(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Éloges académiques de M. Pariset, publiés par M. Dubois (d’Amiens). (2 vol. — 1850.) » pp. 392-411
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(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Éloges académiques de M. Pariset, publiés par M. Dubois (d’Amiens). (2 vol. — 1850.) » pp. 392-411

Éloges académiques de M. Pariset, publiés par M. Dubois (d’Amiens).
(2 vol. — 1850.)

En sa qualité de secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine, M. Pariset eut à prononcer, soit dans les séances publiques, soit dans les cérémonies funèbres, les éloges des principaux médecins qui étaient membres de cette Académie et qui moururent de 1820 à 1847. C’est le recueil de ces divers discours ou éloges que publie en ce moment son honorable successeur, M. Dubois (d’Amiens), et il y a joint comme introduction un remarquable éloge de M. Pariset lui-même. Je dirai, à cette occasion, quelques mots et du genre et de ceux qui l’ont mis en honneur parmi nous. J’entends ici le genre de l’éloge académique en tant qu’il s’applique uniquement aux sciences et aux savants.

C’est Fontenelle qui en donna le premier l’exemple et le modèle, un modèle inimitable. Les soixante-dix éloges qu’il prononça dans l’espace de quarante ans forment le recueil le plus riche et le plus piquant qui se puisse imaginer. La manière n’est qu’à lui, et ce serait manquer de goût que de prétendre lui en rien dérober. Cette manière est aussi académique par la politesse, qu’elle l’est peu par le reste des qualités ou même des légers défauts qui la composent. L’éloge ne s’y monte jamais au ton oratoire, et y affecte constamment celui d’une notice nette et simple. Mais la simplicité de Fontenelle, dans sa rare distinction, ne ressemble à nulle autre : c’est une simplicité tout exquise, à laquelle on revient à force d’esprit et presque de raffinement. L’expression, chez lui, est juste, d’une propriété extrême, toujours exacte à la réflexion, spirituelle, quelquefois jolie, volontiers épigrammatique, même dans le sérieux. Ce qui frappe surtout, c’est le contraste de cette expression, bien souvent un peu mince, avec la grandeur de l’esprit qui embrasse et parcourt les plus hauts sujets. Il en résulte une sorte de disproportion qui déconcerte bien un peu, mais avec laquelle on se raccommode quand on est fait à l’air et aux façons de ce guide supérieur. Fontenelle voulut et sut préserver tout d’abord les éloges des savants de l’inconvénient presque inhérent au panégyrique littéraire, je veux dire l’emphase et l’exagération. Il avait pour principe qu’il ne faut donner dans le sublime qu’à la dernière extrémité et à son corps défendant.

Condorcet, dans ses éloges, se préserva également de la pompe littéraire, mais pas toujours de la déclamation philosophique. Esprit supérieur lui-même et ami de la vérité, mais ami ambitieux, et bien moins à l’abri que Fontenelle des intempéries et des contagions de son temps, Condorcet a ses propres idées qu’il ramène trop complaisamment à travers l’exposé qu’il fait de celles des autres. Il traite ses sujets plus à fond, c’est là son mérite ; mais aussi il intervient, il raisonne, il discute trop souvent. Tandis que Fontenelle donnait l’explication naturelle de bien des choses insensiblement et sans en avoir l’air, Condorcet ne perd pas une occasion de poser, en passant, ses principes, ses solutions, et il en a sur tout sujet. Il se flatte d’avoir fait un pas en progrès au-delà de Fontenelle et même d’Alembert : là où ceux-ci croyaient sage de douter, Condorcet ne doute plus, et il nous en fait part. Même quand cela ne nuit pas à l’impartialité, ce n’est pas la marque d’un goût sévère, chez un biographe, que de faire de ces sorties fréquentes. Sans refuser enfin à son style toute espèce de qualité littéraire, il est impossible de n’y pas sentir des longueurs et des pesanteurs de phrases, des portions qui y sont comme opaques, et qui empêchent d’y pénétrer la lumière et l’agrément.

