maudit soit celui qui créa la race détestable des grands exacteurs ; maudit soit celui qui engendra ce foyer d’où sortirent cette ostentation insolente de richesse dans les uns, et cette hypocrisie épidémique de fortune dans les autres ; maudit soit celui qui condamna par contre-coup le mérite à l’obscurité, et qui dévoua la vertu et les mœurs au mépris. De ce jour, voici le mot, le mot funeste qui retentit d’un bout à l’autre de la société : soyons ou paraissons riches. De ce jour, la montre d’or pendit au côté de l’ouvrière, à qui son travail suffisait à peine pour avoir du pain. Et quel fut le prix de cette montre ?

Quel fut le prix de ce vêtement de soie qui la couvre, et sous lequel je la méconnais ? Sa vertu ! Sa vertu ! Ses mœurs ! Et il en fut ainsi de toutes les autres conditions. On rampa, on s’avilit, on se prostitua dans toutes les conditions. Il n’y eut plus de distinction entre les moyens d’acquérir. Honnêtes, malhonnêtes, tous furent bons. Il n’y eut plus de mesure dans les dépenses. Le financier donna le ton, que le reste suivit. De là cette foule de mésalliances que je ne blâme pas. Il était juste que des hommes, ruinés par l’exemple des pères, allassent réparer chez eux leurs fortunes, et se venger par le mépris de leurs filles. Mais ces femmes méprisées, quelle fut leur conduite ? Et ces époux, à qui portèrent-ils la dot de leurs femmes ? D’où vient cette fureur générale de galanterie ? Dites, dites, où a-t-elle pris sa source ? Les grands se sont ruinés par l’émulation du faste financier. Le reste s’est perdu de débauche par l’imitation et l’influence du libertinage des grands. Le luxe ruine le riche, et redouble la misère des pauvres. De là la fausseté du crédit dans tous les états. Confiez votre fortune à cet homme qui se fait traîner dans un char doré, demain ses terres seront en décret ; demain cet homme si brillant, poursuivi par ses créanciers, ira mettre pied à terre au for-l’évêque. — Mais ne vous réjouissez-vous pas de voir la débauche, la dissipation, le faste, écrouler ces masses énormes d’or ? C’est par ce moyen qu’on nous restitue goutte à goutte ce sang dont nous sommes épuisés. Il nous revient par une foule de mains occupées. Ce luxe, contre lequel vous vous récriez, n’est-ce pas lui qui soutient le ciseau dans la main du statuaire, la palette au pouce du peintre, la navette ?… — Oui, beaucoup d’ouvrages, et beaucoup d’ouvrages médiocres.

Si les mœurs sont corrompues, croyez-vous que le goût puisse rester pur ? Non, non, cela ne se peut ; et si vous le croyez, c’est que vous ignorez l’effet de la vertu sur les beaux-arts. Et que m’importe vos Praxitèle et vos Phidias ? Que m’importe vos Apelle ? Que m’importe vos poëmes divins ? Que m’importe vos riches étoffes ? Si vous êtes méchants, si vous êtes indigents, si vous êtes corrompus. ô richesse, mesure de tout mérite ! ô luxe funeste, enfant de la richesse ! Tu détruis tout, et le goût et les mœurs ; tu arrêtes la pente la plus douce de la nature. Le riche craint de multiplier ses enfants.

Le pauvre craint de multiplier les malheureux. Les villes se dépeuplent. On laisse languir sa fille dans le célibat. Il faudrait sacrifier à sa dot un équipage, une table somptueuse. On aliène sa fortune pour doubler son revenu : on oublie ses proches.

A-t-on crié dans les rues un édit qui promette un intérêt décuple à un capital ; l’enfant de la maison pâlit ; l’héritier frémit ou pleure ; ces masses d’or qui lui étaient destinées, vont se perdre dans le fisc public, et avec elles l’espérance d’une opulence à venir. De là les hommes sont étrangers les uns aux autres dans la même famille. Eh ! Pourquoi des enfants aimeraient-ils, respecteraient-ils pendant leur vie, pleureraient-ils quand ils sont morts, des pères, des parents, des frères, des proches, des amis qui ont tout fait pour leur bien-être propre, rien pour le leur ? C’est bien dans ce moment, ô mes amis, qu’il n’y a point d’amis ; ô pères, qu’il n’y a plus de pères ; ô frères et sœurs, qu’il n’y a ni frères ni sœurs !… voilà, sans doute, un luxe pernicieux, et contre lequel je vous permets à vous et à nos philosophes de se récrier. Mais n’en est-il pas un autre qui se concilierait avec les mœurs, la richesse, l’aisance, la splendeur et la force d’une nation ?… peut-être. ô Cérès, les peintres, les poëtes, les statuaires, les tapisseries, les porcelaines, et ces magots même, goût ridicule, peuvent s’élever d’entre tes épis. Maîtres des nations, tendez la main à Cérès. Relevez ses autels. Cérès est la mère commune de tout. Maîtres des nations, faites que vos campagnes soient fertiles. Soulagez l’agriculteur du poids qui l’écrase. Que celui qui vous nourrit puisse vivre ; que celui qui donne du lait à vos enfants ait du pain ; que celui qui vous vêtit ne soit pas nu.