Un contemporain de Condorcet, Vicq d’Azyr, est le premier qui ait eu à traiter plus particulièrement les éloges des médecins, et il l’a fait avec beaucoup d’éclat à son moment. Vicq d’Azyr était secrétaire perpétuel de la Société de médecine fondée en 1770, et il mérita d’être reçu à l’Académie française en 1788, à la place de Buffon. On a dit de lui qu’il était le Buffon de la médecine, et cet éloge, en le réduisant comme il convient, exprime assez bien ses qualités et ses défauts. Savant médecin et anatomiste, Vicq d’Azyr possédait, de plus, un riche et flexible talent d’écrivain et de peintre, qu’il appliquait non seulement aux sujets à proprement parler littéraires et académiques, mais même aux descriptions purement scientifiques ; c’est dire que, de sa part, il y avait quelque abus. Ses éloges durent plaire singulièrement en leur temps ; car, à les lire sans prévention, ils nous paraissent encore aujourd’hui très remarquables, et les parties qui nous choquent ou nous font sourire sont précisément celles qu’alors sans doute on applaudissait le plus. Par exemple, dans l’éloge du grand physicien Duhamel, en annonçant qu’il va le considérer d’abord comme agriculteur, l’orateur biographe nous dira que « les premières fleurs qu’il jettera sur le tombeau de M. Duhamel doivent être cueillies dans les champs qu’il a cultivés ». À propos des expériences de ce savant sur la greffe :

On apprend dans son ouvrage, dit-il, que deux sèves destinées à circuler ensemble doivent avoir entre elles une analogie déterminée, et que l’on rapprocherait en vain des rameaux que la nature n’a pas formés l’un pour l’autre. Ainsi, deux personnes que l’on a la barbarie de joindre malgré la disproportion de leur âge ou de leur penchant, ne, sont jamais véritablement unies, et il s’établit entre elles un combat qui ne finit qu’avec leurs jours.

N’entendez-vous pas d’ici les murmures flatteurs qui durent accueillir ce passage contre les unions mal assorties ? Ne voyez-vous pas les plus jolies mains se hâter, par leurs applaudissements, de protester contre les chaînes dont elles se croyaient chargées ? Plus loin, si Duhamel découvre qu’une certaine maladie des grains provient d’un tout petit insecte qui s’y cache, Vicq d’Azyr nous montrera l’homme de bien ainsi en proie à des ennemis obscurs comme à un insecte caché. Si Duhamel invente un appareil pour le dessèchement des grains, et s’il place cet appareil dans une tour qu’il surmonte d’ailes toutes semblables à celles d’un moulin à vent, Vicq d’Azyr y verra « un monument élevé par le patriotisme, vraiment digne de décorer la maison d’un philosophe, et bien différent de ces tours antiques… » Suit une petite sortie contre les tours gothiques et féodales. C’est là une veine de mauvais goût chez Vicq d’Azyr, et qui compromet l’intérêt très réel, le mérite solide et orné de l’ensemble. On retrouverait plus ou moins de cette veine dans tous ses éloges. Dans celui qu’il fit de Haller, un des morceaux les plus admirés était l’endroit où il montrait Haller et son ami le poète Gessner herborisant ensemble dans les hautes montagnes, et Gessner, épuisé de fatigue, se couchant à terre et succombant au sommeil au milieu d’une atmosphère glacée :

M. de Haller, disait-il, vit avec inquiétude son ami livré à un sommeil que le froid aurait pu rendre funeste. Il chercha comment il pourrait le dérober à ce danger ; bientôt ce moyen se présenta à sa pensée ou plutôt à son cœur. Il se dépouilla de ses vêtements, il en couvrit Gessner ; et, le regardant avec complaisance, il jouit de ce spectacle sans se permettre aucun mouvement, dans la crainte d’en interrompre la durée. Que ceux qui connaissent les charmes de l’amitié se peignent le réveil de Gessner, sa surprise, et leurs embrassements ; que l’on se représente enfin, au milieu d’un désert, cette scène touchante et si digne d’avoir des admirateurs !

Et moi je demande comment il est possible de savoir si bien ce qui se passa sur le visage de Haller regardant son ami avec complaisance, dans une scène qui n’eut pas de témoin, puisque Gessner d’abord n’y figurait qu’endormi ; et Haller était sans doute trop occupé de son ami pour songer à sa propre attitude. Nous surprenons là chez Vicq d’Azyr ce que j’appellerai le goût ou le genre Louis XVI en littérature, et qui n’est déjà plus celui de Louis XV. Le genre Louis XVI, qui régna jusqu’en 91, est essentiellement honnête, fleuri et riant ; il s’inspire d’un sentimentalisme vertueux. Bienfaisance, réforme, espérance, l’amour du bien, un optimisme brillant et assez aimable, ce sont les caractères moraux qui le distinguent, et le tout se traduit volontiers dans un style élégant, un peu mou et trop adouci. Bernardin de Saint-Pierre, en certains tableaux, nous en offre l’idéal. Plus ordinairement il s’y glisse du Florian, du Gessner, et même du Berquin. Il y en a un peu dans cette scène des Alpes entre les deux amis, telle que nous l’a montrée Vicq d’Azyr.

Ce n’est jamais dans ce goût amolli que devraient être traités les éloges consacrés aux savants, et une grande sobriété en est la première élégance. Si j’ai parlé de Vicq d’Azyr à l’occasion de M. Pariset, c’est que ce dernier, malgré l’intervalle des temps, peut être considéré véritablement comme son successeur. L’ancienne Société de médecine ayant été détruite en 1793 et la nouvelle Académie de médecine n’ayant été établie qu’en 1820, il n’y eut point place, entre Vicq d’Azyr et M. Pariset, pour un autre secrétaire perpétuel. Indépendamment de la Société de médecine, n’oublions pas qu’on avait encore, sous l’Ancien Régime, l’Académie de chirurgie, plus anciennement fondée (1733) et très illustre par les noms et les travaux de ses membres. Cette Académie eut son principal secrétaire perpétuel dans la personne du fameux chirurgien Louis, dont les éloges sont encore inédits pour la plupart. Le profond divorce qui existait alors entre la chirurgie et la médecine empêcha les deux Sociétés de se fondre à aucun moment ou même de se rapprocher, comme il eût été si naturel. Mais aujourd’hui l’Académie de médecine les représente et les continue toutes les deux également.

M. Pariset est donc, après Vicq d’Azyr, le premier biographe académique qui ait eu à prononcer un aussi grand nombre d’éloges de médecins. Il était doué de plusieurs des qualités indispensables pour cette fonction délicate, et il ne s’est pas toujours montré exempt des défauts qu’il y faudrait éviter. Je tâcherai de faire en lui les deux parts avec sincérité et avec la circonspection qui convient dans ces matières mixtes, où le critique littérateur n’est juge qu’à demi.

Étienne Pariset, né en 1770 dans les Vosges, fut élevé à Nantes chez les Oratoriens, et s’y distingua de bonne heure par une facilité brillante. La Révolution, qui le surprit quand il avait vingt ans, coupa sa carrière : il était élève en médecine, il devint soldat ; il redevint élève après la Terreur, et suivit à Paris les cours de toute espèce qui signalèrent la renaissance confuse de cette époque de l’an iii. Il s’était fort lié avec Riouffe, que son livre sur les prisons et ses relations avec les Girondins avaient mis très en vue, et qui était le Silvio Pellico du moment. Pariset, pauvre, inconnu, protégé par Riouffe, qui lui procura une place de précepteur dans une maison riche, fut si reconnaissant de ces marques d’affection, qu’il épousa la mère de Mme Riouffe, ne voulant plus avoir d’autre famille que celle de son ami. Ce qui caractérisait dès lors l’homme excellent et aimable qui nous occupe, c’était beaucoup d’expansion, un cœur qui débordait autour de lui, une imagination vive qui se répandait aussi, plutôt que de s’employer et de se fixer dans quelque sujet fécond. Il avait rêvé, un instant, la gloire des lettres, celle du théâtre. Il avait composé une tragédie imitée de Sophocle, une Électre, sur laquelle il fondait toutes sortes d’espérances comme la Perrette du pot au lait. Ce pot au lait d’Électre ne tarda pas à se renverser comme tous les pots au lait. Pariset avait aussi entrepris une traduction de la Retraite des Dix Mille de Xénophon ; et cela, nous dit-il, pour plaire au père de sa femme, lequel aimait le grec ou la guerre apparemment. Il était très initié, à cette époque, dans la petite société philosophique d’Auteuil, dans l’intimité de Cabanis, de Mme de Condorcet, de Fauriel. J’ai sous les yeux d’intéressantes lettres de lui adressées à Fauriel et qu’il lui écrivait pendant un voyage aux Pyrénées dans l’été de 1803. Elles me peignent bien la diversité de cet esprit mobile, qui se croit revenu de tout, et qui porte encore en lui toutes les illusions. Les événements politiques qui remplissaient alors la France de joie et d’enthousiasme avaient jeté beaucoup de sombre sur la petite société d’Auteuil, qui représentait les hommes de la veille, les républicains probes et mécontents. Fauriel était triste et désespéré comme un homme jeune, qui voit pour la première fois se briser son rêve. Pariset prend le ton d’un sage, d’un philosophe profondément aguerri et consommé ; il lui dit :

Eh quoi ! votre chagrin n’est pas encore usé ? vos regrets sont toujours aussi vifs ? et vous ne pouvez vous faire aux choses de ce monde ? vous n’êtes pas encore à ce calme que produit le désespoir ? Imitez-moi, mon ami ; vous m’avez vu dans les mêmes sollicitudes que vous ; mais, en y songeant bien, j’ai substitué le droit au fait, et je me suis convaincu que les événements actuels tiennent comme effets nécessaires à des causes nécessaires, et que, s’ils ont lieu, c’est qu’ils devaient arriver comme cela et non autrement. Tout est lié parmi les hommes, ainsi que dans les lois de la nature ; et lorsque de grandes injustices se font impunément dans notre misérable espèce, je vous défie de dire lequel est le plus à condamner, du coupable ou du témoin. Partant de là, j’ai pris le parti du silence et de la soumission. Ce n’est pas que je n’aie conservé les mêmes principes ; mais il faut les tenir sous le boisseau. Pourvu que ma conduite ne les démente point absolument, je me croirai sans reproche.