L’agriculture, voilà le fleuve qui fertilisera votre empire. Faites que les échanges se multiplient en cent manières diverses. Vous n’aurez plus une poignée de sujets riches, vous aurez une nation riche… mais, dites-moi, à quoi bon la richesse, sinon à multiplier nos jouissances ? Et ces jouissances multipliées ne donneront-elles pas naissance à tous les arts du luxe ?… mais ce luxe sera le signe d’une opulence générale, et non le masque d’une misère commune.

Maîtres des nations, ôtez à l’or son caractère représentatif de tout mérite. Abolissez la vénalité des charges. Que celui qui a de l’or puisse avoir des palais, des jardins, des tableaux, des statues, des vins délicieux, de belles femmes ; mais qu’il ne puisse prétendre sans mérite à aucune fonction honorable dans l’état ; et vous aurez des citoyens éclairés, des sujets vertueux. Vous avez attaché des peines aux crimes ; attachez des récompenses à la vertu ; et ne redoutez pour la durée de vos empires, que le laps des tems. Le destin qui règle le monde veut que tout passe. La condition la plus heureuse d’un homme, d’un état, a son terme. Tout porte en soi un germe secret de destruction. L’agriculture, cette bienfaisante agriculture, engendre le commerce, l’industrie et la richesse. La richesse engendre la population. L’extrême population divise les fortunes.

Les fortunes divisées restreignent les sciences et les arts à l’utile. Tout ce qui n’est pas utile est dédaigné. L’emploi du tems est trop précieux pour le perdre à des spéculations oisives. Partout où vous verrez une poignée de terre recueillie dans la plaine, portée dans un panier d’osier, aller couvrir la pointe nue d’un rocher, et l’espérance d’un épi l’arrêter là par une claie, soyez sûr que vous verrez peu de grands édifices, peu de statues, que vous trouverez peu d’orphées, que vous entendrez peu de poëmes divins… et que m’importe ces monumens fastueux ? Est-ce là le bonheur ? La vertu, la vertu, la sagesse, les mœurs, l’amour des enfans pour les pères, l’amour des pères pour les enfans, la tendresse du souverain pour ses sujets, celle des sujets pour le souverain, les bonnes loix, la bonne éducation, l’aisance générale ; voilà, voilà ce que j’ambitionne… enseignez-moi la contrée où l’on jouit de ces avantages, et j’y vais, fût-ce la Chine… mais là… je vous entends. Astuce, mauvaise foi, nulle grande vertu, nul héroïsme, une foule de petits vices, enfans de l’esprit économique et de la vie contentieuse. Là, le ministère sans cesse occupé à prévenir la perfidie des saisons ; là, le particulier à pourvoir de bleds son grenier. Nulle chimère de point d’honneur. Il faut l’avouer… où irai-je donc ? Où trouverai-je un état de bonheur constant ? Ici, un luxe qui masque la misère, là, un luxe qui, né de l’abondance, ne produit qu’une félicité passagère. Où faut-il que je naisse ou que je vive ? Où est la demeure qui me promette et à ma postérité un bonheur durable ?… allez où les maux portés à l’extrême vont amener un meilleur ordre de choses. Attendez que les choses soient bien, et jouissez de ce moment… et ma postérité ?… vous êtes un insensé. Vous voyez trop loin. Qu’étiez-vous il y a quatre siècles pour vos aïeux. Rien. Regardez avec le même œil des êtres à venir qui sont à la même distance de vous. Soyez heureux. Vos arrière-neveux deviendront ce qu’il plaira au destin, qui dispose de tout. Dans l’empire, le ciel suscite un maître qui amende ou qui détruit ; dans le cycle des races, un descendant qui relève ou qui renverse.

Voilà l’arrêt immuable de la nature. Soumettez-vous-y.