Il continue de développer cette idée d’une doctrine secrète qu’il faut réserver pour soi et pour le petit nombre :

En ce qui vous regarde, mon ami, croyez-moi, vous êtes né, pour votre bonheur, trop tôt de quelques siècles. Dès ce moment, faites-vous à l’idée que vous ne verrez jamais rien de ce que vous entendez devoir le réaliser parmi nous. Réservez votre doctrine secrète pour un petit nombre d’amis sûrs, dans le sein de qui votre âme puisse s’épancher sans contrainte, et qui soient dignes de cultiver avec vous la philosophie et de rendre honneur à la vérité. Pour le reste des hommes, ne leur ouvrez jamais votre cœur…

Notez que celui qui donne ce conseil était le plus expansif des hommes, le cœur qui, jusqu’à la fin, devait être le moins fermé. Il semblait croire pourtant que l’avenir, un avenir très lointain, réparerait pour l’humanité tous les maux du présent ; il combinait dans une certaine mesure le désabusement et la chimère. Il continuait pour lui-même de former je ne sais quels projets dont il croyait le succès infaillible, et dont il se réservait de confier le secret à son ami.

Jusque-là, ajoutait-il, je n’ai qu’un vœu, c’est de passer une bonne huitaine dans la retraite avec vous, et de m’enivrer des délices de l’amitié et des lettres. Je compte que votre écrit sur La Rochefoucauld (Fauriel faisait alors une étude sur ce moraliste) sera terminé. Me mettrez-vous dans la confidence avant le public ? Allez, allez, cet homme a tout vu dans le cœur de l’homme. On y a peut-être fait jouer d’autres ressorts autrefois, il y a bien longtemps ; mais les peuples modernes seront plus longtemps encore comme il les a peints. C’est un vilain tableau d’un vilain modèle, mais il y a de la vérité.

Ainsi parlait de La Rochefoucauld, l’homme qui devait composer tant d’éloges et se montrer le plus abondant des panégyristes.

Pourtant Pariset, à cette date, n’était point encore médecin. Ce ne fut que deux ans après, vers 1805, qu’il se fit recevoir docteur à l’âge de trente-cinq ans. On comprend déjà qu’il ne sera jamais un grand praticien. Il appartenait à cette école de médecins gens d’esprit et littérateurs, qui peuvent disserter des choses avec plus ou moins d’éloquence et d’agrément, qui obtiennent de la faveur auprès des gens du monde, mais qui n’acquièrent jamais beaucoup d’autorité parmi leurs pairs. Je ne dirai point que Cabanis était le maître de cette école ; Cabanis était trop consciencieux, trop réellement savant pour mériter d’être classé ainsi, et il ne saurait figurer en tête de ce groupe que par son talent d’écrivain et de peintre physiologiste. Le médecin Roussel, qui a écrit sur la Femme, serait plutôt le type de cette classe d’écrivains mixtes. Alibert lui-même, malgré l’appareil spécieux de ses ouvrages, aurait pu s’y rapporter. Richerand, bien que chirurgien (ce qui semble impliquer l’obligation d’être positif), y tenait essentiellement. Ils eurent tous plus ou moins la prétention d’avoir un pinceau dans des sujets qui exigent avant tout exactitude et observation.

Le meilleur moment de débuter pour Pariset eût été ce moment même où débutaient Alibert et Richerand, mais il n’était pas tout à fait prêt encore, et ce ne fut que sous la Restauration qu’il commença à percer. Dès les premiers jours de la Restauration, en mai 1814, M. Roger (celui qui fut de l’Académie française) dit un jour à M. Beugnot, dans le très court passage de ce dernier au ministère de l’Intérieur : « Il y a une place de médecin vacante à Bicêtre ; pour traiter des fous, il vous faut un homme d’esprit : prenez Pariset. » Pariset fut nommé. Son biographe nous le représente, « au milieu de cette triste population d’aliénés, comme un philosophe ou plutôt comme un poète égaré ». Le spectacle des maladies mentales lui fournissait surtout un vaste champ de réflexions pour cette étude de l’entendement humain dont il avait puisé le goût et, à ce qu’il croyait, la méthode, dans la société de Cabanis. Les cours publics qu’il fit sur ces sujets à l’Athénée, et plus tard à la Société des bonnes lettres, n’ont pas été recueillis ; ils ont laissé un vif souvenir chez ceux qui les ont entendus. Il est à croire qu’aux diverses époques, et dans ces lieux différents, Pariset ne professa point tout à fait, dans la même rigueur, les mêmes idées dont la source première remontait à la société d’Auteuil et à Cabanis. Il dut être plus hardi à l’Athénée, plus circonspect aux bonnes lettres ; les fluctuations se ressentirent des temps et des rivages. Il appliquait plus ou moins cette doctrine du secret dont nous l’avons vu chercher à se pénétrer de bonne heure. Mais ce qu’il savait être surtout dans ces leçons, c’était un improvisateur animé, intéressant, pittoresque, anatomiste avec feu devant les gens du monde, décrivant les appareils des sens d’une manière visible, les développant de l’expression et du geste, poursuivant du doigt dans l’espace les moindres filets nerveux, les fibres les plus ténues, déroulant à n’en pas finir des considérations peu précises, peu concluantes, mais ingénieuses souvent et déliées comme leurs objets. Ses leçons, en tout, étaient un agréable spectacle, et Pariset, dans ses chaires d’Athénée, semblait la définition vivante de l’homme disert.

Ce n’est pas tout à fait la même chose que d’être éloquent. Mais Pariset avait assurément une faculté rare, à laquelle il n’a manqué que d’être plus contenue à temps pour acquérir toute sa force et tout son ressort. En 1819, il désira de faire partie du Conseil des prisons : « Vous savez mes desseins relativement aux prisonniers, écrivait-il à un de ses amis ; j’ai dans la tête un Petit Carême à leur usage, et une voix intérieure me dit que je ferai en ce genre ce qu’on n’a jamais fait, de vraies conversions au bien. » Ce Petit Carême qu’il avait dans la tête resta, comme tant d’autres de ses idées, à l’état de projet. Il y avait bien dans la phrase de Pariset quelque chose, en effet, de l’abondance de Massillon. Mais, prenez garde ! ce sont les défauts de Massillon qui deviennent ici les qualités de Pariset. Il y a quelqu’un à qui il ressemble bien plus qu’à Massillon, c’est Garat, le beau diseur en toute matière, Garat, l’orateur académique et le professeur d’idéologie à l’Athénée. Ce qui était du Massillon à la fin du xviie  siècle est du Garat au commencement du xixe .

Le 26 octobre 1819, pendant la séance que le Conseil général des prisons tenait au ministère de l’Intérieur, M. Decazes fit passer à Pariset un petit billet où il avait écrit : « Vous serait-il agréable d’aller à Cadix observer la fièvre jaune ? » Après un très court instant de réflexion, Pariset répondit : « Oui, certainement, monseigneur. » Et c’est ainsi qu’il se trouva lancé dans ses divers voyages, d’abord à Cadix, puis à Barcelone, puis finalement en Orient, et engagé, par suite, dans cette polémique qui fit tant de bruit, sur la question de contagion. Il avait son parti pris avant de quitter Paris, il croyait à la contagion ; et, dans le récit qu’il a publié de son premier voyage, il a naïvement raconté comment, à peine arrivé à Madrid, il en était déjà à rêver tout un vaste système de lazarets, qui aurait embrassé de son réseau toute l’Europe. Ce premier voyage à Cadix eut cela de piquant, que Pariset et son compagnon de route n’arrivèrent dans cette ville que le jour même où expirait le fléau, et presque au bruit des cloches qui sonnaient le Te Deum de délivrance. Pariset ne put voir qu’un petit nombre de cas affaiblis et qui tendaient à la convalescence. Il n’assista qu’à deux ouvertures de corps :

Jamais, dit-il, l’impression que fit sur moi la vue des deux cadavres ne s’effacera de mon esprit. De loin, sur les épaules des infirmiers qui les apportaient à l’amphithéâtre, ils montraient le squallentem barbam et le concretos sanguine crines de Virgile ; mais ce qu’on ne saurait peindre, ce sont ces visages gonflés comme après la strangulation…

Et il continue de décrire les deux cadavres en style poétique. Son compagnon dressa les deux observations en style médical. Le tout revêtu de considérations et d’hypothèses, et augmenté des impressions de voyage, a fourni matière à un grand in-quarto.

Mais c’est aux Éloges académiques de Pariset que j’ai hâte de venir. Sa manière est large, facile, heureuse ; son talent comme son cœur a de l’effusion. Que ce soit Corvisart, Pinel, Dupuytren qu’il aborde, il les prend avec ampleur, il les pose dans leur cadre avec aisance, mais il ne les dessine pas assez rigoureusement. La distinction des physionomies n’est pas assez tranchée sous sa plume. Même sous les plis flottants d’une draperie, il faut qu’on sente toujours les lignes du nu. Chez Pariset, l’anatomie trop souvent fait défaut, même l’anatomie au moral : en peignant ses personnages, il n’a pas et ne rend pas assez le sentiment de la réalité. Il y a cependant des parties fines, des anecdotes très bien contées, de petites scènes d’un effet dramatique. À propos de Pinel, par exemple, l’un de ceux qu’il a le mieux connus, et qui était tout l’opposé de lui, qui manquait essentiellement d’élocution et de faconde, Pariset caractérise en termes excellents

ce style coupé, sans liaisons, sans cohérence, dépourvu de grâce et de souplesse. Pinel voulait, nous dit Pariset, qu’à l’exemple de la botanique et de l’histoire naturelle, la médecine se fît un langage tout en substantifs, sans verbes, sans conjonctions. Il se flattait par là d’atteindre à l’énergique concision des aphorismes. Mais la concision n’exclut pas les liens communs de la parole ; et, faute de ces liens nécessaires la phrase de Pinel, sèche et maigre, a quelquefois un mouvement heurté qui la rend fatigante.

Pariset nous montre Pinel qui, en professant, « disposait malaisément de ses idées, qui les détachait péniblement et par efforts saccadés, comme pour en vaincre la cohérence et les déprendre l’une de l’autre ». On ne saurait mieux dire ; et, certes, ce n’est pas là le défaut qu’on reprochera à Pariset. Ce n’est pas de lui qu’on dira qu’il avait le style étranglé, comme l’appelait Voltaire. Il a le nombre, il a le déploiement indéfini de la phrase. Dès qu’il ouvre la bouche, la parole abonde et afflue sur ses lèvres, mais il ne la ménage pas assez. Le genre tempéré a aussi ses écueils et comme ses excès. Cicéron l’a remarqué très bien, ceux qui n’y prennent pas garde et qui s’abandonnent à la facilité de ce genre « courent risque de tomber dans un style lâche et flottant, qu’on appelle ainsi parce qu’il flotte en effet çà et là, comme un membre désarticulé et qui n’a plus ni nerf ni ressort ». C’est tout le contraire de ce parler sec, bref et nerveux qu’affectionne Montaigne, et qui, au besoin, a le coup de jarret du Basque.

L’idée qu’il s’était formée du style académique a contribué à égarer Pariset et à le faire abonder dans les exagérations de sa nature. Il est évident que, pour les simples éloges des savants, il songeait trop à l’oraison funèbre ; il relisait bien plus volontiers Bossuet ou Fléchier qu’il ne relisait Fontenelle. Cela est surtout sensible dans les exordes de ses éloges de Larrey et de Desgenettes, où il le prend, peu s’en faut, sur le ton de l’hymne ou du moins sur celui de l’épopée. On sent tout d’abord une imagination qui s’est montée elle-même par toutes sortes de souvenirs oratoires ou pindariques. Je voudrais bien plutôt qu’avant de se mettre à écrire l’éloge d’un médecin, on relût auparavant les notices sur Dodart et sur Boerhaave, de Fontenelle, non pas pour les imiter, mais pour se donner la note et s’empêcher de forcer le ton.

Ce n’est pas tant à Pariset que je fais le procès en ce moment qu’au genre académique lui-même, qu’il est temps, surtout dans l’ordre des sciences, de rapprocher de la vérité et de baisser d’un cran. Au reste, cette demi-révolution, cette réforme que j’appelle est déjà en partie faite, et la cause peut sembler gagnée auprès des bons esprits. Je laisse de côté les vivants, pour ne paraître flatter personne ; mais écoutons Cuvier en tête de son recueil d’éloges :

Les petites biographies écrites avec bienveillance, dit-il, auxquelles on a donné le nom d’éloges historiques, ne sont pas seulement des témoignages d’affection que les Corporations savantes croient devoir aux membres que la mort leur enlève ; elles offrent aussi à la jeunesse des exemples et des avertissements utiles, et à l’histoire littéraire des documents précieux.

Voilà l’idée vraie du genre exprimée avec modestie par un homme supérieur qui s’y est lui-même exercé. Aussi je souffre toujours quand je vois une chose simple qu’on n’a pas osé dire dans un éloge historique par je ne sais quel scrupule de noblesse ou de fausse convenance. Veut-on un tout petit exemple ? Corvisart dans sa jeunesse est informé qu’une place de médecin est vacante à l’hôpital Necker : il se présente chez la respectable fondatrice, Mme de Necker ; mais il ne porte point perruque, nonobstant l’usage. Or, cette perruque ici paraîtrait d’autant plus nécessaire, que le médecin est plus jeune et aurait plus besoin de ce qui impose auprès des malades. La place lui est offerte, mais à condition de prendre la perruque consacrée. Corvisart a grand besoin de la place, mais il refuse et aime mieux garder ses cheveux. L’anecdote est assez agréablement racontée chez Pariset ; pourtant, au lieu de dire l’hôpital Necker et de nommer la fondatrice, il nous parle d’un établissement « qu’une dame célèbre avait fondé du côté de Vaugirard » ; il tourne autour de cette dame comme s’il voulait et n’osait la définir : « La simplicité, dit-il, n’est pas toujours compagne de la bienfaisance. Il paraît qu’entre les deux interlocuteurs les paroles furent vives et singulières ; et ce qui prouverait que l’esprit de la dame se fourvoya dans le dialogue, c’est l’étrange condition qu’elle voulait imposer… » Le lecteur, à travers ces vagues allusions, est dans un certain embarras et peut bien se fourvoyer lui-même. Je n’ai été tout à fait sûr que c’était de Mme de Necker qu’il s’agissait, que lorsque ayant lu l’éloge de Corvisart dans Cuvier, j’ai trouvé cette dame désignée clairement d’après son mari, car Cuvier lui-même ne va pas jusqu’à la nommer. Ô périphrase académique, que me veux-tu ? Au moment même où vous vous moquez des perruques, n’en mettez pas du moins à votre style.

« Il y en a, dit Pascal, qui masquent toute la nature ; il n’y a point de roi parmi eux, mais un auguste monarque ; point de Paris, mais une capitale du royaume. Il y a des endroits où il faut appeler Paris Paris, et d’autres où il faut l’appeler capitale du royaume. » Cette remarque de Pascal, bien entendue et bien appliquée, renferme toute la réforme de l’éloge académique comme je l’entends, au point de vue du style. Ne masquons jamais la nature ni l’homme.

Quand je dis de ne pas masquer l’homme, ce n’est pas que j’aie la grossièreté de vouloir qu’on exprime tout. Il y a des coins de vérité qu’on présentera plus agréablement sous un léger voile. Dans l’éloge de Portal, voulant faire allusion au charlatanisme si connu dont ce médecin avait usé d’abord pour se mettre en renom, Pariset, après l’avoir couronné de tous les éloges, ajoute à la fin que « son seul tort, peut-être, a été, dans ses premières années, de prendre l’avenir en défiance, de ne pas croire à l’effet naturel de ses talents, et d’avoir voulu attacher des ailes à sa fortune ». Ces ailes de la fortune sont assez heureusement trouvées. C’est le cas, pour un auditoire bien appris, de sourire et d’applaudir. Pourtant, de telles grâces ressemblent trop à ces fausses beautés poétiques par lesquelles d’habiles versificateurs se piquaient d’éluder élégamment le mot propre ; elles ont l’air d’un jeu et ne survivent pas au petit succès du moment.

Je me suis donné un plaisir sérieux. Pariset a fait les éloges de Corvisart et de Pinel, et, sauf les défauts de détail que j’ai indiqués, il y a réussi avec distinction. Cuvier a fait également ces deux éloges, et il y a joint celui de Hallé, réunissant ainsi dans un même cadre les trois figures. En achevant de lire Pariset sur Pinel et Corvisart, j’ai pris aussitôt Cuvier sur les mêmes sujets, et j’ai senti toute la différence qu’il y a entre un homme instruit, disert, comme Pariset, qui a du feu, du coloris, de la sensibilité, mais qui déborde et divague souvent, et un esprit du premier ordre, toujours maître de lui et de son sujet, qui, en se hâtant, touche à tous les points essentiels, ne néglige aucun des caractères de l’homme, retrace le trait principal des doctrines sans se détourner jamais, marque en passant les rapports, les dépendances des diverses branches, signale les influences positives, soulève ou écarte les objections. Il y a un endroit de l’éloge de Pinel où, sans nommer Broussais, Cuvier venge contre lui Pinel, que son adversaire accusait d’avoir créé des êtres occultes, des affections métaphysiques en médecine. À ce moment, Cuvier se place et passe en quelque sorte entre Broussais et Pinel, sans entrer dans le démêlé, mais comme un arbitre paisible et juste. Un tel rôle n’est pas donné à tout le monde. Les éloges de Cuvier, en regard de ceux de Pariset sur les mêmes sujets, font l’effet d’un dessin net, sévère, un peu maigre peut-être, mais qui repose de la diffusion des couleurs et qui satisfait l’œil de l’esprit19.

Pariset eut à louer Cuvier lui-même après la mort du grand naturaliste, et cet éloge offre d’intéressantes, de belles parties. Mais, si immense que fût le sujet, Pariset n’a pas eu la force de s’y renfermer. À un certain moment sa propre imagination s’échappe ; il ne voit dans le vaste spectacle des révolutions du globe qu’un thème à variations. Son lyrisme l’emporte : il essaie lui-même à tout hasard son hypothèse, il nous trace un tableau de la dernière grande catastrophe dont le globe a été le théâtre. Puis, tout à coup, il s’écrie presque comme le poète classique éperdu : « Qui suis-je ? où vais-je ? » car il sent bien qu’il est allé trop loin : « Je viens, dit-il, de parler sans mon guide, et d’exposer des idées qui, bien que liées au sujet que je traite, n’étaient peut-être pas dans le sage esprit de Cuvier. » Et c’est précisément parce que rien ne ressemble moins au procédé de Cuvier, que, dans un éloge de ce dernier, il eût été du plus simple bon goût de s’en abstenir.

Mais c’est assez insister sur les défauts d’un talent distingué, dont les éloges, après tout ce qu’on en peut dire, gardent de leur utilité et même de leur charme. En les recueillant avec ce soin et cette correction dans une édition à la fois compacte et élégante, M. Dubois (d’Amiens) a rendu un service à la littérature, en même temps qu’il croyait n’accomplir qu’un devoir envers sa compagnie. Il nous promet de recueillir dans deux publications prochaines les éloges, jusqu’ici incomplets, de Vicq d’Azyr, et les éloges, inédits presque tous, du célèbre Louis, secrétaire de l’ancienne Académie de chirurgie. On aurait ainsi une histoire à peu près complète de la médecine et de la chirurgie en France pendant la seconde moitié du dernier siècle. Depuis qu’il a succédé à M. Pariset dans les fonctions de secrétaire perpétuel, M. Dubois (d’Amiens) a déjà lui-même prononcé trois éloges : celui de Pariset, celui de Broussais et celui du grand chirurgien Antoine Dubois. On a fort apprécié surtout, dans ce dernier éloge, le talent consciencieux avec lequel le biographe a su rendre le caractère, non seulement du maître et du praticien, mais de l’homme, et ce soin curieux de recomposer par une foule de traits une figure originale.

C’est ce sentiment de réalité et de vérité qu’il s’agit d’introduire de plus en plus, bien qu’avec discrétion toujours et avec goût, dans l’éloge historique. Je voudrais qu’on en vînt là, même à l’égard des gens de lettres qu’on célèbre au sein des académies : à plus forte raison, quand il s’agit des hommes qui ont cultivé des sciences ou des arts sévères. La notice académique bien traitée, avec tact, avec sobriété et justesse, est un genre délicat, susceptible d’agrément, mais d’un agrément léger et peu saillant à distance. La grandeur, pour peu qu’elle y entre naturellement, n’y a place que dans de rares occasions. Si l’on ne composait ces notices que pour les lire devant des confrères et des connaisseurs, gens du métier, on pourrait s’en tenir aux traits simples et rester dans un parfait accord avec le sujet ; mais les séances publiques amènent le désir et le besoin des applaudissements, et les applaudissements s’obtiennent rarement par des traits fins et justes, par des nuances bien saisies, ou même par des vues simplement élevées. L’écueil de tout temps, depuis qu’il y a eu lecture publique d’éloges, a donc été, pour celui qui les prononce, de chercher son succès dans des ornements étrangers et dans des digressions à l’ordre du jour. Pour s’en guérir, il devrait suffire de relire dans les anciens éloges ces parties si applaudies autrefois : ce sont celles qui font tache aujourd’hui. — Mlle Mars disait un mot d’un grand sens, et qui a son application dans plus d’un art : « Comme nous jouerions mieux la comédie, si nous ne tenions pas tant à être applaudis ! » Ôtez ce mot de comédie qui aurait l’air désobligeant, cela n’est-il pas vrai de tous ceux qui ont un rôle et qui sont en scène, et qui devraient sembler y être le moins possible, des professeurs, des orateurs politiques, des orateurs littéraires, et même des savants ? Non pas que je conseille à ceux-ci de ne pas plaire, les jours où ils se produisent ; mais ils ne doivent chercher à plaire qu’en restant eux-mêmes, et tout l’art est dans la mesure20.